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Le Papillon Vert
Le Papillon Vert
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Livre électronique484 pages7 heures

Le Papillon Vert

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À propos de ce livre électronique

Charles-Marie de La Condamine (1701-1774), chevalier de Saint-Lazare, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie française, est un peu l’inspirateur de Jules Vernes, de Tintin, et d’Indiana Jones... Grand voyageur en Méditerranée, au Pérou, en Amazonie, et Guyane, il découvre le caoutchouc, le curare et le meilleur quinquina.
C’est un roman fortement teinté de vert par le romantisme naissant, une biographie-fiction où La Condamine raconte sa vie avec un œil nouveau, dans une suite de courtes paraboles philosophiques. Ce savant est habité par une double personnalité qui oppose sa raison, animée par l’esprit des Lumières, à son extrême affectivité, issue de son « enfant intérieur ». En filigrane, le papillon évoque le domaine de la psyché, les traumatismes de l’enfance, la peur d’être soi-même, et l’acceptation d’une part féminine dans l’Homme.

Bien que dubitatif face à une prophétie turque, La Condamine oriente sa vie dans une quête mystique secrète. Fasciné par l’Amazone, il se résume tout entier dans une vision poétique favorisée par l’usage des drogues indiennes. Son cheminement intérieur se heurte à la perte de tous ses sens, mais il n’oublie ni l’humour, ni la dérision, les meilleurs remèdes contre le spleen.

La Condamine croit qu’à la mort, son âme s’échappera de son corps, sous la forme d’un papillon... Un papillon vert.

LangueFrançais
Date de sortie13 sept. 2014
ISBN9782370111777
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    Le Papillon Vert - Philippe Meyrignac

    cover.jpg

    LE PAPILLON VERT

    Philippe Meyrignac

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2014 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2014. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-177-7

    À mon grand-père, Julien Le Gal, artisan horloger ;

    À mon père, Jean Meyrignac, ingénieur des travaux publics, chef d’entreprise ;

    À mon beau-père, Frank Clanet, professeur d’université, enseignant et chercheur ;

    À ces muses inspiratrices que, pour ne point éveiller de jalousies, je ne nommerai pas.

    Note de l’auteur

    Le signe « (LC) », figure à la fin de chaque extrait des écrits de Charles-Marie de La Condamine. Pour faciliter la lecture, ces extraits sont en style normal entre des guillemets.

    Le signe « (PM) », figure à la fin de chaque texte de l’auteur (Philippe Meyrignac), simulant, pour les besoins de l’intrigue, un écrit de Charles-Marie de La Condamine.

    J’ai conservé l’orthographe ancienne des textes cités, ainsi que l’accentuation et la ponctuation, en apportant trois types de modernisation dans le but de faciliter la lecture :

    – f-, -f- et fç- changés en s : caufe > cause, fçachant > sachant ;

    – -if- ou -ef- changés en -î- et -ê- : guefpe > guêpe ;

    – verbes en -oit, -oît, -ois changés en -ait, -aît, -ais : connoît > connaît.

    Très souvent, les mesures de longueur sont exprimées directement en mètres afin de faciliter la lecture. Rappelons que la toise vaut environ 1,95 mètre.

    Préface

    Jacques Delille, successeur de La Condamine à l’Académie française, disait :

    « M. de La Condamine avait commencé d’écrire sa vie. On doit regretter qu’il n’ait pas achevé ; ses récits auraient eu, avec la bonne foi de l’histoire, l’intérêt du roman. »{I}

    Voici donc écrit un roman. Mais de prime abord, qui est Charles-Marie de La Condamine ? Est-il un philosophe des Lumières ? Un amateur dévoué aux sciences ? Un savant, un voyageur, un original érudit visant à l’universalité ? Est-il un distrait, un indiscret, ou bien un importun ? N’est-il pas un éternel mystère pour ses pairs ? Ou bien est-il un visionnaire, un spéculateur, un précurseur ? Il n’est certes pas un être tout à fait ordinaire : car il est tout cela à la fois.

    Néanmoins, qui se souvient de lui ? Qui se souvient du savant, de l’académicien, et de l’homme ? Sa mémoire est oubliée et son nom aujourd’hui méconnu.

    « Quelque exacte que soit une relation, elle n’indique que des points ; l’imagination supplée les intervalles, et il y a mille façons de suppléer, quoiqu’on ait beaucoup de points donnés, et supposés exactement déterminés. »{II} (LC)

    Dans cet extrait de lettre, La Condamine nous donnait la voie à suivre pour combler les vides d’une existence connue uniquement par les récits que l’académicien fit de ses voyages. La forme romanesque m’a permis d’interpoler, c’est-à-dire d’inventer entre les points la personnalité, les pensées intimes de l’homme et les faits cachés ou négligés, involontairement ou volontairement.

    J’ai pris la plume de M. de La Condamine et je l’ai taillée au mieux de mes capacités afin d’écrire à sa place, au crépuscule de sa vie, son parcours intérieur hypothétique, et pour décrire l’ultime pirouette de ce vieillard sourd et paralytique qui s’envola, le devoir accompli, au firmament du siècle des Lumières. Opération chirurgicale suicidaire, ou suicide opéré dans l’honneur pour la gloire de la Science ? Sa mort conserve une part de mystère à la hauteur de son existence fabuleuse.

    La Condamine vécut comme un esprit éclairé par les sciences : observant, analysant, classant et mesurant le monde partout où il allait comme un « ambulant philosophe »{III}. Célébré par toute la communauté scientifique parisienne et par celle des salons littéraires de son temps, il avait la réputation de vouloir tout connaître et comprendre au risque de questionner, parfois outrageusement, ses amis et confrères. À la fin de sa vie, une paralysie des membres le contraindra à rester chez lui et il consacrera tout son loisir à réfléchir sur lui-même.

    Le récit s’ouvre dans la dernière année de son existence. Je le présente en train d’achever un ultime manuscrit, jamais publié et retrouvé mystérieusement, dans lequel il révélerait sa double personnalité.

    Imaginons qu’il aurait été constamment accompagné dans sa vie par un autre lui-même, une part d’enfance restée cachée en lui. Il aurait combattu et refusé cet aspect de sa personne qui se complaisait dans les émotions et les transports de l’affectivité, mais l’enfant qui était en lui voulait sortir de sa chrysalide, pour s’exprimer pleinement. Cet enfant-papillon, renaissant peu à peu, encourageait le savant à mettre de l’ordre dans le chaos de son être intérieur, en le poussant à raconter ses fameux voyages sous l’éclairage nouveau d’une extrême affectivité enfin libérée de la raison.

    La réconciliation des deux moitiés de son âme, comme les deux paires d’ailes d’un papillon, lui prendra du temps. Car il aura longtemps refusé de montrer au grand jour ses penchants affectifs, son tempérament émotif, forcément coupable, parce que de nature féminine, dissimulant une âme sensible et mélancolique. Il préférait se cacher derrière un visage sérieux et austère, reflet de sa puissance masculine, avec en forme de masque l’indiscrétion et la force du langage qui le rendra célèbre dans les salons parisiens.

    Imaginons cet esprit resté si rationnel pendant plus de soixante ans, finalement conquis par les idées neuves du monde intellectuel : la nature, la sensibilité, la poésie des paysages, les sentiments, la mélancolie exacerbée, et ces humeurs noires que les Anglais appellent le spleen. Il nous racontera ses voyages et ses découvertes avec un œil neuf émerveillé et rempli d’une vision poétique inspirée par le romantisme naissant. Ce faisant, notre héros voyageur cherchera à concilier les deux facettes de sa personnalité en reconsidérant ses incroyables aventures sous l’éclairage des textes philosophiques de son siècle et en se montrant tel J.-J. Rousseau dans ses Confessions, « dans toute la vérité de la nature ».

    Au seuil de la mort, La Condamine nous livre sa Vérité, un voyage intérieur et une quête mystique qu’il confie à un ouvrage caché et inédit : Le Papillon Vert.

    « Ô pauvre papillon, enchaîné de tant de chaînes qu’on ne te permet pas de voler là où tu voudrais ! Ayez-en pitié, mon Dieu ! Faites en sorte qu’il puisse accomplir en quelque chose ses désirs pour votre honneur et gloire. »

    Thérèse d’Ávila{IV}

    1 – Prologue

    « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».

    Boileau, Nicolas{V}

    Fin de séance à l’Académie.

    Paris, 1772

    Nous voici à l’entrée du Palais du Louvre qui, à cette époque, abritait sous son toit l’Académie des sciences et l’Académie française. M. Houreau, secrétaire de Charles-Marie de La Condamine, attend son maître… Une porte s’ouvre, un homme s’avance, fier et déterminé, qui tient à la fois du savant et du marin : c’est le grand voyageur La Condamine, chimiste, astronome et écrivain. Il répond vigoureusement, d’une voix forte et égrillarde, à un confrère qui l’avait interpellé auparavant :

    — Cela vient du grec « mouséion » je vous dis !… Il nous faut un « mousée » pour célébrer les arts du génie français ! En latin, cela se dit « museum ». C’est le même mot qui désigne la mosaïque de marbre dont étaient pavés ces lieux publics, semblables aux jardins académiques, où s’assemblaient les savants de l’Antiquité. Ils y devisaient pour trouver quelque idée de génie auprès des muses inspiratrices… muse, muséum… Un « mousée », vous dis-je ! J’en ai déjà défini l’organisation et tracé les premiers plans. Passez donc me voir et je vous les montrerai.

    Mais il n’entend pas ce qu’on lui répond. Il se tourne vers le fameux gazetier de ses amis, Jacques Renéaume de La Tache, venu l’interroger pour le Journal de Bouillon, c’est-à-dire la Gazette des Gazettes{1}. Il porte un énorme cornet acoustique à son oreille et se penche vers son interlocuteur pour mieux l’entendre :

    — Des nouvelles de ma santé ? Bien sûr… Je vais bien ! Les cures d’électricité auxquelles je me suis soumis à Berlin m’ont merveilleusement soulagé… Feu M. du Fay, un de mes excellents amis, avait initié fort à propos cette nouvelle médecine électrique… et à présent, je vais très, très bien…

    C’est faux ! Il le sait parfaitement, ces cures électriques ont été un échec. Mais il ne se préoccupe guère de ses vieilles douleurs pour le moment. Il s’avance devant le groupe, d’une démarche abrupte et décidée, en s’appuyant toutefois sur le bras d’un proche. Il apparaît, l’œil vif et malicieux ; c’est un homme de haute stature avec de longs bras, un vieillard ventru posé sur de grosses jambes arquées et d’énormes pieds. Et pourtant, quel charisme, quelle nature, et quel cabotin ! Son vêtement est un peu négligé, néanmoins, quelle allure ! Son visage aigu est extraordinaire, buriné et animé de tics espiègles. Il a le front réfléchi du savant, le nez pointu et avancé de l’homme d’affaires résolu, les joues grêlées, ravinées et brûlées de soleil du voyageur, et le port de tête altier des vieux marquis du Grand Siècle.

    Ses yeux regardent l’un ici, l’autre là. Il a mille idées dans la tête et vient d’exposer sa dernière trouvaille à ses confrères ébahis, mais prêts à le tourner en dérision. Peu lui importe ! Sa bonne humeur bruyante le précède. Il expose ses projets avec passion d’une voix chaude et communicative. Il propose d’établir à Paris un Conservatoire des arts à l’image des muséums cicéroniens de Rome. Il s’agira de rassembler dans un Temple des Muses les collections des tableaux et sculptures de toutes les époques pour les offrir aux regards des visiteurs dans des galeries et jardins. Ce sera un Muséum Royal des arts. Un seul lieu est digne de l’abriter, c’est le Palais des rois. L’idée d’un Musée du Louvre{2} vient de naître dans ce cerveau bouillonnant. Sa force de conviction est telle que bientôt tout le monde se rassemble autour de sa proposition séduisante.

    ***

    Un mausolée à l’église Saint-Roch.

    Paris, 1772

    Un peu plus tard, toujours accompagné de son secrétaire, le savant se dirige à pied vers l’église Saint-Roch toute proche. En 1766, il y a supervisé les travaux de construction du mausolée de son ami, feu Pierre Louis Moreau de Maupertuis, décédé en Suisse en 1759. Il s’est tant battu pour offrir à son confrère disparu ce monument digne d’un roi, en témoignage de sa gloire obtenue en Laponie. Pendant que Maupertuis mesurait le méridien en Laponie, près du pôle arctique, lui, La Condamine, menait la même expédition au Pérou, sous l’équateur.

    C’est à droite dans l’église. Le mausolée fut érigé dans une chapelle proche de l’entrée, sur la tombe du père de Maupertuis. Écoutez la description qu’en donnait un journal contemporain :

    « Le tombeau supporte un cippe, c’est-à-dire une colonne tronquée sur laquelle on a gravé l’inscription. Le génie des sciences est appuyé sur ce cippe dans une attitude qui exprime l’abattement et la douleur. Il couvre son visage d’une main, et de l’autre il tient une couronne d’étoiles parmi lesquelles on remarque une comète. De l’autre côté est un enfant entouré d’instruments de mathématiques, qui appuie une main sur le globe de la Terre et l’aplatit à l’endroit du pôle arctique. »{VI}

    La Condamine vient souvent se recueillir ici pour « bavarder » un moment avec son ami disparu et admirer l’œuvre, un peu théâtrale il est vrai, du sculpteur d’Huez.

    ***

    Cul-de-sac Saint-Thomas-du-Louvre.

    Paris, 1772

    Charles-Marie rentre vers sa maison toute proche. « Cul-de-sac Saint-Thomas-du-Louvre »{3}, c’est son adresse à Paris. Parvenu dans la rue Saint-Honoré, Charles-Marie passe devant le Palais-Royal. Son éternel parapluie sous le bras ne manque pas de surprendre les passants, peu habitués à l’usage de cet accessoire. Son secrétaire ouvre le parasol en toile que le savant a fait recouvrir avec cette résine imperméable, le caoutchouc, rapportée d’Amérique. Ce parapluie est bien moins lourd que ceux en toile cirée. Ainsi abrités d’une pluie fine, les deux hommes s’engagent à main droite en direction de la Seine, dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Ils cheminent le long du jardin qui borde l’immense hôtel de Rambouillet, puis prennent à droite, juste avant la grande galerie, dans la rue du Doyenné. Cette rue fut ouverte au milieu de la maison du doyen de l’ancienne église Saint-Thomas, écroulée en 1739 et reconstruite sous le nom de collégiale Saint-Louis-du-Louvre. Les deux hommes passent devant l’église et prennent la première rue à droite, le cul-de-sac Saint-Thomas-du-Louvre, perpendiculaire à la Seine en aval du port Saint-Nicolas, dont il n’est séparé que par la grande galerie du Palais.

    Voltaire s’amusait de cette adresse pittoresque en écrivant :

    « Je trouve qu’une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cul. »{VII}

    La maison de Charles-Marie se trouve là, tout près de l’ancien hôtel de Longueville, où l’on manufacture le tabac à priser qu’il apprécie tellement. Ce soir, il va travailler sur un ouvrage mystérieux, qu’il prépare depuis des mois, un livre de science et de littérature à la fois. Tout le monde en parle sous le manteau. Un voisin, brave homme, nous en dit davantage :

    — Son livre, je l’ai lu ! Enfin… quelques lignes… Pour tout dire… Seulement, je ne puis rien vous en dire de plus !

    Ce bon voisin sait-il vraiment lire ? Un journaliste plein de zèle s’approche et polémique pour en apprendre davantage :

    — On raconte qu’il y expose ses pensées intimes, ses impressions, ses émotions et ses sentiments. Cette fois, il déraisonne, n’est-ce pas ?

    Un homme affairé avec un grand portefeuille sous le bras entre dans la maison de l’académicien. Tournant la tête, il rétorque en passant :

    — Comment dites-vous ? C’est vous qui perdez la raison ! Cet homme est un modèle d’équilibre et, malgré son grand âge, c’est une lumière de la science et un bien bel esprit !

    Le journaliste reprend en direction du voisin :

    — Peut-être, mais on dit qu’il y rapporte des mots d’auteur libertins interdits : que savez-vous là-dessus ?

    Le brave voisin, choqué, se défend avec force :

    — Vous vous trompez, ce sont des racontars, il n’en est rien !

    Le journaliste insiste encore, lâchant par dépit :

    — Si, comme je le crois, il s’agit d’un livre hérétique et blasphème, l’ouvrage devra être interdit, déchiré, lacéré et brûlé sur place publique !

    Le brave voisin, défendant son illustre ami, répond aussitôt :

    — M. le chevalier n’est rien de tout cela. C’est un homme dévoué au bien commun. Il va tous les jours prier à l’église Saint-Roch !

    Mais le journaliste reprend avec un air malicieux :

    — Descendant d’une famille huguenote et marié à cinquante-six ans avec sa filleule et nièce, la fille de sa propre sœur ! Tout cela, ça n’est pas très catholique, ne trouvez-vous pas ?

    Le brave voisin, décidément bon ami, défend l’épouse de l’académicien :

    — Par charité… elle était dans le besoin… sans dot aucune… une femme très bien de sa personne… et bien dévouée. Et le pape Benoît XIV a donné son accord au mariage. Monsieur est un saint homme, je vous dis. Il veut soigner les enfants et les pauvres, et sauver l’humanité de la variole ! Je crois qu’il est médecin et chevalier à l’hôpital du Carmel…

    Le journaliste n’est pas dupe :

    — Oui, oui, nous soigner, c’est bien de cela qu’il s’agit ! Nous empoisonner le sang avant que d’être malades, et nous faire mourir en bonne santé ! C’est un drôle de guérisseur, votre saint Charles de La Condamine ! D’ailleurs, n’est-il pas devenu un peu fou ? On l’a aperçu bizarrement accoutré, gesticulant dans le parc des Tuileries.

    Le brave voisin rétorque encore :

    — Il y fait sa gymnastique tous les matins. La gym-nas-tique est une nouvelle danse qui ravigote le corps.

    Le journaliste lance avec un regard inquisiteur :

    — Ravigoter le corps ? Tiens, tiens… Ragaillardir, vous voulez dire… Voilà un gaillard qui sent son libertin ! D’ailleurs, sa maison reste parfois éclairée toute la nuit !

    L’homme affairé, ressortant de la maison de l’académicien, son portefeuille vide sous le bras, réplique tout en s’éloignant :

    — Effectivement, il travaille souvent toute la nuit ! C’est un infatigable savant ! Il a ramené d’Amérique une matière toute nouvelle, cela s’appelle : le cahuchu ! Cette découverte va changer nos vies, sachez-le !

    Le brave voisin en rajoute :

    — Et aussi… il est chimiste… il a découvert la végétation mathématique !

    Le journaliste conclut en posant un ultime verdict :

    — Oui, oui, cela se sait ! Votre soi-disant saint homme est un alchimiste hérétique qui pratique ses expériences diaboliques à la nuit tombée… Il finira à la Bastille ! Comme son protégé, le sieur La Beaumelle, qui habite chez lui, dit-on ! Non, mais vous vous rendez compte ? À la Bastille, je vous dis ! Ce Condamine pour moi est damné et condamné ! Et je m’en vais l’écrire dans mon journal… Hop là ! Hop là !

    ***

    L’esprit des Lumières.

    Paris, 1772

    Devant sa table de travail, imperturbable, le vieux marabout de la Science n’entendait rien de ces admonestations. Il souriait doucement sous cape, car en trouvant sous ses yeux la boîte où il conservait le papillon de son enfance, il venait de trouver un titre pour son ouvrage en cours : Le Papillon Vert. Lui qui ne participait plus guère aux séances de l’Académie, consacrait tout son temps à écrire ses mémoires et à nous instruire des idées de son époque.

    Charles-Marie se rappelait la fin du Grand Roi Louis XIV et l’arrivée au pouvoir du Régent Philippe d’Orléans. C’était au temps insouciant de sa folle jeunesse, où l’on vit peu à peu la fin de l’obscurantisme. Ce fut une époque parfois libertine à l’excès, mais aussi pleine de libertés.

    Puis vint le siècle de Louis le XVe qui entendit reprendre le gouvernement de ses peuples. Il y eut de beaux progrès dans les sciences, de magnifiques voyages à la découverte du Monde, et l’espoir de voir le règne de la raison et de l’intelligence. Il y eut moins de facilité à écrire et publier. Néanmoins, ce fut le temps des Philosophes : Fontenelle, Locke, Montesquieu, Diderot, Voltaire, La Mettrie, d’Holbach, Helvétius, d’Alembert, Rousseau, Hume, Condorcet, sans oublier le regretté La Fontaine. « Rien de plus philosophique ! » disait Marmontel de ses fables. Ce fut le temps glorieux d’une équipe d’ingénieurs des arts, des métiers et des sciences, réunie autour de Diderot, d’Alembert et Helvétius pour écrire et dessiner les planches de l’Encyclopédie qui voulait rassembler tous les savoirs.

    La Condamine, avec ses amis Maupertuis, Clairaut, du Fay et de Gua, partageait les interrogations et les recherches de tous les beaux génies de l’époque. Ils furent la jeunesse éblouie de la Régence, les porte-flambeaux d’une aube nouvelle et fantastique. Éclairant les ténèbres des lumières de la raison, ils contribuèrent au progrès des Sciences et à l’avantage commun des nations. Portés par le vertueux dessein du savoir, ils grandirent en instituant la République européenne des Lettres, des Arts et des Sciences. Ils brillèrent, comme une Pléiade nouvelle, illuminant sur le chemin des siècles cette Voie lactée de l’humanisme éclairé que l’on nommerait désormais : l’esprit des Lumières.

    ***

    La lettre testamentaire.

    Estouilly en Picardie, 1774

    Charles-Marie de La Condamine a laissé une lettre testamentaire probablement insérée par Madame Marie-Charlotte, épouse de l’académicien, dans le mémoire secret intitulé Le Papillon Vert de feu son époux, à l’emplacement même où nous l’avons retrouvé lors d’une récente vente de manuscrits.

    « Estouilly, 4 février 1774

    Ma très chère épousée,

    Surtout, ne me pleurez pas trop longtemps.

    Soyez heureuse sans votre vieil époux.

    Menez belle et longue vie en votre château.

    Je serai bientôt fort justement oublié.

    Alors vous plaira-t-il de publier ces lettres écrites pour vous et la postérité ?

    Elles disent ma part cachée sensible que vous seule connaissez bien.

    Taisez mon nom, fabriquez un mystère si cela vous semble opportun.

    Mon but est d’être utile et non de m’engager comme jadis dans de vaines disputes.

    Votre très vert papillon,

    Charles-Marie de La Condamine. » (PM)

    Après le volumineux courrier que j’ai reçu depuis la publication de ce testament, je dois bien vous avouer qu’il s’agit d’une pure invention de ma part. Inventée, également, la formule « Votre très vert papillon ». Examinez avec attention ce testament imaginaire… Vous verrez qu’il est daté à Estouilly du 4 février 1774. C’est le jour même de la mort de Charles-Marie, décédé à Paris et non à Estouilly près de la Somme. Voilà un nouveau mystère que notre récit pourra résoudre.

    Comme il le pressentait, Charles-Marie fut bien vite oublié. Son épouse vécut jusqu’au 22 novembre 1806, dans le château d’Estouilly, sans jamais publier, même anonymement, le manuscrit de l’académicien. Il est vrai que la Révolution française, puis l’Empire étendirent un manteau écarlate sur les nobles gloires passées, fussent-elles scientifiques.

    Laissons à présent La Condamine nous raconter lui-même son parcours.

    2 – Éducation d’un apprenti sage

    « Il veut tout toucher, tout manier : ne vous opposez point à cette inquiétude ; elle lui suggère un apprentissage très nécessaire ».

    Rousseau, Jean-Jacques{VIII}

    Par où commença ma fin.

    Paris, 1774

    C’est une sorte de paralysie qui peu à peu figeait mes sensations. Ce mal avait commencé au retour de mon voyage au Pérou par une atteinte de l’ouïe. Peut-être mes expéditions sur les hauts sommets des Andes n’étaient-elles pas étrangères à cette altération de mes oreilles ? Je devais à présent vous entendre par un insolite cornet acoustique en métal qui surprenait mes interlocuteurs, amusés ou repoussés par cet appendice tendu devant mon oreille pour les écouter.

    Depuis quelque temps, mes autres sens me lâchaient, eux aussi, un à un. Je ne sentais plus les extrémités de mes membres. Avais-je le pied en l’air ou bien le pied par terre ? Était-il posé sur un sol dur ou bien reposait-il sur la laine d’un tapis ? Je ressentais l’effet d’un engourdissement. L’esprit ne gouvernait plus la mécanique.

    Singulièrement, par ailleurs, je ne ressentais plus le goût des aliments. Ceci était-il salé ? Cela était-il sucré ? Cet autre était-il amer ? Dans une confusion totale, je ne savais plus que dire de mes sensations gustatives. De même, les parfums les plus intenses comme les odeurs les plus désagréables ne déclenchaient plus aucune réaction sensible pour moi.

    Les médecins étaient incompétents et leur expérience, insuffisante devant cet état de « dé-sensation » générale qui leur était inconnu. D’ailleurs, il s’agissait bien d’un mal général, car : tactus ! Heu tactus !… « Tactus enim, tactus proh divum numina sancta »{4} (« Car le Toucher, Grands Dieux, le toucher est ce qui affecte le corps »), était aussi ingrat que le reste : ces muscles exerçaient bien leur vigoureuse action en entraînant les formes et la fonction, mais ils ne restituaient plus à ma cervelle le plaisir qu’ils offraient encore au corps !

    Je ne pouvais plus dorénavant me déplacer dans mon appartement que dans un petit chariot poussé par mes domestiques, dans lequel on devait me suspendre par les aisselles et m’attacher pareil à un paquet pour ne pas choir à terre. Dans cette position, je m’efforçais d’agiter mes jambes pour leur conserver encore un peu de vigueur, mais je ne parvenais plus qu’à quelques tremblements. Il ne me restait que les yeux pour pleurer et déjà des médecins s’alarmaient de me voir perdre la vue. Combien de temps encore pourrais-je vous voir de ces yeux qui ont vu l’équateur, ce milieu du bout du monde ? Il me semblait que je regardais déjà les choses et les gens comme à travers le voile de la mort.

    — Rien qu’une banale cataracte ! disaient mes amis…

    Mais je savais que l’usage d’une loupe m’était devenu indispensable pour toute lecture et qu’une lourde et sombre porte m’isolait peu à peu dans le crépuscule de mes jours. Qu’est-ce qu’un homme, lorsqu’il a perdu l’usage de tous ses sens ? Deviendrais-je bientôt un esprit sans membres, sans sens, et avec juste deux mauvais yeux, puis un seul puis plus du tout ? La raison pouvait-elle longtemps fonctionner, sans agir, ni recevoir, sur l’environnement de l’être ?

    De mes malheurs, je fis par dérision ce couplet :

    « D’un corps jadis sain et robuste,

    Qui bravait saisons et climats,

    Les vents brûlants et les frimas,

    Il ne me reste que le buste.

    Malgré mes nerfs demi-perclus,

    Destin auquel je me résigne,

    De la santé que je n’ai plus,

    Je conserve encore le signe. […]

    Madame, à cette triste épreuve

    Sitôt je ne m’attendais pas,

    Ni que ma femme, entre mes bras,

    De mon vivant deviendrait veuve. »{IX} (LC)

    Mon médecin habituel, M. Tant-mieux{5}, était de nature optimiste et confiante. Il m’avait laissé penser que mon état n’était qu’une suite irrémédiable, et somme toute normale, de la vieillesse d’un corps usé par les travaux et les fatigues diverses, et même les fatigues du plaisir. Il m’avait ordonné beaucoup de ménagements et point trop de remèdes. Il m’avait interdit toute espèce d’exercice, et en premier lieu le devoir conjugal. J’avais trop usé mon corps et, en plus de mes petites maladies, depuis quelque temps je souffrais le martyre à cause de deux descentes de ventre, des hernies si vous préférez. Pour tout soin, M. Tant-mieux m’avait posé un bandage double :

    — À présent, laissez faire la nature, voyons ! déclara-t-il en me rassurant avec bienveillance sur l’évolution de mon mal. Les choses rentreront d’elles-mêmes dans l’ordre, avec un repos complet.

    M. Tant-mieux, qui avait une plus grande confiance dans la religion qu’en sa pratique médicale, ajouta :

    — Croyez, ayez la foi et sans nul doute vous survivrez de cette petite maladie. Priez pour notre Seigneur, cela vous fera le plus grand bien.

    Il devait douter de ma bonne foi, car bien que d’origine huguenote comme lui, je n’étais à ses yeux rien d’autre qu’un de ces philosophes matérialistes. Ainsi que Monsieur Baruch Spinoza, je pensais en effet que la raison constituait une condition nécessaire pour l’existence de n’importe quelle communauté et je repoussais les rituels de toutes les religions.

    Après quelques jours, effectivement, le bandage – et, il se peut, les prières de mon médecin – eut fait son office en soulageant mes maux les plus vifs. Cependant, le mal courait toujours dans ma tête et l’inquiétude silencieuse induite par mon immobilité me rongeait le ventre davantage que mes hernies. Tant et si bien que le mal véritable reprit à nouveau son siège douloureux autour de mes entrailles.

    De l’Académie des sciences me parvint l’information d’une très hardie et inédite méthode utilisant ces éléments chimiques qu’on nomme caustiques, propres à guérir les hernies de façon radicale. Ne sachant résister à tout procédé ou expérience nouveaux, je convoquai aussitôt le médecin en question. M. Tant-pis{6} était chirurgien en chef de la Marine royale. Il ne partageait pas l’optimisme ni le laisser-faire de son confrère Tant-mieux, qu’il jugeait dépassé par son temps. Pour lui, le mal dont je souffrais rendait nécessaire une cure radicale. Je risquais ma vie tous les jours à ne rien tenter pour me soigner et, si je n’écoutais ce chirurgien, mes aïeux me retrouveraient bientôt parmi eux.

    Je pris peur et j’angoissai, ce qui aggrava durement ma maladie. L’impatience du mal et l’envie de guérir me poussèrent à choisir. La crainte de la mort ne m’effleurait guère à ce moment, mais le souhait de briller de nouveau à l’Académie, où je pourrais bientôt exposer le triomphe de cette méthode nouvelle et de ma guérison, me décida finalement à recourir aux bons soins d’un chirurgien aussi avisé.

    Allons… tant pis ! pensais-je.

    Puis je réalisai que, si M. Tant-pis était de nature fataliste, il devait certainement craindre pour sa réputation. Et effectivement, il déclara :

    — Et si j’avais le malheur de ne pas réussir ?

    — Eh bien !… Faciamus experimentum in anima vili{7} (« Faisons des expériences sur une âme vile »), répondis-je en homme qui connaissait les belles lettres.

    — Oh, M. le Chevalier !… Experimentum in anima nobili (« Des expériences sur une âme noble »), ajouta le maître de l’art, qui était instruit lui aussi dans la belle langue latine.

    Il y avait bien du risque, en effet, à opérer le vieillard malade que j’étais devenu. Tout médecin préfère assurément soigner un bien portant ! Aussi, étant moi-même de nature optimiste, volontaire et tout à fait décidé, je m’avisai de rassurer le chirurgien sur le risque qu’il courrait à opérer un vieillard branlant comme moi.

    — Si je meurs, les gens diront que j’étais vieux et bien malade, et que la nature vous aura mal secondé ; et si je guéris, je vous promets de faire rapport à l’Académie de toute la réussite de votre entreprise. Mon seul nom fera la promotion de votre méthode, mieux que tous les malades que vous avez déjà soignés.

    À ce moment, je ne lui laissai aucunement le choix de reculer :

    — Maintenant, il vous faut oser, si vous voulez réussir, M. le Chirurgien.

    Mes arguments effacèrent ses craintes, le rendez-vous fut pris avec M. Tant-pis pour procéder à l’opération, en mon domicile parisien, et en l’absence de ma jeune épouse qui aurait pu s’y opposer, étant de nature inquiète et toujours bienveillante à mon égard.

    Mais brisons là, cher lecteur ! Nous allions dire ma fin, avant que ne vienne mon commencement. Reprenons nos mémoires, ainsi qu’il convient, par le début naturel de toute existence terrestre.

    ***

    La naissance fait moins d’honneur qu’elle n’en ordonne.

    Paris, 1701

    Que vous dire de mes glorieuses origines familiales, sinon qu’elles exigèrent plus d’obligations qu’elles n’offrirent de gloire ? Madame la marquise de Lambert, qui fut de mes amies autrefois, souhaitait le meilleur pour son fils et surtout qu’il fasse honneur à sa brillante lignée. Elle écrivit un ouvrage d’éducation dans lequel elle disait :

    « Soyez, mon fils, ce que les autres promettent d’être ; vos modèles sont dans votre maison. Vos pères ont su associer toutes les vertus à celles de leur profession. Fidèle au rang dont vous sortez, songez qu’il ne vous est pas permis d’être un homme médiocre : on ne vous en quittera pas à bon marché. Le mérite de vos pères rehaussera votre gloire, et fera votre honte si vous dégénérez ; ils éclairent vos vertus et vos défauts. La naissance fait moins d’honneur qu’elle n’en ordonne. »{X}

    Je suis né comme je suis. On est comme on est. On naît comme on est né. On naît d’Europe, d’Afrique ou d’Asie. On naît paysan, marin, bourgeois, noble ou ecclésiastique ou bien encore de cette espèce humaine particulière que l’on nomme les philosophes, qui vivent dans des tonneaux, dont on ne naît pas de père en fils, mais que l’on devient un peu par surprise et beaucoup par devoir. Je suis né et bien né !

    Né le 27 janvier 1701 à Paris, rue Richelieu, je fus baptisé dès le 28 janvier en la paroisse Saint-Roch. J’eus pour parrain Messire Meraul Pichon, secrétaire du Roi, et pour marraine une arrière-grand-mère, dame Marie-Jeanne de Chamblin, femme de messire Nicolas Guigou, seigneur de Varatres, conseiller du Roi en son grand conseil.

    Suis-je devenu « le mulet se vantant de sa généalogie » qui, dans la fable du même nom, voulait paraître dans l’Histoire, puis se souvint de son humble ascendance ? Je dois néanmoins vous dire combien illustres furent mes pères et mes aïeux. Car mes oreilles furent bien battues et rebattues, pendant toute ma jeunesse, de l’histoire de mes origines glorieuses. Écoutez-moi, je dois vous conter à présent la légende familiale des « La Condamine ».

    Je suis issu d’une très ancienne famille de la noblesse française des Cévennes. « Con dominus »{8}, fut le nom donné jadis à une terre indivise entre deux seigneurs, puis aux terres exploitées directement par le maître des lieux. L’origine du patronyme de la famille évolua en « Condaminus » puis « Condamine » avec le titre de coseigneur. La légende familiale nous a transmis les aventures d’un ancêtre : Gérault de La Condamine, homme d’armes du duc d’Anjou au XIVe siècle, à Rocamadour en Quercy. Mais mon aïeul le mieux connu est André de La Condamine.

    Au sixième degré, mon quatrième aïeul, André, coseigneur de Servas, près d’Alais{9}, né en 1560, fut capitaine du Roi et rendit de grands services dans les guerres civiles. En 1582, il épousa Marie-Geneviève de Falcon, fille du viguier{10} de Vézénobres, un bourg voisin.

    Au cinquième degré, mon trisaïeul, Jean, seul fils d’André, né en 1583, coseigneur de Servas, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, prit pour femme en 1604 Gabrielle de Puget Chasteuil, fille d’Antoine Puget, seigneur de Chasteuil. Gabriel, leur premier fils, né en 1605, fonda la branche aînée de la famille dont le blason est : d’azur, à une tige de blé, à trois épis d’argent, tiges et feuilles de même.

    Au quatrième degré, mon bisaïeul, Antoine, second fils de Jean et de Gabrielle, né en 1607, épousa en 1627 Jeanne des Roux, fille de Charles des Roux, seigneur de Rustrel. Antoine entra au service et devint capitaine du Roi. En 1648, après la paix de Westphalie, il quitta le service et se retira à Paris. Il est le père de la branche dite Antonine de la famille, dont le blason est : d’azur, à trois glands d’or, tiges et feuilles de même.

    Au troisième degré, mon aïeul, Guillaume, seul fils d’Antoine et de Jeanne, naquit en 1629. Il épousa en 1648 dame Jeanne Guignon, fille de Pierre de Guignon, seigneur de Varatres et conseiller du Roi.

    Au deuxième degré, mes père et mère. Charles, mon père, seul fils de Guillaume, né en 1649, devint receveur général des finances en la Généralité de Moulins et conseiller du Roi. Marguerite de Chourses, ma mère, née en 1650, est la fille de messire Gabriel de Chourses, chevalier, seigneur de Beauregard dans le Maine, gouverneur de Bonnétable. Son blason est d’argent à cinq faces de gueules.

    Au premier degré, je et ma jeune sœur. Je, Charles-Marie, fils de Charles, né en 1701, académicien, sans descendance. Anne-Marie Louise, ma sœur, née en 1702 et décédée en 1771, épousa en premières noces en 1725 noble Jean de Bouzier, chevalier, seigneur d’Estouilly. Son blason est d’azur à trois bandes de vair appointées.

    La descendance de Jean de Bouzier avec Anne-Marie Louise est un fils et une fille. Claude François de Bouzier d’Estouilly, chevalier et seigneur d’Estouilly, fut lieutenant du Roi de Saint-Quentin. Marie-Charlotte de Bouzier d’Estouilly, épousa, en 1756, avec les dispenses de Sa Sainteté Benoît XIV, Charles-Marie de la Condamine, son oncle maternel : je.

    Le mariage de mes parents fut aussi leur jour de gloire. Mon père Charles, d’abord receveur du Roi à Nevers en 1692, devint receveur général des finances à Moulins. Il s’était marié tardivement à l’âge de quarante-huit ans après avoir fait la connaissance de ma mère Marguerite de Chourses en prenant les eaux près de Bourbon-l’Archambault. Mes parents se marièrent le 6 février 1697 et mon père fut pourvu le 8 décembre 1699 de la charge anoblissante de conseiller secrétaire du Roi, Maison, Couronne de France et de ses Finances. Leur cérémonie de mariage rassembla des personnes de la plus haute noblesse de l’époque. On y rencontra Monseigneur Louis de Lorraine, comte d’Armagnac, grand écuyer de France et Madame Catherine de Villeroy, son épouse ; Monseigneur le duc de Valentinois et Madame Marie de Lorraine, son épouse ; Madame Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon et M. le comte d’Aubigné, son frère ; Monseigneur de Phélypeaux, comte de Pontchartrain, contrôleur général des finances et père de Jean-Frédéric Phélypeaux, le futur comte de Maurepas, qui sera ministre de la Marine de 1723 à 1749.

    Glorieuse, fameuse, illustre famille de La Condamine !

    C’était la mienne…

    ***

    Un seul endroit de mon corps n’était pas invulnérable.

    Paris, 1711

    Quel enfant, avant d’avoir connu la maladie ou la mort d’un parent, ne se sent invulnérable et plein d’appétence pour la vie ? Je croyais alors être aussi fort que les héros grecs de mes lectures. Téthis, la mère d’Achille, avait trempé son bébé dans l’eau du Styx, ce fleuve des Enfers, pour que son corps devienne invulnérable ; mais son talon, par lequel l’avait tenu Thétis, n’ayant pas trempé dans le fleuve, resta celui d’un mortel.

    De ma mère, je n’avais hérité de rien d’autre que des yeux, sinon peut-être d’une grande sensibilité, presque maladive. Je tenais d’elle mes yeux pers, c’est-à-dire bleu gris avec des paillettes de vert et de bleu : un œil gris bleu assez clair et un œil gris vert plutôt foncé. Selon le temps qu’il faisait ou l’humeur, calme ou passionnée, de mon tempérament, mes yeux apparaissaient uniformément bleu clair par temps calme ou vert foncé les jours de passion ou de tempête intérieure. Ces yeux pers étaient à l’origine de ma meilleure qualité, le regard et l’observation, et probablement aussi de mon plus grand défaut, connu de tous : la curiosité poussée jusqu‘à l’indiscrétion. On disait autrefois que mes yeux pers observaient tout avec le regard perçant d’un aigle.

    Mais je restais un enfant excessivement sensible et j’avais le plus grand mal à dissimuler mes émotions. J’étais exalté par des passions extrêmement vives. Toute impression surprenante ou inattendue, la vue d’un spectacle émouvant, la brutalité d’une nouvelle navrante, l’écoute d’une musique mélancolique, me causaient les plus vifs tourments. J’avais huit ou neuf ans lorsque je retrouvai, dans un tiroir de la maison, un de ces colifichets qui avait dû faire la joie de ma prime enfance. Il s’agissait de trois morceaux de carton de la taille de deux mains d’enfant, percés dans un coin, et assemblés par un cordon. Ils étaient découpés en forme de papillon. L’un était bleu, l’autre vert et le troisième, jaune autrefois, était délavé et déchiré. Les beaux insectes avaient pâti de mes jeunes gencives. Je me souviens encore de la jubilation qui me prenait lorsque l’on

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