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Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT
Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT
Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT
Livre électronique341 pages5 heures

Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT

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À propos de ce livre électronique

Dix ans ont passé depuis que la photo d’Irina, publiée sur la couverture d’un célèbre magazine, lui avait attiré le surnom de La bien-aimée de Kandahar. Un soldat canadien posté en Afghanistan tombe amoureux d’elle et commence à lui écrire, jusqu’au moment où il se fait tuer dans une explosion. Afin de panser ses anciennes blessures, Irina déménage à Iqaluit, au Nunavut. Elle apprend cependant qu’au pays des aurores boréales, aucun secret ne reste enterré à jamais. Lorsqu’elle rencontre le policier Liam O’Connor, son passé ressurgit brutalement.
Une nuit d’amour à Iqaluit représente la suite du roman inspiré de faits réels La bien-aimée de Kandahar, véritable fresque sociale qui superpose la fondation de Montréal à la guerre en Afghanistan. Dans le mystérieux décor de la longue nuit polaire, les nouvelles aventures d’Irina se déroulent sous le signe de révélations troublantes.

"Une nuit d’amour à Iqaluit" est publié simultanément en anglais sous le titre "Pineapple Kisses in Iqaluit".
LangueFrançais
Date de sortie19 avr. 2021
ISBN9782924936221
Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT
Auteur

Felicia Mihali

Felicia Mihali s'est fait remarquer par des romans comme le Pays du fromage, Dina, Sweet, Sweet China et Le tarot de Cheffersville. Comme traductrice, elle a signé L'usine de porcelaine Grazyn, de David Demchuk et Café Sarajevo, de Josip Novakovich. Elle écritt, traduit aussi bien en françcais et en anglais qu'en roumain, et dirige les Éditions Hashtag.

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    Aperçu du livre

    Une NUIT D'AMOUR A IQALUIT - Felicia Mihali

    HASHTAG

    Conception graphique et montage : Daniel Ursache

    Maquette de la couverture : Daniel Ursache

    Photographie de l’autrice : Danila Razykov

    Illustration de la couverture : Daniel Ursache

    Révision et corrections : Mariane Ménard

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre : Une nuit d’amour à Iqaluit / Felicia Mihali ; traduction, Felicia Mihali.

    Autres titres : Pineapple kisses in Iqaluit. Français

    Noms : Mihali, Felicia, 1967 — auteur, traducteur.

    Description : Traduction de : Pineapple kisses in Iqaluit.

    Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20200093088 | Canadiana (livre numérique) 2021004117X | ISBN 9782924936207 (couverture souple) | ISBN 9782924936221 (EPUB)

    Classification : LCC PS8576.I295343 P5614 2021 | CDD C813/.6—dc23

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    Les Éditions Hashtag remercient la SODEC pour le soutien financier à la traduction de ce livre.

    ©2021 Éditions Hashtag 2018 Inc. et Felicia Mihali

    Tous droits réservés. Toute reproduction de cette œuvre en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

    Dépôt légal : Bibliothèque et Archives Canada et Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2021

    ISBN : 978-2-924936-20-7

    Diffusion pour le Canada : Gallimard Ltée

    3700A, boulevard Saint-Laurent, Montréal, (Qc), H2X 2V4

    Téléphone : (514) 499-0072 Télécopieur : (514) 499-0851

    Distribution : SOCADIS

    Éditions Hashtag 2018 inc., Montréal

    www.editionshashtag.com

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    Le Nunavut et la route de la dernière expédition de Franklin (1845–1847)

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    Chapitre I

    Des lieux et des gens

    Un jour, je suis tombée sur un poste d’enseignant à Iqaluit, la capitale du Nunavut. La description de l’emploi ne donnait pas trop de détails sur la tâche, à part le fait que L’Aurore boréale était « l’école francophone la plus nordique au monde ». Cet exploit géographique était-il important au point de mériter l’emphase ? En quoi était-ce si extraordinaire de s’imaginer travailler dans un endroit qui n’avait plus d’homologues au-delà du cercle polaire ?

    Plus tard, j’ai passé sous la loupe la description du poste et tout ce qui avait soulevé mes doutes la veille m’attirait maintenant avec la force d’un chant de sirène. C’était tout de même un grand exploit d’être le dernier bastion francophone au monde ! Plus de French conjugation au-delà du cercle polaire ! C’était le temps pour moi de mettre de côté la mythologie des Croisades et la fascination du Moyen Âge pour me dédier au Bescherelle — mode d’emploi.

    Déménager dans un nouvel endroit, ce n’est jamais pour connaître d’autres places, mais de nouveaux visages. Lorsqu’on décide de plier bagage, famille et amis peuvent facilement deviner qu’on est à la recherche de meilleure compagnie ; et si meilleure n’est pas possible, alors plus joyeuse serait une grande amélioration.

    Ces derniers temps, j’étais accablée par ma tâche d’enseignante d’histoire à l’école où je travaillais depuis six ans. C’était une école secondaire comme toutes les autres où ma vocation pédagogique s’effritait de jour en jour, corrodée par le cynisme des jeunes. La source de leur  malheur était l’isolement du monde réel, mais étions-nous meilleurs ? Comme enseignants, nous profitions de notre autorité pour critiquer la jeune génération pour des vices qu’on cultivait tout aussi assidûment à notre tour.

    Ce qui me frustrait le plus était leur morosité. Nos jeunes sont devenus sombres, animés d’un désir secret de surprendre les adultes en mauvaise posture et de les accuser de quelque chose, généralement d’être méchants ou de mauvaise foi. C’est une génération qui n’accepte pas qu’on dise non, alors qu’à 34 ans, j’étais déjà trop vieille pour dire oui trop souvent.

    Cet emploi dans le Grand Nord soufflait une certaine excitation sur ma vie. L’inconnu attirait les gens dans la région arctique depuis des siècles, mais l’exploration ne faisait pas partie de mes intérêts. À la différence de Martin Frobisher, le premier Blanc à avoir officiellement mis les pieds sur l’île de Baffin, je savais très bien ce que j’allais trouver à Iqaluit. Quand on fait vœu de solitude, celle-ci nous suit partout.

    La première chose qui m’a frappée à mon atterrissage, c’était mon ignorance géographique concernant mon propre pays. Sinon, comment interpréter ma surprise devant l’odeur d’algues pourries et d’eau salée qui m’a accueillie à la sortie de l’aéroport ? Iqaluit est située sur l’île de Baffin, dans un petit fjord de la baie de Frobisher, or, moi, j’avais toujours pris ces endroits pour un territoire éternellement gelé. Comment associer les odeurs, la pluie fine et le brouillard collant à l’archipel Arctique canadien ?

    Il y avait ensuite la poussière qui conférait au paysage entier une teinte brunâtre. Les quelques passants que j’ai vus en route semblaient n’avoir jamais lavé ou ciré leurs chaussures. J’allais bientôt découvrir que c’était l’une des choses que les gens faisaient rarement dans le Nord, tout comme l’habitude de maquiller son visage cramoisi de froid ou de coiffer ses cheveux huileux, couverts en permanence par des couvre-chefs épais. En deux jours seulement, mes souliers allaient être recouverts d’une couche épaisse de poussière provenant des sentiers empruntés à travers la ville.  

    Quelqu’un avait écrit que la couleur brune était une sorte de Cendrillon dans la culture occidentale. En peinture, elle servait presque exclusivement à marquer la terre, ce qui n’était pas le détail le plus marquant dans une œuvre d’art. À Iqaluit, toutefois, le brun était la couleur dominante à cette époque de l’année. Il définissait presque tous les éléments du paysage à partir des collines, des rives, des maisons, des routes, des buissons, des bateaux, des peaux de phoque mises au séchage. Tout ce qui composait les lieux était un mélange de brun et de gris, interrompu ici et là par le rouge criard d’un parka.

    •••

    Mon arrivée dans le Nord a commencé sous de mauvais auspices, un 4 septembre, fête du Travail. Contrairement à ce que j’avais espéré, il n’y avait aucun représentant de la Commission scolaire francophone pour m’accueillir à l’aéroport. Mes six bagages étaient les derniers à rouler sur le tapis, et ils semblaient tout aussi désemparés que moi. Lorsque le dernier passager a quitté la petite salle, j’ai décidé de prendre un taxi et de me rendre à l’adresse envoyée par l’Association locative du Nunavut, mon propriétaire anonyme. En route, j’ai soudainement réalisé que je n’avais pas de clé pour entrer dans mon appartement. Qui allait m’ouvrir la porte en cette journée fériée alors que la ville entière avait l’air d’un vaisseau abandonné dans la glace ? Au même moment, j’ai eu la vision kafkaïenne de la Nunavut House Corporation où les locataires n’étaient que des dossiers. La nouvelle de l’arrivée d’une enseignante de français appelée Irina, avec le vol de Montréal, avait tout simplement glissé sous la pile.

    La course en taxi à travers la ville nous a pris dix minutes, assez pour que le chauffeur me fasse la description de l’endroit où j’allais habiter. Selon lui, mon appartement devait se trouver au deuxième étage, le premier étant occupé par les bureaux de la poste et de quelques autres institutions. Le bâtiment était pourvu de deux entrées, mais d’après les observations tirées de ses nombreuses courses, les locataires utilisaient surtout celle de derrière, et c’est là qu’il m’a plantée. Il a déchargé mes bagages en vitesse et m’a abandonnée avec un très expéditif good luck. Il n’y avait aucune malice dans sa voix, seulement la hâte de se rendre le plus rapidement possible à sa prochaine destination.

    La journée était grise. J’ai fait deux fois le tour de la bâtisse avant d’apercevoir la lumière dans une des fenêtres, au premier étage. J’ai grimpé sur une caisse ramassée dans le bac à ordures et j’ai cogné timidement dans la vitre. Une vieille dame m’a regardée de travers, mais elle a accepté de me laisser entrer. Elle a cherché un numéro de téléphone et s’est mise à parler à une longue chaîne de gens jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le responsable de l’accueil des nouveaux locataires. Une heure plus tard, un individu haut de taille et aux cheveux gris me faisait entrer dans mon appartement, situé au bout du couloir. Je l’ai suivi alors qu’il me faisait faire le tour des pièces, mais la vraie inspection ainsi que la signature du contrat étaient programmées pour la fin de semaine. L’homme s’est assuré que mon appartement était doté de tous les meubles mentionnés dans mon contrat de location, que les interrupteurs électriques et la chasse d’eau fonctionnaient.

    Cet incident était le prix à payer pour ma négligence. La survivance dans cet endroit dépendait des bons ou des mauvais choix, je le savais, après mes cours d’histoire sur la découverte du passage du Nord-Ouest vers la Chine. À vrai dire, je me considérais plus chanceuse que Franklin et son équipage disparus à jamais dans l’Arctique. Sommeillant sur le sofa du salon, je pensais même que le pire était derrière moi. J’aurais pu dormir à l’aéroport jusqu’au lendemain, sinon payer un prix exorbitant pour une chambre d’hôtel dans la ville la plus chère au Canada. Rien de tout cela ! Me voilà à l’intérieur, dans un endroit que j’allais appeler maison pour les dix prochains mois.

    J’étais soulagée d’ouvrir mes bagages, un par un, et de déballer l’essentiel : le pyjama, le savon, les serviettes, le dentifrice. Puis j’ai pensé que ça serait une bonne idée de grignoter quelque chose après une journée si mouvementée. Pendant que je mâchais lentement un bagel au fromage, je pensais que notre vie restait toujours une question de détails. Tout devrait bien aller si on faisait attention aux petits riens, comme celui, par exemple, de demander la clé du nouvel appartement alors qu’on y emménage.

    Les ancêtres du peuple inuit avaient survécu dans ces endroits en faisant très attention à tout ce qui composait leur vie. Ils étaient devenus des chasseurs habiles, des pagayeurs, des constructeurs d’igloos et des tailleurs de fourrure, utilisant chaque ressource à leur portée. Malgré tout, leur routine devait être tout aussi déplaisante qu’ailleurs dans le monde. J’imaginais ces gens se lever le matin et quitter leur lit de fourrure à contrecœur, s’habiller, avaler ce qu’ils trouvaient dans leurs réserves et continuer tout simplement à vivre. C’est la chose sur laquelle les gens peuvent toujours compter, du matin au soir. Le reste n’a pas beaucoup d’importance.

    Pendant le reste de la soirée, j’ai organisé mes conserves de légumes dans les armoires de la cuisine, le yogourt, le fromage et les fruits dans le frigidaire, mes chandails sur les cintres et mes dessous dans les tiroirs, avec la certitude que telle serait ma routine pour les dix prochains mois et que rien d’inattendu ne pourrait m’arriver jusqu’à mon retour à Montréal.

    •••

    L’école L’Aurore boréale était située à la périphérie de la ville. Avec l’aréna et le salon funéraire, les trois bâtiments représentaient les derniers édifices d’Iqaluit. Les six kilomètres aller-retour que je devais parcourir chaque jour entre mon appartement et mon lieu de travail s’ajoutaient à l’épuisement causé par un horaire très chargé. Bien que c’était une école francophone, nous devions suivre le programme scolaire anglophone. Historiquement parlant, le Nunavut a fait partie des Territoires du Nord-Ouest jusqu’en 1999, date de sa fondation comme territoire indépendant. Récemment, la Commission scolaire francophone avait entrepris les démarches pour adopter le système éducationnel du Québec, mais il n’y avait pas beaucoup d’enthousiasme de la part de l’administration pour y arriver trop vite. Jusqu’à nouvel ordre, L’Aurore boréale suivait le curriculum de l’Alberta.

    En tant que petite communauté au sein d’une autre petite communauté, The French School dans le langage local avait ses particularités. Son grand fléau était le manque de personnel. La plupart des enseignants présents étaient des baby-boomers qui s’étaient brusquement retrouvés à la retraite avec une maigre pension. Plusieurs avaient pris cet emploi dans le Nord pour pallier une vie de débauche, menée avec la conviction que l’argent allait toujours tomber du ciel. L’équipe était complétée par de jeunes enseignants ayant toujours travaillé dans de petites communautés et à qui la vision des grandes villes surpeuplées donnait le vertige. Ces deux groupes étaient annuellement renouvelés par des aventuriers comme moi, attirés par la publicité de l’école francophone la plus nordique au monde. D’habitude, ce leurre durait un an, même moins pour certains. Le deuxième poste vacant de cette année avait été pourvu par une jeune femme qui l’avait abandonné sans préavis au bout de deux semaines.

    Notre petite équipe était maintenant formée du directeur, de cinq enseignants et de deux assistants de classe. De plus, il y avait la surveillante du service de garde et une monitrice culturelle.

    Avec son âge et son expérience dans l’Arctique, la doyenne du groupe était Ana. Elle avait soixante-dix ans et enseignait dans la classe de maternelle. Ana avait une façon particulière de parler du Grand Nord. En fait, elle avait une façon particulière de parler de tout, animée par une sorte de hâte de partager tout ce qu’elle avait vu et appris dans sa longue vie. Ana était comme une grand-mère pour des générations d’enfants passés par L’Aurore boréale. Avant de déménager à Iqaluit, elle vivait au Manitoba. En 2004, elle avait entendu parler par hasard de la création d’une commission scolaire francophone au Nunavut. Ce nouveau territoire, ajouté aux deux autres dans le Nord, avait piqué son intérêt. Au lieu de prendre sa retraite, elle avait vendu sa maison et déménagé à Iqaluit. Treize ans s’étaient écoulés depuis, mais elle n’avait aucune intention de renoncer à son travail. Cet endroit, c’était sa maison. Pour elle, je n’étais qu’une visiteuse, mais elle me traitait avec bienveillance.

    Lors de notre premier dîner dans la salle des enseignants, elle m’a fait le compte-rendu de l’histoire d’Iqaluit, avec son accent manitobain et sa manière de placer la particule  à la fin de presque chaque mot. La petite communauté fondée pendant la Deuxième Guerre mondiale comme base militaire américaine s’appelait au début Frobisher Bay. La population locale avait été relocalisée au-delà des collines, dans un petit village nommé Apex, avec l’interdiction d’approcher les baraques sous la menace d’être fusillé sans préavis. Dans les années cinquante, la construction du système de défense connu sous le nom de DEW Line contre l’imaginaire invasion soviétique avait attiré des Inuits de tout l’Arctique. Ils avaient tous laissé derrière les igloos, les chiens et les traîneaux pour s’agglutiner dans des immeubles où la nourriture et les vêtements leur étaient pour la première fois accordés gratuitement, au coût très élevé de leur mode de vie. La plupart allaient bientôt renoncer à la chasse comme moyen de subsistance, surtout que les policiers avaient tué de sang-froid leurs chiens.

    Ana tirait une fierté particulière de la grandeur de l’aéroport local, d’où 60 vols décollaient et atterrissaient chaque jour. Iqaluit détenait apparemment la piste la plus longue au Canada. Pendant la Guerre froide, les Américains faisaient atterrir ici les gigantesques avions militaires appelés Hercules. En 1987, Frobisher Bay a été rebaptisée Iqaluit, ce qui signifie « endroit avec beaucoup de poissons » en inuktitut. En 1999, la ville était devenue la capitale du Nunavut, le plus jeune territoire au Canada.

    Vers la fin du dîner cependant, son humeur a changé brusquement. Elle m’a lancé un regard inquisiteur et m’a demandé si je savais que cet endroit allait bientôt plonger dans la noirceur. En quelques semaines, la terre allait incliner son axe par rapport au soleil pour l’hiver et le Nord n’allait plus recevoir directement de lumière pour les six prochains mois. Tout le monde pouvait lire dans un guide touristique qu’au cercle polaire le soleil se couchait en septembre et se levait en mars. Elle m’a regardée intensément pour voir si j’avais fait mes recherches avant d’accepter le poste, mais j’ai préféré pencher ma tête au-dessus de mon assiette et pêcher les derniers morceaux de patates bouillies.

    Le compte-rendu d’Ana sur la nuit polaire ne s’est pas arrêté là.

    — Les gens peuvent devenir vraiment fous lorsqu’ils vivent si longtemps dans le noir , a-t-elle dit. Ils peuvent vraiment faire des folies.

    Ce n’était plus une discussion anodine sur ce phénomène, mais un avertissement. Les nuits polaires pouvaient causer aux gens la tristesse, la déprime, l’éloignement des activités quotidiennes, un manque cruel d’énergie, la tendance à dormir plus que d’habitude et la difficulté à se concentrer.

    Ana me regardait pour voir si j’étais prête à faire face aux défis. J’étais d’habitude trop timide pour contredire les gens, surtout les vieux, mais j’ai répliqué malgré tout avec une petite voix :

    — Les Inuits vivent ici depuis longtemps. Ils semblent avoir bien survécu aux nuits polaires.

    — Je ne parlais pas d’Inuits .

    Je n’ai rien ajouté. Ana a lancé un bref regard autour de la table scrutant les autres enseignants qui nous écoutaient avec des yeux placides. Ils ont décidé de ne pas confirmer l’avertissement d’Ana sur l’épreuve de la noirceur, mais sans la contredire non plus. À la différence d’Ana, ils étaient complètement indifférents à mon possible cauchemar de six mois. J’ai été très surprise d’entendre l’un d’entre eux dire :

    — En tout cas, si tu es déprimée et tu ne nous aimes pas, alors probablement que c’est autre chose que la nuit polaire qui est en jeu. On ne peut pas tout mettre sur le dos de la noirceur.  

    À part Ana, j’étais méfiante face aux nouvelles amitiés. La plupart de mes collègues femmes avaient vécu trop longtemps dans cet endroit. Elles semblaient condamnées à vivre dans une sorte de famille d’adoption qu’elles détestaient parfois.

    Je me sentais encore plus déconnectée des individus de mon âge, comme la monitrice culturelle de l’école. Silvie était grande de taille et forte, douée d’une paire d’yeux bleus, souriants. Elle était gentille avec tout le monde, ou essayait de l’être. Je pensais même qu’elle en mettait trop. En réalité, Silvie n’était pas qualifiée pour ce boulot, alors elle cachait son manque de compétences sous une attitude amicale. J’étais intolérante face aux imposteurs, surtout lorsque les enfants étaient en cause. Les jeunes ne savaient pas qu’ils étaient trompés et ne s’en rendaient compte qu’au moment où il était trop tard. Les bons enseignants étaient des oiseaux si rares : je le savais depuis ma tendre enfance. Malgré la pression de mes parents qui exigeaient que je sois la meilleure en classe, je détestais me distinguer du groupe. Et comme tout élève paresseux, j’aimais les enseignants qui nous foutaient la paix et nous accordaient de bonnes notes sans que nous les méritions. De cette manière, ils achetaient la paix avec nous et avec les parents. Maintenant, j’étais en colère contre ces enseignants incompétents.

    Brigitte, l’assistante de classe, se trouvait dans la même situation que Silvie. Ses compétences restaient un grand mystère pour tous. Dix ans auparavant, l’école l’avait embauchée comme enseignante de musique pour la simple raison qu’elle savait jouer du piano. Lorsque son poste avait été aboli par manque de fonds, elle avait été nommée assistante de classe. À la différence de Silvie, Brigitte cachait son manque de qualifications sous une attitude tyrannique, criant et fulminant contre les élèves qui figeaient de peur lorsqu’ils la croisaient dans le corridor. J’étais en complet désaccord avec son style militaire même si ses méthodes semblaient donner de bons résultats pour calmer les petits coquins qui couraient partout.

    Parmi les 90 élèves inscrits à L’Aurore boréale, très peu étaient vraiment de souche francophone, une exigence que stipulait pourtant le règlement de la commission scolaire. Les parents étaient pour la plupart de riches anglophones travaillant au gouvernement du Nunavut, dans des bureaux, des magasins, à l’hôpital : des gens qui connaissaient l’importance d’être bilingue dans un pays comme le Canada. Ils étaient militaires, avocats, ingénieurs, médecins, gestionnaires. Avec une telle clientèle sélecte, l’école francophone jouissait de la réputation d’institution d’élite. Les seuls élèves inuits étaient ceux qui provenaient des familles mixtes ou qui avaient été adoptés par des familles blanches nanties.

    L’une de ces élèves inuites s’appelait Eli Ivalu. Dans ma classe, il y avait 14 enfants dans deux niveaux différents, soit la troisième et la quatrième année du primaire. Eli avait dix ans et était inscrite en troisième. Dès le premier jour d’école, la fille était pour moi une source constante de mécontentement à cause de ses vêtements inadaptés au climat. Dans les messages envoyés aux parents, je faisais souvent mention de ses blouses transparentes et de ses leggings en nylon, mais l’agenda me revenait toujours sans signature. Souvent, elle enfilait ses Crocs en plastique, nu-pieds. Qu’est-ce que sa famille pouvait bien en penser ? Les jours venteux, j’hésitais parfois à l’envoyer dehors à la récréation.

    Le matin, dans sa hâte d’être la première en classe, Eli ignorait toujours ma demande aux élèves de mettre leurs souliers à leurs casiers, dès qu’ils enlevaient les bottes et le pantalon de neige. Elle n’était intéressée que par ses figurines en plastique, qu’elle apportait de la maison pour les cacher dans son pupitre et les caresser pendant le cours. De temps en temps, elle s’arrêtait au milieu de la leçon pour fixer longuement ses crayons ou la bouteille d’eau sur son pupitre. Chaque fois que je l’extirpais de sa rêverie, elle me dévisageait en silence, les sourcils froncés.

    Dans la classe, j’avais installé Eli entre deux garçons, un francophone et un anglophone. L’arrangement fonctionnait, car Eli était devenue une sorte de pare-chocs entre deux caractères distincts — le premier, bavard, et le deuxième, rusé. Eli n’interagissait avec aucun des deux.

    Un vendredi matin, j’ai reçu un appel de son oncle. Il était policier et voulait venir me rencontrer à la fin des classes. La plupart des enfants avaient déjà pris l’autobus pour retourner à la maison, alors que ceux qui fréquentaient le service de garde mangeaient leur collation dans la grande salle, qui nous servait de gymnase le jour. Ma classe se trouvait collée à sa paroi gauche si bien que je finissais mes journées dans les cris de la surveillante qui essayait de calmer les élèves et de trouver Henry. Le petit espiègle avait un talent particulier pour glisser entre ses doigts et s’évaporer dans l’école.

    Lorsque je me suis rendue à l’entrée pour l’accueillir, j’ai vu son véhicule portant l’enseigne de la GRC dans le stationnement. Je me demandais ce qui pouvait être si urgent pour qu’il vienne en uniforme de police. Ce qui me choquait cependant n’était pas l’étui de son arme à peine caché sous son manteau, mais le fait qu’il soit Blanc.

    L’oncle s’entretenait avec la secrétaire et un autre homme en uniforme militaire. Ils riaient pendant que les enfants couraient entre leurs jambes. Depuis mon arrivée à Iqaluit, j’essayais de comprendre les rouages de cet endroit où tout le monde se connaissait. Pour la plupart des enfants, l’école était une sorte d’extension de la maison alors que les enseignants étaient considérés comme des parents. Ils avaient des frères ou des sœurs dans presque chaque classe et leurs familles s’impliquaient souvent dans les activités de la commission scolaire.

    Le policier m’a vue en premier, alors que je me dirigeais vers le groupe, puis il a arrêté de parler. Il a reculé d’un pas pour se retourner dans ma direction de tout son corps. Les deux autres me dévisageaient des mêmes yeux inquisiteurs. J’étais nouvelle, et ils scrutaient attentivement tout ce que je faisais et disais. J’étais épiée ouvertement et parfois je préférais rester en classe jusqu’à ce que les corridors se vident.

    L’oncle a enlevé sa tuque de laine et m’a tendu sa main. Sa paume était glacée, ce qui m’a donné une estimation assez précise de la température extérieure. Ses cheveux étaient grisonnants même s’il ne semblait pas avoir dépassé la quarantaine. Il s’est présenté en tant qu’agent Liam O’Connor. Pendant les quelques secondes qui ont précédé le moment de lui adresser la parole, j’ai eu à peine le temps de me demander lequel des deux parents d’Eli était Blanc.

    Je l’ai conduit dans la classe et je lui ai montré le pupitre de sa nièce.

    J’ai fait l’éloge d’Eli en la présentant comme une élève très ordonnée, propre et obéissante. Les yeux du policier ont suivi ma main lui indiquant un collant jaune en forme de tortue sur lequel la fille avait calligraphié son nom en rouge et bleu. Sa bouteille d’eau était remplie jusqu’au bouchon, comme d’habitude. J’avais remarqué qu’Eli ne la laissait jamais vide, même au moment de partir à la maison.

    À la fin de notre brève tournée de la classe, j’ai dit à l’oncle que le seul problème que j’avais avec Eli, c’étaient ses vêtements très inadaptés pour cet endroit.

    L’oncle m’écoutait attentivement et approuvait de sa tête chacun de mes mots. Son regard fixe commençait à m’intimider. Je ne comprenais pas ce qui suscitait autant son intérêt dans mes remarques. De temps à autre, il effleurait discrètement son arme pour s’assurer de ne rien toucher autour. Depuis son arrivée, mon local de classe avait rétréci. Les parents qui travaillaient pour la police ou l’armée se présentaient souvent aux rendez-vous en uniforme. Au début, je pensais qu’ils voulaient m’intimider. Ce jour-là, pendant que je m’entretenais avec l’agent O’Connor, j’ai compris qu’à trois heures de l’après-midi, la plupart d’entre eux prenaient un petit congé de leur poste pour rencontrer la nouvelle enseignante de leur enfant.

    — Vous savez, ai-je dit alors que je prenais une distance sécuritaire derrière mon bureau, sa famille ne doit pas s’inquiéter. Eli est une très bonne élève.

    C’était ce que chaque parent voulait entendre de la part des enseignants ! Le policier n’avait pas l’air trop rassuré cependant. Il s’est penché en arrière sur sa chaise et a essayé d’éviter mes yeux. Secrètement, j’espérais que cela mettrait fin à cette rencontre. Cette visite n’était pas différente des autres : les parents faisaient une simple vérification de routine. J’étais une étrangère sur leur domaine et ils devaient s’assurer que je ne sois pas une menace pour leur progéniture. Combien de fois devrais-je encore faire le tour de la classe et inventer des attributs pour décrire leurs enfants ?

    L’agent a essayé de dissimuler sa surprise. Son sourire ne l’aidait pas à vaincre son inhibition pour autant.

    — Oui, a-t-il dit. Elle a toujours été un bon enfant. Cela rend les choses faciles pour nous, vous savez. Sa mère est morte il y a deux ans et mon frère travaille à Grise Fiord. Il est obligé de s’absenter souvent. Eli vit avec sa grand-mère. Je vais lui traduire ce que vous avez écrit dans son agenda, sur les vêtements. Elle ne parle qu’inuktitut et très peu d’anglais.

    En une seconde, j’ai compris de quoi était faite la vie d’Eli, avec une mère décédée et un père absent. Pas beaucoup de discipline avec une grand-mère et un oncle comme gardiens ! Ma grande préoccupation était de ne pas laisser l’autre deviner ma surprise devant cette nouvelle. Personne ne m’avait informée de cette tragédie ! J’étais une intruse dans cet endroit et tout le monde voulait me garder ainsi. Personne n’avait eu l’idée de me montrer les dossiers des élèves et moi, je ne savais ni si j’avais le droit de le demander ni à qui m’adresser. Chacune de mes interrogations semblait aux autres une indiscrétion.

    La mère aurait pu mourir d’une cause naturelle. Mais ce n’était probablement pas le cas ! Eli ne m’avait jamais semblé traumatisée. Maintenant que je déroulais le film de sa routine quotidienne, cependant, l’étrangeté de ses habitudes me frappait de

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