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Un ambassadeur se rebiffe
Un ambassadeur se rebiffe
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Livre électronique360 pages5 heures

Un ambassadeur se rebiffe

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À propos de ce livre électronique

C ’est l’histoire d’un gamin du Mans qui, après avoir découvert les vertus thérapeutiques de la pénicilline et du jazz, ces nouveautés de l’après-guerre, part explorer deux mondes. Le monde mystérieux, codifié, souvent décrié et méconnu du Quai d’Orsay, et le vaste monde des peuples lointains, des paysages fabuleux, des océans infinis. Ancien ambassadeur de France, Michel Jolivet a servi pendant quarante ans notre diplomatie dans des endroits moins connus que Rome ou Washington. Du Burundi à la Nouvelle-Zélande, du Kenya aux îles Fidji, de Tonga au Népal et dans d’autres pays encore, son récit foisonnant d’anecdotes révèle un métier parfois rocambolesque et le parcours d’un homme pas toujours prêt à opiner du chef. Il fera d’ailleurs condamner par la justice ce ministère des Affaires étrangères qu’il décrit d’une plume caustique. Loin de la drôlerie convenue ou des clichés qui sont habituellement la marque des livres consacrés au Quai d’Orsay, celui-ci est un témoignage sur le quotidien d’un diplomate de terrain, ainsi qu’une réflexion parfois intime sur la vie d’ambassadeur et l’image de la France. Sous le pseudonyme de François Moyen, l’auteur a publié Le Petit Livre Rose, ouvrage de citations de François Mitterrand (1991).
LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2013
ISBN9782312018904
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    Aperçu du livre

    Un ambassadeur se rebiffe - Michel Jolivet

    cover.jpg

    Un ambassadeur se rebiffe

    Michel Jolivet

    Un ambassadeur se rebiffe

    Heureux qui comme Ulysse…

    Avant-Propos

    En 1993, je représentais la France au sein d’une délégation qui conduisait à travers six pays de l’ex-URSS tout juste disloquée, des diplomates des états membres du G7 plus un Australien spécialiste des armes chimiques. Au Kazakhstan, en Ouzbékistan, en Arménie, en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Moldavie, notre tâche était d’inciter ces républiques à contrôler ou à cesser d’éventuelles exportations d’armes conventionnelles, d’équipements balistiques, nucléaires ou chimiques. Les Soviétiques leur avaient en effet laissé des usines inquiétantes qui continuaient à produire et dont on savait peu de chose.

    Nous disposions d’un avion d’affaires utilisé d’ordinaire par un chef d’État africain qui le louait le reste du temps. De capitale en capitale, les vols étaient confortables : canapés de cuir souple, bar, et peu de travail car dès les premiers entretiens il apparut que la tournée était mal conçue. Nous faisions l’un après l’autre de simples exposés devant des responsables politiques guère convaincus, expliquant quelles réglementations étaient en vigueur chez nous, mus par l’espérance méritoire que nos auditeurs s’en inspireraient. Mais leurs priorités étaient ailleurs et innombrables car ces débris de l’URSS ne s’étaient pas encore constitués en de véritables états. Dans le regard de ceux qui nous écoutaient, je lisais parfois un effet pervers de nos conseils : nous leur donnions sans l’avoir voulu des idées de trafics qu’ils n‘avaient pas eues.

    Notre groupe était de bonne compagnie, l’ambiance gaie à bord et même dans les hôtels où nous descendions bien que leur confort post-soviétique fût déroutant. À Erevan, chaque chambre était équipée d’un piège à rats tout neuf.

    Le périple s’acheva en Moldavie. Le traditionnel dîner de fin de mission eut lieu dans un restaurant de Kichinev : cave voûtée, musiciens tziganes, discours, remerciements, blagues et vin rouge à volonté. Au dessert, la tablée était mûre. Il restait dans ma poche un paquet de billets de banque qui seraient sans valeur une fois de retour à Paris. Mieux valait m’en débarrasser tout de suite. Je quittai discrètement la table et proposai à l’orchestre de me jouer la Marseillaise en échange de la liasse. Violoniste, accordéoniste et guitariste rondirent l’œil, se concertèrent un instant et acquiescèrent. Le temps que je rejoigne ma place, ils attaquaient avec énergie, dans un style dansant. Stupéfaction et joie de mes collègues. L’Australien attendit que le calme fût revenu et vint à moi un peu pompette : « Quelle chance d’être Français ! Imagine que je sois allé leur demander de jouer l’hymne australien ! » 

    C’est mon anecdote favorite lorsque je tente de définir cette image de la France qui m’a guidé sur les cinq continents.

    Genèse d’un départ

    Les gens s’imaginent que chaque ambassadeur possède une demeure de famille, peut-être délabrée, dans quelque jolie province, et qu’il doit sa carrière à des origines sociales enviables. Mon père n’avait pas l’air d’un aristocrate lorsqu’il enfourchait son vieux vélo vert pour aller travailler à l’usine Renault du Mans.

    Je nais en France en 1942. C’est le mauvais moment et le mauvais endroit, y compris pour se forger une croyance en la diplomatie. Au moins, mon tout jeune âge m’épargne-t-il la mémoire directe de l’horreur. Le premier souvenir gravé dans mon esprit doit dater de 1946 ou 1947. Il me met en scène assis devant une assiette emplie comme trop souvent de pommes de terre écrasées. Je ne veux pas manger. Avec leurs couverts, mes frères triturent la purée pour lui donner l’aspect d’un visage, puis, du bout de la fourchette, ajoutent au dessus de la bouche la vilaine petite moustache d’Hitler. C’est Hitler! Vas-y! Mange! Saisi d’ardeur patriotique, et entamant sans le savoir ma formation européenne, j’ingurgite le Führer en commençant par les oreilles. À l’été 1944, j’ai failli ne plus avoir besoin de ration alimentaire. Mes parents sont responsables d’un petit camp où l’on a regroupé des enfants. La dysenterie s’est installée et ne m’a pas raté. Par chance, une division américaine passe par là dans sa marche vers Paris, pendant que les Nazis filent aussi vite que je vais sur le pot.

    Ses médecins ont peu de patients faute de combats. Ils viennent retaper les petits diarrhéiques en perdition. Je dois la vie aux premiers antibiotiques et aux États-Unis d’Amérique. De cet épisode qui m’a fourni une entrée en matière sincère vis-à-vis de bien des collègues américains, je ne garde qu’une séquelle : pendant des années, on me compte si aisément les côtes que mes frères me surnomment « Gandhi ». Le Tiers-monde entre dans mon existence.

    La Sarthe est un département moyen. Qu’il s’agisse par exemple du revenu par habitant, du taux de criminalité, ou du pourcentage d’alcooliques, les Sarthois sont toujours représentatifs de la moyenne nationale. Les grands artistes de variétés le savent : comme ultime préparation à un nouveau spectacle parisien, ils se produisent au Mans afin de tester leurs chansons ou leurs plaisanteries non pas sur un auditoire de ploucs, mais sur des Français fermement moyens. A priori, je suis appelé à devenir l’un de ceux-ci. À la maison, il n’y a pas de traditions qui prédisposent les enfants à un métier plutôt qu’à un autre, encore moins à voyager si ce n’est pour le service militaire. Ainsi, l’union de la moyenne et du hasard va faire de moi soit un Manceau sédentaire qui s’enhardira parfois jusqu’à la plage de la Baule, soit autre chose.

    Ma chance initiale est d’être le quatrième de sept enfants, esseulé entre deux trios, celui des « grands » et celui des « petits », qui accaparent d’autant plus l’attention des parents que mon père est déjà l’aîné de onze et ma mère de dix. J’observe et me débrouille en marge des uns et des aux autres, concerné par ces démêlés de famille nombreuse au milieu desquels je grandis, mais sans m’y impliquer. Cela me sera utile par la suite. Plus tard, j’ai entendu des hommes politiques ballots clamer que toutes les nations du monde devaient vivre comme une grande famille. Sans doute étaient-ils fils uniques. En mon for intérieur, je me construis peu à peu moi-même.

    Par bonheur, j’ai de bons instituteurs issus de la meilleure tradition. Au milieu d’une vingtaine de gosses en blouse grise, je suis soudain traité comme n’importe lequel d’entre eux. De minoritaire et marginal que je suis avant d’aller à l’école, je prends sans tarder ma revanche en étant premier. Et puis, en classe de huitième, la salle est ornée des grandes cartes murales de « Vidal-Lablache ». Quand j’ai fini mon travail avant mes voisins, j’ai de nouveaux horizons.

    Un jour, je lis le numéro de l’hebdomadaire Paris-Match dont la couverture montre Maurice Herzog au sommet de l’Annapurna. J’en suis impressionné au point que lorsque paraît son récit « Annapurna premier 8000 », je tente un coup de force de hauteur similaire en demandant à mon père de m’acheter le livre. Il consent à la dépense. J’ai huit ans. Cinquante-quatre ans plus tard, je serai ambassadeur de France au Népal. Cette lecture me donne le goût de bien d’autres qui s’enchaînent : voyages, explorations, chasse à l’ours, cueillette des orchidées, corsaires, îles du Sud, pôle nord, Jules Verne, jusqu’à un film : « Le Monde du Silence » et ses paysages sous-marins.

    Au lycée, mes professeurs sont médiocres dans l’ensemble. Je m’ennuie donc et adopte sans le savoir l’attitude du fonctionnaire qui se force juste à ce qui est nécessaire pour mériter le prochain avancement, en l’occurrence l’accès à la classe supérieure. La grisaille mancelle me devient perceptible, déchirée à l’occasion par les conférences de la série « Connaissance du Monde » et chaque année par le déferlement cosmopolite des spectateurs venus de l’Europe entière assister à la course automobile des Vingt-Quatre Heures du Mans. Des Anglais en Jaguar et Aston Martin, des Italiens en Ferrari, des Allemands en Mercedes, des Américains de Paris dans leurs décapotables voyantes. Et même aussi des Noirs, comme dans mes livres. Mais ceux-là viennent des bases militaires américaines proches.

    À cette époque, la musique de jazz fait irruption dans mon âme. Je n’ai pas reçu d’éducation artistique et mon père considère la musique comme du bruit, hormis quelques exceptions dont le chef de file est Tino Rossi. Le jazz est porteur des refus et des espoirs qu’un gamin comme moi ressent mais ne saurait exprimer. En quelques années, je connais ses grands noms et ses styles, qui me guident vers la musique classique, la musique contemporaine et finalement toutes les autres. En m’ouvrant ainsi les oreilles, les Noirs américains m’offrent une clé magique pour aborder le monde et comprendre les gens sans connaître leur langage. Je sais désormais que des miséreux au faciès pas blanc pour un sou peuvent être des artistes de génie et parler au cœur de chacun : une révolution philosophique dans le bocage sarthois. Je suis aussi vacciné contre le racisme ou la condescendance, et disponible pour vouloir être heureux au milieu de n’importe quel peuple. J’ai pensé à mes musiciens de jazz sur les atolls du Pacifique, au fond des savanes africaines, dans les palais, les églises, les pagodes, les lieux chics ou les troquets minables, dès lors qu’il y avait de la musique.

    Pour autant, je ne me suis pas mis à jouer de la batterie et le rythme de ma scolarité est mollasson. Quand vient le moment d’aller voir si j’ai obtenu mon baccalauréat (le morne bac B, philosophie) je monte lentement, pas faraud, la rue de mon lycée. On y pénètre par un petit porche suivi d’un escalier sur la droite. En haut, invisibles depuis le trottoir, un terre-plein et un mur sur lequel les listes fatidiques étaient apposées. Je n’ai pas à entrer. J’entends l’un de mes camarades, collé, vociférer : « Et quand je vois un fumiste comme Jolivet qui est reçu! ». Mes parents se lamentent que mon futur sera celui d’un employé à la sécurité sociale. Ils n’ont pas idée de ce que je veux devenir, et je ne le sais pas, si ce n’est avoir un bon salaire et voyager. Le lycée du Mans m’accueille depuis la maternelle. En l’absence de vocation, je m’y encroûte davantage à la rentrée suivante faute de mieux, parce qu’il vient d’ouvrir une « propédeutique » terme dont j’ignore toujours le sens, dite de « lettres modernes ». Les profs sont meilleurs et l’atmosphère parfois animée, en pleine guerre d’Algérie. Je m’éveille un peu.

    Quand vient la fin de l’année scolaire, j’ai mûri un projet audacieux : aller à Paris y « faire Sciences Po ». C’est un tel saut hors du milieu manceau et familial que mon père refuse. Il a concocté sans me le dire un plan saugrenu : j’étudierai la sociologie à Rennes tout en enseignant je ne sais quoi à des adultes handicapés. Depuis dix-huit ans, on ne m’a jamais vu me rebiffer. Mais la sociologie, à Rennes! Je découvre qu’un bon coup de force peut débloquer une négociation ratée : je fais une fugue. Mon père, catholique fervent devenu cadre supérieur chez Renault, craint le scandale par-dessus tout. Je réapparais après trois jours de bringue quand j’apprends que ma mère a fléchi la volonté paternelle. Cette année-là fut la dernière où Sciences Po accepta directement des étudiants dans mon cas. Les classes d’âge suivantes, plus nombreuses, durent passer par un concours. La guerre m’a finalement rendu un petit service. Direction la gare Montparnasse.

    Dès mes premiers pas dans la grande école de la rue Saint-Guillaume, je crois m’être fourvoyé entre ces murs prestigieux. Un simple lycéen sarthois, redouté-je, ne pourra pas s’intégrer à cette foule de jeunes gens sûrs d’eux dont les géniteurs sont PDG ou hauts-fonctionnaires, et qui affectent des airs de déjà tout savoir. Ce n’est pas une question d’origine sociale. Les miennes sont trop composites et incertaines pour que je pense ainsi. Mais je n’ai pas encore lu d’autre quotidien que le « Maine Libre », l’enseignement secondaire ne m’a pas appris ce que sont une banque, un parti politique, la diplomatie, une constitution. Mon ignorance me paraît insurmontable. Par bonheur, il est facile de remarquer que chez maints étudiants la fatuité cache des esprits creux ou surfaits, et que l’École sera un magnifique instrument sans préjugés pour combler mon retard de provincial fraîchement débarqué. Je suis tout de même inquiet. À la fin de la première année, en effet, la moitié de la promotion sera éliminée sans pitié ni recours. Parmi les célébrités qui ont subi naguère ce sort piteux, on cite d’ailleurs avec une insistance narquoise le prince Rainier de Monaco. Comment pourrai-je réussir mieux que cet homme?

    J’ai de nouveau de la chance, celle de vivre avec un budget mensuel minuscule. Une fois mon loyer payé, mes cartes de métro et mes tickets de restaurant achetés, il me reste de quoi prendre un café de temps en temps et aller un peu au cinéma, au concert. Avant le quinze du mois, je n’ai plus le sou, et rien d’autre pour tuer les journées que m’asseoir à l’une des longues tables de la bibliothèque de l’École jusqu’à sa fermeture, y compris le samedi et le dimanche matin. Vive l’impécuniosité! À la maison, il y avait un vieux Larousse en deux volumes, édition 1924, que j’avais feuilletés en tous sens. Soudain, à travers ces centaines de milliers d’ouvrages et de journaux, j’ai le savoir du monde gratuitement à ma portée, et personne sur le dos. Mentalement, je fonctionne comme une éponge. Mon handicap est effacé en un trimestre. J’ai également noté qu’une fois vêtu d’un costume sombre comme l’ensemble des élèves, on peut me prendre moi aussi pour un gosse de ministre. Le reste sera aisé jusqu’au diplôme final. Durant la dernière année, je travaille pour ne pas demander d’argent à mon père{1}.

    Afin d’occuper utilement mes vacances d’été, j’adhère à « l’Association des Étudiants en Sciences Économiques et Commerciales ». Elle offre des stages rémunérés à l’étranger. Pour le premier, mon choix se fixe sur la Suède, l’une des destinations mythiques de cette époque en milieu étudiant. Certains préféraient aller cueillir des pommes dans les kibboutz d’Israël. De plus fortunés allaient aux États-Unis. La route des Indes viendrait ultérieurement.

    À Stockholm, j’officie deux mois au comptoir d’une banque. Le pays, aussi sérieux, organisé et propret que je l’avais imaginé, s’apprête à faire passer la conduite automobile de gauche à droite avec une méticulosité admirable. Il y a de quoi laisser songeur un jeune Français, un « administré » selon le mot affreux de notre bureaucratie pour laquelle le citoyen est d’abord, encore plus qu’aujourd’hui, un assujetti. En 1963, le fisc suédois pratique déjà la retenue à la source de l’impôt sur le revenu. Quand ma rémunération tombe, une collègue de la banque me propose d’éplucher mon bulletin de salaire. Utile précaution : ma paye a été ponctionnée alors qu’en tant que stagiaire étranger je ne suis sans doute pas soumis à l’impôt. Je ne sais que dire et crains des complications telles qu’une réclamation serait futile. Elle balaye mon objection et donne quelques coups de téléphone : « Tu as rendez-vous après demain au Centre des Impôts. Ils se sont trompés. »

    Je me rends au centre, haute tour qui domine un quartier du Sud, non point dans l’espoir de récupérer mon argent, mais parce que l’on s’occupe gentiment de moi et que je veux jouer le jeu. Une dame francophone me reçoit avec courtoisie, m’explique qu’un article d’une convention franco-suédoise prévoit en effet la non-imposition des salaires comme le mien, et me prie d’excuser l’erreur. Elle prend une sorte de carnet à souches, y remplit un formulaire qu’elle signe et me le remet :

    — Voilà. Vous pouvez aller au guichet à cet étage, à côté des ascenseurs.

    Sans doute, me dis-je, est-ce le début d’une procédure fastidieuse qui aboutira, sait-on jamais, à la saint glinglin. Au guichet, il n’y a pas de queue et pas de vitre. Le préposé tamponne le papier puis, sans même vérifier mon identité, glisse sous mon nez, en espèces, le montant qui m’est dû. La Suède ne répondait pas vraiment à mon désir d’exotisme. Pourtant, durant un instant, je me crois sur Mars, puis songe à ce qu’un stagiaire suédois à Paris aurait enduré dans des conditions similaires. Ce guichetier m’apparaît, tel un spectre bienveillant, dès que j’ai affaire au fisc français, à ses employés moins amènes, à ses ordinateurs qui me somment de payer les taxes foncières de tous mes homonymes du treizième arrondissement de Paris, ou la redevance télé pour une place de parking.

    La Suède m’a donné une leçon d’extrême efficacité politique et administrative. Je la quitte heureux d’avoir connu une Scandinavie toute fraîche sous son ciel nacré, baignant dans une nature immaculée, paisible, exempte des démêlés coloniaux qui pèsent si lourd sur ma propre patrie. Mais elle était silencieuse sur sa façon de s’être tenue à l’écart de la seconde guerre mondiale en s’accommodant d’Hitler. Dans quelque temps, elle se posera en référence morale et l’on nous bassinera avec le socialisme à la suédoise.

    Ma seconde destination estivale me vaut d’abord une déception. Un unique stage en Islande est disponible : les geysers, les volcans et les glaces du roman de Jules Verne « Voyage au centre de la terre » ! J’escompte aussi que sera exact le cliché selon lequel les Islandaises sont jolies, leurs hommes à la pêche six mois de l’année et saouls le reste du temps. Mon projet se présente bien car le secrétaire général de l’association est un camarade du Mans. Le moment venu, il m’annonce avec satisfaction :

    — Ça y est! Tu as ton stage en Irlande.

    Pour une faute de frappe, mon destin a peut-être bifurqué. Dublin ne me dit rien. J’opte pour l’aimable Tunisie, chaleureuse et accueillante alors que le conflit algérien vient de s’achever. Au « Service des Études » de la Banque Centrale, je rédige un mémoire sur l’industrie, et visite le pays. Les Tunisiens n’ont pas ce complexe d’anciens colonisés que j’ai regretté chez trop d’étudiants étrangers à Paris. En revanche, dans la cité universitaire où je loge, le racisme est parfois à vif entre Noirs et Arabes, chacun s’estimant plus africain que l’autre. J’apprends à me garder des préjugés coloniaux, et savoure d’aborder le monde arabe, ce qui me conduit jusqu’à Kairouan vidée des rares touristes d’alors par la canicule du mois d’août. J’y déambule avec un ami quand un gamin me tire par la manche pour « aller voir les tapis de son oncle. » L’endroit est spacieux, superbe, presque frais. Le patron nous fait asseoir; on nous sert le thé ; la présentation commence : des merveilles de dix mètres sur cinq. Un peu gênés, nous bredouillons :

    — Merci. Heu… C’est très beau. Mais, vous savez, nous sommes étudiants… On n’a pas d’argent…

    L’affabilité de notre hôte ne faiblit point. Les chaouchs déroulent tapis sur tapis. En partant, je songe que ce commerçant avait l’art de perdre son temps et la sueur de ses employés. Comment n’a-t-il pas compris que nous étions des fauchés dont il n’aurait rien à tirer? Trois ans plus tard, je suis jeune marié, de retour en Tunisie. À Kairouan, ma femme remarque :

    — Mais Kairouan, c’est la ville des tapis? Il nous en faudrait un pour le salon.

    Je ne manque pas l’occasion de me mettre en valeur et retrouve le magasin. Le patron feint de me reconnaître, d’être touché de ma fidélité, et nous vend un tapis qui nous sera livré sans encombre deux mois plus tard au fin fond de l’Afrique australe. J’ai reçu une leçon parce que le nigaud c’était moi. Bien sûr, ce commerçant tunisien avait vu d’emblée lors de ma première visite que j’étais un étudiant démuni ; mais il avait aussi jugé qu’un jour j’aurais de l’argent et simplement obéi aux lois de l’hospitalité. Comment l’expression « marchand de tapis » a-t-elle pu prendre un sens péjoratif en français? Au fond, me dis-je, il y a toujours quelque chose à apprendre de quelqu’un.

    À Tunis, j’ai ma toute première expérience « diplomatique » en me rendant à la réception du 14 juillet. Chaque ressortissant français à l’étranger est convié de plein droit à celle qu’organise son ambassade{2}. L’aubaine est alléchante pour les impécunieux avides d’améliorer leur ordinaire, de boire et de s’empiffrer au frais de l’État. Cela est particulièrement vrai cette fois-là, dans une capitale nord-africaine où des Français paupérisés attendent ce jour pour en profiter âprement un bon coup, sans vergogne et avec goguenardise. Des meutes effarantes dévastent les buffets avant même que les serveurs aient fini d’y disposer la nourriture, qu’ils saisissent à pleines poignées. Aux bars, certains arrachent les bouteilles des mains du personnel. À la sortie des cuisines, des femmes guettent l’apparition des plats d’amuse-gueules pour en basculer le contenu directement dans les cabas dont elles se sont munies. Les scènes auxquelles je suis confronté ce jour-là sont les pires parmi celles dont je serai le témoin le jour de notre fête nationale.

    La Suède n’avais pas été colonisatrice et avait tout de même de quoi nous en imposer. La Tunisie abandonnait sans acrimonie son statut de colonisée. Je la vis comme une première porte vers l’Orient, vers d’autres civilisations, vers l’altérité, vers le très grand large qui allait devenir ma vocation. Aux vacances suivantes, je choisis la Turquie naguère puissance impériale et campée la tête haute dans un rapport différent avec l’Europe. Mon travail à la Banque Maritime me laisse le temps d’explorer Istanbul, d’accomplir un périple en Anatolie, ou, par exemple, de passer une heure de plénitude esthétique dans la mosquée d’Edirne. C’est une époque encore bénie pour un voyageur français. Après le déjeuner, j’aime me rendre à la mosquée bleue, me caler la nuque contre un pilier face à l’une des fenêtres qui donnent sur le Bosphore, et faire la sieste. Hors de la capitale, il m’est parfois impossible de payer dans les cafés, les restaurants, voire les hôtels. Des inconnus m’ont devancé car c’est leur notion de la politesse à l’égard d’un voyageur étranger. Les hippies vont bientôt abuser de ces traditions et les détruire. Quand je reviendrai à Istanbul après deux années seulement, il me sera interdit d’entrer dans la mosquée bleue : une pancarte en sept langues demandait aux touristes d’être propres, de bien se conduire, et les cantonnait sur une petite superficie dépourvue de tapis.

    Pendant des siècles, les colonies ont permis à l’Europe d’expédier au diable des citoyens à problèmes. Les indépendances viennent de fermer cet exutoire pratique. Sous mes yeux, la « route des Indes » commence à prendre un timide relais. Oh, ce n’est pas un exode de pauvres gens. Des rejetons de bons bourgeois composent cette curieuse croisade des paumés. Ils changent leurs chèques de voyage dans ma banque, ou vivent d’expédients douteux si papa et maman ne se laissent plus taper. Sur le chemin du retour ils ont la mine bien défaite avant d’aller confier leurs boyaux en déroute à ce temple sommital d’une civilisation qu’ils ont pourtant reniée : la sécurité sociale.

    C’est pour eux que le Quai d’Orsay créera dans les ambassades et consulats français, d’Istanbul à Katmandou, des postes de médecins chargés d’éviter la fosse commune à ces égarés des sentiers de Compostelle, car les structures habituelles d’accueil et de secours ne suffisaient plus à la tâche. L’un d’eux vient me voir. Couleur de cierge, pustuleux, le regard brouillé par le catalogue complet des parasitoses du Levant, il a juste besoin d’un renseignement :

    — Il faut que je rentre à Paris, mais je n’ai plus que cinq dollars. On m’a dit qu’ici on pouvait vendre son sang. Tu as une adresse ?

    Je n’en ai pas et ne lui en donnerais pas. Il va tenter sa chance ailleurs. Le soir, en quittant le bureau, j’emprunte à pied le pont de Galata qui enjambe la Corne d’or. L’homme titube en sens inverse, hagard, la main gauche plaquée sur le creux du bras droit. Il me reconnaît :

    — Les vaches! Ils m’ont pompé un litre, pour dix dollars !

    À Paris, une mauvaise surprise m’attend. J’ai cafouillé dans mes rapports avec l’Armée. Mon « sursis pour études » est résilié. Je serai incorporé début novembre pour dix-huit mois de service militaire. Ma scolarité à Sciences Po m’a épargné jusqu’alors l’uniforme et cette guerre d’Algérie à laquelle j’aurais de toute façon échappé, parce que résolu à déserter pour l’éviter en fuyant n’importe où. Le temps presse. Grâce au piston d’un ami, j’obtiens un rendez-vous au Quai d’Orsay ; j’y dépose à la hâte une candidature à un poste de coopérant.

    L’endroit ne me fait ni chaud ni froid. Certes, l’immeuble baptisé « hôtel du ministre » construit le long du Quai d’Orsay comporte un magnifique ensemble de salons richement décorés. Mais il n’abrite que les bureaux du ministre lui-même et ceux des membres de son cabinet. Les visiteurs n’y pénètrent directement que dans des occasions suffisamment solennelles. Au jour le jour, pour rencontrer les fonctionnaires du ministère, le diplomate étranger ou le citoyen comme moi sont confrontés à un décor d’une banalité accablante : un portillon en ferraille est ouvert sur la rue perpendiculaire au quai, face à l’aérogare des Invalides. Sur la droite de la cour pavée, une porte vitrée donne accès à une salle d’attente tristement ordinaire : guichet standard, aucune décoration, murs beigeasses parfois pas bien nets à mi-hauteur, canapés en skaï, gendarme bonasse qui surveille l’entrée du couloir vers l’intérieur. Dans un hall étroit au pied de l’escalier, les murs sont nus. À partir des années quatre-vingts, le principal élément de décor y sera un austère alignement de panneaux syndicaux : avant d’être reçus, les ambassadeurs étrangers pourront ainsi devenir incollables sur le point d’indice ou les congés payés. Pour gagner les étages, il vaut mieux ne pas trop se fier à deux petits ascenseurs poussifs. Mon itinéraire à l’intérieur du long bâtiment me fait traverser un décor bureaucratique vieillot et médiocre, par lequel la France ne se soucie manifestement pas de donner une image prestigieuse voire simplement avenante.

    Nous sommes en 1965 ; depuis la fin des conflits coloniaux l’armée française a pléthore d’appelés réticents qui s’y ennuient. Les diplômés de l’enseignement supérieur peuvent donc éviter le service militaire en se portant volontaires pour des tâches de service public, surtout en Afrique. Je saisis l’ultime occasion encore disponible : enseigner l’économie politique à l’université d'Elizabethville, au Congo-Léopoldville. Elizabethville devint Lubumbashi. Il y a des journalistes qui écrivent « Lumumbashi » pensant que le toponyme fait référence, fâcheuse en l’occurrence, à Patrice Lumumba qui fut l’un des pères de l’indépendance. Le Congo-Léopoldville devint le Congo Kinshasa, puis la République Démocratique du Congo, puis le Zaïre, pour redevenir la République Démocratique du Congo.

    Avant ce grand saut, je dois malgré tout vivre la condition de bidasse durant trois semaines et subir les examens médicaux auxquels tout futur soldat est soumis. Je prends le train pour Cherbourg où le service de santé des armées m’examine du haut en bas en compagnie d’une cinquantaine de gaillards condamnés à dix-huit mois de caserne. On commençait à réformer des garçons en bonne santé pour cause de sureffectif. L’idée de profiter de l’aubaine ne m’est pas venue. « Bon pour l’Armée, bon pour les filles » disait l’adage. J’aurais honte d’être déclaré inapte, ou de me soustraire à l’obligation de servir dès lors que je ne risque plus d’aller en Algérie ; et je tiens enfin la perspective d’un vrai départ teinté d’idéal tout en gagnant ma vie. Durant une matinée, je défile en caleçon de toubib en toubib. Le parcours vient de s’achever. Nous sommes en train de nous rhabiller quand le médecin chargé de la sélection finale entre brutalement dans le vestiaire :

    — Les gars! Je n’ai pas mon quota de réformés. Il m’en faut deux. Je prends les premiers qui foncent jusqu’à mon bureau !

    C’est la ruée. Les plus véloces ne seront pas soldats. Je n’ai pas bougé. J’accomplis trois semaines dites de « classes » au camp de la « Lande d’Houé » à côté de Rennes, où j’ai droit à l’assortiment exhaustif des corvées et des brimades car les gradés détestent les « planqués de la coopération ». De plus, le précédent contingent de coopérants était surtout constitué de jeunes religieux. On me reproche d’être séminariste ou témoin de Jéhovah. Je m’en fiche. Ma tête est déjà loin. Un obstacle inattendu se dresse pourtant. On exige de moi un certificat prouvant que mon vaccin BCG est positif. Je ne m’en suis pas muni car tranquille de ce côté depuis que l’on m’a vacciné plusieurs fois au lycée. Je suis donc scarifié de nouveau, avec cette menace :

    — Tu reviens après-demain. Si la réaction n’est pas positive, tu sais qu’on n’envoie pas en Afrique des types qui pourraient choper la tuberculose. Tu termineras ton service ici !

    C’est ce qui est arrivé à un garçon tout morose dont je fais la connaissance le soir. Le lendemain, mon bras droit ne montre ni réaction ou même faible rougeur. La journée avance sans autre changement que la disparition rapide des vestiges de la cuti. Je maudis mon corps. Dix-huit mois dans ce trou! Adieu l’Afrique? Pas question!

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