Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon
Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon
Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon
Livre électronique345 pages4 heures

Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

« Leur logis était-il une manière de les découvrir un peu mieux ? Il était semblable au nôtre, deux étages plus haut mais lourdement décoré dans un style hybride, baroque italien et un peu français. Des objets magnifiques, lustre et chandeliers style nouille, deux vases aussi signés Gallé, table et buffet italiens avec une marqueterie compliquée. Et aussi de nombreux objets traditionnels japonais, soucoupes anciennes en laque, porcelaine fine, petits plateaux de bois servant autrefois à présenter les cartes de visite. Le tout semblait avoir été posé là sans recherche “d’urbanisation” de l’ameublement. La table, les buffets, les fauteuils solides et cossus n’arrivaient pas à effacer une impression de provisoire. Pourquoi cette apparence d’opulence était-elle comme brouillée par le sentiment diffus que tout pouvait s’effacer un jour sous les ravages d’un séisme, d’un revers de fortune… ? »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Attiré depuis toujours par l’étude des langues, Philippe Dreiss entreprend, parallèlement à une formation commerciale, l’apprentissage du japonais à l’INALCO. Au long d’une carrière naturellement tournée vers le Japon, il écrit, pour le plaisir, nombre de petits textes, avec l’envie de parler de ce pays, devenu pour lui et sa famille une « patrie d’adoption ». L’idée d’aborder cette culture, à travers le prisme de rencontres amicales particulièrement fortes, lui donnera l’audace de se lancer dans cette aventure…
LangueFrançais
Date de sortie15 sept. 2022
ISBN9791037767646
Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon

Lié à Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon

Livres électroniques liés

Fiction sur l'héritage culturel pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Nos amis Tanakaet autres souvenirs du Japon - Philippe Dreiss

    Chapitre 1

    Le choc Tokyo

    En 1971, Tokyo était encore assez marqué par la reconstruction hâtive et la croissance rapide entreprise depuis les années cinquante. On voulait tourner résolument le dos à la guerre perdue que beaucoup surtout les conservateurs plus ou moins nationalistes appelaient « shûsen », fin de guerre et non « haisen », défaite. Quoi qu’il en soit, depuis la France ou depuis la vieille Europe, ce chaos urbain choquait notre sens de l’harmonie.

    Je m’étais préparé à cette laideur, à cette incohérence, par mes lectures, par mes échanges avec des Japonais ou des camarades de Langues O revenant du Japon après l’exposition universelle d’Osaka de 1970 : on m’avait fait des villes japonaises des descriptions apocalyptiques. Mais au fond, une petite maison de guingois en bois recroquevillée entre deux grands immeubles pisseux en béton brut, un petit bout d’étang devenu un cloaque dominé par des autoroutes urbaines agressives étaient laids certes mais plutôt pittoresques et je m’attendais vraiment à encore pire !

    J’avais cru partager avec Marguerite – ma Margot – M pour la suite de ce récit, avant de partir, les échos de ce Japon désordonné, la mettant en garde contre cette agression visuelle. Elle était arrivée un mois après moi et je n’avais jusque-là rien trouvé d’autre que la chambrette d’une entrée de gamme d’auberges de jeunesse pour nous héberger en attendant le logement de nos rêves. Parlons du logement de nos rêves : j’en avais visité plusieurs et j’avais renoncé à la mini studette de 6 tatami (10 m²), touchant presque le béton brut du bâtiment voisin, ou le logis un peu plus grand mais composé d’une entrée sombre et d’un salon-chambre placard. Je préférais attendre qu’elle vienne juger avec moi de l’offre pas toujours très engageante qui nous était proposée.

    Ma chère M était désemparée, et son sens esthétique plus heurté que moi par cette mégalopole improbable sans repères, sans noms de rues et construite sans aucun sens apparent de l’urbanisme. Peut-être n’avait-elle pas voulu entendre mes propos et restait sur l’image d’Épinal du Japon dont lui parlait sa mère dans son enfance : maisons de papier, etc. Dans mon zèle excessif pour la protéger, je la mettais en garde contre toute sortie dans cette jungle dépourvue de plan précis, remplie d’inscriptions très jolies mais totalement illisibles, peuplée d’êtres s’exprimant dans cet idiome bizarre et trop complexe, hospitaliers certes mais très probablement déconcertés et souvent affolés de devoir dialoguer avec une étrangère, une « gaijin » perdue.

    Il était urgent de trouver une installation moins précaire pour abriter nos aventures, nos projets, moi à l’Institut Franco-Japonais, équivalent de l’Alliance française, détaché et imposé par Langues-O mais, pour cette raison même, pas vraiment bien accueilli par la direction, et ma M pour qu’elle partage peu à peu mon bizarre enthousiasme pour cette capitale monstrueuse mais pas si repoussante qu’elle se montrait au premier abord.

    Je me souviens du nom de l’agent immobilier, Monsieur Yomogida, traduisez : Champ d’Armoise, qui nous avait trouvé un gigantesque 10 tatamis + l’entrée cuisine, (20 m² en tout) wouahhhh ! Gigantesque vu notre budget, dans un immeuble dont le balcon loggia une fois fermé nous protégeait non pas de la pollution de l’air mais atténuait au moins le bruit et nous cachait la vue imprenable sur deux branches de l’autoroute urbaine suspendue. L’autoroute était un compromis incontournable en échange de l’avantage inouï des 10 tatamis ! Mais l’appartement était situé à la hauteur impressionnante du cinquième étage, ce qui représentait indubitablement un avantage mais aussi un inconvénient. L’avantage : nous étions juste entre les deux branches de l’autoroute et quand nous ouvrions la loggia, en regardant bien en face sans moindrement baisser ni lever les yeux, nous avions une branche de l’autoroute au-dessus et une autre au-dessous, mais nous pouvions apercevoir les immeubles de l’autre côté de cet enchevêtrement de béton. L’inconvénient ? Je me rappelle avoir interrogé avec angoisse le bon M. Champ d’Armoise sur les risques de tremblement de terre. « Pas d’inquiétude, les constructions sont établies selon les sévères normes anti-sismiques en vigueur et l’immeuble résistera parfaitement à un séisme équivalent à celui de 1923 » « Oui mais si nous subissons un séisme beaucoup plus fort que celui de 1923 ? » Sourire rassurant de Monsieur Champ d’Armoise : « Quel problème ? À ce moment-là, nous mourrons tous, alors pourquoi se lamenter ? » Extraordinaire fatalisme japonais et somme toute, conception de la vie qu’il faut aborder avec confiance. Et une fois qu’on a travaillé pour prendre les précautions nécessaires il faut s’en remettre à ce que nous appellerions nous la divine providence, d’autres le karma, et les Japonais pas toujours versés dans les abstractions philosophiques, « shikata ga nai », on n’y peut rien !

    Les tremblements de terre : on peut jouer l’indifférence, la distance, les oublier parfois, mais jamais longtemps. On est obligé de cohabiter avec ce dragon, heureusement souvent endormi. On croit l’avoir apprivoisé. Mais il ouvre un jour un œil, se secoue parfois doucement, et à l’occasion brusquement. Et comme tout être magique il sait arrêter le temps et vous donne l’impression, dans l’angoisse de la catastrophe, que les secondes durent des minutes, que les minutes durent des heures. Et puis tout s’arrête. On respire doucement comme pour inciter la bête à se reposer à nouveau, pour longtemps. Et on regarde autour non, cette fois-ci rien de détruit…

    En cette année 1971, on évoquait la statistique prophétique qui nous annonçait le grand séisme 50 ans environ après celui de 1923, les signes avant-coureurs ne trompant pas les esprits affûtés et notamment une secousse redoutable en 1972 qui avait duré des heures… Non, en fait deux minutes peut-être… M a vécu tout au long de nos séjours nippons avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

    J’anticipe un peu mais M en arrivant dans ce pays décevant, cette immense cité sans repères, paralysée par cette peur d’affronter cet empire étroit et inesthétique, ces gens fermés, confinée au début dans cette vilaine chambre de 3e classe a pleuré toutes les larmes de son corps.

    À la fin de notre premier séjour d’un an, elle a de nouveau été secouée de profonds sanglots, mais cette fois, c’était la tristesse de quitter ces îles et ces gens qu’elle avait appris à découvrir et aimer.

    Chapitre 2

    L’Institut Franco-Japonais

    L’INALCO m’avait donc offert un an d’enseignement à l’Institut Franco-Japonais, une sorte d’Alliance française pour tenter de répondre à l’enthousiasme des Japonais pour la langue de Molière, pardon de Romain Rolland. Pourquoi Romain Rolland ?

    Parce qu’il se trouve que toute l’attention japonaise semble à un moment donné se polariser sur un fait, amplifier comme avec une loupe géante un événement, un slogan, une idée toute faite, ou bien en l’occurrence un auteur. L’intérêt manifesté par un individu pour Romain Rolland vous semble original et puis rapidement vous êtes étonné et amusé d’entendre cet auteur cité par de nombreux Japonais pas seulement chez votre étudiant en français. Ce pays qui nous semble souvent mystérieux et dissimulé est aussi le lieu de la large diffusion de l’information. Le caillou lancé au milieu de l’étang Japon diffuse une onde qui agite très vite toute l’étendue du lac. Ce phénomène et en particulier le partage très collectif d’une même idée se retrouve aussi bien sûr chez nous mais sans cette capacité de propagation propre à une culture assez homogène ou il faut rentrer la tête pour ne pas se faire remarquer, où « deru kugi ga utareru » le clou qui dépasse sera frappé ! Pauvre Romain Rolland probablement depuis passé à la trappe et remplacé par… qui ?

    En même temps, je ne veux pas caricaturer cette impression trop généralement répandue à l’étranger que l’on a affaire à un peuple parfaitement uniforme dans son apparence et dans ses pensées. Mes étudiants étaient un exemple frappant de la disparité nipponne. Bien que tous disciplinés, souriants et motivés par la découverte de la langue et de la culture française, ils représentaient un échantillonnage très varié, en âges, origines, style, motivations, aspirations. J’en oubliais parfois que j’avais affaire à un groupe de Nippons, tous pareils vus de loin. Mais une fois bien essuyées avec un chiffon interculturel énergique les traces de conventions sociales, on avait l’impression de s’adresser à un groupe humain d’une grande disparité. J’enseignais à des individus bien divers, et heureux d’apprendre. Je m’identifiais à eux comme faisant partie de la même communauté de la classe moyenne universelle, curieuse de culture et m’étonnais presque en me regardant ensuite dans un miroir accroché dans la salle des profs, que j’étais quand même différent d’eux… Pas seulement physiquement bien sûr !

    Vous croyez connaître un paysage marin parce que vous l’avez admiré en photo, en film, dans des tableaux ou en avez lu des descriptions dans des livres, aventures de navigateurs, voyages. Vous l’avez imaginée, cette mer, dans tous ses états, azuréenne et plate, marmoréenne sous un ciel calme, ou déchaînée sous l’orage. Vous pourrez ensuite, poussé par la curiosité vous en approcher, voir l’indentation de sa côte, des plages, des criques, la couleur des falaises, la lumière qui joue sur les rochers. Vous pourrez y revenir à différentes saisons, observer ses mouvements ses changements. Vous la sentirez accueillante ou peut-être inquiétante, hostile ! Vous pourrez même la toucher, palper ses abords, sa température, vous y plonger. Peu à peu, ses paysages vous sembleront plus familiers. Mais vous êtes resté bien au bord. Vous avez juste touché les vagues qui caressent vos genoux, joué dans les vagues, entendu le ressac. Plus curieux vous avez pris un bateau, plus sportif vous avez navigué sur un voilier. Mais cette mer êtes-vous sûr de la connaître vraiment ? Ses dangers ? Ses profondeurs ? Ses humeurs qui varient à l’infini. La faune, la flore, qui l’habite ?

    Il en va de la culture comme de cette mer. On se contente au début et c’est bien pratique, d’une image, d’une photo, de clichés. Rapidement, il faudra remiser au fond du sac cette photo devenue inutile, si l’on veut aller explorer cette culture dans ses variations, ses abysses… Cela nous semblera tellement complexe qu’il faudra bien sûr rouvrir le sac de temps en temps pour regarder la photo, ne serait-ce que pour se rassurer, retrouver l’image simple et évidente derrière l’inextricable complication du réel. En fait, les nouveaux arrivants sur le rivage ou sur le bord de la culture ne manqueront pas de vous décrire la photo qu’ils ont eux-mêmes observée. Vous devrez patiemment leur montrer qu’une photo eh bien… ce n’est qu’un cliché !

    Je donnais aussi des cours d’histoire. En face de ces amateurs très pointus il me fallait bûcher pour mieux éclairer, avant de me présenter devant mes étudiants, ma propre lanterne sur le traité de Saint Clair sur Epte ou le degré de parenté entre le dernier Valois et le premier Bourbon. Si je ne savais pas la réponse, je sentais dans mon auditoire une hésitation entre le respect pour le prestigieux sensei, maître français que j’étais, et une surprise décontenancée devant les lacunes de mon savoir. Et je sais que mes réactions pour me justifier : « mais quelle importance ce degré de parenté !? » attiraient des rires indulgents mais ne suffisaient pas totalement à balayer un sentiment de vague malaise, mêlé d’un peu de tristesse, le tout assaisonné de beaucoup de déférence. Sans doute aussi s’y ajoutait le goût irrépressible du détail qui m’a toujours surpris chez eux… Mais les bons moments de détente étaient nombreux : Je me souviens de Monsieur Kobayashi un joyeux retraité admirateur de Napoléon qui me demandait d’expliquer aux autres le sens de la phrase « Napoléon régnait à Paris et pissait à Rome ». Je fronce un moment les sourcils : « Ah oui Pie VII ! » Je lui laissai le soin de le faire lui-même. Aucunement gêné il fait mine de prendre la pose prosaïque du pisseur. Je commence à trouver qu’il va trop loin jusqu’au moment où il ramène ses deux mains sur la tête pour mimer le pape coiffé de sa tiare. Le vieux polisson était ravi de voir l’étudiante effarouchée, rougir peut-être jusqu’aux orteils et, avantagée par sa petite taille disparaître littéralement sous son siège !

    Mais les émoluments de l’Institut Franco-Japonais ainsi que le mi-temps au comité de promotion des Foires françaises où M essayait de corriger les lettres du directeur dans un français pourtant proche de la perfection, peinaient beaucoup à nous assurer une vie confortable dans cette ville où un melon pouvait coûter jusqu’à 5000 yens, une pomme atteignait 3000 yens (il faudrait diviser par un peu plus de 100 pour avoir une vague idée de l’équivalent en euros actuels). Même si nous nous contentions de denrées d’un prix moins stratosphérique, il fallait trouver une solution si nous voulions sans nous retrouver sur la paille et sans trop de contraintes budgétaires découvrir ce pays, sa province, ses auberges traditionnelles, ses paysages, ses cultures.

    Une activité ponctuelle, originale mais pas grassement rémunérée consistait à jouer pour la NHK (RT japonaise) des saynètes de tanoshii furansugo, le français dans la joie. Ou bien à faire de la figuration parfois un peu grotesque dans telle émission d’une télé privée sur le carnaval de Nice ou sur la mode parisienne, moi dont l’électroencéphalogramme en tous cas sur chacun de ces deux sujets était à peu près plat. Peu importait parce que le gaijin, objet encore rare à l’époque était un sujet d’étude, d’admiration et d’étonnement quasiment entomologique, à la fois mis en valeur, révéré ou aussi bien ridiculisé. Par exemple, je me souviens d’un interview courtois par une télévision privée sur les raisons de mon intérêt pour la culture japonaise brusquement interrompu par l’arrivée d’une – fausse – geisha complètement déguisée juchée sur de très hautes « geta », des socques de bois en l’occurrence vernies et qui m’obligeait à marcher à son côté après m’avoir fait chausser le même type de sabots gigantesques. À chaque pas, je risquais une chute lamentable sans doute attendue avec gourmandise par les organisateurs de l’émission, filmée bien sûr en direct ! Typique de l’attention à la fois respectueuse et goguenarde dont nous faisions l’objet !

    Une petite annonce dans un grand quotidien pour proposer des cours de français privés nous amena une marée de réponses. Ah l’engouement qui a depuis hélas un peu baissé pour la beauté de la langue de Molière, Ah cette musique ! ces poésies que des Japonais me demandaient parfois de réciter sans même en comprendre le sens, « sous le pont Mirabeau… », tellement plus beau que « Mirabô no hashi no shita… « Les sanglots longs des violons… » dont le traducteur éperdu de respect pour notre langue avait laissé le mot « violon » en français ! J’ai donc dû faire une sélection de candidats auxquels s’ajoutaient certains de mes élèves qui tenaient à compléter par des leçons privées les cours de l’Institut.

    J’ai ainsi fait la connaissance parmi mes élèves, d’Ayako Oshima, issue d’une riche famille nantie, comme les de Wendel en France, mais dépossédée depuis la fermeture progressive de toutes les mines de charbon qu’elle possédait à Kyûshû. Ayako avait contracté un mariage d’amour avec son cousin Akira. Elle restera une amie fidèle et gardera une place fondamentale dans notre vie tout au long de nos séjours. La douceur de sa vie intime, la relation tendre avec Akira, et notre amitié en faisant modestement partie, étaient peut-être une compensation à la nostalgie de ce paradis perdu.

    Chapitre 3

    Tokyo 2

    Pourquoi Tokyo 2 ? Parce que selon le regard qu’on lui porte cette ville change, toutes les villes changent bien sûr. Mais peut-être Tokyo plus que beaucoup d’autres. D’abord parce que l’on construit, détruit sans arrêt, parce qu’on n’y recherche pas l’harmonie, l’urbanisation, si essentielle en occident ; parce qu’elle n’est pas un ensemble cohérent, mais une juxtaposition de quartiers, de villages posés les uns à côté des autres sans centre bien défini. Et enfin parce que selon votre humeur, votre approche, vous l’avez trouvée moche, sale, repoussante, compressée, survoltée ; et puis sans crier gare, vous vous sentez bien et elle aussi. Alors elle devient pittoresque, accueillante, variée, joyeuse… Mais le charme de ce grand monstre débonnaire c’est qu’on le perd, qu’on le retrouve et qu’on y trouve d’autres choses qu’on ne pouvait avoir imaginées un moment qu’elles existent. Tokyo est une forme dérivée de l’auberge espagnole. On n’y trouve pas ce qu’on y apporte mais ce qu’on avait envie d’y chercher. Si on a décidé que la ville était un grand machin bruyant et blessant la vue, elle sera cela. Si vous voulez faire de ce machin une sorte de caravansérail ou de lunapark fascinant avec des surprises à chaque pas ou presque, elle sera cela aussi. Si enfin, vous y voyez un lieu de mystère, de culture, de plaisirs…

    Nous nous promenions souvent le soir et parfois nous choisissions de rester dans les grandes artères, bruyantes, colorées. Ici, on est comme à Paris devant une pâtisserie française tenue par un authentique compatriote. À côté, un bistrot français un peu cher, comme presque toujours à l’époque pour notre porte-monnaie. Tant pis nous n’étions pas là pour ça. Là, c’est Antonio, un restaurant italien proposant de délicieuses pizzas. Plus loin un barbecue coréen. Un bar à sushis, puis un comptoir à udons, grosses nouilles de blé. Un spécialiste de tandooris indiens. Un restaurant cantonnais et ses chaussons vapeurs. Malgré nos émoluments modestes, la fréquentation de la plupart de ces cuisines du monde entier n’entamait que gentiment nos ressources. Si nous préférions rester chez nous, il nous suffisait de nous procurer le menu de quelques-uns de ces nombreux établissements et de passer un coup de fil pour commander un plateau de sushi ou simplement deux bols de Sapporo ramen ! Pas de budget minimum pour inviter le livreur de pizzas ou de nouilles japonaises à porter deux plats modestes jusqu’à notre cinquième étage. Avec le développement des Pizzas Hut et autres Pizza Rabbit, puis de toutes sortes de cuisines, nous nous sommes habitués ici peu à peu à ce genre de services. Mais dès l’époque, les Japonais ont toujours eu et ont gardé plusieurs longueurs d’avance : tout se livre, à peu près sans minimum imposé, sans supplément et avec un sourire gratuit !

    Il nous arrivait de nous enfoncer dans une venelle à côté de notre immeuble. Elle menait dans un autre monde. Le vacarme de la ville, de l’autoroute suspendue voisine, était comme effacé par une gomme géante anti-bruits. Et un magicien assistant-metteur en scène avait changé le décor en un clin d’œil. On se trouvait soudain au milieu d’un réseau de maisons individuelles traditionnelles en bois, à côté de villas plus occidentales, chics, certaines dessinées par des architectes audacieux. Des bâtiments en bois surtout sortaient parfois un personnage, un couple, une famille, habillés en mode détente pour la soirée, dès les beaux jours en yukatas de coton, chaussés de getas faisant un agréable bruit de sabot sur le sol dur, et portant un petit baquet en bois et une serviette de bain. Ils se rendaient ou revenaient du bain public proche : lieu de détente, de bien-être, on est tous tout nus, on se plonge pendant de longues séances dans la baignoire, ou plutôt la piscine très chaude, une fois entièrement lavé, nettoyé, curé, rincé avec les robinets dont l’eau s’écoule dans le sol carrelé. Les sexes sont séparés dans les bains publics de ville depuis que les Japonais, au moment de l’ouverture du pays à l’occident à la fin du dix-neuvième siècle, avaient compris qu’il fallait se cacher le sexe pour mériter le statut international. On se sent régénéré, revenu aux sources. Le manque de confort de beaucoup d’habitations, l’absence fréquente de salle de bains rendait obligatoire le rituel du bain public. La propreté corporelle est une vertu nationale. Mais le mot « obligatoire » rend mal le plaisir de cette activité, jamais un pensum dans la culture japonaise. Dans les maisons ou appartements privés, tous se succèdent selon ce même système dans le bain propre une fois lavés, savonnées, rincés à l’extérieur. Certaines émissions de télé évoquent même l’addiction de certains membres d’une famille, qui passent le plus clair de leur temps dans le bain, en ressortent puis n’ont de cesse que d’y replonger pour retrouver le plaisir de cette sorte de purification et d’élimination des miasmes physiques et bien sûr moraux de la journée. On comprend un peu ces obsédés du bain, pour cette gratuité du plaisir de donner son corps à l’eau nourricière. Tokyo fait un peu exception à la marmite de géant sur laquelle est assis l’archipel. Partout sous la terre, ça fume, ça bouillonne, ça coule. La capitale est posée un peu à l’écart de la grande bouilloire. Mais les bains publics reproduisent souvent cette impression d’une source chaude, abondante, faite pour le bien-être du Japonais qui aime s’y vautrer et retrouver peut-être la chaleur de la vie idéale vécue dans le ventre d’une mère. Souvent même, les murs sont décorés avec une fresque carrelée vous donnant l’impression d’être au pied du mont Fuji ou au bord d’un paysage marin peuplé d’îles aux pins. Cela ajoute à l’impression de s’échapper dans n’importe quel ailleurs loin de la grande métropole, de ses bruits, de ses foules, de ses règles.

    Mais continuons notre promenade du soir. Un moment, on empruntait un réseau de ruelles de terre battue. Dans les maisons, vieilles, tout en bois, on entendait et on sentait une friture de tempura et une délicieuse soupe de nouilles et une femme en yukata appelait à dîner ses enfants jouant dans la rue avec un ballon. On se croyait perdu dans une lointaine province isolée de la modernité et de son char de technologies tellement typiques du Japon. Pourtant on était au centre de la plus grande ville du monde !

    Quand nous décidions de poursuivre notre promenade, nous revenions parfois vers les quartiers modernes. Mais ça restait toujours mélangé, disparate. L’absence totale d’organisation urbaine à l’occidentale, alignement d’immeubles, harmonie des styles, nous choquait au début. Mais peu à peu, nous étions séduits par les surprises. Nos grandes villes d’Europe offrent-elles le spectacle ici d’un immeuble bateau avec ses haubans, là encore d’une maison de poupée avec ses fenêtres roses, là d’un vieux temple shinto tout en bois avec ses renards symboliques évoquant différentes formes changeantes de la vie, ou d’un chien viverin avec un ventre proéminent et des testicules énormes, symbole de prospérité et de bonne fortune ? On avait envie de passer sous le « noren » en coton bleu et pousser la porte de la boutique voisine, qui proposait de la bière, du saké et de petites assiettes de « tapas » à la japonaise. Là à nouveau un immeuble moche en béton brut, quelques maisons de guingois. On hésite en les voyant à évoquer une forme de sous-développement. Mais on se ravise en pensant plutôt à une sorte d’habitat campagnard au milieu du

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1