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Gens d'Église
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Livre électronique508 pages6 heures

Gens d'Église

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À propos de ce livre électronique

Gens d'Église, paru en 1872, le chef-d'œuvre de Leskov, est moins un roman qu'une chronique de la vie d'une petite ville russe de province, à travers trois figures de son clergé : « Le doyen Sabel Tubérosov, prêtre éclairé, avide d'apostolat, mais condamné par la bassesse des temps à une inaction déprimante, et qui, pour échapper à l'enlisement, se réfugie dans le « martyre » ; le vicaire Zacharie Bénéfactov, ce « doux agneau » ; enfin, le diacre Achille Desnitsyne, ce cosaque manqué, exubérant, batailleur et fanfaron, au demeurant le meilleur cœur du monde. [...] Leskov a su magistralement entremêler la familiarité à la grandeur, l'humour à l'émotion, le burlesque au sublime. » (Nicolas Brian-Chaninov.)

Traduction du russe et préface par Henri Mongault, 1937.

EXTRAIT

Les personnages dont le train d’existence formera la trame de ce récit constituent la cure ou, comme on dit chez nous, la « poperie » de Stargorod. Ce sont l’archiprêtre Sabel Tubérosov, son vicaire Zacharie Bénéfactov et son diacre Achille Desnitsyne. L’enfance et la prime jeunesse de ces dignes ecclésiastiques n’importent guère au lecteur ; en revanche il a besoin, pour l’intelligence du récit, de se les bien figurer à l’époque de leur vie que nous comptons décrire. Traçons donc tout d’abord leur portrait et commençons par le chef du clergé de Stargorod, le Père Sabel Tubérosov.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nikolaï Semionovitch Leskov est un écrivain et journaliste russe. Il écrivit aussi sous le pseudonyme de M. Stebnitski. De nombreux Russes le considèrent comme « le plus russe de tous les écrivains russes ».
LangueFrançais
Date de sortie23 mai 2018
ISBN9782371240469
Gens d'Église

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    Aperçu du livre

    Gens d'Église - Nikolaï Leskov

    Mongault

    AVERTISSEMENT

    ALORS que la réputation de Nicolas Leskov (1831-1895) grandit de jour en jour en Russie, où il est considéré comme l’égal des plus grands, cet écrivain si original n’a pas encore conquis parmi nous la place à laquelle il a droit. Le public français, auquel on a soumis un peu hâtivement tant d’œuvres russes de second, voire de troisième ordre, ne connaît encore de cet auteur que de trop rares nouvelles. Le peu d’empressement des traducteurs à l’introduire parmi nous s’explique, croyons-nous, par une raison majeure : Leskov est un écrivain « difficile » dans toute la force du terme ; sa langue drue, si riche, si amusante, si personnelle la plus personnelle sans doute de la littérature russe avec celle de Gogol — fera toujours le désespoir de quiconque tentera de l’interpréter. Aussi n’est-ce point sans une certaine appréhension que, cédant à de précieux encouragements, je me risque aujourd’hui à offrir à l’appréciation des lettrés son œuvre maîtresse : Gens d’Église (Soboriane, 1872).

    À une époque de sombre littérature naturaliste, où seul le moujik, plus ou moins idéalisé, avait droit de cité, Leskov osa remonter résolument le courant. Il sut trouver de braves gens, des justes, comme il les appelait (pravedniki) dans toutes les classes de la société, et singulièrement parmi les membres du clergé, en qui ses confrères s’obstinaient à ne voir que de grossiers sectaires. Cette caste fermée, à laquelle il appartenait quelque peu par son grand-père paternel, trouva en lui un observateur sagace, pénétrant, sympathique : sans dissimuler aucune de ses tares, il projeta sur ses vertus une lumière aussi vive qu’inattendue. En récompense sans doute de cette louable impartialité, il fut donné à Leskov de créer dans Gens d’Église deux des figures les plus puissantes, les plus originales du roman russe : le doyen Sabel Tubérosov, prêtre éclairé, avide d’apostolat, mais condamné par la bassesse des temps à une inaction déprimante, et qui, pour échapper à l’enlisement, se réfugie dans le « martyre » ; le diacre Achille Desnitsyne, ce cosaque manqué, exubérant, batailleur et fanfaron, au demeurant le meilleur cœur du monde. Comme repoussoir à ces deux âmes ardentes, deux âmes résignées : Natalie Nicolaïevna, la petite archiprêtresse, qui ne respire que pour son cher mari, et le vicaire Zacharie Bénéfactov, ce « doux agneau ». Encore que Leskov les traite en demi-teinte, ses secrètes préférences pourraient bien leur être acquises. En tout cas, aux agonies tourmentées de ses deux héros rançon probable du péché d’orgueil qui couve en eux il opposera le calme trépas de ces humbles : Natalie Nicolaïevna éprouve sur son lit de mort comme un avant-goût du paradis, et Zacharie s’éteint doucement pendant l’office de Pâques, ce qui, d’après la croyance populaire, lui vaudra d’entrer tout droit dans le Royaume des cieux. Beati mites.

    Aux « justes » s’opposent les « réprouvés », ces « hommes nouveaux » que Leskov déteste et pour cause : un de ses premiers articles plein de bon sens, mais interprété à la légère, avait fait de lui la bête noire du parti « radical ». Dans ses deux premiers romans : Sans issue (1864) et À couteaux tirés (1870) il avait déjà ridiculisé les tenants de ce parti. Son hostilité se tempère maintenant d’ironie narquoise, mais il persiste à ne voir parmi eux que des imbéciles ou des gredins. Pour vivants, pour typiques qu’ils semblent, ce pédant niais de Prépotenski, cette pimbêche de Mme Bizioukine, cet aigrefin de Termossessov sont des adversaires bien peu dignes du noble, de l’altier Père Sabel, ce « ministre de la Justice », comme l’appelle plaisamment Achille. Leskov cède un peu trop ici à son amour du grotesque, de la caricature. Que n’a-t-il au moins placé à côté de ces fantoches une âme pure, dévouée à son idéal révolutionnaire comme l’est Tubérosov à son idéal chrétien, telle que cette brave Anne Skokov, la « nihiliste » convaincue, dont la droiture purifie les pages acerbes d’À couteaux tirés ? Mais peut-être Leskov a-t-il voulu que son héros ne trouvât, parmi les siens que des lâches ou des indifférents, parmi ses adversaires que des imbéciles ou des fripons ? Coalisées même fortuitement, la platitude et la sottise peuvent avoir raison des cœurs les mieux trempés.

    Leskov a placé l’action de son œuvre dans une petite ville endormie de la province d’Orel, à laquelle il donne le nom symbolique de Stargorod (Vieille-ville). Originaire, comme Tourguéniev, de cette région un peu arriérée, il en décrit avec complaisance les mœurs patriarcales. Tourguéniev ayant pris pour lui les « nids de seigneurs », Leskov se rabat sur les petites gens et découvre parmi eux maints originaux, comme l’ispravnik Voïne Vassiliévitch ou la maîtresse de poste Mme Timonov. Dans ce coin perdu l’herbe pousse drue dans les rues et la torpeur tient les âmes engourdies. Beau sujet de « tableau de genre » pour l’amateur d’« antiquailles » qu’aimait à se dire Leskov.

    La composition volontiers diffuse, capricante de l’ouvrage, si elle heurte un peu nos habitudes, est cependant bien conforme au laisser-aller russe. Leskov prétend d’ailleurs écrire, non point un roman, mais bien une « chronique », dans le sens archaïque du mot, avec tout ce qu’il comporte de flânerie lente et de commode bonhomie. Cinq parties de longueur fort inégale, des retours, des repos, des trous, des digressions, ces bizarreries de mise en page effaroucheront d’abord le lecteur français ; néanmoins, pourvu qu’il s’abandonne à cette manière lente qui fut d’ailleurs celle de nos vieux conteurs il goûtera pleinement les pages si variées de ton où Leskov a su magistralement entremêler la familiarité à la grandeur, l’humour à l’émotion, le burlesque au sublime. Le journal de Tubérosov, si prenant, si douloureux, si lourd de signification ; les équipées héroïcomiques d’Achille ; l’épisode des nains, hors-d’œuvre qui permet à Leskov de nous faire admirer, aux deux pôles de l’échelle sociale, deux nouveaux « justes » : la hautaine mais bienfaisante « boïarine » Plodomassov et son cher petit Nicolas, cet exquis « brimborion » ; le « complot » révolutionnaire ; le festin cocasse ; l’orage, signe d’en haut qui détermine la farouche résolution de l’archiprêtre ; le calvaire que gravit celui-ci ; les morts, si adéquates à leurs caractères, des quatre habitants de la « poperie » ; toutes ces pages s’inscrivent parmi les mieux venues de notre auteur et, je n’hésite pas à l’écrire, de toute la littérature russe.

    Le style se moule à merveille sur le fond. Leskov, qui connaît le russe comme personne, manie sa langue avec une souplesse savoureuse. Son penchant pour l’archaïsme peut ici se donner libre cours, mais sans excès : les parties proprement « ecclésiastiques » de la chronique, notamment « le vieux cahier bleu du Père Tubérosov » font de larges emprunts au parler ancien, compromis entre le slavon et le russe, qu’affectionnent les « gens d’Église ». J’ai jugé de mon devoir de maintenir autant que possible dans ma version ce caractère légèrement désuet, mais combien savoureux ! Tâche redoutable d’ailleurs : aux lecteurs de décider si je n’y ai point succombé.

    H. M.

    PREMIÈRE PARTIE

    I

    LES personnages dont le train d’existence formera la trame de ce récit constituent la cure ou, comme on dit chez nous, la « poperie » de Stargorod. Ce sont l’archiprêtre Sabel Tubérosov, son vicaire Zacharie Bénéfactov et son diacre Achille Desnitsyne. L’enfance et la prime jeunesse de ces dignes ecclésiastiques n’importent guère au lecteur ; en revanche il a besoin, pour l’intelligence du récit, de se les bien figurer à l’époque de leur vie que nous comptons décrire. Traçons donc tout d’abord leur portrait et commençons par le chef du clergé de Stargorod, le Père Sabel Tubérosov. C’est un homme de haute taille, quelque peu corpulent, mais encore très vert et très vif en dépit de ses soixante ans sonnés. Son moral ne le cède point à son physique : on devine au premier coup d’œil que son cœur a conservé toute la fougue, et sa volonté toute l’énergie de la jeunesse. Sa tête superbe peut passer pour un modèle de beauté virile. Sa chevelure rappelle par l’épaisseur la crinière d’un grand lion et par la blancheur les boucles du Zeus de Phidias ; elle domine impérieusement son vaste front et retombe sur la nuque en trois larges ondulations. Les quelques poils noirs qui les parsèment encore donnent des teintes d’argent niellé à la longue barbe fourchue de monsieur l’archiprêtre ainsi qu’aux courtes moustaches qui la rejoignent aux commissures des lèvres. Ses sourcils encore d’un beau noir et arqués en forme d’S se rejoignent à la racine d’un nez plutôt fort. La lueur de la raison n’a jamais cessé d’animer ses grands yeux bruns, clairs et hardis, où ses proches ont vu passer tour à tour les clartés de l’allégresse, les brumes de l’affliction, les larmes de l’attendrissement, la flamme de l’indignation et jusqu’aux éclairs de la colère — d’une colère de grand homme, ni vaine, ni mesquine, ni tracassière. Ces yeux ont toujours reflété l’âme du Père Sabel, âme franche et honnête, chrétiennement convaincue de son immortalité.

    Le vicaire Zacharie Bénéfactov est un homme d’un tout autre genre. C’est la douceur, l’humilité personnifiées. Son corps débile paraît craindre d’occuper trop de place et son esprit timide ne tient pas davantage à se manifester. Ce petit bout d’homme malingre n’a pour toute chevelure que deux boucles d’un gris jaune au-dessus de chaque oreille ; autrefois il arborait derrière la tête un semblant de queue — une queue de rat, comme l’appelait le diacre Achille — mais les derniers vestiges en ont depuis longtemps disparu. En guise de barbe, le Père Zacharie porte collé au menton quelque chose qui ressemble à un morceau d’éponge. Il a de petites mains d’enfant, qu’il dissimule continuellement dans les pochettes de sa soutane, et de petites jambes grêles, vacillantes, de vraies « jambes de paille » ; d’ailleurs des pieds à la tête le pauvre Père Zacharie fait vraiment l’effet d’un bonhomme de paille. Il tient le plus souvent baissés ses bons yeux gris, fort vifs cependant, mais qui, à peine levés, cherchent à fuir les regards indiscrets. À peine plus âgé mais beaucoup plus caduc que son curé, le Père Zacharie est encore ferme au poste et conserve, en dépit de nombreuses infirmités, une belle vaillance physique et morale.

    Quant au diacre Achille, troisième et dernier représentant du clergé de Stargorod, il s’est vu appliquer au cours de son existence divers qualificatifs qu’il ne sera point oiseux d’énumérer ici, car ils permettront au lecteur de se former une idée quelque peu congrue de ce vigoureux gaillard.

    En le renvoyant de la classe de syntaxe « eu égard à son âge trop mûr et à l’insuffisance de ses progrès », l’inspecteur du petit séminaire ne put s’empêcher de dire à l’élève Achille Desnitsyne :

    — Eh bien, mon lascar, tu peux te vanter d’être une fameuse bûche !

    À la vue de ce géant in spe, le recteur qui, cédant à de pressantes sollicitations, fit passer Achille dans la classe de rhétorique1, n’en crut pas ses yeux et confondu à son tour par une taille, une vigueur, une stupidité aussi imposantes, s’écria à son tour :

    — « Bûche », c’est trop peu dire. Mettons « soliveau » et n’en parlons plus !

    Le maître de la chapelle épiscopale, dont fit partie Achille après son exclusion de la classe de rhétorique, le surnomma « le démesuré ».

    — Tu as une belle voix de basse-taille, on dirait un canon qui gronde, lui fit-il observer un jour ; seulement tu es par trop démesuré, et ce manque de mesure m’empêche de te traiter suivant ton mérite.

    Quant au quatrième et au plus persistant de ses sobriquets, celui d’« ulcéré », ce fut Sa Grandeur en personne qui la lui appliqua en un jour à jamais mémorable pour ce brave Achille, à savoir celui où il se vit à la fois expulsé de la psallette et envoyé comme diacre à Stargorod. Il me paraît utile de relater tout au long les circonstances de ce grave événement.

    Dès son âge le plus tendre, Achille avait toujours eu l’humeur folâtre et le tempérament passionné. Il cédait outre mesure à ses entraînements, travers qui devait, comme nous le verrons, l’accompagner jusqu’au seuil de la vieillesse.

    En dépit de sa « démesure », la voix d’Achille avait une telle ampleur de registre qu’il passait avec aisance des notes les plus aiguës aux notes les plus graves. Aussi le maître de chapelle tenait-il fort à lui, tout en redoutant non moins fort ses « entraînements » : il lui arrivait par exemple de chanter une quatrième fois le trisagion2 en solo pendant l’office des vêpres ; quant à la prière pour « le tsar, le synode et le peuple chrétien », il ne pouvait se résoudre à y mettre une fin. Ces cas étant d’ailleurs prévus, on y remédiait à l’aide de certaines précautions qui épargnaient tous désagréments tant au chantre lui-même qu’à ses supérieurs en plain-chant : un de ses camarades choisis parmi les plus robustes avait la charge de le tirer au moment psychologique par un pan de sa soutane ou de le faire asseoir d’une brusque pesée sur les épaules. Mais on ne saurait toujours se garder à carreau, prétend avec raison la sagesse populaire. Quelque sollicitude que l’on apportât à refréner la pétulance d’Achille, il ne laissait pas d’y succomber de temps à autre, justifiant ainsi la théorie suivant laquelle « il ne saurait y avoir de salut pour qui porte l’ennemi dans son sein ». Un jour de fête carillonnée, Achille devait au cours du concerto qui accompagne la communion exécuter un solo très compliqué sur le thème : « De douleur ulcéré ». L’importance que le maître de chapelle et tous les chantres attachaient à ce solo donna bien du tintouin à notre pauvre Achille, soucieux de se distinguer devant Monseigneur, fort entendu en la matière, et devant les gros bonnets du chef-lieu, qui ne manqueraient pas d’assister à l’office. Reconnaissons en toute équité que le brave garçon étudia à fond sa partie : il arpentait nuit et jour tantôt sa chambre, tantôt le corridor, la cour, le jardin de l’évêché et jusqu’aux pâtis communaux en rabâchant sur tous les tons : « De douleur ulcéré, ulcéré ». Il vocalisait encore quand se leva l’aube du jour qui devait consacrer sa gloire en pleine cathédrale. L’heure du concerto arriva. Seigneur, mon Dieu, quel air imposant avait l’énorme Achille, dressé de toute sa taille et sa partie à la main ! Pareil spectacle défie toute description : le crayon seul serait à même de le reproduire... Les appoggiatures tirent à leur fin, voici le moment du solo de basse. D’un coup de coude énergique Achille écarte son voisin, bat mentalement la mesure de son morceau, voit enfin se lever dans sa direction le diapason du maître de chapelle... Alors dans un oubli absolu du monde et de lui-même, Achille proclame d’une voix qui tantôt s’attarde, tantôt se précipite, mais toujours tonne comme la trompette du jugement : « De douleur ulcéré, ul... cé... ré, ul... cé... é... ré... é ». On a soin de prendre les mesures qui paraient d’ordinaire aux entraînements du chantre, et voici le concerto fini. Mais il ne l’était point pour autant dans la tête bouillonnante du brave garçon et soudain, parmi les compliments à voix basse que faisaient à Sa Grandeur les nobles personnages auxquels il donnait sa bénédiction, éclatèrent de nouveaux appels de buccins : Achille déchaîné, hors d’esprit, recommençait son solo ! On le tire par sa soutane — il chante encore ; on le pousse, on le presse, on cherche à le faire disparaître derrière ses camarades — il chante toujours ; on l’entraîne hors de l’église — il chante de plus belle son : « ul... cé... é... ré... é... é..., ul... cé... é... ré... é... é..., ul... cé... é... ré... é... é... »

    — Qu’as-tu, voyons ? lui demande-t-on avec compassion.

    — Ul...cé... é... ré... é... é... ! hurle-t-il en regardant les gens dans le blanc des yeux.

    Et il demeura planté sur le parvis jusqu’au moment où le grand air eut enfin dissipé son exaltation.

    Auprès de l’archiprêtre et du Père Bénéfactov, Achille Desnitsyne fait figure de jeune homme ; il a pourtant dépassé depuis longtemps la quarantaine et des traînées grises courent parmi ses beaux cheveux noirs. Ce lourd colosse aux manières gourdes et brusques n’en est pas moins fort plaisant : il a le type méridional et prétend descendre de Cosaques de Petite-Russie dont il semble en effet avoir hérité l’insouciance, la bravoure, bien d’autres vertus encore.

    II

    CES héros à la mode antique habitaient la « poperie » de Stargorod, près de la Touritsa, rivière au cours lent mais navigable. Tous trois, et Tubérosov et Zacharie et jusqu’au diacre Achille, possédaient chacun leur maisonnette sur la berge même, juste en face de leur vieille église dont les cinq hautes coupoles se dressaient sur l’autre rive3. Toutefois les logis de ces braves gens offraient les mêmes oppositions que leurs caractères.

    La belle demeure du Père Sabel était peinte à l’huile d’une jolie couleur bleu de ciel ; des étoiles, des carrés, des rosettes de toutes nuances couronnaient ses trois fenêtres aux encadrements sculptés et bariolés ; des contrevents verts les flanquaient, que l’on ne fermait jamais, car la bâtisse fort solide ne redoutait point les attaques de l’hiver ; d’ailleurs monsieur l’archiprêtre aimait la lumière et se réjouissait en son cœur quand les étoiles du bon Dieu jetaient des regards furtifs dans sa chambre ou quand un rayon de lune traînait sur le parquet son écharpe de brocart. Il régnait chez lui un ordre parfait, une propreté méticuleuse, auxquels personne ne songeait à porter atteinte, car, à son grand chagrin et à celui de sa digne épouse, le Père Sabel n’avait point d’enfants.

    Bien que beaucoup plus vaste, la maison grise du Père Zacharie ne se distinguait point par une élégance aussi raffinée. Quelque peu affaissée, elle ressemblait d’autant plus à une grande volière qu’aux vitres vertes des cinq petites fenêtres se pressaient et se pourchassaient sans cesse force petits becs et force petits toupets : le Seigneur en effet avait béni comme Jacob le Père Bénéfactov et rendu son épouse féconde comme Rachel. C’eût été peine perdue que de vouloir ici, comme chez Tubérosov, se mirer dans les meubles et les parquets : des menottes souillées laissaient partout leurs traces, des têtes ébouriffées se montraient dans tous les coins ; c’était un grouillement, un piaillement continuel de marmots ; et tout ne parlait que d’eux depuis les grillons du foyer jusqu’à la bonne maman qui endormait ses chers petits aux sons d’une vieille berceuse :

    Mignons, beaux mignons,

    De vous que ferai-je ?

    Mignons, beaux mignons

    Où donc vous mettrai-je ?

    Veuf et sans progéniture, le diacre Achille n’accordait aux biens de ce monde en général et au confort domestique en particulier qu’une importance très relative. Il avait tout au bout du faubourg une chaumine en pisé, sans la moindre dépendance, sans la moindre palissade, à part un vague enclos fait de pieux où vaguaient, dans la paille jusqu’aux genoux, tantôt un étalon pie, tantôt un hongre isabelle, tantôt une cavale noire. Cet habitacle à la cosaque était aménagé en conséquence. Un divan de bois à dossier canné ornait la plus belle pièce, occupée par le maître en personne ; et comme ce divan faisait office de lit, une courtepointe de feutre blanc s’y étalait tout au long tandis qu’au chevet se dressait un arçon de selle ciselé à l’asiatique, auquel était fixé un pauvre petit oreiller plat comme une galette et recouvert d’une taie de nankin graisseuse. Une table de bois blanc flanquait cette couche de nomade ; une guitare veuve de ses cordes, un lasso de chanvre et deux bridons tressés décoraient les murs ; dans un coin sur un semblant d’étagère reposait un petit eucologe du diocèse de Kiev ainsi qu’une minuscule icone de l’Assomption surmontée d’un rameau desséché. C’étaient là tous les biens meubles du diacre. Une autre pièce exiguë servait de cuisine et de chambre à coucher à la servante, une ancienne domestique de hobereaux qui se prénommait Nadiejda Stépanovna, mais que son maître appelait plaisamment Espérance4.

    C’était une petite vieille ratatinée, menton pointu et face parcheminée, affligée d’un caractère si difficile, si intraitable qu’en dépit de son ardeur à la tâche elle avait fait places sur places pour échouer finalement chez ce gueux d’Achille, à qui elle pouvait casser la tête à son aise, pour la bonne raison que le diacre ne prêtait guère attention à ses criailleries et se contentait, quand les choses allaient trop loin, de l’expulser d’un tonitruant : « À ta cuisine, Espérance ! » Cette objurgation suffisait d’ordinaire à mettre Espérance en fuite : elle savait par expérience qu’en cas d’obstination Achille l’eût saisie d’un bras vigoureux, déposée sur le toit de la chaumine et laissée là d’une aurore à l’autre. La crainte salutaire de ce terrible châtiment empêchait la vieille de contredire son cosaque de maître.

    Ces trois hommes s’aidaient plus ou moins les uns les autres à supporter les ennuis d’une vie peu riche d’événements. Le Père Sabel avait la meilleure part : sa bonne petite femme éprouvait pour lui un amour qui tenait de la vénération. Le Père Zacharie se sentait aussi fort heureux dans sa volière. Et le diacre ne se plaignait pas davantage de son sort : il consacrait le plus clair de ses journées à de joyeux devis, à de longues flâneries par la ville, à moins qu’il ne s’en allât faire un tour aux environs, histoire de troquer ses bêtes, ou qu’il ne prît plaisir à taquiner, à mettre au pas sa mégère de servante.

    Il ne faudrait pas croire cependant que la bonne entente fût constante entre ces excellents confrères ; d’innocentes bisbilles venaient de temps à autre apporter une heureuse diversion à l’engourdissement provincial. Le journal de Tubérosov nous révélera bientôt certaines bagatelles de ce genre, bagatelles qui prenaient d’ailleurs une énorme importance aux yeux des intéressés. Voici, en attendant, un exemple typique de ces malentendus qui surgissaient ici comme partout ailleurs.

    M. Alexis Nikititch Plodomassov, gentilhomme de bonne maison et maréchal de noblesse du district, fort affectionné à nos dignes ecclésiastiques, leur rapporta d’un voyage à Pétersbourg quelques souvenirs plus ou moins précieux, parmi lesquels figuraient trois belles cannes, à pommes d’or pour les deux prêtres, à pommeau d’argent niellé pour le diacre. Ces cannes étaient appelées à jouer parmi le clergé de Stargorod le rôle de ces bâtons que les magiciens d’Égypte jetèrent devant Pharaon et qui, s’il faut en croire la Sainte Écriture, se changèrent aussitôt en serpents5.

    — Ce gracieux don va être pour nous une pierre d’achoppement et de scandale, s’en allait répétant Achille.

    — Mais non, voyons, Père diacre, pourquoi cela ? lui objectaient les personnes auxquelles il jugeait bon de se plaindre.

    — Oui, évidemment, vous autres laïcs ne comprenez rien à ces choses. Aussi bien feriez-vous mieux de vous taire. Mais moi, je vous dis que le scandale est grand et profonde notre perplexité.

    Et il se mettait en devoir d’expliquer aux profanes les raisons de ce scandale d’une nature toute particulière.

    — Primo : il ne sied point à un simple diacre comme moi de porter pareil bâton pastoral. Et d’un. Secundo : je le porte cependant, puisqu’on m’en a fait présent. Et de deux. Tertio : pourquoi avoir mis Zacharie sur le même pied que le Père Sabel ? Que signifie cette identité parfaite entre leurs cannes ?... Pourriez-vous me le dire, voyons, je vous le demande ?... Le Père Sabel, n’est-ce pas, vous le connaissez comme moi ; c’est un homme de grand sens, un philosophe, comme qui dirait un ministre de la Justice... Eh bien, si malin qu’il soit, je vois bien qu’il y perd son latin... Oui, oui, parfaitement, il est tout à fait dérouté.

    — Qu’est-ce qui peut bien le dérouter, voyons, Père diacre ?

    — Ce qui peut le dérouter ? Eh mais, bien des choses... à commencer par la ressemblance parfaite entre les deux cannes : allez donc les distinguer l’une de l’autre !... Après tout, on pourrait remédier à cet inconvénient au moyen d’une marque quelconque : un cachet de cire au-dessous du pommeau, une encoche dans le bois, tout ce qu’on voudra... Seulement, ça ne les empêchera toujours pas d’avoir la même valeur, et voilà justement le hic ! Voyons, a-t-on idée de mettre un Zacharie sur le même rang que le Père Sabel ?... C’est de l’anarchie tout simplement !... Monsieur l’archiprêtre s’en rend parfaitement compte, je m’en suis bien aperçu et je lui ai même proposé de faire une marque à la cire ou une encoche sur la canne de Zacharie ; mais il n’a rien voulu savoir. « Alors, ai-je insisté, laissez-moi faire, monsieur l’archiprêtre : je m’en vais prendre en douceur la canne du Père Zacharie et la raccourcir avec mon couteau d’un pouce ou deux ; je vous assure qu’il n’y verra que du feu. » Mais au lieu d’accepter, le Père Sabel m’a traité de buse. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs, mais je ne m’en formalise point, parce que, voyez-vous, d’un homme comme lui on peut en endurer bien d’autres. Buse tant qu’il lui plaira, ça ne m’empêche pas de voir de quoi il retourne, et cette affaire-là me tarabuste... Si le Père Sabel ne nous joue pas un tour de sa façon je consens à ce que vous aussi me traitiez de buse et même de triple buse ! Il ne me laisse pas faire, c’est entendu, mais je suis bien sûr qu’il trouvera un expédient quelconque, vous verrez ça ! C’est un homme qu’on ne prend pas sans vert.

    Les prévisions du diacre semblèrent se réaliser. Un mois à peine après le don des fameuses « pierres d’achoppement », le Père Sabel résolut à l’improviste de se rendre au chef-lieu. Il n’y avait pas lieu d’attacher grande importance à ce déplacement, ses fonctions de doyen appelant souvent l’archiprêtre au consistoire ; aussi sa décision ne provoqua-t-elle aucun commentaire. Mais tout à coup Tubérosov, déjà installé dans sa kibitka6, demanda à Zacharie qui était venu lui souhaiter bon voyage :

    — Dis-moi, Père, qu’as-tu fait de ta canne ? Donne-la moi donc que je la porte au chef-lieu.

    Ce bout de phrase, lancé sans avoir l’air d’y toucher, mit la puce à l’oreille des personnes qui assistaient au départ, à commencer par Achille, qui poussa un petit cri et chuchota à l’oreille du Père Bénéfactov :

    — Je vous avais bien dit qu’il nous jouerait un tour de sa façon !

    — Ma canne ! Au chef-lieu ! Et pourquoi faire, monsieur l’archiprêtre ? s’informa doucement le clignotant Zacharie, en écartant le diacre d’un coup de coude.

    — Pourquoi faire ? Eh mais... pour montrer aux gens les attentions dont toi et moi sommes l’objet, répondit Tubérosov.

    — Alexis, mon petit, cours vite chercher ma canne, ordonna Zacharie à l’un de ses marmots, qui se trouvait là à point nommé.

    — Et la mienne, monsieur l’archiprêtre, allez-vous aussi l’emporter ? s’enquit Achille de son ton le plus aimable.

    — Non, garde-la par devers toi, répondit Sabel.

    — Par devers moi, monsieur l’archiprêtre ?... Mais, moi aussi, j’ai été honoré des attentions de monsieur le maréchal, répliqua le diacre, quelque peu mortifié.

    Sans daigner lui répondre, monsieur l’archiprêtre prit la canne de Zacharie qu’on lui tendait en ce moment et donna le signal du départ.

    Tandis que Tubérosov s’en allait par les chemins en compagnie des « fauteuses de scandale », la curiosité dévorait Achille : quels pouvaient bien être les motifs de ce rapt ?

    — Qu’est-ce que ça peut bien te faire, voyons ? lui demandait Zacharie en le voyant se creuser en vain la tête.

    — Père Zacharie, il va vous jouer un tour de sa façon, vous allez voir !

    — Et quand cela serait, qu’est-ce que cela peut te faire ?

    — Je grille de savoir quelle malice il va tirer de son sac. Il ne m’a pas laissé raccourcir votre canne, il n’a pas voulu non plus que j’y fasse une marque... Je ne suis qu’une buse, à ce qu’il m’a dit... Eh bien, je ne vois qu’un autre expédient...

    — Et lequel, beau parleur ?

    — Oui, il n’y a pas de doute, il va y faire sertir une pierre précieuse...

    — Ou cela ?

    — Dans le pommeau de la canne, parbleu !

    — De la sienne ou de la mienne ?

    — De la sienne, bien entendu. Une pierre précieuse, c’est un objet de valeur, n’est-ce pas ?

    — Mais alors pourquoi a-t-il emporté la mienne ?

    Le diacre se donna du plat de la main un grand coup dans le front.

    — Faut croire que j’ai perdu la boule ! s’exclama-t-il.

    — Je l’espère pour toi, mon ami ; autrement, à quoi te servirait d’avoir étudié la logique ? répliqua le Père Zacharie sur un ton de légère remontrance. N’as-tu pas honte ?

    — Honte de quoi ? Est-ce ma faute si je n’ai jamais pu y comprendre goutte !... Mais alors je me demande quel tour il va nous jouer. Vraiment je ne sais que penser...

    Et, sans plus émettre de conjectures, le diacre rongea solitairement son frein.

    Au bout de huit jours l’archiprêtre s’en revint. Dès qu’il aperçut la carriole noire de son supérieur, Achille, qui dressait un cheval des steppes récemment acquis par échange, lança sa bête au galop par les rues de la ville, s’arrêtant devant les fenêtres ouvertes de ses connaissances et braillant à tue-tête un verset de sa façon :

    Il s’en vient, Sabel,

    Instant solennel.

    Une nouvelle conjecture venait de se faire jour dans son cerveau.

    — Cette fois, j’ai trouvé ! s’écria-t-il en mettant pied à terre devant la porte du Père Sabel. Mes suppositions précédentes ne valaient pas tripette ! Maintenant, je suis sur de mon fait : monsieur l’archiprêtre a dû tout simplement faire graver sur les cannes des lettres grecques ou peut-être même latines... Oui, oui, c’est bien cela, il n’y a pas de doute possible !... Si cette fois je me trompe, vous pourrez me traiter de buse tant qu’il vous plaira.

    — Nous userons de la permission, mon ami, répondit le Père Zacharie. Oui, oui, nous en userons, nous en userons, répétait-il, tandis que la voiture faisait halte.

    L’archiprêtre en descendit, grave, posé, et gagna son logis. Après une courte prière, il donna le bonjour d’abord à sa femme, qu’il baisa trois fois sur la bouche, puis au Père Zacharie, avec qui il échangea un baiser sur l’épaule, au diacre Achille enfin, qu’il laissa baiser sa main tout en lui effleurant des lèvres le sommet de la tête. Ces premières effusions furent suivies d’une conférence autour du samovar, au cours de laquelle monsieur l’archiprêtre communiqua à ses subordonnés les nouvelles du chef-lieu ; mais le soir céda la place à la nuit sans qu’il eût fait la moindre allusion au sujet qui piquait tant leur curiosité. Un jour, deux jours, trois jours s’écoulèrent et Tubérosov ne soufflait toujours mot des fameuses cannes : il semblait ne les avoir portées à la ville que pour les y jeter dans la rivière, afin qu’on n’en parlât jamais plus. Achille, à bout de patience, harcelait du matin au soir le Père Zacharie :

    — Interrogez-le, voyons ; demandez-lui ce qu’il en a fait.

    — J’ai trop de confiance en lui pour me permettre de lui demander des comptes.

    — Posez-lui tout de même la question, à titre de simple curiosité.

    — Pose-la lui toi-même, puisque l’envie t’en démange.

    — Voulez-vous que je vous dise ? c’est la crainte qui vous ferme la bouche.

    — La crainte ?

    — Oui, la crainte. À votre place je ne me gênerais pas. De quoi avez-vous peur ? Demandez-lui tout de go : « Eh bien, et nos cannes, monsieur l’archiprêtre ? » Ce n’est pas plus malin que ça.

    — Eh bien, va le lui demander.

    — Oh, moi, je n’ose pas...

    — Pourquoi donc ?

    — Il me clorait le bec.

    — Et à moi de même !

    Le diacre ne savait plus à quel saint se vouer. De guerre lasse il méditait d’amener par quelque détour la conversation sur le brûlant chapitre quand le nœud gordien se dénoua de lui-même. Cinq ou six jours après son retour, le Père Sabel invita après la seconde messe les notables du cru, à savoir l’ispravnik, l’inspecteur primaire, le médecin, le Père Zacharie, sans oublier le diacre Achille à prendre une tasse de thé. Les nouvelles du chef-lieu firent encore une fois les frais de la conversation ! Après s’être quelque peu étendu sur les nouveaux bâtiments, monsieur l’archiprêtre vint à parler du gouverneur qu’il blâma fort de ne point témoigner à Sa Grandeur la déférence voulue et d’avoir entrepris l’installation de conduites d’eau, ou plutôt « d’aqueducs », pour parler comme Tubérosov, qui n’en voyait pas l’utilité.

    — La ville est petite, déclara-t-il, trois rivières la traversent ; à quoi bon des aqueducs ?... Je n’en dirai pas autant des nouvelles boutiques, continua-t-il ; il faut reconnaître qu’on y fait de beau travail... Et tenez, voici une preuve de ce que j’avance.

    Sur ces mots, monsieur l’archiprêtre passa dans la pièce voisine, d’où il revint bientôt, tenant dans chaque main une des fameuses cannes.

    — Regardez, dit-il à ses invités en leur présentant le dessus des pommeaux.

    Achille eut beau écarquiller les yeux, il ne remarqua absolument rien qui permît de différencier les deux cannes. On avait bien gravé sur les pommeaux un delta mystique, se détachant d’une gloire et enguirlandé d’une inscription slavonne, mais ces ornements, absolument identiques, soulignaient encore davantage la parfaite identité des deux bâtons pastoraux.

    — Comment, il n’y a pas de lettres, monsieur l’archiprêtre ! s’exclama Achille, impuissant à se contenir.

    — Des lettres ! Pourquoi faire ? rétorqua Tubérosov sans même lui accorder un regard.

    — Mais pour les distinguer !

    — Voilà bien de tes sottises ! laissa tomber l’archiprêtre. Et, serrant aussitôt une des cannes contre sa poitrine, il déclara : Celle-ci est pour moi.

    Un rapide coup d’œil sur le pommeau permit à Achille d’y lire cette inscription : « La verge d’Aaron fleurit7 ».

    — Et voici la tienne, Père Zacharie, continua l’archiprêtre en tendant à son vicaire l’autre canne, qui portait l’inscription : « Et il lui bailla la verge. »

    À peine le diacre eut-il lu cette devise derrière le dos du Père Zacharie qu’il éclata d’un rire inextinguible, dont les cascades le renversèrent, la tête sur la poitrine du médecin.

    — Qu’est-ce qu’il te prend, mauvais drôle, voyons, voyons, qu’est-ce qu’il te prend ? répétait le Père Zacharie, qui s’était retourné, cependant que les autres invités considéraient toujours l’œuvre compliquée du graveur. Et tes fameuses lettres, où sont-elles ? Hein, grand serin, où sont-elles ?

    Loin de se troubler, le diacre partit d’un nouvel éclat de rire.

    — Ah, ça, qu’est-ce qui te fait crever de rire ?

    — Je voudrais bien savoir quel est le serin de nous deux ! put enfin prononcer le diacre, et non sans peine.

    — Toi, mon ami, bien sûr.

    Achille s’esclaffa de plus belle, brandit ses longues pattes, les laissa tomber sur les épaules du vicaire ; un rien de plus et il s’abattait sur son dos à la mode des ours.

    — Père Zacharie, lui souffla-t-il à l’oreille d’un ton théâtral, vous qui êtes si fort en logique, qu’est-ce que cela veut dire d’après vous : « Et il lui bailla la verge ? » Allons, dites-nous cela, monsieur le logicien.

    — Et d’après toi ?

    — D’après moi, cela veut dire qu’on vous a caressé l’échine, voilà !

    — Tu radotes, il me semble.

    — Je radote ! Et pourquoi donc la sienne fleurit-elle ? On ne la lui a pas baillée, à lui !... Hein ?... Vous voyez bien qu’il a voulu vous rabaisser... tout en s’exaltant par la même occasion.

    Quelque peu déconcerté, le doux Bénéfactov ne sut trop que répondre. Achille triomphait, mais son triomphe ne fut pas de longue durée. En reportant son regard sur l’assemblée il s’aperçut que l’archiprêtre le dévisageait sévèrement et perdit à son tour contenance. Quand il jugea suffisante la confusion de son diacre, le Père Sabel dit de son ton le plus tranquille :

    — Ce n’est point de mon propre chef que j’ai fait graver ces inscriptions, mais bien sur le conseil d’Athanase Ivanovitch, le secrétaire du consistoire. Un soir que nous nous promenions ensemble, nous eûmes occasion d’entrer chez un doreur et c’est alors qu’il me dit : « Écoutez, monsieur l’archiprêtre, il me vient une idée au sujet de vos cannes ; faites donc graver sur la vôtre : « La verge d’Aaron fleurit », et sur celle du Père Zacharie : « Et il lui bailla

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