De la ville intelligente à la ville intelligible
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À propos de ce livre électronique
Le présent ouvrage se penche sur ce grand projet technologique, en explorant les défis que la « ville intelligente » pose à la démocratie et à l’écologie, l’emprise de la « gouvernementalité algorithmique » et de la culture technologique sur nos vies, la menace qui pèse sur nos libertés en tant que citoyens et citoyennes ainsi que nos droits de réclamer une ville juste et inclusive. L’élan de ce livre est certainement critique, mais non au sens d’une dénonciation ou d’un simple refus : l’ensemble des contributions cherche plutôt à remettre en question les discours et les idées qui prévalent avec une évidence de plus en plus hégémonique, et selon lesquels il serait possible de résoudre les crises contemporaines grâce à la « ville intelligente ». Destiné à un lectorat désillusionné par les discours technocentrés, l’ouvrage cherche à ouvrir l’espace des possibles en imaginant d’autres trajectoires.
Emmanuelle Caccamo est docteure en sémiologie, chercheuse en communication et professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur l’imaginaire et les discours entourant les nouvelles technologies médiatiques numériques. Elle développe une approche technocritique et décroissantiste du numérique. Elle est également cofondatrice et directrice générale de la revue d’exploration sémiotique Cygne noir.
Étudiant au doctorat, Julien Walzberg s’intéresse à la modélisation des comportements humains lors de la phase d’utilisation d’un produit ou service en analyse du cycle de vie. Il a également été consultant junior en analyse du cycle de vie. Il détient par ailleurs un diplôme d’ingénieur en matériaux ainsi qu’un mastère spécialisé en management de l’environnement.
Tyler Reigeluth est docteur en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles où il a défendu sa thèse dans le cadre du sein du projet interuniversitaire «Gouvernementalité algorithmique». Il s’intéresse généralement aux relations politiques qui lient techniques et corps, et plus particulièrement aux questions éthiques et épistémologiques qu’impliquent une connaissance de l’apprentissage machine (machine learning).
Nicolas Merveille est docteur en anthropologie sociale et ethnologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) et professeur au Département Stratégie, responsabilité sociale et environnementale à l’ESG-UQAM. Il est titulaire d’un mastère spécialisé en ingénierie et gestion de l’environnement de l’École nationale supérieure des Mines de Paris.
Emmanuelle Caccamo
Emmanuelle Caccamo est docteure en sémiologie, chercheuse en communication et professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur l’imaginaire et les discours entourant les nouvelles technologies médiatiques numériques. Elle développe une approche technocritique et décroissantiste du numérique. Elle est également cofondatrice et directrice générale de la revue d’exploration sémiotique Cygne noir.
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Aperçu du livre
De la ville intelligente à la ville intelligible - Emmanuelle Caccamo
défendre
Introduction
Tyler REIGELUTH, Julien WALZBERG et Emmanuelle CACCAMO
La ville grouille et s’empresse. L’espace urbain a toujours été synonyme de densité, de vitesse et de foisonnement. Toutefois, le phénomène d’urbanisation, qui s’amplifie depuis la Révolution industrielle, tend aujourd’hui à se propager à une échelle planétaire inédite. Alors qu’elle semble se déployer sans fin, cette urbanisation produit en même temps les limites de sa propre expansion. Pollution des écosystèmes et de la biosphère, congestion et surpopulation des infrastructures d’habitation et de transport, précarisation des modes de vie, délocalisation de la production industrielle, autant de dynamiques qui semblent indiquer que la ville, dans sa forme normale, ne peut continuer à croître indéfiniment sans produire en même temps une crise profonde de l’organisation sociale, économique et environnementale liée à la vie urbaine. À travers sa propre mitose, la reproduction de la forme urbaine risque bien de devenir monstrueuse. Depuis longtemps déjà, de nombreux auteurs, architectes/urbanistes et penseurs ont prévu ou imaginé cette dynamique d’hypertrophie pathologique de la ville future. La réalisation de cette dynamique est toujours compliquée à diagnostiquer du dedans et le présent ouvrage ne cherche pas à répéter des discours du type « c’était mieux avant » ou « nous courrons à notre perte ». Il semblerait néanmoins que la crise en gestation et longtemps annoncée exhibe un certain nombre de symptômes d’ordre systémique, pour lesquels le diagnostic ne peut être local ou limité. Face à l’ampleur de la crise urbaine, de plus en plus de villes moyennes et grandes prennent l’initiative de se positionner comme modèle à suivre, comme ville du futur, une ville faisant preuve d’« intelligence » face aux pressions structurelles engendrées par son propre essor.
Cette intelligence prend le plus souvent la forme de solutions techniques « innovantes » qui permettraient d’optimiser les flux et comportements qui composent l’espace urbain. Ce faisant, l’espace des possibles, ainsi que les solutions qui en font partie, est envisagé comme un problème d’ordre technique dont le caractère innovant ou inventif est souvent soustrait au débat public, à l’engagement des communautés concernées ou aux considérations sociales, culturelles et politiques plus larges. Ce qui s’annonce comme « intelligent » est toutefois rarement intelligible, au sens où les solutions envisagées permettraient non seulement de résoudre un problème donné de manière optimale, mais contribueraient en outre à une compréhension plus profonde des phénomènes qui affectent nos formes de vie urbaines. Réclamer une ville qui soit intelligible implique que nous posions la question de son sens, de la direction qu’elle prendra et de ce qu’elle signifie pour celles et ceux qui l’habitent.
L’ensemble des contributions réunies ici cherchent à mettre en doute le discours, l’idée, le projet qui s’impose avec une évidence de plus en plus hégémonique selon lequel il serait possible de résoudre les crises contemporaines du modèle urbain en déployant un arsenal de pratiques et de techniques de modélisation et de prédictions algorithmiques basées sur la production et le traitement de données massives. Cet arsenal implique le déploiement de nouvelles infrastructures (capteurs, détecteurs, centres de stockage de données, réseaux avec et sans fils, etc.), de nouvelles logiques d’intervention (prédiction, veille de données, analyse en temps réel, etc.) et de nouvelles pratiques sociales (transformations de l’urbanisme et de l’architecture ou de la gestion des services urbains, de la représentation politique municipale, etc.).
L’élan de cet ouvrage est certainement critique, mais non au sens d’une simple dénonciation ou d’un refus. Il s’agit plutôt de remettre en cause, de manière raisonnée et plurielle, l’évidence des solutions et l’espace des possibles s’imposant dans les débats contemporains sur la ville « intelligente ». Les contributions proposent ainsi des perspectives diverses à partir desquelles il serait possible d’envisager d’autres formes de vie urbaines. Loin de contourner la question technique, nous cherchons davantage à lui rendre ses dimensions sociales et politiques, à en faire un problème à partir duquel réfléchir et agir. En somme, nous espérons montrer à travers les différentes approches proposées que c’est seulement lorsqu’un phénomène ne va plus de soi qu’il peut commencer à devenir intelligible.
Le premier texte de cet ouvrage se penche sur le thème de la « ville intelligente » et la démocratie : quels défis les villes intelligentes et le déploiement des nouvelles technologies posent-ils à la démocratie ? Dans « La ville intelligente : défis pour la démocratie », Jean-François Gagné traite de différentes thématiques allant de la marginalisation sociale à la perte d’autonomie politique en passant par le décalage entre les actes (im)posés par les acteurs de l’industrie du numérique et l’État de droit. Gagné examine en dernier lieu l’idée de « participation algorithmique », à savoir un mode de participation politique que la collecte de données massives sur les citoyennes et les citoyens rendrait possible. Ce mode de participation auquel d’aucuns rêvent se présenterait comme une réponse au désintéressement de la population aux modes électoraux classiques, notamment au niveau municipal. Renouveler les modalités de participation citoyenne aux orientations des politiques gouvernementales par ce biais pose néanmoins de nombreux enjeux en termes de représentativité, de libertés et de vie privée.
Si l’arsenal technologique de la ville numérique tire profit d’une crise de la démocratie, Joëlle Gélinas et Fabien Richert, dans leur texte « La ville intelligente : entre privatisation et privation d’une vie urbaine multidimensionnelle », proposent de considérer un autre contexte de crise qui a permis l’émergence des « villes intelligentes ». D’un point de vue socioéconomique, les projets de villes connectées constituent une nouvelle manière de surmonter les crises systémiques du capitalisme, notamment par l’accaparement marchand de nouvelles sphères d’activité par les entreprises du numérique. À rebours de ces projets, qui posent entre autres des enjeux de surveillance, les deux auteurs remobilisent le concept de « droit à la ville » d’Henri Lefebvre. Ils critiquent en ce sens le réductionnisme technocratique et l’unidimensionnalité des « villes intelligentes ».
Le déferlement technologique et ses enjeux dépassent souvent l’entendement et un détour par des images fictionnelles, par les œuvres littéraires notamment, peut offrir une manière de saisir plus finement et avec une plus grande acuité les phénomènes les plus immédiats. Deux chapitres font ainsi le pari de poursuivre la réflexion en passant par la fiction. Dans son texte « Don de soi et servitude volontaire », Simon Levesque réfléchit aux implications éthiques et politiques de la « ville intelligente » et de la gouvernementalité algorithmique à travers Les Géants, récit quasi prophétique de J.M.G. Le Clézio. Tirant parti de la clairvoyance du romancier, Levesque s’intéresse particulièrement aux logiques d’alimentation des réseaux de mégadonnées qui reposent sur un don de soi – plus ou moins conscient – et sur une forme renouvelée de servitude volontaire. Il discute de la dimension politique des formes du don de soi valorisées aujourd’hui par les utopies du marché et les formes de l’idéologie technophile.
Avec son texte « Dans le temps de la ville transparente », Tyler Reigeluth s’intéresse quant à lui à l’image de la ville dans la nouvelle « Chronopolis », de l’écrivain J.G. Ballard. Il perçoit « une étrange familiarité avec la ville dite intelligente
, cette ville hypertrophiée par les objets numériques connectés en tous genres, une ville enfouie sous des couches de réseaux avec et sans fils qui s’enchâssent et se superposent », et la ville fictionnelle imaginée par Ballard. Ce passage par la fiction afin de penser le présent permet de mettre au jour les façons dont la technique fabrique la ville et l’espace urbain. Prenant appui sur la société inventée par Ballard, Reigeluth souligne également la fétichisation de la transparence dans le cadre des projets de « villes intelligentes ». Cette fétichisation s’accompagne d’une invisibilisation des médiations techniques et politiques qui mine l’intelligibilité du système. Pour l’auteur, mener une telle réflexion conduit nécessairement à remettre en question les principes de notre culture technique.
Les projets de villes « intelligentes » promettent également un espace urbain plus « durable ». Trois textes s’interrogent sur cette dimension, à la fois d’un point de vue des effets environnementaux et de l’écologie politique. Dans son texte « La ville intelligente est-elle écologique ? La simulation multi-agent pour appréhender la durabilité de la ville intelligente », Julien Walzberg discute des enjeux écologiques des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC). Plus largement, il se demande si la ville « intelligente » est soutenable et s’interroge sur les façons de mesurer cette soutenabilité. Passant en revue différentes études sur le sujet, l’auteur met de l’avant différents facteurs, à l’exemple de l’effet rebond, du contexte sociotechnique et des comportements humains, qui doivent être pris en compte dans cette mesure. Walzberg examine les avantages et les limites de différents modèles de mesure et souligne, en fin de compte, qu’il est difficile de conclure que la « ville intelligente » réglera de facto les problèmes environnementaux engendrés par l’urbain.
Emmanuelle Caccamo s’interroge à son tour sur la trajectoire de la ville numérique. Dans son texte « Critique de la numérisation
croissante de la société : vers une trajectoire alternative et décroissante », l’auteure aborde et déconstruit les arguments avancés par les promoteurs de la « ville intelligente », notamment l’argument environnemental. Si les technologies numériques sont gourmandes en ressources, alors une ville intelligente soutenable ne serait-elle pas justement celle qui se défait de ces technologies ? L’auteure remet en question l’absence de débat sur la trajectoire du « tout numérique » et propose d’imaginer un autre rapport à la culture numérique.
Nous verrons enfin dans le chapitre de Jérôme Pelenc, intitulé « Une critique de la ville intelligente depuis les marges (r)urbaines en résistance », que des trajectoires alternatives à la ville connectée existent. Les marges urbaines en résistance proposent une trajectoire radicalement différente de celle de la ville numérique. Le chapitre de Pelenc pose comme hypothèse que le passage de la ville « intelligente » à la ville « intelligible » ne peut se faire que par une réappropriation « par le bas ». À travers trois exemples de marges urbaines en résistance, l’auteur aborde la réappropriation de savoir-faire, de l’espace et de luttes, qui préfigurent certaines transformations sociales à venir. Le texte nous rappelle que cette vision n’est pas plus utopique que celle d’une ville numérique optimisée qui résoudrait tous nos problèmes. Ces deux trajectoires, en s’affrontant, permettent d’ouvrir le débat démocratique aux citoyennes et aux citoyens en les plaçant face à de réels choix politiques.
Par leur variété d’approches, ces contributions tâchent de répondre de façon critique aux promesses véhiculées par la ville « intelligente » et de rendre, ce faisant, les projets de l’industrie des smart cities plus intelligibles.
La ville intelligente
Défis pour la démocratie
Jean-François GAGNÉ
L’Internet des objets s’ingère dans la gouvernance des villes. Les senseurs, vidéos et autres technologies interconnectées capables de capter une diversité d’informations grandissantes investissent l’espace urbain. Grâce à ces données, combinées avec les perfectionnements des algorithmes et la puissance de calcul des systèmes informatiques, les villes dites « intelligentes » proposent de bonifier les services à la population et, de ce fait, de contribuer au bien-être des citadines et des citadins. Cette promesse comporte plusieurs défis politiques.
Dans une certaine mesure, la ville intelligente incarne l’intégration des nouvelles technologies numériques et ces dernières mettent à mal certaines valeurs démocratiques. Plus particulièrement, la marginalisation sociale, la perte de l’autonomie politique et le décalage de l’État de droit sont l’expression d’une réalité politique en mutation. Sans répondre de manière pleine et entière à l’ensemble des défis provoqués par les technologies numériques dans le contexte de la ville intelligente, l’attachement partagé aux valeurs démocratiques peut servir de cadre normatif pour guider l’orientation des actions politiques (Meredith, Rosell et Davis, 2016).
Avant de plonger dans le vif du sujet, quelques précisions s’imposent. La perspective de l’analyse se veut prospective. La ville intelligente s’édifie dans quelques endroits tels que Hangzhou, Copenhague, Tel-Aviv ou Singapour, pour ne citer que ceux-là. Néanmoins, elle est somme toute au stade de projet. Les défis soulevés sont donc, dans l’esprit de l’essai, de nature hypothétique. Également, les propos qui suivent oscillent par moment entre l’échelle municipale et nationale. Quoique contingents, ces objets d’étude témoignent d’une considération commune à l’égard des valeurs démocratiques. Cela dit, la ville est intimement liée aux préoccupations quotidiennes des citoyennes et des citoyens. De ce fait, à l’heure d’un déploiement massif de nouvelles technologies numériques, elle est confrontée de manière plus pressante, voire immédiate à la nécessité de prendre la mesure des enjeux politiques à venir. Pour l’essentiel, le texte insiste sur les défis et les risques pour la démocratie. En dernier lieu, cet essai se penche sur le thème de la participation politique et des technologies numériques. Plus précisément, il propose des pistes de réflexion sur les conditions de ce que l’on peut appeler la « participation algorithmique ».
1. La démocratie à l’ère numérique
Les technologies numériques bousculent les frontières conceptuelles les plus fondamentales : la distinction entre un humain et une machine ou entre la réalité et la fiction s’obscurcit. La machine peut créer des symphonies ou écrire de la poésie (Cafolla, 2018 ; Kaleagasi, 2017). Elle sait faire preuve d’ingéniosité comme en témoigne la victoire d’AlphaGo sur Lee Sedol (Sang-Hun, 2016). La fiction devient difficile à détecter avec l’arrivée des hypertrucages (deep fake) et la réalité manipulée avec les « bots » qui gonflent la popularité des nouvelles mensongères (Finney Boylan, 2018).
Dans la même veine, la frontière entre la démocratie et l’autocratie s’affaiblit et plusieurs régimes revêtent une forme d’hybridité (Gagné, 2017). Un gouvernement respecte certaines libertés civiles et certains droits politiques, alors qu’à différents degrés il en brime d’autres impunément. Cette mixité semble la posture idéale pour bon nombre de politiciennes et de politiciens (Merkel, 2004, p. 33). Le Janus d’un temps nouveau : celui qui arbore sans complexe une contradiction a priori difficilement réconciliable.
Dans les démocraties, les raisons de ce glissement s’expliquent en partie par les répercussions des technologies. C’est ce que nous verrons. Elles jouent également un rôle dans les dictatures, mais les dynamiques diffèrent (Tufekci, 2016). Ce sujet s’éloigne du présent propos, il n’en sera donc pas question. Autrement, en Occident, la conjoncture provoque une remise en question des schèmes de pensées traditionnels (Runciman, 2018). Il semble judicieux de s’interroger sur la signification des valeurs démocratiques à l’ère numérique, qui plus est à la lumière du projet des villes intelligentes. Il en va de l’intelligibilité du projet de ville intelligente, et par conséquent de sa légitimité auprès des citoyennes et des citoyens. En effet, mieux comprendre les défis démocratiques inhérents à la ville intelligente permet aux gouvernements de mieux réagir à ceux-ci et permet à la population d’apprécier la réaction du gouvernement. Il ne faut pas s’y méprendre, tous les gouvernements ont besoin à différents degrés de l’appui des citoyennes et des citoyens (Beetham, 1991, p. 90-94). Sans cet assentiment, l’instabilité sociale se dessine à l’horizon. Le projet de la ville intelligente ne fait pas exception.
En fin de compte, explorer les enjeux de la ville intelligente sous l’angle des valeurs démocratiques offre une grille de lecture qui met en contexte les répercussions sociales des technologies numériques, telles que le biais dans les données, l’atteinte à la vie privée et le manque de transparence, entre autres exemples.
1.1. La marginalisation sociale
La pauvreté est un défi pour toutes les sociétés. Nul doute, les inégalités économiques représentent un obstacle majeur au fonctionnement de la ville intelligente. D’autant que cette dernière discrimine potentiellement certains segments de la population. A priori, la lutte contre la pauvreté n’est pas en soi une valeur démocratique. Toutefois, elle le devient quand être pauvre rime avec être sans voix, être marginalisé politiquement.
L’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. Entre les deux existe un fossé : d’un côté les 1 % les plus riches et, de l’autre, 99 % de la population (Stiglitz, 2015, p. 125-135). L’espoir d’une ascension sociale ne se matérialise pas, il semble plutôt se volatiliser. Pour le moment, tout indique que ce phénomène va s’accentuer dans les années à venir avec la quatrième révolution industrielle, dont la ville intelligente est partie intégrante. Elle perturbera plusieurs secteurs de l’économie, en premier lieu ceux impliquant des emplois routiniers avec un niveau de qualification peu élevé (Brynjolfsson et McAfee, 2016). Le secteur manufacturier risque de poursuivre sur sa lancée vers une plus grande automatisation du travail. Cela dit, la finance est déjà touchée de plein fouet. Des emplois bien rémunérés ont ainsi disparu. En même temps, ce secteur est majoritairement composé d’individus instruits ayant les moyens d’absorber le manque à gagner pendant la transition numérique. Évidemment, de nouveaux emplois sont créés (Autor, 2015). Ces individus en haut de l’échelon social sont bien placés pour saisir les occasions dans un monde numérisé. Pour les autres, la prise de conscience d’un décalage énorme entre leurs aspirations et la perception de leur bien-être s’immisce graduellement dans l’imaginaire collectif : il s’agit d’une des sources historiques des révolutions politiques (Davies, 1962). L’iniquité généralisée ébranle un jour ou l’autre l’ordre établi (Motesharrei, Rivas et Kalnay, 2014). À n’en point douter, l’incapacité des gouvernements à préserver la justice sociale sème les germes d’une réaction contestataire pouvant faire dérailler le projet de la ville intelligente.
La situation varie d’une ville à l’autre, mais la précarité est visible partout. Ce n’est pas un hasard si le code postal est considéré comme une source potentielle de discrimination dans les algorithmes de la ville intelligente. La géographie économique marque le statut social et la fracture numérique s’observe entre les quartiers pauvres et riches. Dans certains quartiers s’exhibe une opulence technologique somme toute privée. Tous les milieux urbains ont des zones où se concentre la pauvreté. Dès lors, le déploiement de l’infrastructure dans la ville intelligente soulève de nombreuses interrogations. La rareté des ressources rend pratiquement impossible une couverture simultanée sur l’ensemble du territoire. Les coûts sont trop importants. Quels quartiers prioriser ? Quels critères utiliser ? Et le choix de ces paramètres fera-t-il l’objet d’une consultation publique ? Ce sont des questions auxquelles