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Bye Bye Leningrad: Roman historique au temps de la Guerre froide
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Bye Bye Leningrad: Roman historique au temps de la Guerre froide
Livre électronique260 pages3 heures

Bye Bye Leningrad: Roman historique au temps de la Guerre froide

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À propos de ce livre électronique

Une fiction entre les Etats-Unis et l'ex-URSS
Bye bye Leningrad pose un regard particulièrement original sur la vie quotidienne dans l’ex-Union soviétique et les Etats-Unis de la seconde moitié du XXe siècle. En partie autobiographique, ce livre est à la fois un roman picaresque et d’apprentissage. Son héroïne, Tatyana Dargis, a grandi en URSS. Après une adolescence durant laquelle ses malheurs en amour n’ont d’égal que ses déboires intellectuels et administratifs avec le KGB, elle émigre aux Etats-Unis où de nouvelles absurdités (capitalistes, cette fois) lui donnent un aperçu cinglant de la vie en Occident.
Avec un sens aigu des sous-entendus et un art de la satire qui se prête merveilleusement à la description des mille contradictions propres au déracinement, Ludmila Shtern brosse un tableau profond quoique hilarant des deux grandes puissances mondiales à la fin de la guerre froide.

Nourri d'influences autobiographiques, ce roman décrit les conflits politiques entre les deux géants de la Guerre froide

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "Humour, profondeur sociale, ironie, philanthropie : ces traits distinctifs révèlent une auteure attachante dont les singulières péripéties se lisent d’une traite." (Livres Critique)
- "Son originalité et son principal attrait, c’est le ton, toujours drôle, souvent grinçant, avec lequel est restituée cette tranche de vie." (Régis Sully, BSC News magazine)
- "Ludmila Schtern nous propose un panorama non dénué d’ironie sur ses deux patries : l’Union Soviétique de sa naissance et les États-Unis, son pays d’adoption. Elle nous dévoile l’envers des livres d’histoire en mettant en lumière le quotidien des petites gens de ces deux pays, leurs travers et leurs us et coutumes." (La Plume ou la vie)
- "Ludmilla Shtern raconte avec une rare pertinence ses déboires avec la bureaucratie russe, déboires sur des sujets mineurs mais qui peuvent vous valoir tout votre avenir. On rit même et pourtant, c’est dramatique. La famille finit par réussir à rejoindre l’Amérique, mais la réalité n’est pas aussi douce que le rêve, l’administration n’y est pas non plus en peine de vilenies. Une joyeuse satire !" (GB, BB Le Mag Urbain/Dijon)

A PROPOS DE L'AUTEUR

Ludmila Shtern a quitté l’Union soviétique pour émigrer aux Etats-Unis en 1976. Née à Leningrad, elle vit désormais à Boston.

EXTRAIT

À compter du jour où nous déposâmes nos papiers pour demander l’autorisation de quitter le pays, le temps s’arrêta. Si l’on s’en tient au calendrier, il s’écoulait pourtant à toute allure. Six ou sept mois avaient dû passer. Mais dans mon souvenir, ils se fondaient en un seul et même jour accablant, gorgé de la crainte qu’on nous accorde l’autorisation de quitter le pays et de l’horreur qu’on nous la refuse. La famille n’était plus qu’un vaste champ de ruines. Mon mari Tolia restait prostré dans son lit avec quarante de fièvre mais sans diagnostic. Maman, d’ordinaire si impeccable, si fière et si élégante, restait assise sur le divan en robe de chambre, les cheveux en désordre, à se balancer comme un vieux juif en prière, répétant avec mélancolie et monotonie : « Non, je n’irai pas, non, non, je n’irai pas. Pourquoi le devrais-je ? Qui me chasse ? C’est ici qu’est toute ma vie… Du jour au lendemain, d’un coup, comme ça… Je ne bougerai pas de là, nulle part, jamais… » Comme en écho à ce faible bredouillement, en moi se soulevait un vague trouble où se mêlaient rage, tendresse, repentir et culpabilité.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie10 nov. 2015
ISBN9782369561330
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    Aperçu du livre

    Bye Bye Leningrad - Ludmila Shtern

    Fridland-Kramova.

    PROLOGUE

    Peut-être serait-ce la plus haute arrogance

    Tantôt se divertir, tantôt s’ennuyer,

    Entre les doigts voir la modernité,

    Et passer le plus important sous silence.

    Georges Ivanov, Portrait sans ressemblances

    À compter du jour où nous déposâmes nos papiers pour demander l’autorisation de quitter le pays, le temps s’arrêta. Si l’on s’en tient au calendrier, il s’écoulait pourtant à toute allure. Six ou sept mois avaient dû passer. Mais dans mon souvenir, ils se fondaient en un seul et même jour accablant, gorgé de la crainte qu’on nous accorde l’autorisation de quitter le pays et de l’horreur qu’on nous la refuse.

    La famille n’était plus qu’un vaste champ de ruines. Mon mari Tolia restait prostré dans son lit avec quarante de fièvre mais sans diagnostic. Maman, d’ordinaire si impeccable, si fière et si élégante, restait assise sur le divan en robe de chambre, les cheveux en désordre, à se balancer comme un vieux juif en prière, répétant avec mélancolie et monotonie : « Non, je n’irai pas, non, non, je n’irai pas. Pourquoi le devrais-je ? Qui me chasse ? C’est ici qu’est toute ma vie… Du jour au lendemain, d’un coup, comme ça… Je ne bougerai pas de là, nulle part, jamais… » Comme en écho à ce faible bredouillement, en moi se soulevait un vague trouble où se mêlaient rage, tendresse, repentir et culpabilité.

    Ma fille Katia était comme pétrifiée, incapable de retrouver ses esprits à la suite d’une assemblée à l’école au cours de laquelle ses camarades de classe, emmenés par ses professeurs et la directrice, l’avaient marquée du sceau de l’infamie en tant que traître pour avoir troqué les étendards rouges de la patrie contre les rouges étendues désertiques de l’État d’Israël. Au nom de la justice et de l’équité, il faut dire que la patrie soviétique, sous les traits d’un magnanime instructeur du comité régional du parti, tendit une main paternelle à la petite fille égoïste en lui proposant de renier ses parents et de demeurer dans la seule famille qui comptât, celle du peuple soviétique. Mais l’insensible enfant répondit « non ».

    Et quel ne fut pas le courroux des collègues de Tolia ! Ces derniers écrivirent une lettre au Ministère des Affaires étrangères d’URSS qui comprenait cette étrange requête : « Ne pas autoriser l’entrée d’Anatoli Dargis en URSS quand il sera déçu du paradis capitaliste et qu’il demandera à revenir ».

    L’office du logement, lui, fit preuve d’une noblesse et d’une grandeur d’âme rares. Il s’avéra que ma maman, N. P. Verkhovskaya, avait « résidé au n°… du … au … et durant son séjour n’avait enfreint aucune loi et n’avait fait l’objet d’aucune poursuite. »

    Quant à mes employeurs, ils adoptèrent un comportement pour le moins énigmatique ; à vrai dire, ils me couvrirent de louanges. En premier lieu, ils n’organisèrent pas d’assemblée publique à l’emporte-pièce, et en second lieu, ils me gratifièrent d’une lettre de recommandation élogieuse : « Tatiana Dargis est une investigatrice scientifique de talent, capable d’initiative, assidue, appliquée, compétente et politiquement irréprochable. » Je soupçonne quelqu’un du CE de m’avoir confondue avec le camarade Borzykh Piotr Timofeevich, un véritable patriote soviétique qui se préparait à partir pour le Congo afin d’y ériger la plus haute digue au monde. J’ai longtemps chéri cette lettre que je gardais précieusement, espérant qu’elle m’aiderait à trouver un travail dans l’un des pays du continent américain.

    Que retiendrai-je encore de cette époque interminable ? Que le nombre de mes amis diminua, se divisant alors en trois groupes inégaux : la majorité qui disparut complètement de notre horizon, ceux qui se mirent à nous téléphoner d’une cabine publique, et enfin les plus proches qui restaient assis durant des heures dans la cuisine s’efforçant de compatir à notre triste sort.

    Et jamais ne s’effacera de ma mémoire l’adieu à la mère patrie. Ce salut est décrit en détails dans le onzième chapitre de ce livre. Ici, je voudrais seulement dire que c’est grâce à lui que, miraculeusement, nous restâmes en vie.

    Avant le départ, croisant par hasard d’anciens amis, d’anciens parents, d’anciens collègues et d’anciennes connaissances, je lisais dans leurs yeux une seule et même question muette : « Qu’est-ce qui vous manquait ici ? »

    Il m’est plus facile de vous dire tout ce qu’ici nous avions en trop.

    Si l’histoire se répète, s’il plaît à Dieu de nous sortir de nouveau d’Egypte, alors la porte calcinée de notre appartement et ses lambeaux de skaï sont les dernières choses sur lesquelles je me retournerai en quittant pour toujours mon foyer.

    I

    NAISSANCE

    Quels événements dans la vie d’un homme peut-on considérer d’emblée comme fondamentaux ? La naissance et la mort sans aucun doute. Commencer un roman biographique par la description de ma mort m’ayant paru quelque peu excentrique, il ne me reste que la voie traditionnelle – le récit de ma naissance. Ainsi, au jour de ma naissance, un sixième de la terre avait été décoré avec beaucoup de soin et de goût. De la capitale jusqu’au plus petit village de campagne, de Moscou à Maloe Skovyatino, qui ne figure sur aucune carte connue, toute l’étendue de notre gigantesque État était couverte de slogans, affiches et portraits de messieurs bourrus au front bas et aux épaules carrées. Parmi les couleurs prédominait le rouge, parmi les sons, les marches héroïques, parmi les senteurs… Il suffira, du reste, de dire que dans notre grand pays, la multitude buvait sans modération. Cela se passait un 1er mai.

    Quand les Américains, mes nouveaux concitoyens, abordent la question astrologique et me demandent « De quel signe du zodiaque êtes-vous ? », je réponds poliment : « Taureau ». Mais en fait, à ma naissance, j’ai été placée sous le signe des Quatre¹.

    Les Quatre, de profil, battaient au vent au-dessus de l’entrée de l’Institut de gynécologie et d’obstétrique Otto, où maman s’était présentée avec la ferme intention de me mettre au monde. En ce jour, médecins et infirmières réunis s’étaient joints à la liesse populaire. Claquemurés dans la salle des internes, ils sirotaient de l’alcool accompagné de petits sandwichs aux anchois de la Baltique. Les gémissements de maman ne les interrompirent qu’un court instant. En accourant auprès de la parturiente, ils découvrirent que le bébé, manifestant un entêtement absolument déplacé, se trouvait coincé en chemin. Tous s’y mirent pour m’extraire du confort maternel. Ils manipulaient tantôt des pinces plates, tantôt des forceps. Enfin, ils se saisirent de ma tête, comme il est d’usage et, à mon grand dam, la déformèrent légèrement au passage.

    Ainsi, alors que la fête nationale battait son plein, je fis en ce monde mon entrée, à contrecœur et avec un visage contracté ou ce que le vocabulaire médical désigne comme une « paralysie du nerf facial ». La sage-femme me rinça dans une bassine et me présenta à l’accouchée.

    — Grand Dieu ! Mais quel laideron ! chuchota ma pauvre maman horrifiée.

    — Eh bien, elle n’est pas plus vilaine que toi, en tout cas ! fulmina la brave femme en montrant les dents tout en me serrant contre l’ordre de Lénine épinglé à sa poitrine.

    Pour être juste, ce n’était pas vrai. Mes deux parents étaient fort beaux et pouvaient tout à fait prétendre à une descendance d’apparence convenable. Mais à cet instant, en entendant la réaction de maman, je fus, toute blague à part, vexée. Qui plus est, je suis convaincue que cet épisode, interprété à la lumière des toutes dernières avancées de la psychanalyse, est le point de départ des relations conflictuelles et complexes que je nouai avec ma petite mère.

    Comme on le sait, dans les maternités soviétiques, les pères n’étaient pas admis. Afin d’épargner papa, qui avait le cœur fragile, maman ne le mit pas au courant de l’aspect de leur premier et unique enfant. C’est pourquoi, lorsque, une semaine plus tard, papa vint nous chercher pour nous ramener à la maison, et tandis qu’il arpentait nerveusement le vestibule, son bouquet de roses pourpres à la main, il n’avait aucune espèce d’idée de ce qui s’offrirait à sa vue lorsqu’il embrasserait sa femme puis soulèverait un coin de la couverture de satin rose. Je me renfrognai, plissant les yeux, fronçant le nez, me préparant à de nouvelles offenses, mais la réaction de papa fut remarquable.

    — Ma petite fille, ma beauté, chuchota-t-il, et derrière le verre de ses lunettes des larmes étincelèrent.

    — Oui, c’est qu’il est myope, mon papa, devinai-je avant de m’endormir avec soulagement.

    Durant les trois premiers mois de ma vie, je présentais tous les attributs du modèle idéal pour un peintre surréaliste. La moitié droite de mon visage était comme morte. L’œil droit fermé, comme sous scellés. L’angle droit de la bouche verrouillé, comme condamné. La joue droite immobile. Et le tout blanc comme le marbre. Quant au côté gauche, il était couleur lilas et exprimait la douleur, la joie et la souffrance. Tout le salaire de papa partait en frais médicaux pour rétribuer, notamment, les plus éminentes sommités de la médecine. Les sommités haussaient les épaules, hochaient la tête et ne prononçaient pas une parole réconfortante.

    Un jour, débarquant de la banlieue de Tshita, la tante d’une amie de maman, en visite à Leningrad, s’arrêta chez nous. Elle s’appelait Tsilia Naoumovna, était pédiatre, bruyante, négligée, optimiste et enveloppée d’un nuage de « Belomor »². Ayant à peine dit « b’jour », Tsilia s’engouffra, sans prendre la peine de frapper, dans la chambre d’enfant pour voir l’infante. Elle se figea au pied du berceau, et me fixa d’un regard perçant. Puis, de ses doigts jaunis par la cigarette, elle palpa les moitiés droite et gauche de mon visage, déploya mes bras et mes jambes semblables à des tentacules et d’un air résolu se tourna vers mes parents.

    — Ca va passer. Arrêtez tous les médicaments. Et cessez de faire ces têtes de chiens battus, ce sera une fille tout ce qu’il y a de bien.

    Cela eut lieu le jour même de son départ. Tout le saint-frusquin rangé dans sa valise, Tsilia, debout, finissait son thé, alors que papa, déjà en manteau, l’attendait patiemment sur le pas de la porte pour la conduire à la gare. Soudain, je me mis à pleurer. Tsilia avala de travers ; sa tasse lui échappa des mains.

    — Vous entendez comme elle pleure ? Ecoutez comment elle pleure !

    Tous s’élancèrent vers moi. Je hurlais et ma bouche n’était plus cette ouverture étroite et tordue mais s’était arrondie tel un « O » d’imprimerie majuscule et magistral.

    — Encore, ma petite, allez, encore ! Braille et grand bien te fasse ! – Tsilia me pinçait et me tirait le nez jusqu’à l’hystérie.  – Bravo championne ! Tu es notre trésor ! Tu n’auras pas joué de mauvais tour à la vieille Tsilia.

    Et dans un élan soudain, elle me souleva au-dessus du berceau. Entre ses mains fermes et vigoureuses, je me tus aussitôt, fixant pour la première fois le monde de mes deux yeux.

    On ne peut dire cependant que le mal infantile du gaucher ait disparu sans laisser de traces. Je suis gauchère, mon pied d’appel est le gauche, et ma conception du monde n’a fait que pencher à gauche d’année en année, au point de me conduire de l’autre côté de l’océan. En Occident, il s’est avéré cependant que j’étais plutôt « de droite », et c’est avec cette étiquette que je vis depuis de longues années maintenant… Mais revenons à la bienheureuse enfance.

    « Qui voudrais-tu être quand tu seras grande ? » La première fois que j’entendis cette question, j’avais trois ans. Toute ma vie durant je me la suis posée, cette question, et même aujourd’hui, alors que je berce mes petits-enfants américains sur mes genoux, je ne suis pas certaine d’en connaître la réponse. Mais ma première intention fut d’être poète. L’inspiration me vint deux semaines après le début de la guerre.

    « La guerre ! La guerre ! » s’égosillent les civils.

    Vers un abri tous se hâtent en courant.

    Et Tania, le nez piqué d’un coup d’aiguille vil

    Par le barbare, le scélérat – l’Allemand ! »

    Mes parents accueillirent mes essais poétiques avec bienveillance et se mirent à trimbaler les contes de Pouchkine jusqu’à l’abri antiaérien dans le dessein de familiariser leur fille avec cet illustre héritage littéraire.

    La deuxième occasion de composer un poème se présenta à l’âge de treize ans. Le jour de mon anniversaire, j’accompagnai papa à Moscou. Or c’était, comme on le sait, un 1er mai. Un ami de Papa, un haut fonctionnaire du parti, me fit un cadeau – il m’emmena à la parade. Un tourbillon spirituel s’empara de mon âme d’enfant et se déversa ainsi :

    Staline adoré ! Notre bien-aimé !

    Père, professeur, ami et guide !

    D’une tribune incandescente, ruisselante ou enneigée,

    Contre vents et marées, il envoie son salut, placide.

    Et nous, nous le remercions

    Et nous, « merci » en chœur clamons

    Pour ce qu’il nous est donné de respirer,

    De naître, de vivre et d’expirer !

    En cachette, j’envoyai le poème au journal « Les Étincelles de Lénine »³ et il fut publié. Quelque chose, comme un mélange d’appréhension et de méfiance, apparut sur le visage de papa quand, au moment du repas, après avoir ôté ses lunettes et approché le journal de ses yeux, il lut à haute voix mon chef d’œuvre.

    — Félicitations, déclara maman avec dans la voix une tristesse que je ne m’expliquai pas. Nous avons élevé un Jambyl⁴.

    Et la muse peureuse se tut. Si l’on fait abstraction des quelques minces et ridicules convulsions poétiques qui secouèrent mon être du temps des amourettes d’école, je fis mes adieux à la poésie. Et pour ce qui est de la prose, rien ne s’y prêtait vraiment…

    Je suis née et j’ai grandi dans un appartement communautaire⁵ tout ce qu’il y a de plus ordinaire ; j’ai fait mes classes dans une école moyenne puis un institut tout aussi moyen ; durant de nombreuses années, j’ai travaillé dans un bureau des projets au sigle constitué de onze voyelles sifflantes ; j’ai soutenu ma thèse non sans éprouver un certain dégoût et c’est en gémissant d’ennui que j’avançais inéluctablement vers la retraite.

    Pendant les heures de travail, je courais les dépôts-ventes, j’inspectais chaque recoin du Passage et du Gostiny dvor⁶ ou bien je composais des télégrammes que j’aurais envoyés à mes collègues au bureau si seulement je m’étais arrangée pour épouser un étranger et quitter le pays…

    « Survolant les Dardanelles ensoleillées – virgule – Je vous adresse mes amitiés sincères ». Ou bien : « Il pleut – point – Je suis triste – point – Je suis à Paris ». Ou encore : « Comme il fait bon respirer dans ces vastes étendues poussiéreuses du Texas ».

    En réalité, je n’étais jamais allée à l’étranger et il ne m’était pas une fois arrivé quoi que ce soit qui aurait mérité d’être immortalisé. Je n’avais gravi ni le pic Lénine traînant derrière moi le buste de Staline, ni le pic Staline en tirant le buste de Lénine au bout d’une corde. Je ne me suis pas non plus gelé les mains, les pieds et les glandes de sécrétion interne dans la Taïga et ne devint donc jamais soliste au Bolchoï. Je n’ai accompli aucun voyage spatial, n’ai jamais trait, ni tondu qui que ce soit de façon à me distinguer ou à pulvériser quelque record. La succession des années sans éclat tel un courant d’eau trouble soit me contournait, soit m’emportait comme une boîte de conserve vide.

    Mais finit par survenir l’événement que le plus exigeant des écrivains n’aurait pas honte de qualifier de marquant. Je quittai ma maison, ma ville et mon pays natal, traversai l’océan atlantique et atterris aux États-Unis d’Amérique. Et ensuite ? Très vite, je me suis retrouvée à travailler dans un bureau d’études à l’appellation imprononçable, même sous la torture. De nouveau, il me semblait que je passais à côté de ma vie.

    Les signes manifestes de la dépression pointèrent : insomnie, pleurnicheries, envie irrésistible de susciter une dispute à la moindre occasion avec mon mari ou maman. Qu’aurais-je donc fait si je vivais encore à Leningrad ? Aurais-je consulté un médecin ? Certainement pas. J’aurais passé un coup de fil à une copine, disons, Natacha (Gala, Sonia), et j’aurais filé dare-dare chez elle, en taxi, à 1 h 30 du matin – c’est précisément sur cette particularité temporelle que les émigrants russes mettent l’accent lorsqu’ils se vantent devant les Américains du caractère profond et inébranlable de leurs amitiés – et j’aurais vidé mon sac. Vers 5 h du matin, il serait devenu clair que mes malheurs n’étaient rien comparés aux siens. J’aurais réconforté Natacha (Gala, Sonia) et nous nous serions quittées ainsi jusqu’à la prochaine crise existentielle.

    En Amérique, il en va tout autrement. Ici, c’est aux médecins qu’on fait appel. Au demeurant, à en croire les derniers échos, sur ma terre natale, on ne cracherait pas non plus sur les psychiatres… Dans une lettre qu’elle m’a envoyée à Boston, voici ce qu’écrit ma vieille nounou : « Kolia, mon neveu, a complètement sombré dans l’alcool. On l’a dirigé vers un dispensaire psychiatrique. Nous sommes tombés sur un médecin qui s’est révélé être un homme chaleureux et compréhensif. Nous avons longuement discuté et il a prescrit des cachets. Kolia a fini tous ses cachets et, de nouveau, est retourné au dispensaire. Mais ce médecin n’était plus là. Il est mort, paix à son âme. Lors d’une beuverie, ivre mort, il s’est pendu. Et Kolia, qui n’ose consulter un autre médecin, boit encore plus qu’avant ».

    Je me décidai à consulter un psychiatre. Le docteur Vincento Rodriguez était un monsieur replet, au regard langoureux. Sa moustache d’un noir irisé de reflets verts trahissait des colorations. À la bouche il avait toujours un cigare.

    — Qu’est-ce qui vous tourmente ? demanda-t-il d’une délicieuse voix de baryton.

    — Tout, répondis-je, et je sentis ma gorge se nouer. Pour commencer, j’ai parfois des maux de tête.

    — Figurez-vous que moi aussi, dit-il en se frottant les tempes avec ses doigts.

    — Irritabilité, dégoût à l’égard de la famille, des amis.

    — Et « Oh mon Dieu, je vieillis ! », ça vous inspire quoi ?

    J’opinai, vaincue par sa perspicacité. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que le médecin se mit à énumérer mes symptômes : complexe d’infériorité associé à la mégalomanie, crise d’identité, culpabilité, etc.

    — Bref, une vulgaire dépression, conclut-il avant de me prescrire des comprimés.

    En me raccompagnant jusqu’à la porte de son cabinet, M. Rodriguez me retint un court instant, serrant ma main contre sa paume douce et tendre.

    — Dites-moi, qu’aimeriez-vous faire dans la vie ?

    — Je… À vrai dire, je ne sais pas. Peut-être écrire des récits…

    — Merveilleuse idée, se réjouit-il, et très positive. Mettez-vous au travail sans attendre !

    Je me rendis au drugstore, achetai les comprimés et du papier pour machine à écrire puis commençai mon traitement.

    Deux semaines plus tard, il s’avérait que :

    1. J’avais écrit un récit et que ce dernier fut publié dans un journal russe.

    2. J’avais chanté un air extrait de Rigoletto en faisant la vaisselle.

    3. En réponse à maman et à son « Mets ton manteau, dehors il gèle », au lieu de lui aboyer dessus, je répondis en souriant : « Personnellement, j’ai chaud ».

    4. À la vue des chaussettes de mon mari traînant sur le plancher, je n’éclatai pas en sanglots mais, en silence, les jetai simplement dans le panier à linge sale.

    D’autres signes de guérison se manifestèrent encore, notamment le désir irrépressible de raconter ma vie. Ainsi naquit cette biographie ordinaire.


    1. Les Quatre sont les pères fondateurs du communisme, du marxisme-léninisme, puis du marxisme-léninisme-stalinisme et de l’Union soviétique, Marx, Engels, Lénine et Staline. Les quatre hommes étaient communément représentés de profil sur les drapeaux, les en-têtes des documents officiels, les frontispices des bâtiments et administrations à caractère gouvernemental, etc. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

    2. Belomor est un abrégé de Belomorkanal, une marque de cigarettes très populaires en URSS comme dans l’ensemble des pays du bloc

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