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Berceau de neige: Un roman familial
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Berceau de neige: Un roman familial
Livre électronique313 pages5 heures

Berceau de neige: Un roman familial

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À propos de ce livre électronique

Immersion dans une famille pas comme les autres...

Au numéro 8 des Lilas, il y a Bébé Bourguiba qui passe son temps sur son pot de chambre dans les toilettes et à qui personne ne parle parce qu’il est né bronzé. Il y a « Roro » qui est aveugle et marche sur des échasses, les Ritals qui ne s’habituent pas à la neige et aux seaux à charbon qu’il faut monter au quatrième. La Mère Paulain, au grand cœur, qui est la pipelette de la communauté et les Aristocrates qui sont si bien élevés qu’ils ne fréquentent pas la valetaille de la rue des Saules.
Le Père livre des bouteilles de gaz sur le cadre de son vélo et fait la tournée des cafés tandis que la mère compose des poèmes en élevant ses enfants grâce aux allocations familiales. Comme elle a déjà avorté en Suisse, il lui faut garder cette cinquième fille qui s’éteint pourtant quinze jours après sa naissance en laissant derrière elle un parfum entêtant qui hante l’aînée. Dans ce décor, l’adolescente s’invente des princes charmants et va au lycée, jusqu’à ce beau jour où débarque dans la cage d’escalier un bel étranger...
Lorsqu’il neige en abondance sur les fleurs, la violence est dans le pré et le drame n’est pas loin...

Quel est donc ce drame qui semble imminent ? Le fragile équilibre de cette famille résistera-t-il ? Découvrez ce roman familial surpenant, au cœur d'une famille au fragile équilibre, à l'aube d'un événement qui va tout changer.

EXTRAIT

C’était une belle nuit de mai, une nuit douce et tranquille. Le jasmin sentait bon, le chèvrefeuille grimpait sur les auvents, la glycine ployait sous les grappes nouvelles, épanouissait ses sarments. Un parfum suave flottait sur les toits, l’air était presque chaud, presque blanc. Dans l’arrière-salle de l’église, les jeunes gens s’étaient réunis et Frank, comme d’habitude, épatait la galerie avec ses tours de magie. Ce soir-là il jouait avec une corde façonnée en lasso et dit :
— Je vais me prendre avec, si, si, vous verrez, je le ferai ! Tous rirent. Mais il le fit. Cette nuit-là. Il avait dix-sept ans. La lune rousse qui n’avait rien vu venir le regarda faire avec un curieux sourire, bras croisés, bouche cousue. Pour n’avoir pas de regrets, il s’était lié les mains et personne ne vint. Les grands qui le connaissaient bien rendirent responsables de sa mort les livres qu’il lisait. Ceux où il était question que le désespoir nous habite et que le néant nous attende. Ils dirent aussi qu’il avait des bleus à l’âme et qu’il aurait dû en parler avec eux. Mais c’est aux acariâtres, aux envieux, que revint la palme des banalités, qui n’en finirent pas de clamer qu’il n’avait aucune raison de vouloir se tuer, car il avait tout pour être heureux : Il était riche, il était jeune, et bien qu’il fût roux, il était séduisant. Recluse dans la chambre rose, accroupie au pied de mon lit j’essuyais mes larmes sous l’œil phosphorescent des postes de radio, en le contemplant sur les photographies que j’avais de lui.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Josette Martin-Lebrec est née en 1947 à Pontarlier en Franche-Comté. Elle a suivi des études à Besançon puis à Strasbourg. Elle a ensuite enseigné quelques années en collège à Kingersheim en Alsace puis elle a effectué la majeure partie de sa carrière en tant qu’enseignante d’anglais à l’École Nationale de la Météorologie à Toulouse puis comme responsable du département langues vivantes. Elle est maintenant retraitée et consacre une bonne partie de son temps à l’écriture.
LangueFrançais
Date de sortie28 sept. 2018
ISBN9782378776350
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    Aperçu du livre

    Berceau de neige - Josette Martin-Lebrec

    Josette Martin-Lebrec

    Berceau de neige

    Roman

    https://lh4.googleusercontent.com/ycRfQ7XCWLAnHKAUKxt--ZgA2Tk9nR5ITn66GuqoFd_3JKqp5G702Iw2GnZDhayPX8VaxIzTUfw7T8N2cM0E-uuVpP-H6n77mQdOvpH8GM70YSMgax3FqA4SEYHI6UDg_tU85i1ASbalg068-g

    © Lys Bleu Éditions–Josette Martin-Lebrec

    ISBN : 9782378776350

    Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    Maman m’a dit que j’avais été conçue sans qu’elle s’en aperçoive. Par une nuit de lune ronde où mon père força son sommeil. Mon prénom – celui de la seconde page du livret de famille – tire son origine de l’héroïne d'un film que mes parents avaient aimé lorsque dans l’utérus de cette dernière je n’étais que têtard aux yeux globuleux et au sourire de vampire. Je porte donc le nom d’un navet et mieux vaut ne pas s’étendre là-dessus. Contrairement à mes sœurs, je n’eus pas l’honneur d’être surnommée d’après les célébrités de ce monde ou de notre bonne ville de Pontarlier, mais de celles un peu plus terre à terre, des zoos et des étables. « Grande chèvre » fut celui de l’âge bête car de ce dernier j’avais une couche aussi rembourrée que les fesses des bourrins. « Grande girafe » je fus aussi, lorsque de mes longues jambes je me servais d’avirons pour repousser l’ennemi juré qu’étaient mes sœurs. « Citron » enfin, lorsqu’avec mon hépatite virale mon teint vira au jaune. Durablement.

    J’habitais aux Lilas, Rue des Saules, appartement Cent-Quarante-Deux, cage d’escalier Numéro Huit. À l’ouest de mon bâtiment se trouvait la Rue du Débarquement avec Les Perce-neige, les Myosotis, le Muguet et les Pivoines. Et en face de chez moi, juste derrière la boucherie se trouvait la Rue du Quatorze Juillet avec le lycée technique.

    Grâce aux Lilas nous eûmes un bon logement rien que pour nous, car chez le grand-père nous vivions à six dans deux pièces. Ce qui n’était pas confortable surtout pour nos parents qui n’avaient d’autre choix que de partager leur carré avec leurs filles et de supporter leurs quintes de toux lorsqu’elles souffraient de rhume ou de coqueluche. Pire encore était pour eux l’obligation de brider leurs élans lorsqu’ils s’aimaient : « Chu-ut, Geor… ges, les go… os… ses ! ». Aux Lilas au moins, merci la France, ils eurent le bonheur de bénéficier d’une chambre à eux tout seuls où ils pouvaient sans contraintes s’adonner aux plaisirs de la chair, pour mon père cela s’entend, car pour ma mère, les cabrioles de ce type ne furent jamais sa tasse de thé. Pour nous les quatre filles, deux belles chambres toutes neuves, que nous accueillîmes avec des bouches luisantes d’admiration, palpant les murs tout neufs de nos mains poisseuses, comme l’aveugle s’imprègne de son territoire, pour en apprécier les contours et les arêtes. L’ennui – car rien n’est parfait – c’est qu’il n’y avait pas de chauffage dans ces nouveaux appartements et cela posait un problème auquel, à peine eurent-ils posé le pied dans leur case, les habitants des Fleurs durent d’emblée s’atteler. Ces bâtiments avaient été érigés à la hâte pour répondre aux besoins de logements, cruciaux après la guerre la paix était de retour les hommes rentrés au bercail – Ogino fut renvoyé au Japon et l’on fit des bébés. Les bâtisseurs de nouvelles cathédrales perdirent alors tout sens moral et les logements qu’ils construisirent le furent tous à l’identique, de Strasbourg à Salon-de-Provence, des Ardennes à la Méditerranée et de Nîmes à Paris. Peu de chauffage à Nice on le sait, mais six mois dans le Haut Doubs et sur les contreforts du Jura. Dans les salles de séjour comme dans les cuisines, ils s’étaient rachetés, et avaient implanté une ouverture pour corps de fourneaux afin que les familles des plus rudes climats comme la nôtre puissent installer des poêles. Et c’est ce qu’elles firent, car sans eux, cela est certain, les vieillards et les bébés des Lilas auraient eu les pattes gelées en hiver comme les poules d’eau des rivières. En hiver, donc, chez moi, comme chez les autres habitants des Fleurs, si l’on vivait principalement à la cuisine, c’est qu’il faisait trop froid ailleurs. Dans la chambre jaune exposée au nord en particulier, où, avec l’arrivée des grands froids, il n’était pas rare que la température plonge en dessous de zéro et qu’une fine parure de givre, pareille à une dentelle de sucre glace sur un gâteau de mariage, festonne les bords de la fenêtre. Fenêtre, il faut le dire, qui refusait toujours de se bien clore, en dépit des coups de poing acharnés que l’on s’épuisait à lui asséner. Car la bise se faufilait au cœur même des appartements, du Jour des Morts aux fêtes pascales. Voilà pourquoi, sans trop se poser de questions – qui aurait bien pu leur répondre d’ailleurs ? – la plupart des locataires des Fleurs avaient, dès leur arrivée, bouché les ouvertures carrées qui, en ras de carrelage aéraient les appartements. Il s’en trouvait une dans la salle de bain et une dans les w-c, mais j’avais retiré cette dernière pour lorgner les pieds des voisins de palier, lorsqu’ils étaient sur le trône. Et pour faire la conversation à Bourguiba. Bien allongée sur le ventre, les jambes en épouvantail pour chasser les odeurs, joue droite anesthésiée par la faïence de la cuvette, je parlais au Petit. Orphelin de père et de mère, l’assistante sociale l’avait confié à la Mère Paulain la voisine. Elle pensait en son âme et conscience qu’aux Lilas, il ne serait pas dépaysé avec ces enfants de toutes les couleurs et, comme Dieu dans les Cieux, il y serait heureux. Mais elle se trompait ! Elle se trompait, en effet, car pour commencer, jamais personne ne l’appelait par son prénom et l’enfant ne savait même pas qui il était. Dans la cage d’escalier, on l’appelait « Bourguiba ». Un nom que l’on entendait souvent à la radio et qui sonnait bien aux oreilles car, selon les experts, il possédait un triangle vocalique hors pair. Bref, il en passait des heures le petit homme, à rêvasser ! Seul comme un chevreau dans son enclos, la cellulite de son derrière aspirée par son pot de chambre en plastique bleu ! Et quel pot de chambre, nom de D. Oh pardon, pardon ! À peine plus grand que les bols du café au lait-tartines du souper du soir ! Rien à voir avec les larges vasques aux couleurs flamboyantes qui illuminent de nos jours le postérieur des bambins. Non, rien à voir ! Alors lorsque Bourguiba en avait assez d’être assis sur son pot de chambre à ne rien faire d’autre qu’à s’efforcer de lui plaire, il perdait patience et pleurnichait. Silencieusement d’abord, puis comme il ne voyait toujours rien venir, il se mettait à hurler. À hurler à en faire trembler la cage d’escalier ! Il secouait sa grosse tête comme un vieillard sénile, de gauche et de droite, puis de droite et de gauche, à tel point que je suspendais ma respiration à la chasse d’eau pour ne pas voir le pire arriver. J’étais terrorisée en effet, à l’idée que sa tête n’en vînt à se dévisser et à rouler comme un ballon de foot sous mes yeux sans que je pusse faire le moindre geste pour la rattraper. La Mère Paulain, il faut le dire, avait tellement de travail avec son ménage et ses autres enfants, qu’elle n'avait pas beaucoup de temps à consacrer à un bébé qui n’était pas le sien. Alors si elle le laissait le derrière rivé à son pot de chambre toute la sainte journée, dans une pièce nue où il ne risquait rien de surcroît, elle était assurée de ne pas avoir de couches à laver. Sauf si, en guise de protestation psychanalytique, le bébé se mettait en tête de retenir sa vessie et ses boyaux. Mais moi qui le connus bien, j’affirme haut et court qu’il n’avait pas cette malice. Ah mais comme il s’ennuyait Bourguiba dans ses w.c. ! À bâiller aux corneilles et gober les mouches avec ses grands yeux noirs ! Comme il s’ennuyait à ne rien voir d’autre que le jaune pisse, si j’ose dire, du mur glauque qui se dressait devant lui comme celui d’une prison ! Alors pour le distraire, je lui racontais son pays, bien que je ne le connaisse pas personnellement car en dehors du poulailler de mon grand-père et de celui des Lilas, je n’avais guère voyagé. Je lui parlais des poissons verts de la page « P » du dictionnaire Larousse, des poireaux et des pommes de terre dont les effluves de la soupe à midi, se mêlaient gracieusement à celles des latrines. Je lui contais les flaques d’eau dans les nids de poules, toujours nombreuses devant le bâtiment, les chiens-chiens des riches mémères de la Porte Saint Pierre, maquillés et enrubannés comme des pièces montées. Je lui contais le Larmont et le Grand Taureau, ces belles montagnes piquées de jonquilles au printemps et au sommet violet en hiver. Les trous dans le fromage de Comté où l’on vrillait en douce ses doigts comme dans ses narines pour les sucer ensuite, les compotes de fenouil, les gratins de courgettes, les cornes de gazelle, bref, tout ce dont aux Lilas j’avais entendu parler sans les avoir vraiment goûtés. Et pour terminer en beauté, histoire de rappeler au bébé qu’il était né bronzé, je lui parlais des pièges à souris. Alors là, surprise que l’on s’intéresse à elle, la gelée de ses fesses s'arrêtait de trembler et l’enfant se mettait au garde-à-vous, tranquille, tranquille. À ce moment particulier, mon cœur débordait à ce point de tendresse que j’avais envie de pleurer. Car bien que je ne voie pas son visage, j’étais persuadée, que Bourguiba clignait des yeux pour mieux entendre ma voix, tout en contemplant le collier de bave argenté qui reliait sa bouche à son pouce. L’enfant ne devait pas avoir plus de neuf mois, car il ne tenait pas encore bien sa tête et son dos pliait comme celui d’une poupée de son. J’aurais bien aimé le sortir de son urinoir-prison et le serrer très fort sur ma maigre poitrine, car comme toutes les gamines, j’étais amoureuse des bébés, surtout lorsque je les croyais en danger. Mais avec l’étroitesse de la bouche d’aération, j’aurais dû opérer par césarienne, alors je ne pouvais rien faire d’autre que conter fleurette à son popotin en attendant que notre voisine vînt enfin le délivrer.

    Les habitants des Fleurs, donc, qui craignaient de voir des stalactites de glace pendre du plafond de leur case en hiver, masquaient à l’aide de morceaux de carton ou de contreplaqué la moindre petite ouverture qui eut pu laisser pénétrer chez eux l’haleine rauque des grands froids. À partir de novembre en effet, il n’était pas rare que l’hiver fonde comme l’aigle sur le Haut Doubs, saupoudrant de neige tout le paysage et avalant entièrement les grands champs. Le gel qui du reste n’était pas en reste lui emboîtait le pas, et sur les routes et les chemins, les lacs et les rivières, il s’allongeait comme une hyène, pour hiberner jusqu’au printemps. Alors les poivrots emmitouflés jusqu’aux gencives, faisaient de plus longues haltes au bistrot pour se réchauffer les artères. Notre Saint-Père en particulier en profitait pour se désaltérer un peu plus longuement que d’habitude avec l’argent du charbon et au numéro Cent Quarante-Deux, cage numéro Huit, Rue des Saules, il n’y avait plus un fifrelin dans la cagnotte pour nourrir le poêle de la salle de séjour. Étudier à la cuisine devenait alors un vrai parcours d’obstacles surtout lorsque Maman cuisinait des rissoles alors que ses filles faisaient leurs devoirs d’école. Car même si la toile cirée avait été préalablement bien récurée par la « patte à relaver », les cahiers attrapaient d’effroyables taches de graisse qui avaient l’art de mettre hors d’elles-mêmes maîtres et maîtresses. Comme aussi les ongles en deuil des écoliers mal soignés, que ces maîtres traquaient sans relâche comme le squatteur de bas-fonds s’acharne à coups de tatanes sur les cafards et les cloportes. Pour ce qui est des ongles en deuil d’ailleurs, je me remémore non sans quelques gouttes de sueur froide, les séances d’inspections ongulaires où mes doigts cafouillaient sous mon pupitre pour arracher quelques zones d’ombre à ces derniers, au fur et à mesure que la caporale-maîtresse, sourire en berne et lèvres au pain sec, approchait de mon rang à petits pas menaçants. Quant à la graisse des cahiers, cette même caporale maîtresse – bien notée par l’Éducation Nationale sûrement – n’avait rien trouvé de plus pédagogique que de promener les cahiers au-dessus des têtes blondes (qui ne résidaient pas aux Saules naturellement), pour leur montrer par un exemple concret ce qu'il ne fallait jamais faire si l’on voulait réussir dans la vie. Les taches de graisse donc, tout comme les ongles en deuil, j’en avais tellement honte que pour les éviter, j’étudiais dans la chambre jaune, même s'il y faisait un froid de canard. Avec tout mon barda scolaire, je m’installais dans cette bulle froide et me mettais à travailler sur le plateau de marbre de la vieille coiffeuse. L’ennui dans cette histoire, c’est que ce vieux meuble dont Maman avait hérité de sa propre mère était rehaussé d’un miroir qui, comme l’araignée attire la mouche en sa toile, m’attirait irrémédiablement en son tain. Et même s’il était vérolé d’affligeantes taches de rouille, je ne pouvais m’empêcher de m’y mirer, de m’adresser des grimaces ou de me tirer la langue, surtout lorsque je séchais sur mes problèmes de maths, ce qui me concernant était la règle générale. Souvent même, lorsque j’avais mes chagrins d’amour – et j’en avais toujours des tonnes – je me regardais pleurer : le menton bien scellé sur le charnu de ma main droite, main droite elle-même déployée en coquille Saint-Jacques, regard de la Madone au Fils Mort sur les Genoux, je contemplais avec une volupté certaine le glissement lent des larmes sur mes joues ; puis la cascade de perles transparentes qui, en débordant de mes paupières, inondaient mon cahier de sciences naturelles ou les pages de mon livre de géographie. Mais pendant que je pleurais, le temps s’écoulait. Inéluctablement. Alors, au contact du marbre froid, mes doigts devenaient si gourds que des fourmis rouges se coursaient sous mes ongles (bien propres, bien roses, cette fois, j’avais retenu la leçon de ma maîtresse) au point que je ne pouvais plus écrire droit, même après les avoir secoués comme panier à salade. Alors je n’avais d’autre choix que de fermer livres et cahiers et de me retrancher à la cuisine si je voulais achever mon travail. Mais là, comble de malchance, un autre problème surgissait, plus aigu, plus pernicieux encore que la graisse des frites ou de la vinaigrette : le néon ! Oui, le néon ! Il clignotait du matin au soir, le bougre ! En hiver plus que de coutume, avec son œil de boudin blanc. Il exhalait des concerts de « tsitt, tsitt, tsitt », horripilants pour les oreilles et abrutissants pour l’esprit. Tellement abrutissants qu’il me prenait souvent l’envie de l’occire à coups de pierres ou à coups de fusil. Mais comme il n’y avait ni pierres ni fusil ni même de gibecière aux Lilas, je ne pouvais rien faire d’autre que de me résigner à le supporter toute la journée. Je n’étais pas la seule à souffrir des crises d’épilepsie du néon dans la cage d’escalier, non, tous les néons clignaient des paupières aux bâtiments, même chez Mathilde aux Fusillés, où le ménage était toujours si parfait que l’on se serait cru dans un musée. Et le soir, avec la peinture verdâtre des murs et du plafond et le tic nerveux du néon, il arrivait que je fusse saisie de mal de mer au point de me mettre à tanguer. Ohé, ohé ! Ce qui sans transition aucune nous amène aux meubles de notre cuisine que ces capricieux jets de lumière étaient censés éclairer : tous en Formica, les meubles de la cuisine au Cent Quarante-Deux ! Oui, tous, comme partout aux Fleurs d’ailleurs. Mais la particularité de nos meubles à nous était qu’ils étaient ceinturés de noir comme les enveloppes mortuaires. Ruban noir, qui en plus d’être soumis aux éclats funèbres du néon, se soulevait par endroits, comme une lettre mal scellée. Ce qui avait le chic de faire éclore de ci et de là de mignons petits cercueils bien doux, bien délicieux, dans lesquels les miettes de pain se réfugiaient pour ne pas finir dans la poubelle, aux côtés d’aliments moins nobles qu’elles, comme les restes de moutarde, de graisse de jambon, de couennes de lard ou de cancoillotte. Même les « pattes à relaver », ces boules de tissu informes et grisâtres, qui régnaient en maîtresses sur les cuisines des Fleurs, avaient du mal à les déloger. Ah les « pattes à relaver » ! Incontournables les pattes à relaver aux Saules ! On s’en servait pour tout nettoyer : les sols, les rebords de fenêtre, les dessous et les dessus du réfrigérateur, la vaisselle, les bassines. Le derrière des bébés ? Non ? Il ne faut quand même pas exagérer ! Et lorsqu’elles avaient accompli leur tâche routinière, ces vieilles demoiselles ridées et répugnantes à souhait, s’accordaient un repos bien mérité, entre trois et cinq heures de l’après-midi en général. Sur leur paillasse, elles se repliaient dans leur senteur d’eau javellisée, en attendant d’être de nouveau sollicitée pour le café au lait du soir. À ce moment particulier, une accalmie s’abattait sur les cuisines, chloroformant tout sur son passage, de la pendule au néon, des ménagères jusqu’aux vieux chats. C’était le moment que choisissait Maman pour piquer un somme en somme, la tête affalée sur la table bien propre. Sonnait alors l’heure du calvaire pour les six tabourets. Comme ils n’avaient plus qu’un seul postérieur à se mettre sous la dent, ils s’ennuyaient à mourir ! Alignant tristement leurs pattes chromées, roides et froides comme des sentinelles. Sauf que leur guérite à eux, n’était pas à la verticale à l’instar des boîtes de conserve qui ornent l’entrée de nos casernes, mais à l’horizontale, coiffés qu’ils étaient par le plateau de la table. Deux tabourets au moins, avaient perdu le cercle rond qui faisait office de siège à fondements et il ne restait plus que le croisé des pieds chromés pour s'asseoir. Ce qui n’était pas très confortable il faut le dire, même si, comme la plupart des commères aux Saules vous aviez le derrière bien rembourré. Ce phénomène n’avait rien d’extraordinaire, on l’observait chez toutes les familles des bâtiments, du rez-de-chaussée au quatrième, de la première à la dernière cage d’escalier. Le dossier des chaises et le cercle des tabourets avaient pris la poudre d’escampette mais cela ne nuisait en rien à la convivialité.

    À côté de la cuisine, oh merveille des merveilles ! une salle de bain. Une salle de bain, oui, avec une vraie baignoire ! Non pas une grande auge comme chez Annette où l’on pouvait s’allonger des pieds à la tête, non, il ne fallait pas trop demander, mais un sabot à la Marat, où il fallait se soulever pour se laver le derrière. Pour les habitants des Lilas qui de leur vie n’avaient jamais eu de baignoire, elle augurait tellement de délices, qu’ils s’y seraient, en la découvrant, plongés tout habillés. Non sans avoir, au préalable pris soin d’installer dans le coin du bain, la grosse catin en plastique bourrée de cristaux jaunes ou violets. Un vrai paradis donc cette salle de bain ! Sauf que dans ce jardin d’Eden, il y faisait si froid que l’on n’y prenait jamais de bains. À part peut-être chez Mathilde, où, dans le même brouet d’eau tiède les samedis soir au coucher du soleil, toute la famille plongeait pour être propre comme des sous neufs aux vêpres du lendemain. Le linge sale, lui, il se frottait joyeusement les mains, car il disposait d’une baignoire à lui tout seul où il pouvait croître sans entraves, jusqu’à l’ouverture des lundis de lessive. Mais comme il ne faut jamais regarder les dents d’un cheval s’il vous est offert en cadeau, cette petite salle d’eau quoi qu’il en soit, occupa bientôt une place de choix au Cent Quarante-Deux : on la transforma en usine à paraffine.

    Chaque lundi à l’heure du laitier, un vieux camion au nez de bulldog, cliquetait jusqu’aux Lilas avec dans ses cales bosselées, de volumineux pains de paraffine et de grandes feuilles cartonnées qu’il livrait chez les travailleurs et les travailleuses à domicile comme chez moi. Et comme pour la nourriture américaine que Reine la maîtresse apportait chez le grand-père, c’était toujours fête au cent-quarante-deux les jours où la paraffine parvenait jusque à nous. Tout le chantier résonnait des éclats de la voix claire et trop haut placée de Maman ; ajoutés à ceux plus graves et mal articulés du patron des cartons et à ceux cassés par la mue, de son jeune apprenti. La cage d’escalier s’animait sous les galops de leurs pieds, devenait tour à tour, cordes de harpe ou de violoncelle, outre en peau de chèvre ou voix de crécelle, c’était selon.  Succédaient alors les cris et les conseils, le bruit mat de dépose et de repose des pains de paraffine, sur le carrelage du couloir. Puis le froissement sourd des cartons et le cliquetis de la monnaie que l’on prend ou que l’on rend. Les incessants va-et-vient, les montées ou les descentes avec le gros matériel à livrer. Bref cela vibrait, cela chantait Huit Rue des Saules ! Mais l’intérêt dans toute cette histoire, c’était que j’étais follement amoureuse du patron des cartons. Dans la demi-heure qui précédait son arrivée, avec ses gros pains de paraffine, je me colorais le cœur, tendais frénétiquement mes ouïes vers les pas et les trépas de la cage d’escalier, sursautais au moindre mouvement, au bruit strident de la sonnette du palier. Je me peignais mille fois les cheveux avec ma brosse hérisson et tournais dix fois autour de ma taille ma jupe aux couleurs de houle. Je tirais fort sur les œufs au plat qui ornaient ma naissante poitrine, le pull-over de laine bleu et blanc que Maman m’avait tricoté au point de pieds de poule. Je parlais vite, je parlais trop. Et pourtant, et pourtant !  L’homme ne brillait pas par son apparence, non : bleus de travail négligés, coutures explosées aux cuisses sous la pression des boules de graisse trop comprimées. Boutons de col défaits ou engagés dans la mauvaise boutonnière. Bouche trop lippue, nez trop étroit et bras bien de trop longs, si longs en effet, que l’envie vous pressait de les lui nouer autour de la taille pour qu’en descendant les marches de l’escalier, ils ne se prennent pas dans les jambes. Il était moche, il était laid, un point c’est tout ! Il n’empêche ! Il n’empêche que – l’amour ayant ses raisons que la raison ne connaît pas – je captais dans son regard quelque chose d’attirant qui me tournait la tête. Une sorte de chaleur, une bienveillante sympathie qui donnaient un sens à ma vie, et même, malgré les coutures explosées, une certaine flamboyance qui s’étendaient jusqu’aux ronds de couleurs que l’on était censé paraffiner. Sous l’effet de son charme, les couvercles de pots de yaourt se transformaient en véritables chefs-d’œuvre. Pour lui rendre justice donc, l’homme-patron des cartons avait d’indéniables qualités : il savait parler aux enfants, il les amusait même avec ses tours de passe-passe :

    — Prenez deux pièces, disait-il, des pièces de cinquante centimes, posez les biens à plat sur la table que vous aurez nettoyée au préalable, la propreté en toutes choses, j’insiste, c’est le secret de l’entreprise. Glissez doucement vos mains sur le rebord de la table, laissez tomber les pièces sur vos genoux…

    Bref, il était gentil avec les enfants de ses ouailles ouvrières. Il partageait volontiers avec elles le petit verre de gnôle qu’on lui offrait en guise de petit déjeuner en été ou de bouillotte chaude en hiver. À la seule condition, cependant, que l’on se mette rapidement au travail. Ce qui lui donnait alors l’occasion d’observer la manière dont on s’y prenait avec la paraffine et de formuler des conseils avisés pour améliorer le rendement.

    — Ah, mais ch’ui désolé, ma bonne dame, vot’ machine à laver, va falloir l’ôter, sinon, vous n’allez jamais y arriver. Oui, oui, c’est bon, mettez-là dans le couloir, ça s’ra un peu encombré, mais dans la vie, faut savoir ce qu’on veut. Bon, reprenons : ah, attention là, danger ! Vous pressez trop fort, vous allez tout renverser ! Et là le carton n’a pas assez baigné dans la paraffine, couvercles foutus, argent perdu ! Bon Dieu de Bon Dieu, mais faites attention à ce que vous faites, j’veux pas vous payer pour rien ! Compris ? Allez, hop, au boulot ! 

    Au boulot, oui, après l’école, les enfants des Lilas s’y mettaient, pour plaire au gentil patron ou pour jouer à autre chose qu’à la cachette ou à la marelle. Ils s’attelaient à la tâche avant même de faire leurs devoirs, et prenaient de l’avance si les parents n’étaient pas rentrés. Ce travail ne rapportait pas beaucoup d’argent, mais il mettait du beurre dans les épinards et c’était toujours bon à prendre. Même si l’on risquait de se renverser le bac de paraffine sur les jambes, de mettre le feu à la salle de bain, de faire exploser la bouteille de gaz et toute la cage d’escalier avec. Déjà que lorsque tout marchait comme sur des roulettes, il n’y avait pas moyen d’empêcher les puces volantes de paraffine en fusion, de vous véroler la face, les bras et les jambes ! Un beau jour, hélas, le vieux bulldog vint reprendre son matériel. À cause des récipients aux couvercles argentés où s’inscrivait en relief le nom des parfums de yaourt. Alors finis les couvercles multicolores ! Finie la ronde des cerceaux fruités sur les cartons paraffinés ! Finis les icebergs flottants dans la paraffine refroidissante ! Fini le cartonnage à domicile, et du patron la bienveillance volubile ! La tôle ondulée ne vint plus fourrer son nez dans la corolle des Lilas, il n’y eut plus de

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