Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2: Un roman philosophique
De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2: Un roman philosophique
De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2: Un roman philosophique
Livre électronique243 pages3 heures

De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2: Un roman philosophique

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Au travers de nombreux dialogues, Olga et Jacqueline abordent des problématiques sociétales importantes en France comme en Russie. Une véritable amitié s'installe entre ces deux femmes grâce à ces échanges sur les mœurs et les cultures.

Olga, russe d’origine, vit avec sa famille dans un petit village du sud de la France. Son mari Piotr, homme d’affaires, s’écroule au retour d’un de ses fréquents voyages d’affaires entre Nice et Moscou. Il décède subitement, Olga se retrouve seule avec ses quatre enfants. Sans ressources, démunie, ne parlant pas bien français, elle risque l’expulsion du territoire à tout moment, elle n’a toujours pas reçu son titre de séjour. Ses enfants âgés de 4 à 18 ans sont tous scolarisés, elle souhaite rester en France. Pour subsister elle fait des petits boulots. Elle décide de prendre des cours de français pour faciliter son intégration. Jacqueline, une prof de philo à la retraite lui donne des cours. Olga est instruite, diplômée de l’enseignement supérieur et apprend vite. Les deux femmes deviennent très vite amies et les cours débordent rapidement sur des discussions passionnées portant sur des thèmes aussi variés que la littérature, la philosophie, la politique, la linguistique, le sexe et les problèmes sociétaux en France et en Russie, etc. A travers cet échange régulier, Olga et Jacqueline découvrent tour à tour un pays, des mœurs dont elles ignoraient tout. Tandis que la mort de Piotr demeure une énigme, Olga mène son enquête policière à distance…

Les propos critiques, cultivés et pertinents de Jacqueline remettent en question notre culture et notre manière de penser. Un roman philosophique qui tient en haleine également par les rebondissements liés à l'affaire du mari d'Olga, décédé de manière suspecte...

EXTRAIT

Au cours du prochain dîner, si tu veux briller chez les bobos, place ces noms, sans oublier Sollers ou Luchini. On te dira que tu connais bien la France, que t’es super-intégrée et cultivée. Mais ne parle pas de « La Société du spectacle » de Guy Debord, des père et fils Faye, de Mikel Dufrenne, de Politzer, Raoul Vaneigem, de Clément Rosset, personne ne les connaît, tout le monde s’en fout et tu les barberais tous ! Ce qui compte pour eux c’est ce qui est : « Vu à la télé ou entendu à la radio ». Voilà, tous dans le même moule ! Fastoche non ? !
Si t’as l’occasion, dis du bien du Pape qui est formidable et du mal de Daesh, mais ne dis surtout pas que Papy refuse toute refonte fondamentale de l’Église (célibat des prêtres, prêtrise des femmes) ni que les attentats ne sont que le résultat de la politique anglo-franco-yankee ou des conseils de guerre de notre grand philosophe BHL pour aller tuer des Libyens. Ce serait très mal vu car ce n’est pas ce qu’il faut penser. Reste dans les clous, répète ce que disent les radios et les télés puisque nous sommes dans la plus belle des démocraties, elles ne nous cachent donc rien, tu comprends ? Souviens-toi, Macron est beau et intelligent, Poutine méchant, Trump un peu con mais pas trop, doué quand même du « common sense » américain (attention à la traduction : pas du « sens commun » mais du « bon sens »), les Indiens et les Chinois dangereux. Voilà, je crois qu’on a fait le tour de la planète. Quant à l’Afrique, à part le Mali où on veille au grain et au riche sous-sol, l’Amérique du Sud, l’Australie… c’est loin et on s’en moque.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrick Cherbé est un chef d’entreprise retraité. Il a été traducteur-interprète à l’ambassade de France à Moscou (URSS) et enseignant de français à l’Institut du Commerce Extérieur de Shanghai. Il a dû revenir en France à la suite de la naissance de sa première fille handicapée. Il vit une carrière en France et à l’étranger dans le domaine de la parfumerie à Grasse. Son premier roman, Olga, est tiré d’une histoire vraie.
LangueFrançais
Date de sortie4 oct. 2019
ISBN9782956916215
De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2: Un roman philosophique

En savoir plus sur Patrick Cherbé

Auteurs associés

Lié à De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2

Titres dans cette série (1)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fiction sur l'héritage culturel pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    De Moscou à Valbonne, la vie d'Olga - tome 2 - Patrick Cherbé

    1.png

    PATRICK CHERBÉ

    De Moscou à Valbonne,

    la vie d’OLGA

    TOME II

    Du même auteur

    – De Moscou à Valbonne, la vie d’Olga

    Tome I, 2019, 5 Sens Editions

    Ni rire ni pleurer mais comprendre ¹

    L’éminence Thénar endolorie, elle recopiait depuis un bon moment des phrases, des mots, des expressions bien françaises dont elle voulait absolument se souvenir. Elle les couchait minutieusement sur son cahier comme si celui-ci gravait dans le marbre une mémoire qu’elle désirait pérenne, infaillible. Le français n’avait presque plus de secret pour Olga. Son accent, toujours plus ou moins prononcé selon la place des mots dans les phrases, décuplait son charme slave mais demeurait pour elle une marque d’extranéité qu’elle s’efforçait d’effacer. Elle avait petit à petit atténué le roulement des R à la russe et s’essayait autant que possible au grasseyement qu’elle parvenait à maîtriser parfois en parlant lentement, prenant le temps de placer la pointe de sa langue au bon endroit dans sa bouche, vers le bas et non contre le palais. Jacqueline, rassurante comme toujours, lui assurait que son accent lui donnait le petit air attachant, voire fascinant, du bel agent venu de l’Est, une Mata Hari sortie tout droit d’un film d’espionnage. Ne te plains pas dit-elle à Olga, les Chinois, eux, sont incapables de prononcer un R, qu’il soit roulé ou grasseyé, car ce phonème n’existe pas dans leur langue.

    Pour dire Paris par exemple, ils n’ont que Pali, ils mettent des L à la place des R, les pôôôvres ! Les linguistes disent que les Chinois sont atteints de lallation, drôle de mot… non ?

    Ça nous fait autant rire que les Asiatiques quand ils nous entendent prononcer leurs tons en dépit du bon sens.

    Olga en rit, mais ce point d’achoppement que constituait le R français, ce rhotacisme à la française, la titillait, car bien prononcer était pour elle une satisfaction personnelle mais aussi et surtout une manière de s’intégrer. Ses enfants, se moquant d’elle gentiment, reprenaient en chœur son phrasé avec ses petites imperfections dont ce fameux R. Elles en avaient parlé une fois avec Jacqueline.

    Olga avait appris ainsi que longtemps dans le sud-ouest de la France, on avait roulé le R en pays d’Oc, l’Espagne n’étant pas loin ; d’ailleurs, lui avait-on dit, on trouve encore des locuteurs, âgés certes, prononçant le R roulé dans les campagnes du sud-ouest ou dans le département de l’Aude, à CaRRRcassonneuu ou à NaRRRbonneuu, illustRRRes teRRRoirs du RRRugby.

    La lettre R provenant du rhô grec, lui-même du phénicien, était sans doute roulée dans l’antiquité. Au Québec elle l’était aussi jusqu’aux années 1970, elle l’est toujours mais de moins en moins chez les jeunes générations.

    Excepté ces petits défauts bien naturels, Olga parlait maintenant couramment français ou quasiment. Désormais, peu de choses lui échappaient dans une conversation. Quand un mot lui posait problème, elle faisait répéter son interlocuteur tout en le notant vocalement dans son téléphone. Elle savait qu’avant de le consigner dans son cahier magique, elle le reverrait avec Jacqueline qui le lui décortiquerait en procédant à sa généalogie pour lui dévoiler son étymon. C’était devenu un jeu, un réflexe, une récréation auxquels les deux femmes se livraient bien volontiers. Leur complicité, leur connivence les unissaient dans un plaisir non feint. La culture de Jacqueline, son expérience, ses dons de pédagogue, devenus andragogues à présent, plaçaient presque Olga dans un état de savoureuse dépendance, d’admiration pour son aînée. Elle songeait à ces trop rares passeurs dont la magie innée, toujours inexpliquée, emportait les suffrages de tous, des écoliers jusqu’aux étudiants. Une certaine éloquence pour ne pas dire une éloquence certaine, une élocution aisée, un physique avenant, une gestuelle gracieuse, voire sensuelle, concentrant naturellement l’attention d’un auditoire prêt à fondre d’empathie pour ce tribun capable de faire aimer n’importe quelle matière, pourvu qu’il ou elle continuât de prodiguer cet envoûtement, cet élixir dont les sensibilités hyperesthésiques s’abreuvent jusqu’à l’ivresse de la connaissance, de la gnose au sens étymologique du terme. Soumis à une douce catalepsie de l’esprit, sous hypnose, bouche bée, les oreilles pleines de sons charmeurs, l’élève écoute de longues minutes cette voix charismatique sans sourciller ou bâiller. L’expression « être sous le charme » prend alors tout le sens de son origine latine : carmen, signifiant chant, synonyme d’une incantation, d’une formule dont la magicienne Circé d’Homère ou les sirènes d’Ulysse avaient usé et abusé ; ce timbre captivant, cette musique, parcourant les attributs sensoriels, donnent un concert d’intonations, de vibrations, à même de faire aimer la plus rébarbative des matières. Elle se souvenait d’une prof de russe qui lui avait donné le goût de la littérature dès les premières minutes de la première heure de son premier cours. Ses pensées allaient vers son compatriote, l’écrivain André Makine dont la préceptrice, une Française, Charlotte Lemonnier, lui avait donné pour toujours le goût et l’amour de la langue française, au point de ne plus penser et écrire qu’en français. Il avait atteint cette acmé de la dualité, mêlant russité et francité, à laquelle tout franco-russe rêve d’accéder. À travers cette vieille dame française, qui lui parlait avec amour de la France lointaine, devenue omniprésente dans l’imaginaire du petit garçon, Andreï/André avait identifié, dès l’enfance, ce pays à une certaine douceur, au charme féminin contrastant avec la rudesse du climat et de l’animalité sibérienne où il avait grandi. Sans s’en apercevoir il était tombé amoureux dès l’enfance de la France.

    De la même façon, le charme inné de Jacqueline avait tout de suite opéré et fasciné Olga. Il induisait parfois chez la jeune femme une espèce de parésie, de délicieuse torpeur éveillée. Son sens infus de la pédagogie doublé du charisme naturel des passeurs qui n’en ont pas l’air, avait conduit tout naturellement la prof de philo à troquer ses habitudes de professeur pour adolescents, contre celles, plus exigeantes mais non moins novatrices à son goût, du précepteur pour adulte. On n’enseigne pas à un adulte comme à un adolescent ou à un adulescent.

    Au fur et à mesure qu’Olga apprenait le français, Jacqueline découvrait les vertus et les contraintes de l’andragogie qu’elle n’avait pas connues au cours de sa longue carrière d’enseignante. Toute sa vie elle s’était appuyée sur l’amour de sa discipline et sur ce que les philosophes, les linguistes, qualifient pompeusement d’innéisme, caractérisant cette espèce de vocation chevillée au corps, cette inclination désintéressée, ce dévouement dont la Nature faisait iniquement grâce à certains de ses heureux élus. Elle éprouvait une nouvelle méthodologie de transmission de son savoir, fondée sur l’empirisme et l’interactivité dialogique. Dans ses échanges avec Olga elle apprenait, aux deux sens du terme, transmettant autant qu’elle recevait, prenant autant qu’elle donnait. Son rôle de professeur, de profiteor, alternait avec celui de l’élève, de l’alumnus, l’un se nourrissant du savoir, des lumières, de l’intelligence, de l’acquis, de la jeunesse, de la fraîcheur et de la spontanéité de l’autre. La double valeur sémantique du verbe apprendre-enseigner du latin apprehendere (au sens de prendre, saisir, attraper) et insignire (au sens de signe-signum, signaler une chose pour la transmettre) corroborait ce que ressentaient les deux amies : un véritable échange fondé sur la réciprocité et non sur un acte de translation unilatéral. Cette alternance séduisait les deux femmes dont l’implication mutuelle et entière dans leur inter-locution, au sens premier du terme, exaltait leur soif de découvertes et d’apprentissage.

    Apprendre, n’est-elle pas la plus belle des occupations, quand elle n’est pas galvaudée par la lourdeur d’un système visant à inoculer coûte que coûte un savoir camisolé dans un programme académique obligatoire, rigide, institutionnel ? Le goût d’apprendre ne peut en aucun cas émaner de quelconques notations, d’une humiliation permanente, d’un contrôle coercitif et punitif. S’ériger en censeur, en détenteur impérieux du savoir, induit l’exacte contre-productivité de l’effet espéré. Malgré cette évidence, des générations de parents, d’enseignants, de ministres de l’enseignement, persistent et alimentent la pérennité d’un système dont ils ont tous souffert à un moment ou à un autre de leur existence d’apprenant et de passeur.

    « J’ai souffert, j’ai eu souvent mal au ventre le matin, j’ai parfois vomi de trouille avant un contrôle, mais je n’en suis pas mort, donc mes enfants c’est votre tour, soyez les bienvenus à l’école des tourments, du gavage forcené de connaissances, jusqu’à en perdre connaissance, de la stéatopygie cortico-cérébrale, c’est-à-dire de la grosse tête, du didactic feeding, de la compétition, du dégoût d’apprendre ! » C’est en substance ce que tous les adultes de France et de Navarre pensent tacitement – taisiblement comme on disait en ancien français – quand ils ne l’avouent pas ouvertement à leur progéniture.

    Quand on pense que le vocable école vient du latin schola (loisir studieux), issu lui-même du grec skholê (σχολη – arrêt du travail), pensait Jacqueline !

    Précisément, ses discussions avec Olga incarnaient cette source de loisir, de plaisir, celui d’apprendre tout en se délectant de savoureux fous rires contagieux, communicatifs, infaillibles ferments de leur bonne humeur. Outre le bénéfice intellectif qu’elles retiraient de leurs échanges, elles riaient d’elles-mêmes, l’une apprenant à prononcer quatre consonnes d’affilée, un R roulé plusieurs fois dans mot, un Щ (chtch), un Й (ille), un signe mou : Ь ; l’autre un U, un R grasseyé, un é, un è, le principe aussi farfelu qu’illogique parfois des liaisons, etc. etc.

    Elles se moquaient des grimaces et des prouesses que leurs lèvres et leur langue devaient accomplir pour obtenir le son juste, approprié. Leur gymnastique faciale et buccale les faisait se tordre de rire stimulant leur autodérision.

    Mais les fous rires ne les empêchaient nullement d’aborder des sujets sérieux débouchant sur de non moins sérieuses réflexions. Le dilemme de la grammaire générative de Chomsky – tendant à soutenir que la faculté du langage est innée chez l’enfant opposée à la version de Piaget selon qui le langage est surtout affaire d’expérience, se construisant avec le temps, en interaction avec le monde extérieur – faisait débat entre Olga et Jacqueline, empêtrées dans leur enclouure d’adultes, suant sang et eau pour prononcer correctement un son ou respecter des règles grammaticales foisonnantes d’exceptions confirmant la règle. D’un côté, Jacqueline, toute à l’innéisme de Chomsky ; de l’autre, Olga, penchant pour le constructivisme de Piaget. Toutefois, elles se consolaient en sachant qu’en 2018, la célèbre controverse des années soixante-dix, opposant ces deux éminents spécialistes, demeure entière parmi les linguistes, les phonologues, les phonéticiens, détracteurs et émules des deux camps.

    Si bien qu’on ne sait toujours pas si l’enfant détient le secret de structures universelles dès sa naissance ou s’il bâtit petit à petit, comme un grand, ses univers cognitif et linguistique !

    Parenthèse refermée sur la généalogie du langage, ce qui intéressait Jacqueline, en sa qualité de prof, c’est ce rapport élève-maître qui avait jalonné toute sa vie, d’abord en tant qu’élève et étudiante, puis en tant qu’enseignante. Elle concédait avoir voué une dilection profonde à cette relation éminemment singulière qui s’établissait volontairement ou pas, consciemment ou pas entre les deux sujets qu’elle se refusait à qualifier de dominant-dominé et inversement. Elle se rappelait être tombée amoureuse deux fois : la première au lycée, la deuxième à la fac. En y resongeant, elle admettait que cette séduction provient toujours en premier lieu d’une espèce d’admiration, d’éblouissement, d’un tout émanant de l’aspect physique, du comportement, du savoir, de la voix du maître, d’une part, déclenchant chez l’élève une première attirance, une sorte d’induction hypnotique d’autre part. Peu à peu le processus de fascination s’installe à l’insu de son plein gré pour glisser vers une voluptueuse dépendance, sensuelle, amoureuse.

    Si Jacqueline atteignait sous peu l’âge de la retraite, elle avait toujours été une belle femme, l’amour qu’elle dédiait à sa discipline, cette vocation qui l’avaient toujours portée, n’avaient pu que se révéler à son avantage dans ses cours.

    Elle se demandait combien d’élèves, sans distinction de sexe, avaient bien pu tomber amoureux d’elle sans qu’elle-même ne s’en aperçût. Ce phénomène était vieux comme le monde et, malgré les interdits, le nombre de couples formés ainsi était légion, les Macron en étant la plus célèbre et la plus récente des illustrations. À travers ses lectures littéraires ou philosophiques, elle avait eu la preuve de ce prodigieux pouvoir de séduction à même de toucher tous les âges, d’enfreindre toutes les règles établies, truffées de codes dits indépassables, socio-racio-politico-religio-sociétaux, réputés immuables ou périlleusement transgressables.

    Elle se souvenait à ce propos d’un passage superbement écrit dans « Le médianoche amoureux » de Michel Tournier :

    « … Donc je l’appellerai Lucie. C’était ma maîtresse et je l’aimais. Je précise que j’avais dix ans. Je n’oublierai jamais ses robes de laine multicolores ou ses jupes longues, noires et amples de bohémienne, ses foulards, ses colliers de coquillages, ses ballerines (jamais je ne lui ai vu cette abomination : des chaussures à hauts talons !). Ses jambes nues et bronzées se nouaient sous la table surélevée à hauteur de nos visages, comme une épaisse torsade de chair, impeccable et douce. Je n’oublierai jamais surtout la couronne de fleurs des champs dont elle s’était coiffée une nuit de la Saint Jean pour danser avec nous autour du feu de joie. Elle avait une natte qu’elle nouait autour de sa tête ou qu’elle laissait pendre dans son dos. Parce que j’avais un album illustré de contes populaires slaves, je lui trouvais l’air russe ou ukrainien, exotique en tout cas. »

    Le sentiment, puis le jeu amoureux s’expriment pour tous, sans sexisme. Hétéro et homosexualité goûtent à ces plaisirs interdits. Ces réflexions la faisaient penser au Castor, surnom de Simone de Beauvoir, qui avait enfreint, elle aussi, les règles de la bienséance. Bisexuelle, elle avait eu plusieurs relations amoureuses avec certaines de ses élèves qu’elle n’hésitait pas à présenter à Sartre pour amitié et plus si affinités comme on dit. Et affinités il y eut souvent.

    Elle avait eu aussi la démonstration de l’évidence de ces relations enseignants-élèves en découvrant l’histoire d’amour, banale et singulière à la fois, née entre deux des plus célèbres philosophes du XXe siècle, l’une étudiante, l’autre professeur de philosophie. Ayant étudié les idées de ces deux penseurs dont elle lisait ou relisait des passages lui rappelant ses lectures d’étudiante, elle s’était penchée sur la biographie de ces deux êtres que tout semblait opposer a priori.

    Juive, née à Hanovre, exilée, bien que se revendiquant plus politologue que philosophe, fuyant le nazisme en France, au Portugal puis aux États-Unis, Anna Arendt vouera jusqu’à sa mort une admiration et un amour jamais démentis à son professeur devenu son amant. Nazi, dès mai 1933, date à laquelle il prend la carte du parti, raciste, antisémite, hitlérien, né la même année que le Führer, coïncidence qui lui paraissait faire sens, défenseur des camps de travail, de la race dure, apologiste de la guerre, Martin Heidegger considéré comme le plus grand philosophe allemand du XXe siècle entretiendra une liaison avec son étudiante sans jamais renier ses idées nazies.

    Que pouvait unir ces deux personnalités sinon la fascination intellectuelle puis l’amour ? Pensait Jacqueline. Comment une jeune femme de dix-huit ans sa cadette, intelligente, brillante, pouvait-elle tomber en pâmoison devant un être aussi engagé dans une politique qu’elle avait fuie puis dénoncée toute sa vie ? Seuls le cœur et l’amour dénués de toute raison raisonnante et de toute logique pouvaient répondre « logiquement et raisonnablement » à cette question. Jamais l’aphorisme pascalien « le cœur à ses raisons… » ne s’était révélé aussi fondé, aussi pertinent.

    Ses réflexions sur ce processus dont elle avait parfois observé l’indéfectible et automatique mécanisme, s’étaient vérifiées dans l’histoire de ce célèbre couple légendaire. Anna Arendt, génie ou pas, était, comme toute une chacune, effectivement tombée amoureuse de son Maître après l’avoir admiré dans un premier temps.

    Elisabeth Young-Bruhel, sa biographe, parle de magnétisme entre Anna et Martin dont la rencontre a lieu à l’automne 1924. Depuis près d’un an il rédige son livre majeur « Être et Temps – Sein und Zeit ». Anna assiste à la gestation de ce livre considéré par certains comme le chef-d’œuvre du XXe siècle. Assidue à tous ses cours, leur histoire d’amour commence en 1925. Quand il lui donne rendez-vous elle accourt. La biographe indique qu’après ses cours les étudiants se réunissaient pour savoir lequel d’entre eux avait compris ce qu’il venait de dire. L’obscurantisme de ses séminaires et la fascination qu’exerçait cet ésotérisme délibéré entretenait cet esprit de soumission intellectuelle auquel condescendaient ses disciples. Plus tard, une autre biographe, Elzbieta Ettinger révélera dans son livre « Anna Arendt et Martin Heidegger » le caractère quelque peu spécial du philosophe :

    « Il était d’un naturel inquiet, cherchant constamment à susciter l’adulation et l’idolâtrie. Il aime le pouvoir… les honneurs et l’argent. » Ettinger parle de sa duplicité, de son hypocrisie, de son art de manipuler les gens et souligne elle aussi le magnétisme émanant de son cours… il ensorcelle son auditoire avec une rhétorique qui désoriente et propose une architecture complexe de sa pensée qu’il détruit aussitôt, laissant ses étudiants dans l’expectative ; il joue de mystère pour entretenir la relation de servitude de ses étudiants. Anna avouera une « inflexible dévotion envers un être unique ». Marié, père de deux enfants, il ne divorcera jamais pas plus qu’il n’admettra après-guerre son errance politique et persistera même en justifiant ontologiquement la Shoah. Elle l’aimera malgré tout jusqu’à sa mort, il lui survivra cinq mois.

    Pour Jacqueline il y avait dans cette relation l’odeur, le fumet du syndrome de Stockholm faisant entrer des otages en empathie avec leurs geôliers. Anna avait été, en quelque sorte, l’otage, la prisonnière de cet obscurantisme dans lequel elle ne voyait que du génie. Cet aveuglement intellectuel doublé d’un éblouissement amoureux ne pouvait que consigner la jeune Anna dans une situation de totale soumission et de si grande dépendance, qu’elle fut maintenue toute sa vie, même mariée et séparée de lui, dans un état de cécité passionnelle absolu. Mais l’intérêt dans cette histoire, pensait Jacqueline, ne doit pas, ne peut pas se limiter à des considérations politiques puisqu’il s’agit d’une histoire d’amour avant tout. Après tout, s’il avait été nazi, Heidegger n’en demeurait pas moins un homme, dont une femme, même juive, pouvait tomber amoureuse. Qu’un Allemand, même cultivé et intelligent, succombe à la folie d’un concitoyen, n’était en soi que le pâle et banal reflet d’une époque où tout un peuple s’était laissé envoûter par une personnalité charismatique. Dans ce contexte, ce climat des années trente, où sont promises à toute une nation suprématie et hégémonie, qui aurait osé nager à contre-courant d’un immense fleuve annonciateur d’un avenir radieux, débordant d’éloges, de glorification adressés à ses riverains ?

    Qui aurait refusé de boire à la source de longs discours quasiment hagiographiques à l’endroit d’un homme, de tout un peuple, d’une bannière brandie en guise de ralliement à la souveraineté d’une nation promise à la domination du monde ? Source nourrie d’un flot permanent de louanges et d’exaltation patriotique ? Pourtant, la flagornerie, la pommade, la vaseline, la moraline, l’idolâtrie des années trente, n’étaient que les pièces maîtresses d’un procédé vieux comme l’humanité, toujours en vigueur au XXIe siècle et dont, vraisemblablement, l’avenir était assuré encore pour longtemps. Ah ! Servitude volontaire quand tu nous tiens ! N’est-ce pas Monsieur Étienne de La Boétie ? Selon Jacqueline, qu’on le veuille ou non, ces hommes qui avaient tant fait de

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1