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Lady Macbeth du district de Mzensk
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Livre électronique270 pages3 heures

Lady Macbeth du district de Mzensk

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À propos de ce livre électronique

« Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk. » Ce volume contient cinq nouvelles de Leskov : Lady Macbeth du district de Mzensk, La Guerroyeuse, Le Forfait, L’Homme qui monte la garde, Un artiste en toupets.

Traductions de Jean Leclère et d’Irène Tateossov.

EXTRAIT

Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk.
Katérina Lvovna n’était pas d’une très grande beauté, mais c’était une femme d’aspect très agréable. Elle n’était que dans sa vingt-quatrième année. Elle n’était pas grande de taille, mais svelte ; sa gorge était comme taillée dans du marbre, ses épaules étaient rondes, sa poitrine était ferme, le nez droit, fin, les yeux noirs et vifs, le front blanc et haut et des cheveux noirs d’un noir tournant au bleu. On l’avait mariée à un marchand de chez nous, Izmaïlov, originaire de Touskari dans la province de Koursk, non par amour ou pour un autre motif quelconque, mais parce qu’Izmaïlov avait fait demander sa main et qu’elle était une jeune fille pauvre, qui n’avait pas à dédaigner les prétendants.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nikolaï Semionovitch Leskov est un écrivain et journaliste russe. Il écrivit aussi sous le pseudonyme de M. Stebnitski. De nombreux Russes le considèrent comme « le plus russe de tous les écrivains russes ».
LangueFrançais
Date de sortie23 mai 2018
ISBN9782371240704
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    Aperçu du livre

    Lady Macbeth du district de Mzensk - Nikolaï Leskov

    (1905)

    LADY MACBETH

    DU DISTRICT DE MZENSK

    Леди Макбет Мценского уезда — 1865

    « Chanter la première chanson en rougissant... »

    PROVERBE

    I

    Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk.

    Katérina Lvovna n’était pas d’une très grande beauté, mais c’était une femme d’aspect très agréable. Elle n’était que dans sa vingt-quatrième année. Elle n’était pas grande de taille, mais svelte ; sa gorge était comme taillée dans du marbre, ses épaules étaient rondes, sa poitrine était ferme, le nez droit, fin, les yeux noirs et vifs, le front blanc et haut et des cheveux noirs d’un noir tournant au bleu. On l’avait mariée à un marchand de chez nous, Izmaïlov, originaire de Touskari dans la province de Koursk, non par amour ou pour un autre motif quelconque, mais parce qu’Izmaïlov avait fait demander sa main et qu’elle était une jeune fille pauvre, qui n’avait pas à dédaigner les prétendants.

    La maison des Izmaïlov n’était pas des dernières dans notre ville : les Izmaïlov faisaient le commerce des céréales et louaient à ferme dans l’arrondissement un grand moulin, possédaient un verger en plein rapport sous la ville et, en ville, une belle maison. En un mot c’étaient des négociants aisés. En outre leur famille n’était pas du tout grande : le beau-père, Boris Timoféyévitch Izmaïlov, un homme frisant déjà ses quatre-vingts ans, veuf depuis longtemps ; son fils Zinoviy Borissitch, mari de Katérina Lvovna, âgé d’une cinquantaine d’années, et Katérina Lvovna elle-même. C’était tout. Depuis les cinq ans que Katérina Lvovna était mariée à Zinoviy Borissitch, elle n’avait pas d’enfants. Zinoviy Borissitch n’en avait pas non plus de sa première femme avec qui il avait vécu une vingtaine d’années avant de devenir veuf et d’épouser Katérina Lvovna. Il avait pensé et espéré que Dieu lui donnerait au moins de son second mariage un héritier de son nom et de ses capitaux, mais une fois de plus il n’eut pas de chance avec Katérina Lvovna.

    Cette stérilité affligeait beaucoup Zinoviy Borissitch de même que le vieux Boris Timoféyévitch et Katérina Lvovna elle-même. L’ennui était démesuré dans cette maison marchande à la clôture haute et aux chiens féroces rôdant dans la cour, et il plongeait bien souvent la jeune femme dans une amertume allant parfois jusqu’à l’hébétement ; aussi Dieu sait combien elle aurait été heureuse de dorloter un enfant. En outre, les reproches l’excédaient : « Pourquoi t’es-tu mariée, pourquoi as-tu lié le destin d’un homme, femme stérile ! » comme si elle avait effectivement commis un crime aussi bien devant son mari que devant son beau-père, comme aussi devant toute leur lignée marchande.

    Malgré toute l’aisance de la maison, la vie de Katérina Lvovna était des plus ennuyeuse. Elle allait peu en visite et encore quand elle sortait ce n’était que pour accompagner son mari dans ses affaires, ce qui n’était point pour la distraire. Le milieu était sévère : on l’observait pour la voir s’asseoir, marcher, se lever. Or le caractère de Katérina Lvovna était ardent et, ayant connu, jeune fille, la pauvreté, elle était habituée à la simplicité et à la liberté : courir à la rivière avec des seaux, se baigner en chemise sous le débarcadère ou jeter à la tête d’un passant des écorces de graines de tournesol. Ici tout était autre. Le beau-père et son mari se levaient tôt, buvaient du thé à six heures du matin et s’en allaient à leurs affaires et elle n’avait plus qu’à traîner d’une chambre à l’autre. Partout il faisait propre, silencieux et vide, les veilleuses clignotaient devant les icônes et nulle part dans la maison on n’entendait ni son vivant, ni voix humaine.

    Elle marchait un peu à travers les pièces vides, commençait à bâiller à force d’ennui et grimpait par un escalier raide dans sa chambre à coucher aménagée dans un petit entresol en forme de tourelle. Là aussi elle restait assise à observer les ouvriers qui s’affairaient autour des hangars à suspendre du chanvre ou à déverser le blé — et de nouveau un bâillement lui venait. Elle n’en demande pas mieux : elle fera un petit somme d’une heure ou deux, et, à son réveil, ce sera de nouveau le même ennui, l’ennui russe, l’ennui de maison marchande à laquelle, dit-on, on échappe avec joie en se pendant. Katérina Lvovna n’aimait pas la lecture et d’ailleurs il n’y avait pas dans la maison d’autre livre que le psautier de Kiev.

    C’était une vie ennuyeuse que celle que Katérina Lvovna menait depuis cinq ans dans la riche maison de son beau-père avec un mari sans tendresse ; mais, selon l’usage, elle ne faisait pas la moindre attention à son ennui.

    II

    Le sixième printemps du mariage de Katérina Lvovna, la digue du moulin des Izmaïlov subit une brèche. Comme un fait exprès, le travail au moulin ne manquait pas, mais la brèche était grande et on ne pouvait la colmater sommairement. Zinoviy Borissitch rassembla au moulin des hommes de toute la circonscription et il y resta lui-même en permanence. Seul le vieux dirigeait les affaires en ville, tandis que Katérina Lvovna languissait toute seulette des journées entières. Au début, en l’absence du mari, elle s’ennuya encore plus, mais pour finir elle s’y fit et trouva que c’était même mieux ainsi : elle eut plus de liberté. Jamais son cœur n’avait beaucoup penché vers son mari et, lui absent, c’était tout de même un homme de moins à la commander.

    Un jour Katérina Lvovna était assise chez elle dans l’entresol à la fenêtre à bâiller aux corneilles, sans penser à rien de spécial, quand finalement elle eut honte elle-même de bâiller. Or il faisait un temps superbe : il faisait doux, clair, gai et à travers le grillage de bois peint en vert du jardin elle voyait voler d’une branche à l’autre des oiseaux agiles.

    « Qu’ai-je donc à la fin à bâiller ? songea Katérina Lvovna. Si au moins je me levais et faisais un tour dans la cour ou au jardin. »

    Katérina Lvovna jeta sur ses épaules une vieille petite pelisse et sortit.

    Dehors il faisait si clair et on respirait si allègrement. Sur la galerie contournant les hangars retentissaient des éclats de rires joyeux.

    — De quoi vous réjouissez-vous tellement ? demanda Katérina Lvovna aux commis de son beau-père.

    — Nous venons de pendre, madame, une truie vivante, lui répondit un vieux commis.

    — Quelle truie ?

    — La truie Axinia, qui a mis au monde un fils Vassiliy et a omis de nous inviter au baptême, répondit avec hardiesse et gaîté un jeune gars à la figure insolente et belle encadrée de boucles noires comme du goudron et d’une barbe naissante.

    D’un baril à farine suspendu à la balance apparut la grosse trogne de la cuisinière Axinia aux joues rouges.

    — Satanas du diable ! jurait la cuisinière en cherchant à saisir la palanche en fer et à sortir du baril gui balançait.

    — Elle tire sur le huit pouds avant le dîner, mais si elle devait manger sa mangeoire pleine de foin, on n’aurait plus assez de poids ! expliqua encore le beau gars et, retournant la barrique, il déversa la cuisinière sur les sacs amoncelés dans le coin.

    En jurant de bonne humeur, la femme se mit à corriger sa toilette.

    — Et combien est-ce que je pèse moi ? plaisanta Katérina Lvovna et, empoignant les cordages, elle se hissa sur le plateau.

    — Trois pouds et sept livres, répondit le même beau gaillard Serguéy. Étonnant !

    — De quoi t’étonnes-tu donc ?

    — Que vous pesiez trois pouds, Katérina Lvovna. Je pense ainsi qu’on devrait vous porter toute la journée sur les bras sans être fatigué, pour son plaisir.

    — Ne suis-je donc pas un être humain ? T’en fais pas, tu te fatiguerais bien aussi ! répondit, en rougissant un peu, Katérina Lvovna qui n’était plus habituée à des discours pareils et qui ressentait un afflux brusque du désir de bavarder et de se saouler de paroles plaisantes et gaies.

    — Par Dieu, nenni ! Je vous aurais bien porté jusqu’en Arabie heureuse, répondit Serguéy à sa remarque.

    — Tu raisonnes mal, mon vieux, dit un des hommes occupé à verser le grain. D’où vient notre poids ? Tu crois que c’est notre corps qui pèse ? Notre corps, mon bon, n’est de rien sur la balance. C’est notre force, elle seule, qui pèse et non pas le corps !

    — Quand j’étais jeune fille, c’est terrible ce que j’étais forte, ne put se retenir de dire de nouveau Katérina Lvovna. Il n’y avait même pas beaucoup d’hommes qui savaient venir à bout de moi dans la lutte.

    — Donnez un peu votre main, si c’est vrai.

    Katérina Lvovna se troubla, mais tendit la main.

    — Aïe, lâche-moi, tu fais mal ! s’écria Katérina Lvovna lorsque Serguéy lui eut serré la main, et de sa main libre elle le poussa dans la poitrine.

    Le gars lâcha la main de la patronne et vola à deux pas en arrière sous sa poussée.

    — Tu parles d’une femme ! s’étonna l’homme au grain.

    — Non, mais permettez qu’on vous empoigne à bras le corps, insista Serguéy en faisant voler les boucles de ses cheveux.

    — Vas-y toujours, répondit mise en gaîté Katérina Lvovna, et elle souleva ses petits coudes.

    Serguéy étreignit la jeune patronne et serra sa poitrine rebondie contre sa chemise rouge. Katérina Lvovna n’eut que le temps de remuer des épaules que Serguéy la soulevait déjà de terre, la tint un moment en l’air, la serra et l’assit doucement sur une mesure à blé renversée.

    Katérina Lvovna n’eut même pas le temps de faire état de sa force vantée. Rouge comme un coquelicot, elle rajusta sur son épaule la pelisse qui avait glissé et s’en fut lentement hors du hangar. Serguéy émit un toussotement guilleret et cria :

    — Allons, les nouilles du Roi Céleste ! Versez, ne bâillez pas aux corneilles !

    C’était comme s’il n’avait pas du tout pris garde à ce qui venait de se passer.

    — Un coureur, ce maudit Serejka ! racontait la cuisinière Axinia en cheminant à la suite de Katérina Lvovna. Il a tout pour lui, le vaurien : la taille, le visage, la beauté. Il vous séduira n’importe quelle femme et la poussera au péché. Et avec ça inconstant, la canaille !

    — Et toi, Axinia... chose... disait en la précédant la jeune patronne : ton petit garçon est toujours en vie ?

    — Et comment donc, ma petite mère, que peut-il bien lui arriver ! Là où on n’en a pas besoin, ils sont vivaces.

    — Et d’où l’as-tu donc ?

    — Un follet, madame, un follet. On vit parmi les gens, alors comment savoir !

    — Y a-t-il longtemps que ce gaillard est chez nous ?

    — Qui ça ? Serguéy des fois ?

    — Oui.

    — Il va y avoir un mois. Il a travaillé auparavant chez les Kontchonov, mais le patron l’a chassé. Axinia baissa la voix et acheva : On raconte qu’il a fait l’amour avec la patronne elle-même... C’est qu’il est hardi, l’âme trois fois anathème !

    III

    Un doux crépuscule laiteux s’étendait sur la ville. Zinoviy Borissitch n’était pas encore revenu du moulin. Le beau-père Boris Timoféyévitch n’était pas à la maison non plus : il était parti chez un vieil ami pour son jour de fête et avait recommandé de ne pas l’attendre pour le souper. N’ayant rien à faire, Katérina Lvovna soupa tôt, ouvrit la fenêtre dans sa tourelle et, appuyée à la croisée, elle croquait des graines de tournesol. Le personnel venait de souper à la cuisine et s’égaillait à travers la cour en s’en allant dormir : les uns dans les remises, les autres dans les hangars, les troisièmes dans le fenil. Serguéy sortit le dernier. Il marcha dans la cour, lâcha les chiens, sifflota et, passant sous la fenêtre de Katérina Lvovna, la regarda et la salua profondément.

    — Bonjour, lui dit à voix basse Katérina Lvovna du haut de sa tourelle et la cour devint silencieuse comme un désert.

    — Madame ! fit quelqu’un deux minutes plus tard derrière la porte de Katérina Lvovna.

    — Qui est là ? s’effraya Katérina Lvovna.

    — Daignez ne pas avoir peur : c’est moi, Serguéy, répondit le commis.

    — Que te faut-il, Serguéy ?

    — J’ai une petite affaire pour vous, Katérina Lvovna : je veux vous demander une petite faveur. Permettez-moi d’entrer pour une minute.

    Katérina Lvovna tourna la clef et laissa entrer Serguéy.

    — Que te faut-il ? demanda-t-elle en se reculant vers la fenêtre.

    — Je suis venu vous demander, Katérina Lvovna, si vous n’auriez pas un livre à lire. Je n’en peux plus à force d’ennui.

    — Je n’ai pas de livres, Serguéy : je n’en lis pas, répondit Katérina Lvovna.

    — C’est terrible ce qu’on s’ennuie, se plaignait Serguéy.

    — Qu’as-tu à t’ennuyer, toi ?

    — Voyons, comment ne pas s’ennuyer : je suis jeune, nous vivons comme dans un couvent et je me vois déjà languir ainsi dans la solitude jusqu’au tombeau. Il y a des jours où l’on désespère.

    — Mais pourquoi ne te maries-tu pas ?

    — C’est facile à dire ! Avec qui se marier par ici ? Je suis un homme sans position : une fille de patrons ne m’épousera pas. D’autre part, parmi les pauvres, vous savez vous-même, Katérina Lvovna, il n’y a que des incultes. Est-ce qu’elles peuvent comprendre l’amour comme il faut ? D’ailleurs vous voyez bien vous-même l’entendement qu’on a même chez les riches. Ainsi vous, par exemple, on pourrait dire que vous auriez pu être une consolation pour tout autre homme qui se respecte, or vous êtes chez eux entretenue comme un canari en cage.

    — Oui, je m’ennuie, laissa échapper Katérina Lvovna.

    — Comment ne pas s’ennuyer d’une telle vie, madame ! À supposer même que vous auriez un objet sur le côté, comme c’est le cas pour toutes les autres, vous ne pourriez même pas le rencontrer.

    — Là... tu n’y es plus du tout. Si je pouvais avoir un petit enfant, il me semble que je serais heureuse avec lui.

    — Là encore, madame, permettez-moi de vous faire remarquer que l’enfant aussi vient de quelque chose et non pas tout seul. Croyez-vous qu’à force de vivre chez différents patrons depuis des années et d’observer la vie des négociants, je ne comprends pas moi aussi ? Il est dit dans la chanson que « sans ami du cœur, le cafard-détresse m’a envahi », et ce cafard, permettez-moi de vous le dire, Katérina Lvovna, mon cœur aussi le ressent à tel point qu’on a envie de prendre une lame trempée, de s’ouvrir la poitrine, d’arracher le cœur et de le jeter à vos pieds. Et on se sentirait cent fois soulagé.

    La voix de Serguéy trembla.

    — Qu’est-ce que tu me racontes de ton cœur ? Je n’ai pas besoin de le savoir. Retourne chez toi...

    — Non, permettez, madame, fit Serguéy en frémissant de tout son corps et faisant un pas vers Katérina Lvovna. Je sais, je vois et je comprends très bien que votre vie n’est pas plus gaie que la mienne. Seulement à présent, prononça-t-il d’un souffle, à présent tout est entre vos mains et dans votre pouvoir.

    — Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu ? Pourquoi es-tu venu chez moi ? Je vais me jeter par la fenêtre, disait Katérina Lvovna en se sentant en proie à une peur indescriptible et empoignant l’appui de la fenêtre.

    — Ma vie incomparable ! pourquoi te jeter par la fenêtre ? chuchota Serguéy avec sans-gêne et, arrachant la jeune patronne de la fenêtre, il l’étreignit avec force.

    — Oh ! oh ! lâche-moi, gémissait doucement Katérina Lvovna en faiblissant sous les baisers brûlants de Serguéy, tout en se serrant malgré elle contre son corps puissant.

    Serguéy souleva la patronne comme un enfant et l’emporta dans le coin sombre.

    Dans la chambre un silence s’établit qui n’était rompu que par le tic-tac régulier de la montre de poche de son mari qui pendait au chevet du lit de Katérina Lvovna ; mais ça n’empêchait rien.

    — Va, disait Katérina Lvovna une demi-heure plus tard sans regarder Serguéy et arrangeant devant un petit miroir ses cheveux défaits.

    — Pourquoi vais-je partir d’ici à présent, lui répondait Serguéy d’une voix heureuse.

    — Mon beau-père va fermer la porte à clef.

    — Ah, mon âme, mon âme ! Quels sont donc les hommes que tu as connus jusqu’ici pour qu’ils ne connaissent d’autre entrée chez une femme que la porte ? Pour moi, aussi bien pour entrer chez toi que pour sortir, j’ai des portes partout, répondit le gaillard en montrant les colonnes qui soutenaient la galerie.

    IV

    Zinoviy Borissitch demeura absent encore toute une semaine et chaque nuit sa femme s’amusa avec Serguéy jusqu’au matin.

    Au cours de ces nuits, dans la chambre de Zinoviy Borissitch il fut vidé beaucoup de bouteilles de vin de la cave du beau-père, il fut mangé beaucoup de douceurs, il fut beaucoup embrassé dans les lèvres de sucre de la patronne et joué avec les boucles noires sur l’oreiller doux. Mais la route n’est pas toujours lisse comme une nappe, on bute parfois sur une bosse.

    Boris Timoféyévitch avait de l’insomnie : le vieux rôdait en chemise de serge à petits pois à travers la maison silencieuse. Il s’approche d’une fenêtre, s’approche d’une autre. Il regarde et voilà qu’il voit descendre tout doucement le long de la colonne sous la fenêtre de sa bru la chemise rouge du gars Serguéy. En voilà une nouvelle ! Boris Timoféyévitch bondit dehors et saisit le gaillard par les jambes. L’autre leva la main pour envoyer à toute volée un coup de poing sur l’oreille du patron, mais s’arrêta à l’idée du bruit qui en résulterait.

    — Raconte, dit Boris Timoféyévitch, où tu as été, espèce de voleur ?

    — Là où j’ai été, je n’y suis plus, répondit Serguéy.

    — Tu as passé la nuit chez ma bru ?

    — Encore un coup, patron, je sais bien moi où j’ai passé la nuit. Mais toi, écoute un peu ce que je vais te dire : on ne saurait revenir sur ce qui fut ; au moins n’appelle pas la honte sur ta maison. Dis-moi ce que tu veux à présent ? Quelle satisfaction veux-tu ?

    — Je veux, vipère, t’allonger cinq cents coups de cravache, répondit Boris Timoféyévitch.

    — Libre à toi, c’est ma faute, acquiesça le gars. Dis-moi où je dois te suivre et amuse-toi, bois mon sang.

    Boris Timoféyévitch conduisit Serguéy dans sa petite cave et le fouetta avec une cravache tant qu’il eut lui-même des forces. Serguéy n’émit pas un gémissement, mais par contre il rongea la moitié de sa manche.

    Boris Timoféyévitch abandonna Serguéy dans la cave jusqu’à ce que son dos labouré guérisse. Il lui donna un pot de grès rempli d’eau, mit un lourd cadenas sur la porte et envoya chercher son fils.

    Mais à présent encore on ne va pas vite à cent kilomètres à travers les routes vicinales. Or Katérina Lvovna ne savait plus se passer une heure de Serguéy. Elle déploya subitement dans toute la largeur sa nature réveillée et devint si décidée qu’il ne fut plus possible de la dompter. Elle apprit l’endroit où se trouvait Serguéy, lui parla à travers la porte bardée de fer et s’élança à la recherche des clefs.

    — Père, relâche Serguéy, s’en fut-elle trouver son beau-père.

    Le vieux en verdit. Il ne s’attendait nullement à une insolence aussi cynique de la part de la pécheresse qui avait été jusqu’alors une bru soumise.

    — Tu n’as pas honte, espèce de traînée..., commença-t-il.

    — Relâche-le, dit-elle ; je te jure sur l’honneur que jusqu’ici il n’y eut encore aucun mal entre nous.

    — Il n’y a pas eu de mal ! dit le vieux en grinçant des dents. Et de quoi vous occupiez-vous la nuit avec lui ? Vous battiez les coussins de ton mari ?

    Mais l’autre ne démordait pas : relâche-le, relâche.

    — Hé bien, s’il en est ainsi, finit par dire Boris Timoféyévitch, écoute ceci : dès que ton mari sera rentré, nous allons te donner des verges à l’écurie et lui, la canaille, dès demain, je l’enverrai en prison.

    C’est ainsi qu’en

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