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Le testament
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Livre électronique504 pages7 heures

Le testament

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À propos de ce livre électronique

Novembre 2006, de vives tensions secouent le Pérou, alors que des tribus de l’Amazonie protestent contre Pachacutec, un projet d’oléoduc piloté par une multinationale canadienne. Au même moment, le journaliste québécois Charles Bernard est retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Satipo, au cœur de la jungle. Le livre sur lequel il travaillait manque à l’appel. Sa femme Sophie part à la recherche du manuscrit disparu. Mais elle doit faire vite, car d’autres sont prêts à tout pour s’emparer de l’enquête. Un mercenaire à la force herculéenne et une reporter de la presse à sensation s’inviteront dans la course. Ils découvriront une selva impitoyable où les hommes sont plus dangereux encore que les bêtes.

LangueFrançais
Date de sortie8 nov. 2016
ISBN9781367342132
Le testament

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    Aperçu du livre

    Le testament - David Riendeau

    Remerciements

    Si l’acte d’écrire est un geste individuel, l’auteur, lui, est le produit de sa collectivité et de son temps. Ce premier roman n’aurait jamais vu le jour sans mes parents qui nous ont inculqué, à ma sœur et à moi, l’amour de la lecture. À tous ces professeurs de français qui m’ont communiqué leur passion pour les mots et qui m’ont encouragé à poursuivre l’écriture, je vous salue bien bas. Votre patience aura porté fruit.

    Je tiens également à remercier tous mes amis péruviens. Ils m’ont fait connaître la réalité de leur magnifique pays. Aux autochtones de l’Amazonie qui m’ont offert l’hospitalité de leur modeste maison, je dis «pasonki».

    Je souligne par ailleurs le soutien d’Alexandre Gravel-Leclerc des Éditions Montmartre. Merci de me donner une place dans la jungle de l’édition.

    Enfin, je ne saurais trop témoigner ma gratitude à Dominique Piché, ma première lectrice et fidèle amie. Tes judicieux conseils ont été salutaires dans l’élaboration de ce livre.

    L’œuvre

    Novembre 2006, de vives tensions secouent le Pérou, alors que des tribus de l’Amazonie protestent contre Pachacutec, un projet d’oléoduc piloté par une multinationale canadienne. Au même moment, le journaliste québécois Charles Bernard est retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Satipo, au cœur de la jungle. Le livre sur lequel il travaillait manque à l’appel. Sa femme Sophie part à la recherche du manuscrit disparu. Mais elle doit faire vite, car d’autres sont prêts à tout pour s’emparer de l’enquête. Un mercenaire à la force herculéenne et une reporter de la presse à sensation s’inviteront dans la course. Ils découvriront une selva impitoyable où les hommes sont plus dangereux encore que les bêtes.

    L’auteur

    La passion de l'écriture amène David Riendeau à étudier le journalisme à l'Université du Québec à Montréal. Collaborateur pour différents magazines et journaux, il entreprend plusieurs voyages en Amérique du Sud. Pendant la réalisation d'une série d'articles sur l'Amazonie péruvienne, naît l'idée d'écrire un récit de suspense avec pour décor cette région du monde encore méconnue. Le testament est son premier roman. Une suite est en préparation.

    Carte du Pérou central

    Topographie du Perou

    1. Montréal

    Une orange roula sur le plancher du salon. Sophie avait laissé tomber son sac de provisions.

    Quelqu’un était entré dans leur condo.

    L’angoisse lui serra la gorge. Elle vit les étagères renversées, le sofa éventré, la bibliothèque vidée de ses livres. Des éclats de verre et de porcelaine mêlés à la terre des pots de fleurs jonchaient le plancher. À ses pieds, un portrait encadré de Charles et d’elle était en mille morceaux.

    Et si les cambrioleurs étaient encore à l’intérieur?

    Cette pensée la terrorisa. Les voisins d’en bas étaient en vacances dans le Sud, ceux d’en haut étaient de timides vieillards à moitié sourds. Personne ne viendrait à son secours si on l’attaquait.

    Sophie était restée immobile. Elle prêta l’oreille. Le vent de novembre s’engouffrait par la fenêtre.

    La curiosité la poussa malgré tout à avancer. D’un pas lent, elle alla à la cuisine où régnait le même désordre. Les armoires et les tiroirs étaient ouverts. Leur contenu, renversé sur le carrelage. Elle se pencha pour ramasser un couteau effilé. Des sueurs froides mouillaient son dos et son front. Son manteau et son écharpe lui devinrent rapidement inconfortables.

    Elle se dirigea vers la salle de bain. Des morceaux de miroir craquèrent sous ses bottes. Elle jeta un regard inquiet vers la douche. Quelqu’un se cache derrière le rideau, pensa-t-elle. Il attend. Sophie chercha à surprendre un bruit, un souffle. Elle n’entendait que les battements de son cœur. Sa main crispée sur le couteau, elle tira le rideau.

    Personne.

    Sophie respira à nouveau.

    Ne restait qu’à vérifier la chambre à coucher, dont la porte était entrebâillée. Derrière elle, une forte voix la fit sursauter.

    — Police! Lâchez le couteau, lui ordonna la voix d’un homme.

    — J’habite ici, arriva-t-elle à prononcer, le souffle court.

    — Votre nom?

    — Sophie Bourbonnais, j’habite ici.

    — Tournez-vous lentement, c’est cela. Déposez le couteau lentement. Voilà, on y est.

    L’agent de police la gardait toujours en joue. C’était un homme dans la quarantaine, cheveux poivre et sel, sourcils broussailleux, trapu, poupart, la truffe boursouflée par la couperose.

    — Venez jusqu’à moi, madame, et attendez-moi à l’extérieur dans le corridor.

    Sophie le considérait avec une certaine inquiétude, mais s’exécuta tout de même. L’arme au poing, le policier s’avança dans le salon. La vitre crépitait sous ses bottes.

    — Restez là, lui ordonna-t-il.

    Précaution inutile. Sophie avait maintenant les jambes lourdes comme du ciment. Elle regarda l’homme s’aventurer plus loin dans l’appartement tout en jetant des coups d’œil nerveux de part et d’autre du long corridor où elle se trouvait.

    Le policier revint au bout de deux minutes et rengaina son pistolet.

    — Je voulais m’assurer qu’il n’y ait plus personne. Êtes-vous blessée, madame Bourbonnais?

    Sophie se contenta de secouer la tête.

    — Avez-vous vu quelqu’un?

    — Non, je suis arrivée à peine cinq minutes avant vous.

    — Est-ce qu’on vous a pris des objets de valeur?

    — À première vue, non.

    Le policier regarda le désordre autour de lui, d’un air navré.

    — Au fait, que faites-vous ici? s’interrogea Sophie, qui retrouvait lentement ses esprits.

    — J’ai oublié de me présenter. Je suis l’inspecteur Brochu de la Sûreté du Québec. Je suis venu pour vous annoncer une nouvelle, dit-il mal à l’aise, mais ce n’est visiblement pas le bon moment.

    Sophie recula d’un pas. Elle appréhendait le pire.

    — Qu’est-ce qui se passe? parvint-elle à prononcer d’une voix étranglée.

    L’agent se gratta le crâne, ne sachant plus où se mettre.

    — C’est à propos de votre conjoint, madame Bourbonnais, lâcha-t-il au bout d’un moment.

    Ces quelques mots bouleversèrent la femme. Ses grands yeux noirs s’emplirent d’eau.

    — Charles…

    — Je regrette vraiment de devoir dire ça… On l’a trouvé sans vie dans sa chambre d’hôtel.

    L’émotion lui serrait la gorge. L’inspecteur Brochu l’observa avec tristesse et empathie.

    — C’est arrivé dans la nuit du 2. Il s’est enlevé la vie.

    La femme tomba à genou et éclata en sanglots. Le policier lui posa une main sur l’épaule.

    — Mes condoléances.

    L’inspecteur resta près d’elle un long moment pour tenter de la réconforter.

    — Je vous laisse une carte avec le numéro de l’ambassade. Demain, vous pouvez les appeler pour régler les procédures légales. Maintenant, je vous appelle une patrouille. Il va prendre votre déposition pour le cambriolage.

    Sophie ne répondit rien, ses yeux bouffis erraient sur les objets détruits qui jonchaient le plancher. Elle n’arrivait plus à réfléchir. La douleur était trop atroce. Dans son esprit, deux mots revenaient sans interruption.

    Charles.

    Mort.

    Un quart d’heure plus tard, une patrouille du SPVM vint sur les lieux. L’agent provincial salua ses collègues et prit congé de Sophie en lui serrant longuement la main. Deux policiers inspectèrent l’appartement, posèrent les questions d’usage et recueillirent la déposition de Sophie. Au bout d’un temps, le tout fut fini. Les policiers lui suggérèrent de passer la nuit chez un proche.

    2. Campas et serranos

    La pluie des derniers jours avait transformé les rues poussiéreuses de Pichanaki en un véritable bourbier. Et les grondements inquiétants des gros nuages lourds ne laissaient présager rien de bon pour les heures à venir. La rivière Péréné était sortie de son lit dans des proportions jamais vues auparavant, de sorte que la ville ressemblait à une pâle réplique de Venise qu’on aurait dépouillée de ses palais et de ses églises.

    L’accès à la capitale Lima étant coupé depuis 48 heures, les autorités avaient réquisitionné des barges pour assurer les services d’urgence et le ravitaillement. La base militaire de Pichanaki demeurait sur le qui-vive, prête à intervenir en cas d’extrême nécessité. En toute hâte, on avait érigé des murets de sacs de sable autour de l’hôpital et des principaux édifices. On s’arrachait les quelques pompes vétustes qui crachotaient une eau boueuse dans un boucan infernal. Entre-temps, une file interminable de camions de marchandises et d’autobus s’étirait sur la route centrale en amont de Pichanaki et nul ne savait quand le déluge allait cesser.

    Cinquante ans auparavant, le lieu de la plante à balai ou Pichanaki en langue ashaninka était une vaste étendue de prés et de plantations fruitières. Un jour, un premier groupe de colons originaires des Andes poussés par la disette érigea à la va-vite de petits abris de fortune dans une orangeraie. Le propriétaire des lieux envoya ses ouvriers et ses chiens chasser les intrus. Les ouvriers revinrent les membres et le visage ensanglantés. Les paysans les avaient battus et avaient tué les chiens à coups de pierre. C’était le début des premières invasions de terrains. Le propriétaire demanda l’aide de la police. Même résultat. Il interpella le représentant au Congrès. Vagues promesses. Attente interminable. Pendant ce temps, les abris de fortune devinrent des cabanes de bois, puis des maisons de briques. Les colons s’approprièrent les champs qu’avaient usurpés jadis les latifundistes aux autochtones avec l’appui de l’oligarchie de la capitale. Des rues se dessinèrent, on forma un conseil municipal, on élit un maire. Chaque jour amenait son lot de nouveaux colons. Le propriétaire, sans ressource, ruiné, se tira une balle dans la tête. Le gouvernement, dépassé par les évènements, fût bien obligé de reconnaître que Pichanaki était devenu une ville.

    En cette journée du 3 novembre 2006, Pichanaki n’avait d’amazonien que sa chaleur étouffante, avec ses rues en terre battue devenues rigoles, puis rivières fangeuses où flottaient détritus, branches et cadavres d’animaux. Les plus téméraires enfilaient de longues bottes de caoutchouc pour aller à l’ouvrage sous le regard mi admiratif, mi ironique de ceux qui préféraient rester à l’abri sous leur toit de zinc. Parfois, on apercevait au détour d’une rue le vieil Ernesto ramer avec difficulté à bord de sa chaloupe chargée de marchandises à ras le bord. Le commerçant était trop fin renard pour rester inactif durant le déluge, ainsi emportait-il avec lui une cargaison de légumes, de viande, de pains et de cigarettes qu’il pouvait vendre à fort prix. Tout commerçant péruvien qui se respecte sait tirer profit des caprices de Dame nature.

    Sur le seuil d’une porte sans adresse, un vieux Quechua, un lointain descendant du peuple inca, regardait tomber la pluie, impassible, la joue droite déformée par la boulette de feuilles de coca qu’il mastiquait pour tromper la faim et les rhumatismes. Un poncho élimé dissimulait son corps noueux maltraité par les années de dur labeur. Il se sentait bien loin de sa sierra natale qu’il avait quittée voilà quarante ans pour cultiver son lopin de café dans la vallée de Chanchamayo. Le passage des petites embarcations à moteur créait des vaguelettes qui, bientôt, inonderaient sa modeste demeure.

    « Jamais je n’aurais cru vivre assez vieux pour voir le déluge. Cette fois-ci, l’eau va emporter la maison et moi à l’intérieur. Et y’a ces foutus campas qui nous dévisagent sans dire mot depuis deux jours. Ils nous importunent. Je me demande pourquoi la police les tolère encore. On devrait capturer tout ça et les renvoyer dans la jungle, là où ils vivent comme des animaux », marmotta-t-il.

    Campas était le terme employé par les serranos, les habitants des Andes, pour désigner avec mépris les autochtones d’Amazonie. Au cours des cinquante dernières années, les Quechuas, peuple d’éleveurs et d’agriculteurs, avaient colonisé le piémont andin, repoussant toujours plus vers l’Orient les autochtones nomades qui vivaient principalement de chasse et de cultures de subsistance. Pour percer une brèche dans l’épaisse jungle qui s’étendait jusqu’au Brésil, les Quechuas mettaient le feu à une parcelle forêt pour ensuite y cultiver le cacao, le café ou la coca. Les colons poursuivaient leur œuvre prédatrice, hectare après hectare, encouragés par l’État qui souhaitait détourner les vagues migratrices de la capitale. La limite de la jungle reculait à mesure qu’augmentait la pression du front pionnier. En moins de deux générations, les Quechuas devinrent maîtres de l’économie locale. La forêt, morcelée, attaquée par les madereros, les trafiquants de bois, se vidait de son gibier et ne suffisait plus à nourrir les campas dont la culture se perdait dans une forme de métissage débile et sans repères.

    Au tournant du nouveau millénaire, la population des indigènes dans cette région était marginale. Les quelques campas qui partaient en ville pour gagner leur vie étaient traités en parias. Les Quechuas leur reprochaient d’être fainéants, malpropres et enclins au vice de l’alcool, alors qu’ils étaient les premières victimes des soi-disant bienfaits de la civilisation qu’on leur avait mis sous la gorge. Seule la toponymie permettait d’indiquer au visiteur égaré que cette contrée domestiquée et couverte de plantations fût un jour une jungle giboyeuse. L’assimilation de ces peuples de l’Amazonie était inexorable, pensait-on. Un beau matin, tous les colons quechuas du Pérou allaient se réveiller sans que l’ombre des campas n’importune leur expansion vers l’Orient, là où tant de richesses dormaient sous un tas de feuilles inutiles.

    Mais à en croire l’attroupement qui s’était formé aux limites de Pichanaki, ce jour n’était pas encore arrivé. Dimanche, un premier groupe d’une cinquantaine d’indigènes ashaninkas vêtus de la traditionnelle tunique cushma s’étaient présentés devant la ville armés de leurs seuls bardas, fusils de chasse et arcs à flèches. Tout d’abord, on crut qu’ils allaient envahir un terrain. D’autres groupuscules vinrent gonfler leurs rangs au courant de la journée et le lendemain. Ils avaient établi un petit campement à la lisière d’une orangeraie. En tout, ils étaient 400 ou 500. En ville, la rumeur voulait qu’ils se rendent à Lima, la capitale, pour protester contre le projet Pachacutec, le gazoduc transandin qui relierait le Pacifique aux champs gaziers de Camisea dans la région de Cuzco, au cœur de la forêt.

    L’activité débordante au commissariat de police de Pichanaki n’était pas étrangère à cette rumeur. Des effectifs des villes de La Merced et de Huancayo avaient été rappelés en renfort de toute urgence. Le commissaire Juan Marcos Quispe, la quarantaine bedonnante et la chemise déboutonnée s’entretenait au téléphone en grattant nerveusement sa calvitie alors que des barques motorisées allaient et venaient en patrouille. Son mouchoir de poche ne suffisait plus à éponger l’abondante sueur qui ruisselait de son front. Un petit ventilateur bon marché, un cendrier bourré de mégots, une bouteille presque vide de pisco, l’eau de vie locale, trônaient sur son modeste bureau. Les policiers qui passaient devant sa porte ralentissaient le pas afin de capter quelques bribes de la conversation qui, dans les circonstances, revêtait d’une importante particulière pour le commissariat.

    — Quispe, les manifestants ne doivent pas dépasser Pichanaki, ordonna la voix rocailleuse à l’autre bout du fil.

    — Monsieur le sous-ministre, même avec les renforts qui sont arrivés hier, nous avons un policier pour six manifestants, protesta-t-il. On va se faire bouffer tout cru. Les routes sont bloquées par les pluies et les autres troupes mettront des jours avant de se rameuter.

    — Rien à foutre. Bouclez-moi les chefs et dispersez ces singes. Qu’ils retournent dans leur forêt. On a encore l’opinion publique avec nous. Il faut extraire la graine de la dissidence avant qu’elle ne germe.

    — On avait parlé d’hélicos, hasarda le commissaire… Vous pensez que…?

    — Tous nos appareils en état de vol sont affectés aux opérations dans le VRAE. Et de toute façon, où voudriez-vous que les hélicos se posent avec toute cette flotte? Songez un peu que tout le pays vous regarde, Quispe. On s’attend de vous à ce que vous fassiez votre boulot, rien de moins. Je vous tiens personnellement responsable de la suite des évènements. Compris?

    — Monsieur le sous-ministre…

    — Vous allez arrêter ces agitateurs. Je compte sur vous, Quispe.

    — Entendu, monsieur le sous-ministre. Je vous ferai un rapport en fin de journée.

    Le sous-ministre avait raccroché. Le commissaire serra les dents.

    — Carajo! Enfant de pute de fonctionnaire de Lima! Ces maudits campas ne pouvaient pas choisir une autre route pour manifester? Je dois mater une chienne de révolte! Et il fait toujours aussi chaud malgré le ciel qui nous pisse dessus depuis des jours.

    Voilà neuf ans que Quispe était commissaire à Pichanaki. Originaire de Huancayo, dans les Andes, il avait demandé d’être transféré ici parce que sa femme n’avait jamais supporté le froid de la montagne. Les pots-de-vin récoltés auprès des trafiquants de drogue suffisaient pour mettre sa famille à l’abri du besoin. Quispe ne souhaitait pas faire trouer sa peau par excès de zèle. De temps à autre, il épinglait un chapardeur ou un maquereau sans envergure pour contenter ses supérieurs. Avec cette bande de sauvages qui bivouaquaient à l’extérieur de la ville, impossible de fermer les yeux. Le Ministère avait demandé à ce que le ménage soit fait. Il sentait qu’il allait devoir se mouiller, au risque d’être muté dans un trou perdu de la sierra. L’idée de se faire massacrer par ses sauvages l’énervait. On les disait capables de fondre sur leur ennemi en silence comme des jaguars et de s’éclipser dans la nature sans laisser de traces.

    Pour se calmer, Quispe se servit une rasade de pisco qu’il éclusa sec avant d’appeler ses subalternes.

    — Lopez, Mamani, Rojas, amenez vos culs-terreux ici, bon sang, on a du boulot!

    Les trois lieutenants de police arrivèrent avec empressement, peu accoutumés de voir le commissaire dans un tel état.

    — Messieurs, ce que je craignais le plus va arriver. Il nous incombe de dissuader les manifestants de poursuivre leur marche jusqu’à Lima. J’ai reçu des ordres d’en haut. Je vous avertis que nous devrons faire face à l’adversité seuls; pas de soldats, pas d’hélicos, pas de cavalerie. Nous allons devoir jouer de finesse pour que cela ne tourne pas en boucherie. Dieu seul sait ce que ces campas sont capables de faire! Lopez, fais équiper les gars de La Merced de boucliers et de matraques. Vous tiendrez position à cent pas d’eux, prêts à intervenir. Mamani, prends les renforts de Junin et fais-les patrouiller dans les champs et sur les routes pour décourager ceux qui voudraient se rejoindre à eux. Rojas, tu as la tâche la plus délicate. Avec les gars de la maison, tu iras arrêter les agitateurs parmi ces sauvages. Libre à toi d’utiliser la manière douce ou forte, mais sache que je te tiendrai responsable du bon déroulement des opérations. Le sous-ministre veut des résultats au plus tard demain matin. Je ne vous retiens pas.

    Les trois lieutenants rompirent les rangs, laissant le commissaire Quispe avec ses inquiétudes grandissantes. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La pluie ne perdait pas en intensité.

    — Si seulement la pluie pouvait se transformer en pisco, maugréa-t-il dans sa moustache poivre et sel.

    3. Le projet Pachacutec

    Une autre personne dans Pichanaki partageait les inquiétudes du commissaire Quispe. Perché sur un promontoire rocheux, Antoniro Pichari observait la ville inondée avec angoisse. Très jeune, dans son Pajonal natal, il avait pris l’habitude de grimper dans un arbre pour réfléchir. Son père disait toujours que devant un dilemme, il fallait prendre de la hauteur.

    Antoniro Pichari avait été choisi par les siens pour diriger la marche vers la capitale. Le jeune avocat accepta cette tâche avec humilité. Chacune de ses décisions pouvait influencer la réussite ou l’échec de leur initiative. Malgré l’idéalisme qui caractérisait les gens de son âge, il savait leurs chances minces. Élevé dans des temps difficiles, il avait acquis une force de caractère qui impressionnait déjà ses semblables. D’une main sale, il retira ses petites lunettes qu’il portait de mauvaise grâce depuis l’université pour en essuyer les gouttelettes avec le pan de la seule chemise qui n’était pas encore détrempée.

    La pluie était leur ennemie et leur alliée à la fois. Ennemie, car elle démoralisait ses compagnons d’infortune et rendait les conditions de vie précaires dans le campement qu’ils avaient établi en attendant d’autres villages qui se joindraient à eux. Alliée, car elle avait dissuadé les policiers d’intervenir jusqu’ici. Le nombre d’indigènes présent gonflait d’heure en heure. Bientôt, ils seraient 600 ou 700 hommes prêts à revendiquer les droits sur leurs terres ancestrales.

    — Serons-nous assez pour les dissuader de nous arrêter? La route de la capitale est parsemée d’embûches, pensa Antoniro.

    Voilà cinq jours qu’Antoniro était parti depuis Oventeni dans le Pajonal avec une cinquantaine de compagnons pour protester contre le projet Pachacutec. Depuis quelques semaines, le Pérou entier était divisé sur la question de ce gazoduc qui devait relier au Pacifique les riches champs gaziers de Camisea, dans l’Amazonie. Le tracé projeté par le promoteur prévoyait traverser de nombreuses parties de la forêt encore vierge. L’International Oil of Canada avait obtenu l’appui inconditionnel du gouvernement et de l’élite financière de Lima. Rapidement, les opposants au projet montèrent aux barricades. Parmi eux, figuraient les autochtones ashaninkas du Pajonal, un massif forestier qui avait été encore épargné par le saccage des colons quechuas et des grandes entreprises. Le gazoduc Pachacutec traverserait leurs terres. Malgré toutes les garanties et les compensations offertes par l’International Oil, ils avaient la conviction que ce projet menaçait de façon directe leur mode de vie, voire leur existence. Le gouvernement déclara que le projet Pachacutec coïncidait avec les intérêts supérieurs de la nation et que la consultation des populations locales ne serait pas nécessaire. Il n’en fallait pas plus pour faire bouillir le sang des fiers Ashaninkas. La révolte au cœur, des hommes et des femmes de plusieurs villages partirent à pied vers la capitale pour protester contre le projet.

    Les intempéries des derniers jours n’avaient pas découragé Antoniro et ses frères ashaninkas de poursuivre leur route. La marche se voulait pacifique, mais réveillait dans son sillage les vieilles tensions raciales qui existaient entre eux et les serranos. Là où le projet Pachacutec était perçu comme un moteur de progrès, les protestataires étaient accueillis avec une hostilité palpable. Antoniro le savait.

    Lorsqu’Antoniro était enfant, son père, Armando dit le Sage, avait pris les armes contre le Sentier lumineux. Les guérilleros marxistes, habitués à terroriser des campagnards sans défense, furent surpris de rencontrer une résistance si farouche lorsqu’ils voulurent pénétrer dans le Pajonal. C’était sous-estimer la combativité des Ashaninkas qui pouvaient traquer un ennemi pendant des jours, armés de leur seule carabine de chasse et de leur machette. L’insurrection matée dans la région au milieu des années 1990, le peuple ashaninka retourna à son état passif.

    Cette fois-ci, le combat à mener était différent. L’argent, les avocats et les lois avaient remplacé les arcs et les flèches. Peut-être le sage Armando avait-il entrevu les changements qui s’annonçaient dans la société, car il envoya Antoniro à l’université pour qu’il étudiât le droit. Admis au barreau, le jeune avocat établit sa pratique à Satipo, où il représentait souvent d’autres autochtones aux prises avec des fonctionnaires corrompus ou des patrons abusifs. Le respect dû à son nom de famille céda peu à peu à une reconnaissance bien sentie de plusieurs Ashaninkas de la région. Antoniro Pichari pratiquait depuis deux ans déjà lorsque les premiers émissaires de l’International Oil vinrent semer les dollars dans la région pour amadouer les élus locaux.

    Aussi, les protestataires avaient-ils reconnu en Antoniro la détermination et la droiture nécessaires pour les mener jusqu’à Lima, où ils espéraient faire entendre raison au gouvernement.

    — Antoniro, fit une voix douce comme le chant d’un oiseau. Descends de ton rocher. Il se passe des choses là-bas.

    — Impokiro, je ne t’ai pas entendu arriver, s’exclama Antoniro en apercevant la jeune fille qui les avait accompagnés depuis son village. Que se passe-t-il?

    — Des barques remplies de policiers patrouillent dans les champs. Il y a aussi trente hommes avec des boucliers et des casques qui arrivent dans des camions. Le conseil t’attend pour prendre une décision.

    — J’arrive toute de suite, Impokiro. Comment savais-tu que j’étais ici, puisque je ne l’avais dit à personne?

    — Parce que j’ai suivi tes traces, répondit la belle Ashaninka en rougissant un peu.

    — Une véritable fille de chasseur, répondit l’avocat en descendant aussi aisément que l’aurait fait un gamin.

    Sur le chemin du campement, il regardait du coin de l’œil les longs cheveux noirs et les traits doux d’Impokiro. Elle était d’une beauté qui n’avait rien d’emprunté comme ces filles bavardes et oisives de Lima à qui il avait fait inutilement la cour à l’université. Impokiro était si pure, si vraie. Elle était de son peuple. Ils se comprenaient l’un et l’autre. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Jamais il n’avait trouvé le courage de le lui dire.

    Les protestataires avaient établi de façon sommaire leur campement sur les hauteurs d’un coteau boisé qui surplombait la ville inondée. Quelques feux brûlaient au milieu d’un petit regroupement d’abris de fortune. Plusieurs femmes accompagnaient leur mari. À l’arrivée d’Antoniro, ils levèrent sur lui des yeux inquiets.

    Réunis sous un vieil oranger, les chefs l’attendaient avec impatience, fébriles de passer à l’action. Impokiro resta en retrait pour laisser Antoniro s’entretenir avec eux. Elle ignorait où cette marche allait les mener, mais elle remettait toute sa confiance dans les mains du jeune homme. Il savait tant de choses. Il était si éduqué, si gentil. Au village, plusieurs autres garçons de son âge étaient beaux et vaillants lorsqu’ils taillaient les racines de yucca, mais une force irrésistible la poussait vers le fils du chef, comme si toute son âme la poussait à l’aimer comme les sœurs catholiques lui avaient enseigné à adorer Jésus. Cependant, Impokiro ne pouvait ni toucher le Christ de ses doigts ni entendre sa voix. Pour son seul amour, elle le suivrait jusqu’à Lima, jusqu’au bout du monde, s’il le fallait.

    Le jeune avocat salua avec respect la dizaine de chefs, dont il était le cadet. La confiance qu’ils portaient à son père expliquait en partie pourquoi les chefs l’avaient désigné pour les guider jusqu’à Lima. De plus, il connaissait les lois. Des chefs rassemblés, plusieurs n’avaient encore jamais franchi les Andes et étaient secrètement effrayés à l’idée d’affronter cette société qu’ils connaissaient si peu. Ils considéraient Antoniro comme le pont entre leur peuple et le reste du monde. Aussi, comptaient-ils sur son avis au cours des prochains jours qui s’annonçaient décisifs. Le conseil se composait des hommes suivants :

    Le doyen du groupe, Shempiri Jumanga, dit la Tortue, venait du haut Ucayali. La soixantaine franchie, il avait la solidité d’un arbre dont les racines demeuraient profondes malgré les nombreuses tempêtes. Quelques rides auréolaient ses yeux noirs et sa bouche qui ne s’ouvrait jamais pour prononcer une parole qui ne fut pas sage. À la tempe gauche, il portait une longue cicatrice, souvenir de la lutte contre-subversive. Il était accompagné de son fils cadet et de plusieurs de ses neveux, tous de valeureux Ashaninkas révoltés par le projet de gazoduc.

    Esaü Teco représentait le peuple yiné dont les quelque 4000 individus vivaient près des champs gaziers de Camisea, sur le fleuve Urubamba. Âgé de 45 ans, son corps était grand et noueux. Une lueur d’intelligence brillait dans ses yeux jaunes. Il écoutait beaucoup et parlait peu. Un solide poignard ne quittait jamais sa ceinture. Environ 20 hommes de son village lui prêtaient main-forte.

    Samuel Mainiti, dit le Tigre, tout comme Antoniro, était un jeune Ashaninka du Pajonal, son village était établi sur les berges de la rivière Unine. Sa vigueur et sa force le rendaient brave, habile à la chasse et redoutable combattant.

    Francisco Inchato, dit la Forêt, borgne d’une cinquantaine d’années, discret, mais d’une grande influence auprès des villages sur le fleuve Tambo. Plus jeune, il avait vécu un temps à Lima où il apprit le métier de mécanicien. Près de 60 hommes et femmes l’accompagnaient.

    La présence de Santiako Poriri provoquait une certaine surprise. Originaire de la vallée de l’Ene, fief des narcotrafiquants, Santiako, dit le Fauve, n’avait pas donné de signe de vie depuis que la région était devenue le théâtre de combats entre l’armée et les cartels. Le poids des années avait transformé sa physionomie, autrefois ouverte et rieuse, en celle d’un ermite maigre et hirsute. Deux doigts manquaient à sa main gauche et de nombreuses cicatrices coûturaient ses avant-bras. Son visage s’était assombri également. Il s’animait un peu au revoir de nombreux parents et amis présents dans la marche.

    Carloshi Kantes, vieux chef du peuple machiguenga était venu de la vallée de l’Urubamba accompagné de ses deux fils et d’une trentaine d’hommes à la mine farouche. Grand voyageur, habile chasseur, on racontait de lui qu’il connaissait chaque arbre de La Merced à Puerto Maldonado. Ses équipées lui avaient valu une réputation d’homme intrépide. Le nombre de ses aventures n’avait d’égal que ses nombreux rejetons semés dans toute l’Amazonie. Bien campé sur ses jambes vigoureuses, Kantes accusait un léger embonpoint et montrait un sourire édenté lorsqu’on lui rappelait de vieux souvenirs de jeunesse.

    Les protestataires pouvaient également compter sur les frères Alberto et Rodrigo Micateri, chacun leader d’un village sur le fleuve Tambo. De petite taille et solidement charpentés, ils étaient affables, mais ambitieux. Leur groupe, composé de 40 hommes, était arrivé par pirogue la veille.

    Seul étranger admis au conseil, l’anthropologue et militant écologiste Robert Drewry vivait parmi les Ashaninkas depuis plus de 20 ans. Séduit par leur mode de vie, il avait consacré une bonne partie de sa carrière à faire reconnaître leurs droits auprès de la communauté internationale et du gouvernement péruvien. Le teint rougeaud et la barbe grisonnante du Britannique détonnaient avec les visages imberbes et cuivrés des Ashaninkas. Drewry était devenu l’intime de plusieurs chefs présents, en premier lieu d’Antoniro dont il était le parrain.

    Bien que Chakami Shirorima, dit l’Oiseau, habitait la ville de Satipo, en aval de Pichanaki, depuis bientôt dix ans, l’homme de 40 ans avait conservé de nombreux liens avec sa famille de Maranquiari, tout près de l’embouchure de l’Ucayali. Il ne représentait aucun village, mais son opinion, tout comme celle de Drewry comptait pour beaucoup.

    Rodrigo Micateri rompit le silence en premier.

    — Ils envoient la police pour nous arrêter. Mais ils ne font pas le poids. Nos arcs et nos fusils de chasse peuvent facilement battre leurs matraques et leurs mitraillettes.

    — C’est trop risqué. Nous deviendrions hors-la-loi. Nous ne pouvons pas entrer dans la capitale comme des bandits. Personne ne nous écoutera, objecta la Tortue.

    — Il faut attendre et dire aux policiers que tout ira bien. D’autres groupes doivent arriver demain ou après-demain. Nous serons plus forts, répliqua Teco.

    — Et s’ils nous arrêtent? Nous n’allons pas nous laisser faire. Qui va s’occuper de nos familles si la police nous emprisonne? s’inquiéta l’Oiseau.

    — Il faut se battre et se disperser dans la forêt. Dans la forêt, nous sommes les maîtres, affirma Kantes d’un ton insistant.

    La discussion enflammait les esprits. Les chefs soupesaient les possibilités, considéraient le pour et le contre. Un obstacle de taille se dressait devant eux plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu. En vérité, ils se sentaient désarmés face à la situation.

    — Vous êtes les maîtres dans la forêt, mais la compagnie va construire leur gazoduc, observa Drewry. Bientôt aucune forêt ne sera assez épaisse pour que vous puissiez vous cacher. Que proposes-tu, Antoniro? Nous caquetons comme des poules et toi tu restes muet comme une carpe.

    — S’il est vrai que d’autres groupes doivent nous rejoindre, des renforts peuvent s’ajouter aux forces de la police. Pour l’instant, nous sommes plus nombreux. Il faut agir.

    — On les affronte?

    — Comme la Tortue l’a expliqué, si nous nous battons contre la police, nous allons perdre la seule arme que nous avons, notre légitimité. Nous avons raison de marcher et de protester. Si nous affrontons la police, nous devenons aux yeux du monde des criminels. Les gens ne veulent pas écouter des criminels.

    — Pourtant, il nous faut traverser Pichanaki, dit le Tigre qui n’avait toujours pas placé un mot dans la conversation. Nos frères des communautés de La Merced attendent notre arrivée et nous devons franchir la rivière Péréné par le pont. Par beau temps, nous pourrions passer à gué, mais son niveau est élevé. Plusieurs risquent de se noyer.

    — Dans cet obstacle réside toute la difficulté de notre position. Beaucoup d’habitants ne nous aiment pas, fit valoir l’Oiseau. Notre venue risque d’échauffer les esprits ce qui donnerait un prétexte parfait aux policiers pour nous arrêter.

    — Je crois que les policiers sont au courant de notre intention de traverser le pont pour rejoindre les autres villages ashaninkas, affirma Antoniro.

    — Veux-tu dire qu’on nous a dénoncés?

    — Pas nécessairement. Ils ont pu deviner nos intentions. Ce pont verrouille l’accès à la capitale. Je propose que l'on contourne Pichanaki et qu’on donne rendez-vous aux autres à Tarma, dans les montagnes.

    — Je salue ton intelligence, Antoniro, mais je crois que nous allons perdre la face si nous fuyons devant la police. Passons au vote, proposa Alberto Micateri.

    La proposition de traverser la ville, au risque d’affronter les policiers recueillit les voix des deux frères Micateri, du Tigre et de Kantes. L’idée de contourner la cité reçut l’appui de l’Oiseau, de Teco, d’Antoniro, d’Inchato, de la Tortue et de Poriri. Seul Drewry crut préférable de rester ici à attendre qu’ils soient plus nombreux.

    — J’imagine qu’en ce moment, nous sommes sans doute plus nombreux que les policiers, concéda Antoniro qui comprenait la déception de certains. Nous pourrions sans doute leur servir une sévère correction, mais je crois que le gouvernement attend un seul faux pas pour faire de nous des hors-la-loi. La route vers Lima est encore longue. Nous devons franchir la sierra. Beaucoup d’obstacles nous attendent d’ici là. Si le gouvernement fait de nous des bandits, nous n’atteindrons pas Chanchamayo. Les policiers voudront nous rouer de coups jusqu’au dernier. Je ne veux pas de cela. Notre grande marche finirait aussitôt. Le gazoduc serait construit et nous irions en prison. Notre seule arme doit être la vérité que nous portons en nous.

    — Tandis que nous allons poursuivre notre chemin, Drewry pourra demeurer à Pichanaki et informer ceux qui n’auront pas pu nous rejoindre, suggéra Tortue.

    Le Britannique acquiesça. Il se doutait que les policiers allaient y songer deux fois avant d’embêter un gringo qui possédait quelques relations dans la capitale.

    Antoniro expliqua brièvement aux autres chefs qu’elle serait la marche à suivre et tous retournèrent auprès des leurs. Ils devaient lever le camp dans une heure.

    4. Bruce Hunter, porte-parole de l’International Oil of Canada

    La sonnerie du téléphone l’avait réveillé. C’était Jennings. Le cadran indiquait 4 h 37. Hunter n’était pas matinal, un tantinet soupe au lait. Il avait l’impression d’avoir les yeux fermés depuis seulement quelques minutes. Mais il savait que son emploi exigeait de lui d’être toujours disponible. Combien de rôtis mitonnés par Kimberley avaient refroidi sur la table depuis deux ans? Il ne comptait plus les parties de pêche avec ses amis du collège remises aux calendes grecques ni les joutes de hockey de son fils Jason qu’il avait manquées. Au moins, son employeur payait pour ses talents de communicateur. Jennings le mit au parfum. Bruce serait bombardé de questions par les journalistes. Hier soir, une manifestation contre le projet de gazoduc au Pérou avait été réprimée dans le sang. La police avait fait des arrestations de masse, des indigènes pour la plupart, après avoir entendu un coup de feu dans la foule. Un bilan de plusieurs dizaines de blessés dans les deux camps. On ignorait qui avait commencé au juste. Un témoin a filmé une partie des arrestations sur son cellulaire et la vidéo faisait le tour d’internet depuis quelques heures déjà. En fin de soirée, le ministre des Affaires étrangères avait appelé pour leur demander de calmer le jeu, le gouvernement étant à quelques semaines de déclencher des élections.

    Bruce se glissa hors du lit sans réveiller Kimberley. Il alla se doucher, puis s’habilla. Sur son ordinateur portable, il lut les rapports que le service péruvien de la compagnie avait rédigés dans l’empressement des évènements. Il croisa ses renseignements aux nouvelles qu’il pouvait lire des agences de presse. À 6 heures, Bruce sauta dans sa voiture, une Lexus qu’il venait de se payer le mois dernier pour célébrer sa récente promotion. Il tourna la clef dans le moteur et se dirigea sur les routes déjà achalandées de la banlieue vers le centre-ville de Calgary.

    À 9 heures, toute la presse de la capitale albertaine s’était réunie dans le hall d’entrée de l’International Oil of Canada. Tous avaient vu la vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux. Combien d’arrestations? Trente? Cinquante? Tout autant de blessés graves. Pourtant, la compagnie affirmait la

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