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Cathala, l’auberge de ma mère: Récit de vie
Cathala, l’auberge de ma mère: Récit de vie
Cathala, l’auberge de ma mère: Récit de vie
Livre électronique248 pages3 heures

Cathala, l’auberge de ma mère: Récit de vie

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À propos de ce livre électronique

Avant 1946, ma mère, qui avait grandi dans le canton de Berne, avait rarement quitté son canton.

Elle parlait mal le français. Vivre à l’étranger, en France, dans un pays qui sortait tout juste d’une guerre particulièrement violente était pour elle une épreuve presque insurmontable. Elle aimait pourtant accueillir tous ceux que mon père, « le pasteur des Suisses », trouvait sur son chemin, mais quittait rarement Cathala, son havre, sa patrie, son refuge. Après chaque sortie, elle retrouvait, soulagée, sa maison, la maison, ses armoires, ses piles de draps, ses tiroirs, ses réserves de guerre, ses enfants et ceux que mon père lui amenait. Elle jetait une bûche dans l’âtre, faisait craquer une allumette puis se relevait, mettait son tablier de cuisine pour accueillir tout un peuple de solitaires et d’affamés. Jusqu’au jour où la Garonne vint.

Le récit de vie touchant d'une Suisse dans la France de l'après-guerre

EXTRAIT

Quand je pense à Cathala maintenant, après tant d’années, d’innombrables images surgissent du brouillard. Elles sont floues, sans dates, et souvent sans liens les unes avec les autres. Elles ressemblent à des fresques très anciennes dont seuls quelques détails ont été conservés. C’est le toit d’un pigeonnier éclairé par une lumière particulièrement douce, une averse de glycines au bord de la route, une ribambelle d’enfants devant une métairie grise sous la pluie.
J’ai devant moi le cahier d’adresses de mon père, j’y trouve des noms qui me sont très familiers, ils sont associés à des histoires, à de pauvres masures au bord des fleuves ou à des manoirs à l’ombre des cèdres, à des hommes derrière un attelage de bœufs, à des gens qui racontent inlassablement la même histoire, à des crémaillères au fond des cheminées. Cependant des couches entières ont été effacées par l’oubli et je m’en veux. Je m’étais promis de leur rester toujours fidèle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Madeleine Knecht-Zimmermann est née le 11 août 1943, à Bâle. Elle a fréquenté l’Université de Lausanne où elle a obtenu une licence en Lettres en 1965. Mariée, puis veuve et mère de famille, elle a enseigné le français à Lausanne, au Collège du Belvédère d’abord, au Gymnase de Chamblandes plus tard. Depuis qu’elle a pris sa retraite, elle voyage sur la trace des siens. Elle a travaillé dans les Archives de plusieurs pays pour écrire l’histoire de la famille de son père, une famille nombreuse qui a traversé les cent cinquante dernières années avec son lot de guerres, de crises, d’émigrations et de bouleversements de toutes sortes. Pour ses recherches, elle a reçu récemment le prix Jean Thorens de la Société vaudoise d’Histoire et d’Archéologie.
LangueFrançais
Date de sortie24 mars 2017
ISBN9782512007197
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    Cathala, l’auberge de ma mère - Madeleine Knecht

    mère

    Quand je pense à Cathala maintenant, après tant d’années, d’innombrables images surgissent du brouillard. Elles sont floues, sans dates, et souvent sans liens les unes avec les autres. Elles ressemblent à des fresques très anciennes dont seuls quelques détails ont été conservés. C’est le toit d’un pigeonnier éclairé par une lumière particulièrement douce, une averse de glycines au bord de la route, une ribambelle d’enfants devant une métairie grise sous la pluie.

    J’ai devant moi le cahier d’adresses de mon père, j’y trouve des noms qui me sont très familiers, ils sont associés à des histoires, à de pauvres masures au bord des fleuves ou à des manoirs à l’ombre des cèdres, à des hommes derrière un attelage de bœufs, à des gens qui racontent inlassablement la même histoire, à des crémaillères au fond des cheminées. Cependant des couches entières ont été effacées par l’oubli et je m’en veux. Je m’étais promis de leur rester toujours fidèle.

    Une journée émerge de la zone la plus vague de mes souvenirs. J’ai trois ans, presque quatre, et j’observe ce qui se passe autour de moi. Car les gens parlent une langue que je ne connais pas et mon père leur répond.

    - Pourquoi je ne comprends pas ce que tu dis ?

    - Parce que je parle en français.

    - Tu vas toujours parler comme ça maintenant ?

    C’est l’automne. Des arbres immenses, jaunes, ocre, bruns, dominent une très grande grille, derrière laquelle on aperçoit un chemin couvert de gravier qui fait le tour d’une vieille demeure. Un château, avec son porche, ses tourelles, son toit à quatre pans et ses hautes fenêtres. Je vois cette maison pour la première fois, ce n’est pas ma maison. Pourtant mon père a la clé des grilles et ça ne m’étonne pas. Quand il veut ouvrir, plus loin, la porte de bois massive et lourde, ma mère l’arrête. Elle se penche et balaye de la main les feuilles mortes qui se sont accumulées devant le seuil.

    - Attends, sinon elles vont s’engouffrer à l’intérieur.

    Nous voilà dans le corridor. Ma mère porte le bébé. Ma sœur aînée me donne la main. Nous allons de pièces en pièces. Elles sont vastes, jamais je n’en ai vues d’aussi grandes. Elles sont plongées dans l’obscurité, les volets sont fermés. Mon père les ouvre les uns après les autres. On s’aperçoit alors que tout est vide. Pas un seul meuble. Pas de poêles en faïence, comme chez nous, des cheminées seulement dont je ne sais pas à quoi elles servent.

    La maison est silencieuse et nous ne parlons pas. On entend le plancher craquer au-dessus de nos têtes. Une porte qui claque quelque part nous fait sursauter. Nous nous consultons attentivement du regard. Encore une porte, encore des volets fermés. Là une table et cinq chaises. Une pour chacun.

    Ma mère ouvre une armoire murale, ses battants sont plus hauts que mon père. On y trouve un peu de vaisselle et des casseroles. Ces tasses, ces assiettes dans la maison vide paraissent tout à coup infiniment rassurantes. Nous continuons à avancer, des escaliers aux rampes de bois, des corridors, des recoins, des chambres vides, tapissées de papier peint aux grandes fleurs roses ou bleues. Une chapelle soudain, un harmonium et des bancs très vieux. Où sommes-nous ? Au rez-de-chaussée, au grenier ? Un palier maintenant et des escaliers encore, des mansardes aussi et une salle de bain avec une baignoire blanche. Ses pieds sont ceux d’un grand chien, je les observe longuement parce que je suis petite encore et qu’ils sont proches de moi. Partout ma mère ouvre des placards dans les détours sombres. Ils sont vides, mais les étagères sont couvertes de tissus aux couleurs vives. Elle passe la main dessus.

    - Tout est propre, constate-t-elle tout à coup très émue. Ils nous attendaient.

    Il me semble qu’elle va pleurer. Combien de pièces avonsnous traversées ? Combien de couloirs avons-nous longés ? Une inquiétude me prend. Je préférerais retourner en Suisse dans le petit presbytère que nous avons quitté et dont je connaissais le moindre recoin.

    Voilà une nouvelle salle. Sur le sol cinq matelas, une pile de draps et de couvertures. Quelques chaises aussi. Ma mère pleure de tristesse ou de fatigue. Je n’aime pas voir ma mère pleurer. Mon père nous regarde comme honteux, gêné du moins. Est-ce que tout cela est de sa faute ?

    Soudain, un coup de sonnette. Nos visages se tournent vers la porte comme si quelqu’un allait entrer. Un inconnu sans doute. Un méchant ou un gentil. On ne peut pas savoir.

    Mon père se décide à descendre et peu après on entend sa voix.

    - Venez donc, c’est une Bernoise. Elle est d’Oberhofen.

    Sur l’unique table elle a déjà posé des œufs, du beurre, du lait, des tomates, du pain, du saucisson aussi. Elle est accompagnée d’une fillette un peu plus grande que nous et qui nous tend la main.

    Cheumet. (Venez)

    Elle sait le bernois. C’est tellement bon.

    Puis me voilà dans l’obscurité, couchée sur un des matelas. Ma sœur aînée est à ma droite et le bébé à ma gauche. Plus loin, mon père et ma mère. Je ne dors pas, la journée a été trop encombrée de choses nouvelles, incompréhensibles.

    Il est resté dans ma tête trop de questions auxquelles personne n’a eu le temps de répondre. Au loin on entend comme une plainte infiniment triste. Quelqu’un pleure sans doute.

    Il faut de toute urgence que j’aille m’assurer que mon père sait toujours parler comme moi. C’est pourquoi je me glisse hors de mon lit et, à quatre pattes, en tâtonnant, je trouve son matelas. Lui non plus ne dort pas.

    - Quelqu’un pleure dans le jardin.

    - Non, dit-il en chuchotant, ce sont des grenouilles que tu entends. La maison est dans un grand parc, il doit y avoir un étang ici ou dans le voisinage. De très gentilles petites bêtes.

    - On va toujours habiter ici maintenant ?

    - Oui, bien sûr.

    - Elle est à nous cette maison ?

    - Non, les Suisses l’ont achetée parce qu’ils voulaient un pasteur et un lieu pour se rencontrer. Mais ils nous la prêtent, c’est comme si elle était à nous.

    - Où sont nos choses ?

    - Dans un train. Elles vont arriver. La France a été en guerre très longtemps. Des gares ont été détruites et tout va lentement.

    - Je veux mes jouets.

    - Tu as ta poupée, dans ton sac à dos bleu.

    - Mais sans la poussette je ne peux pas jouer. Quand est-ce que j’aurai ma poussette ?

    - Je ne peux pas te dire vraiment. Peut-être avant Noël. Il faut dormir maintenant. Nous avons fait un si long voyage.

    Il est vrai que c’était un long voyage. Depuis combien de jours sommes-nous partis ? Des jours et des jours, il me semble. Le train s’arrêtait souvent loin des gares et pendant des heures. Il faisait très chaud. Les voyageurs sortaient et volaient du raisin dans les vignes. Mon père ne nous permettait pas de les imiter. Le raisin ne nous appartient pas. C’est mal. Un long et impérieux coup de sifflet rappelait les maraudeurs. Ils se ruaient dans les compartiments pendant que la locomotive s’ébranlait lentement.

    Tout à coup, je revois ma tante. Elle est debout sur un quai et nous fait signe de la main. On ne peut plus lui parler. Elle est derrière la vitre et le train commence à rouler. Elle avance en même temps que lui et, comme il prend de la vitesse, elle se met à courir. Elle agite le bras. Elle est de plus en plus petite. Les roues tournent, le wagon oscille en se penchant dans un aiguillage, ma tante court toujours. Elle est maintenant sur le ballast et ne cesse de suivre le train. Le train, le grondement des roues, la main de ma tante qui court, le balancement de la voiture, ma tante Olga, le bras, les roues, le train, ma toute petite tante Olga, les roues, les roues, les roues, les roues.

    En 1946, l’Eglise méthodiste suisse avait, depuis vingt ans, une paroisse à Agen, dans le Lot-et-Garonne. Elle avait répondu à l’invitation de quelques Suisses émigrés. Après la première guerre mondiale ils étaient venus nombreux dans cette région, ils ne trouvaient pas toujours facile de s’adapter au pays. Certains ne savaient pas le français. Ils éprouvaient tous le besoin de se retrouver. L’Eglise méthodiste, qui était déjà présente en Alsace, leur avait envoyé un pasteur. Ils étaient alémaniques ou romands, mais à l’étranger ils étaient suisses seulement. Mon père parlait l’une et l’autre langue, il était vaudois, sa mère bernoise. Au lendemain de la deuxième guerre il fut désigné pour être le successeur de son collègue à Agen. C’est ainsi que, un jour d’automne, quelques mois après la signature de l’armistice, nous avons pris possession de cette inoubliable demeure, le manoir de Cathala.

    Les meubles sont arrivés. Du temps a passé. Quelques semaines, quelques mois, ou un an. Je suis couchée, il fait nuit, mais je ne suis pas seule à Cathala. Tout près de mon lit je devine celui de ma jeune sœur. J’entends son souffle et dans la pénombre sa couverture se soulève régulièrement. J’écoute avec soulagement le flux et le reflux de sa respiration qui me rappelle que je ne suis pas seule à Cathala. Si son haleine devient plus silencieuse, je m’assieds et scrute l’ombre dans sa direction pour m’assurer qu’elle vit. Au fond de la pièce se trouve le lit de ma sœur aînée. Quand je suis assise, je vois ses longs cheveux étalés sur l’oreiller blanc. On dirait que mon regard insistant à le pouvoir de la réveiller, car elle se tourne et se retourne plusieurs fois. Il est tard et nous sommes seules, toutes les trois. Il ne fait pas très sombre ici, parce que les volets des trois fenêtres ne sont pas fermés à cause des moustiquaires.

    Je ne dors jamais quand mon père n’est pas là, son absence m’angoisse et les nombreuses chambres inoccupées du manoir commencent à m’inquiéter. Elles nous menacent, elles sont pleines de mystères. Il y a celles où sont entassées des valises et des caisses, celles où personne ne va jamais. Mon imagination vagabonde dans les longs corridors. Sous les escaliers il y a des réduits où je me cache pour jouer. Quand j’y pense la nuit, la terreur s’empare de moi. Ce sont soudain des pièges dangereux. Les couloirs s’étirent infiniment. Dans les pièces vides, les malles contiennent peut-être des dangers, des araignées géantes, des chats sauvages ou des rats. Des craquements me parviennent de toutes parts, les ténèbres s’épaississent. La cuisine même paraît tout à coup inquiétante, habitée de périls hypocrites et muets.

    Je me cache sous le drap et j’écoute battre mon cœur. Dans le lit proche du mien, la petite sœur se retourne en soupirant.

    Pourtant, je ne suis pas seule à Cathala et autour de la maison il y a le parc avec ses arbres. Ils sont vieux, ils étaient déjà là quand nous habitions encore en Suisse. Ils sont nés avant la guerre, avant mon père et mon grand-père. Ils protègent la maison, les cèdres surtout qui agitent leurs bras pour nager dans le vent. Quand ils sont heureux, ils chantent comme des orgues pour accompagner les oiseaux.

    Mon père aime les arbres. Il en parle comme s’ils étaient de ses amis. Derrière les cèdres, il nous a présenté les arbres de Judée qui sont rouges au printemps et les lilas qui embaument l’église au matin de Pâques. Ma mère, quand elle va les cueillir dans une fraîche odeur d’herbe nouvelle, tire une branche à elle, hume longuement les grappes mauves et fait claquer le sécateur. Devant la grande salle de paroisse, grandissent des mimosas qui sentent bon à la fin de l’hiver.

    Au fond du parc les grenouilles coassent toute l’année autour de l’étang. Elles parlent toutes à la fois et leur bavardage familier me rassure. Les iris s’inclinent quand une salamandre se glisse entre eux. Une libellule effleure un jonc dont la feuille strie la surface de l’eau. La libellule plonge et remonte, plonge encore et revient. Ses ailes bleues sont comme de petits couteaux. A côté de l’étang il y a le verger. On y trouve des prunes, des poires, des abricots, des figues.

    Le rideau de fer de la buvette vient de tomber. Son grincement a résonné dans l’avenue un long moment. Les derniers clients bavardent encore sous les platanes. Ils font quelques pas, puis s’arrêtent. Leurs voix sonores peuplent l’ombre. Je les imagine derrière les hautes grilles qui ferment le parc et nous séparent des gens du quartier. Ils se disent, je pense, que la Suisse est un pays propre, où tout est en ordre, où les maisons et les gens sont soignés. Le charbonnier a été interné en Suisse pendant la guerre et c’est ce qu’il raconte.

    Quand le rideau de fer est tombé, apparaît toujours le grand-duc. C’est pourquoi je l’attends. Les yeux grand-ouverts maintenant, je scrute le rectangle clair de la fenêtre. Et le voilà en effet qui plane, appuyé sur l’air, sans un seul battement d’ailes, au-dessus du magnolia. Son vol est parfaitement silencieux, il passe lentement, immense et noir, j’ai le temps d’apercevoir son bec crochu et sa queue. Je suis son parcours en pensées, je le vois devant l’église, le hangar et les anciennes écuries. Il va bientôt revenir. Il sera plus haut peut-être, il se détachera, sombre, devant le ciel couleur de lait parce que la lune brille. Non, il est plus bas. Il a faim sûrement, ses orbes enlacent la maison étroitement. Sur le gravier au pied des murs, la musaraigne qui se hâte comme si elle allait prendre le train ne lui échappera pas. C’est pourquoi au-dessus d’elle il descend peu à peu. J’aime sa présence et les rondes régulières qu’il trace autour de nous. Il apparaît et disparaît et je l’attends. Quand tout est calme, on entend le froissement soyeux de ses ailes. Alors un cri bref et je sais qu’il fonce sur sa proie, les serres tendues.

    Le rectangle de la fenêtre est plus lumineux encore, la lune sans doute se déplace et grandit, les feuilles du magnolia luisent comme en plein jour. Les pièces vides ne me font plus peur maintenant, à cause de tout ce qui vit dans le parc, à cause du grand-duc et des grenouilles. A cause des libellules aussi.

    Une planche craque, quelqu’un est entré peut-être dans la maison. Il me semble que je perçois une respiration régulière dans les escaliers. Nous ne fermons jamais la grande porte quand les parents sont absents, parce qu’elle se clôt à deux verrous et qu’ils ne pourraient pas rentrer si on les tirait. Un inconnu ou un paroissien se tient immobile sur une des marches, la septième sans doute, elle gémit toujours. Quand les parents discutent en bas, je vais parfois les écouter en cachette et je sais qu’il faut la sauter.

    C’est là qu’il est. Après la treizième marche, les escaliers se partagent en deux volées. D’un côté se trouvent notre chambre et celle des parents, de l’autre les chambres inhabitées. Dans l’une est suspendu au mur un grand miroir, entouré d’un cadre fleuri et doré. Rien d’autre. Au fond du passage, il y a une salle avec un lit et une table de nuit, on ne peut pas y allumer la lumière parce qu’il n’y a pas d’ampoule au bout du fil. Plus près de nous, des matelas sont empilés dans une vaste pièce, mais il ne faut pas y songer, parce que de là on peut entrer directement dans celle où nous sommes. Est-ce que celui qui se tient sur la septième marche le sait ?

    Au milieu de l’escalier, au-dessus du palier, il n’y a pas de tuiles sur le toit, seulement une grande vitre qui éclaire l’intérieur de la maison. Je vais aller voir qui s’est introduit chez nous. Je me lève, sur la pointe des pieds je fais le tour des pièces inhabitées. Ma main posée sur le mur me guide le long des corridors. Sous mes pieds nus, je sens le bois tiède, bien ciré. Je progresse plus lentement et j’atteins la balustrade depuis laquelle je pourrai surveiller la cage d’escaliers. J’avance avec précaution, un pas après l’autre, ma main tendue s’agrippe à la rampe. Je ne vois pas encore les marches. J’avance un peu. Posément. Prudemment. Il n’y a personne sur la septième marche.

    Alors redevenue brave, je m’assieds. Je domine maintenant le cœur de la maison éclairé par la lune. Les coudes sur les genoux et la tête dans la paume des mains, j’attends le retour des parents en l’écoutant respirer et battre doucement.

    De nouveaux fragments de peinture apparaissent soudain, comme si un rat de cave balayait des parois ou des plafonds couverts de très vieux dessins. Je vois des métairies basses dont le revêtement se délite. Leur toit est presque plat et couvert de tuiles creuses. A côté de l’oustal¹ où vivent les paysans, il y a l’étable et la grange et le balet² aussi où on sèche en automne les feuilles de tabac. Tout paraît ancien, les outils et les charrues, les volets et les portes disloqués. Les fenêtres sont petites et rares, si différentes de celles qui s’alignent côte à côte, rouges de géraniums, dans la ferme de ma grand-mère. Ici le long des façades grimpent des roses trémières ou des treilles d’où pendent les raisins bleus. Leurs grains sont serrés les uns contre les autres comme les alvéoles d’une ruche. Ma mère lève la main pour en attraper un, elle se dresse, sa tête disparaît dans le feuillage. Une femme coupe une grappe et la lui tend.

    Derrière la métairie, entre l’oustal et le poulailler, il y a la cour. Au milieu, un puits et plus loin le pigeonnier. Les ramiers vont et viennent sans arrêt. Sur une des niches, une tourterelle s’égosille et le coq lui répond. Au-delà de la cour, des taillis et des rideaux d’arbres cloisonnent l’espace. Entre leurs quadrillages, des rangs de vignes et à leurs pieds des légumes, des haricots, des citrouilles, des melons ou des salsifis. Çà et là, partout, des abricotiers, des pruniers ou des mirabelliers. C’est un fouillis incroyable. Il faut marcher avec précaution pour ne pas écraser les plantes. Il fait très chaud, une odeur de sucre et de confitures cuit autour de nous, les abeilles bourdonnent, s’agitent, montent, descendent ou planent sur les fruits tombés au sol. La paysanne se baisse, sa robe noire caresse ses sabots de bois, elle cueille ici un melon, là des fruits, ici encore une courge qu’elle donne à ma mère. Elles parlent peu, parce que la paysanne est vaudoise et que ma mère ne sait pas le français.

    Et partout des volailles, des pintades perlées, des canards, des poules et d’immenses troupeaux de dindons. Elles se promènent dans les champs en jachère, autour des fermes, sur les routes ou le long des rivières. On les rencontre entre les rangs de vignes et derrière les haies où elles cachent leurs œufs. Personne ne les surveille, personne ne les garde, elles se promènent, piquent de temps en temps un vers ou un grain de raisin. Mon père parfois revient de ses tournées, honteux, penaud.

    - J’ai écrasé une poule.

    Les oies sont en procession par défilés de trente ou cinquante bêtes. Elles marchent d’un même pas chaloupé. Elles passent à côté de moi, hautaines et indifférentes à ma petite personne. Elles longent la barrière devant l’ort³ où il y a beaucoup de légumes et peu de fleurs. C’est un jardin tellement différent de celui de ma grand-mère dans l’Emmental. Ici ni fraises, ni dahlias. Ni odeur, ni couleur. Rien ne peut attirer un enfant. Pas une framboise, pas une seule groseille. Des choux-fleurs, des poireaux, des oignons seulement.

    Les oies vont, la tête haute, claironnantes comme une fanfare qui joue faux. La fermière les attend dans la cour et les dirige avec un bâton dans un enclos.

    Maintenant elle les attrape l’une après l’autre par le cou. Elle enfonce un entonnoir plein de grains dans leur gorge,

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