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Élévation
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Livre électronique719 pages11 heures

Élévation

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À propos de ce livre électronique

En me réveillant dans cette chambre immaculée, je ne pouvais m’imaginer que mon existence venait d’être irrémédiablement bouleversée. Jamais il ne m’aurait été possible de me représenter que le monde paisible que j’avais toujours connu puisse être sur le point de partir en fumée. Pas plus que je n’aurais été à même de pressentir être promis à un tel avenir. Mais rien n’aurait pu me prémunir de ce que je m’apprêtais à découvrir. Ma vie tout entière n’avait été qu’un tissu de mensonges et, au travers de ce raz-de-marée déprédateur de manigances, de révélations et de conflagrations, une seule certitude subsistait: je disposais d’un an pour me préparer. D’un an pour me parer à aller secourir l’élue de mon coeur. D’un an pour apprendre à m’acquitter de ce rôle de portefaix du sort de l’humanité. D’un an pour devenir quelqu’un d’autre. Mais un an pourrait ne pas suffire. Car peut-être était-ce en humain que j’étais tombé, mais c’était en héros que je me devais de m’élever.
LangueFrançais
Date de sortie19 déc. 2016
ISBN9782897676230
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    Aperçu du livre

    Élévation - Alexandre Vézina

    C1.jpg1.jpg

    Copyright © 2016 Alexandre Vézina

    Copyright © 2016 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux

    Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

    Photo de la couverture : © Thinkstock

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89767-621-6

    ISBN PDF numérique 978-2-89767-622-3

    ISBN ePub 978-2-89767-623-0

    Première impression : 2016

    Dépôt légal : 2016

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada

    Téléphone : 450 929-0296

    Télécopieur : 450 929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Vézina, Alexandre, 1998-

    Élévation

    (Les Glorieux et les Réprouvés ; tome 2)

    ISBN 978-2-89767-621-6

    I. Titre.

    PS8643.E935E43 2016 C843’.6 C2016-941716-6

    PS9643.E935E43 2016

    Conversion au format ePub par:

    Lab Urbain

    www.laburbain.com

    Prologue

    M on amour, combien de fois m’étais-je surpris à nous comparer au ciel et à l’océan, ces deux infinités édéniques étant les représentations exactes de l’amour véritable ? Tout comme eux, peu importe les montagnes infranchissables qui s’étaient dressées entre nous, nous avions toujours su retrouver le chemin flexueux qui nous ramenait l’un à l’autre, afin de nous rejoindre quelque part, au loin, à l’horizon. Il m’arrivait encore de croire que nous étions exactement comme eux : irrévocablement liés par une force encore plus redoutable que les dieux tout-puissants. Le destin. Et voilà que nous nous apprêtions à briser davantage les règles intangibles. J’étais terrifié à cette seule idée. Rectification : j’étais mort de peur. Désormais, j’avais un rôle cardinal à jouer : je devais assurer ta protection, quel qu’en fût le prix. Par le passé, les rôles étaient inversés, cependant, aujourd’hui, en devenant ton féal époux, les choses avaient changé, et c’était à mon tour d’encaisser les coups fangeux de la vie inique pour t’épargner de la cruauté inhumaine du monde. L’effroi m’envahissait de part en part à l’unique perspective de devenir la barrière insurmontable entre le monde paisible dans lequel nous vivions et le royaume satanique auquel tu appartenais. Toutefois, j’étais prêt à assumer cette responsabilité essentielle, puisque c’était justement quand la terreur insoutenable nous rongeait de l’intérieur qu’il fallait faire preuve de bravoure afin d’affronter l’adversité. Je ne pouvais plus être simplement un misérable humain. Je devais trouver la force aux tréfonds de mon être pour arriver à tenir ma lourde promesse à ton égard et prouver que j’étais à la hauteur de cet amour imprescriptible.

    Alors qu’un foisonnement écrasant d’affres faisait rage dans ma tête, mon regard se plongea plus profondément dans ses prunelles céruléennes si ravissantes auxquelles j’avais succombé dès notre première rencontre. Mon cœur puissant battait la chamade, et j’étais entièrement captivé par ma fiancée vénuste à la chevelure d’un blond argentin parfaitement coiffée, qui resplendissait dans cette élégante robe nuptiale. Son sourire tentateur m’envoûtait complètement, et la lueur pétillante de félicité dans ses yeux sublimes me faisait chaud au cœur. Je serrai fermement ses douces mains dans les miennes comme si j’étais effrayé de la perdre. En la regardant, je n’arrivais qu’à penser à une seule chose : elle était la femme de ma vie. Je n’avais plus qu’une certitude : je donnerais ma propre vie pour elle ; je serais même prêt à vaincre la mort faucheuse afin de lui épargner la taraudante douleur d’être abandonnée. L’idée déplorable de la voir dévastée et inconsolable m’était totalement inconcevable. Je savais quels avaient été les éprouvants achoppements qu’elle avait dû surmonter et quel était le sombre secret, ce faix pondéreux, qu’elle avait dû porter chaque jour depuis maints siècles, mais il n’y avait rien du passé enténébré de ma bien-aimée accorte qui aurait pu changer ce que je ressentais pour elle. Étrangement, savoir qui elle était réellement m’avait en réalité rendu encore plus amoureux d’elle que je ne l’étais déjà. Avec elle, j’avais connu l’allégresse et le feu, mais aussi le navrement, le retombement et l’apeurement. Je savais tout d’elle ; elle savait tout de moi. Je n’arrivais pas à décrire avec de simples mots les sentiments inénarrables que j’éprouvais pour elle. C’était comme si l’univers en entier cessait de tourner lorsque j’étais en présence de cette vampire bienveillante, mais en même temps, la vie insignifiante, elle, trouvait alors son sens.

    Vint enfin le moment décisif du baiser final, clouant ainsi cette cérémonie prestigieuse après nombre de serments incessants. Ne voulant pas précipiter les choses, nous croisâmes le regard languide de l’autre une dernière fois, puis, un splendide sourire aux lèvres, nous nous rapprochâmes tranquillement afin de nous embrasser langoureusement. Étrangement, ce fut comme si le temps s’était arrêté au cours de ce bref laps de temps. Nous nous laissâmes entièrement envoûter par cette sensation inexprimable qu’était l’amour et nous oubliâmes le reste du monde. Tandis que je m’apprêtais à déposer un baiser sensuel sur les lèvres glacées de ma tendre épouse, je fus soudainement parcouru par une impression alarmante de danger, comme si un sixième sens s’était soudainement enclenché en mon for intérieur. Un frisson me parcourut l’échine jusqu’à la moelle, et je me sentis oppressé par une force inconnue. Ma tête essayait du mieux qu’elle pouvait de me résonner en me disant que ce n’était qu’un vilain tour de mon imagination inexhaustible, mais mon cœur, lui, m’indiquait avec conviction qu’il était question de vie ou de mort. Un événement cauchemaresque allait se produire. Je n’aurais su dire pour quelle raison je le savais, mais j’en étais persuadé. Je le concevais jusque dans mes entrailles visqueuses. Mes moindres sens se mirent tous en alerte, et mes muscles développés se crispèrent. Je jetai un bref coup d’œil aux alentours. Ce fut alors que je vis la source du danger par-dessus son épaule. Un homme de grande taille aux cheveux brun foncé longs et aux iris d’un noir immaculé qui pointait une dangereuse arbalète sur elle, ayant pour projectile nul autre que l’arme fatale pour la plèbe vampirique : un pieu de bois bien effilé, orienté précisément en direction du cœur de ma chère fiancée. Je voulus m’égosiller, mais je n’eus point le temps de dire quoi que ce soit que j’entendis un déclic presque inaudible et que je vis le pieu tranchant filer à vive allure vers sa cible désarmée.

    Tout allait beaucoup trop vite pour que je puisse même réfléchir. C’était comme si l’impétuosité avait fortifié mon corps membru et que tout allait au ralenti. Le monde tout autour de moi s’était subitement statufié, comme si j’étais captif de ces secondes atemporelles qui s’épanchaient interminablement. Mon muscle cardiaque vigoureux ne battit plus pendant cet instant éphémère. Mes instincts protecteurs prirent le dessus sur la raison et, par un geste machinal, j’agriffai mon âme sœur par les avant-bras. Je vis nettement l’arme pernicieuse se rapprocher, comme si l’air ambiant, lequel m’apparaissait soudainement irrespirable et pesant, comme chargé d’une émanation ténébreuse et sulfureuse, alentissait sa course mortifère de plus en plus. Une violente poussée d’adrénaline me parcourut incontinent, l’intégralité de mes membres robustes étant revigorée par une vivacité déchaînée. À une vélocité surhumaine — que je n’aurais jamais dû être en mesure d’atteindre —, moi, un piètre être humain, je nous fis permuter de place en un infinitésimal fragment de seconde, juste à temps pour lui éviter son trépas inéluctable. Je n’aurais jamais été capable de le supporter. La perspective horrifique qu’on puisse lui faire du mal m’était insupportable et me saisissait d’effroi. Comment était-ce seulement possible ? Je ne savais pas comment j’avais fait pour la sauver, ce que j’avais fait, ce n’était pas humain. Le temps indomptable reprit alors son cours normal, fluant à nouveau dans les flots turbides de l’existence. Mon cœur bâti à chaux de sable recommença à marteler ma cage thoracique, et quand j’allais reprendre mon souffle, je ressentis un tiraillement au niveau de la poitrine. Mes yeux aigue-marine se révulsèrent, et je demeurai tétanisé en raison du lancinement torturant qui élançait chaque infime parcelle de mon être. J’ouvris la bouche pour m’énoncer, cependant, les mots suppliants s’enraillèrent dans ma gorge et se muèrent en un geignement guttural de suffocation. Je me sentis asphyxier. Un liquide sirupeux et ferrugineux jaillit de ma bouche et le long de mon menton. Ma vue se voila de larmes incoercibles, rendant tout autour de moi trouble, et je me sentis défaillir, entraîné au loin par le courant torrentueux, sans rien à quoi m’accrocher pour résister.

    Alors que je perdais contact avec la réalité vaporeuse, cette intermittence persistante dans l’espace-temps fut subitement interrompue par une déflagration abasourdissante, laquelle balaya tout sur son passage. J’eus à peine le temps de discerner au travers de cette nuée de larmes qui m’obstruait la vue cette langue altérée de flammes rougeoyantes qui se précipitait droit sur moi, désirant se saisir de moi et m’engloutir, et je fus catapulté au loin par le souffle véhément de l’explosion. Ma tête choqua brutalement une surface dure, et mon corps heurta durement le sol froid. Pendant quelques secondes, ce fut le noir et le silence complet, comme si le monde tout autour de moi s’était oblitéré. J’avais la déplaisante impression que je sombrais dans un gouffre sans fin, mais je parvins à m’accrocher à une des parois, laquelle était particulièrement chancelante, de cet abîme. Ma prise était bien précaire, mais elle était suffisamment stable pour suspendre momentanément ma chute et me permettre de me cramponner à la vie, qui était de plus en plus hors d’atteinte. Je revins à moi quelque temps, toujours sonné. Le monde réel toupillait autour de moi et palpitait dans cet amalgame de teintes nacarat et safran et duquel se détachaient des ombres difformes qui hurlaient et accouraient dans toutes les directions. Un goût saumâtre de sang s’était répandu dans ma bouche. Chaque parcelle de mon enveloppe charnelle m’élançait, et un amas de gravats broyait ma cage thoracique, rendant chaque respiration fort difficile. La chaleur environnante était insupportable, des gouttes de sueur emperlant mon front. Je fus pris d’une quinte de toux creuse, laquelle me fit grimacer en raison de l’élancement qu’engendraient ce soulèvement et cet abaissement brusque de mes côtes sans doute fracassées et de cet objet pointu qui remuait au creux de mes entrailles visqueuses. Je crus bien entendre les hurlements stridents s’intensifier, néanmoins, tout me semblait si irréel que je ne savais plus distinguer le vrai du faux. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Me retenir de basculer dans le précipice était de plus en plus ardu, la tentation de m’y abîmer s’intensifiait de seconde en seconde, les ténèbres alléchantes me gagnant peu à peu malgré le brasier qui régnait autour de moi.

    Alors que l’univers recommençait à s’estomper, je vis son visage angélique apparaître au-dessus de la fosse sans fin, irradiant dans l’obscurité par laquelle j’étais englouti. Soudain, ma poigne sur l’existence défaillante se raffermit. Je sentis qu’elle me dégageait de ce poids pondéreux qui m’oppressait, mais la douleur intenable ne décrut pas. Elle s’exacerbait à chaque seconde qui s’écoulait. Les battements irréguliers de mon cœur tambourinaient jusque dans mes tempes, et je pantelais. Les doigts délicats de l’élue de mon cœur effleurèrent mon torse, et je vis ses traits édéniques se décomposer. Ses doigts, ces doigts que les miens avaient enlacés tant de fois, que mes lèvres avaient baisés tant de fois et qui connaissaient chaque recoin de mon corps, étaient couverts d’un liquide écarlate dégoulinant. Du sang. Mon sang. Son criaillement suppliant couvrit le vacarme fra­cassant du pandémonium nous entourant, me fendant le cœur.

    Je toussotai et expectorai du sang ferreux, mes côtes cassées et ce pieu affilé dans ma poitrine me meurtrissant. Des larmes douloureuses suintaient le long de ses joues, et elle tonitruait à s’en rompre les cordes vocales qu’on me vienne en aide. Elle plaça délicatement ma tête sur ses genoux et elle appliqua une forte pression autour du pieu pointu qui me traversait afin de ralentir le flot de sang pourpre qui fluait de la plaie mortifère. Chaque inspiration était plus pénible que la précédente. Je luttais difficilement pour ne pas fermer les yeux et me laisser entraîner par ce vide qui me drainait. Je tentai de me rattacher à l’unique chose réelle dans ce chienlit cataclysmal : elle. Je décelais la désespérance absolue sur ses traits. La vie inique me désertait de plus en plus, et mon vouloir inextricable s’atténuait peu à peu sans que je puisse faire quoi que ce soit. Il n’existait pas pire sensation que celle-ci : l’impuissance. J’étais impuissant. Je n’étais qu’un spectateur oisif à mon propre trépas. J’aurais tant souhaité être en mesure de me redresser et aller trancher le fil des jours de l’exécrable spadassin luciférien ayant tenté de supprimer mon unique raison de vivre et dire à ma chérie que tout allait bien aller. J’aurais tant voulu m’époumoner et même me démener. Cela n’aurait absolument rien changé à la situation climatérique, rien changé au fait fatidique que j’allais passer de vie à trépas, mais au moins, cela aurait été mieux que cette inaction que je réprouvais.

    Brusquement, la conflagration dévoratrice prit de l’ampleur, et l’air se vicia, l’oxygène devenant alors totalement irrespirable. Je suffoquai. J’avais beau inhaler, j’asphyxiais. L’affolement annihilait mes pensées enchevêtrées. J’avais l’impression que deux mains m’enserraient la gorge. J’étais incapable du moindre son. Mes yeux s’embuèrent à tel point qu’elle n’était plus qu’une silhouette voilée. Soudain, elle fut hors de ma vue, et je cédai à la panique délétère. Mes doigts robustes glissèrent de ma prise, et la vie ne tenait plus qu’à un fil. Mon corps tout entier réclamait de l’oxygène, et j’étais sur le point de défaillir. J’allais m’enliser dans cet abîme insondable et ne plus jamais revoir la lumière coruscante du jour. Ne plus jamais la revoir. C’était terminé. Je fus pris d’un ultime élan de fortitude et je m’opiniâtrai à résister à l’endormissement. Je guerroyais ardemment pour ne pas capituler devant la Faucheuse. Devant ma propre faiblesse. Devant cette appétence affriandante de clore mes paupières et de me laisser emporter par le sommeil irréversible. Je devais vivre. Pour elle. Pour nous. Je lui avais donné ma parole que je vaincrais la mort indomptable. Ma parole. Je ne pouvais pas faillir à ma promesse astreignante. Je ne pouvais pas…

    Je croyais ne jamais plus la revoir, quand elle réapparut à mes côtés, toujours larmoyante, recommençant à juguler mon hémorragie létale. Je pus me retenir après elle. L’air redevint respirable, et je pus enfin prendre une profonde inspiration. Bien que je continuais à anhéler et à tousser, l’oxygène, tout comme sa présence vivificatrice, me redonna temporairement de la vigueur. Ce n’était plus qu’une infime question de temps avant que je n’entame mon ascension vers l’au-delà. C’était se bercer de chimères fallacieuses que d’espérer survivre à cette blessure mortelle. J’allais indubitablement mourir. Je ne parvenais pas à m’y résigner, nonobstant, c’était la triste vérité. Je ne pourrais pas me cramponner à elle indéfiniment. Tôt ou tard, le précipice aurait raison de moi. Je voulus retirer l’arme qui me perforait l’abdomen, mais ma bien-aimée dévastée me réprimanda vivement. Je ne trouvai même pas en moi la faible force de me récrier tellement j’étais anémié. Même que je n’étais même pas en mesure d’appréhender la signification de ses paroles. Mes oreilles bourdonnaient. Avant de périr, j’avais une dernière volonté. Je voulais partir en étant son mari. Je voulais emporter avec moi ce statut de l’autre côté. Peut-être cela comblerait-il quelque peu la vacuité en mon âme lorsque je ne pourrais plus être à ses côtés. Je rassemblai les forces qu’il me restait et essayai, à deux reprises, quoiqu’infructueu­sement, de prononcer son nom inoubliable en dépit du sang infect qui s’amoncelait dans ma gorge, mais elle ne me laissa pas parler en m’implorant du fond de son cœur brisé de ne pas l’abandonner. Je m’efforçais de ne pas laisser l’anéantissement déprédateur gruger le peu de forces vitales qu’il me restait et d’oublier qu’il s’agissait d’adieux. Je tentai à nouveau de parler, sans succès. Elle ne voulait rien entendre. Je fus pris de vertiges étourdissants, et le monde entier vacilla plus que jamais. Le martyre torturant atteignit son paroxysme, et je craignis sérieusement que le peu de temps dont je disposais ne suffise pas. Usant de mes dernières forces, je posai ma main contre sa joue et la caressai tendrement, en essayant de mon mieux de ne pas verser des pleurs à mon tour. Mon amoureuse éplorée serra fermement ma main qui trémulait et se mordit la lèvre inférieure afin de mieux contenir les sanglotements immaîtrisables qui l’assaillaient. Je regardai son visage séraphique, visage, qui, même convulsé par l’affliction et le retombement, conservait sa vénusté éthérée, et la tristesse viscérale me noua la gorge. Elle était tout pour moi. En fermant les yeux, je me dénuais de tout. Je n’étais plus rien.

    — K-K-Kendra… susurrai-je en un marmottement pratiquement imperceptible. É-É-Écout-t-te moi…

    — Non ! protesta-t-elle avec véhémence. Toi, écoute-moi ! Tu ne peux pas me quitter, tu n’as pas le droit. Sans toi, ma vie n’a plus de sens. Ne me laisse pas seule, je t’en supplie. Ne baisse pas les bras… Ne baisse pas les bras…

    — J-J-Je vais mourir… M-M-Mais comme d-d-dernière faveur… avant de m-m-mourir… j-j-j’aimerais que t-t-tu sois ma femme…

    Tout ce que je vis fut cette larme qui perlait sur sa joue gauche, et elle se pencha sans aucune hésitation pour déposer un baiser énamouré sur mes lèvres tremblantes. Je perdis le souvenir du lancinement tenaillant. Elle était désormais ma femme, et c’était tout ce qui m’importait. J’abdiquai. Je n’avais plus la vigueur nécessaire pour arriver à maintenir mon rythme cardiaque ou pour demeurer éveillé. Je lâchai prise. Mes paupières étaient si lourdes qu’il m’était impossible de ne pas les clore. Je chus. Je m’égosillais intérieurement, mais cela était vain. Je m’embourbais dans cet abîme enténébré, étant trop affaibli pour m’agripper à quoi que ce soit, m’éloignant à jamais d’elle. Je n’ai pas le droit… Ses lèvres froides effleuraient encore les miennes, du moins, je croyais. Non… Lutter contre le sommeil irréfrénable était impossible. Je n’ai pas le droit de baisser les bras… Tous mes membres musculeux devinrent engourdis. Me piéter contre mon sort funeste m’était impossible à présent. Je fermai les yeux. Kendra… Je n’ouïs même pas la plainte qu’elle lâcha quand elle défit notre étreinte. Mon amour… J’étais déjà loin. Je ne t’abandonnerai pas… Trop loin. Je ne t’abandonnerai pas… J’exhalai mon dernier soupir. Je vaincrai la mort pour toi… Le battement suprême de mon muscle cardiaque fourbu se propagea dans mes veines. Je reviendrai…

    Et ce fut le noir total.

    Première partie

    Surgissement

    Quatre jours plus tard

    Lieu inconnu

    Chapitre 1

    Éveil

    C omme si une fulgurante décharge électrique avait parcouru l’ensemble de mon corps membru, je m’éveillai en sursaut, haletant bruyamment, et la sueur emperlant mon visage. Je me redressai promptement, en position assise, mon cœur vigoureux martelant si vertement ma cage thoracique que je craignais presque qu’il ne la fracasse. Je voulus crier son nom, mais je fus incapable de souffler le moindre mot en raison de mon anhélation. Ma respiration, comparable aux ahans poussés après un effort physique rigoureux, était striduleuse, et chaque bouffée d’air me faisait l’effet d’un feu ravageur dans ma gorge, comme si l’oxygène corrodait les parois de mes voies respiratoires. On aurait dit que je n’avais pas respiré depuis des siècles. L’ensemble de mes robustes muscles était contracté, et des veines turgescentes saillaient de ma peau, formant des ramures proéminentes et serpentines le long de mes avant-bras. Un élancement aigu me déchira le crâne, me faisant grimacer, et je dus plisser les yeux en raison de l’éclairage aveuglant des lieux. Mon muscle cardiaque n’alentit aucunement la cadence, étant mû par l’apeurement qui me rongeait les entrailles visqueuses, et tous mes sens étaient en alerte, me parant à affronter le danger éminent. C’était comme si je venais tout juste de m’extirper d’un rêve cauchemaresque et que mon cerveau ne faisait pas encore la distinction entre la réalité fumeuse et l’onirisme mystifiant. Mon enveloppe charnelle réagissait toujours aux stimuli de mon mauvais rêve, aiguillonnant chacun de mes sens. Ces images séquentielles incroyablement estampées dans mes pensées s’enchaînaient diligemment en boucle dans mon esprit anarchique. Cet arrière-goût ferrugineux persistait dans ma bouche, et je pouvais pratiquement éprouver ce tiraillement taraudeur au niveau de ma poitrine, comme si une arme effilée avait pénétré de part en part ma poitrine. Je portai instinctivement mes deux mains à mon torse dénudé pour le palper, comme à la recherche d’une couture ne s’y trouvant pas auparavant, mais je ne dénichai rien d’anormal, à mon grand soulagement.

    « Ce n’était qu’un cauchemar », me persuadai-je.

    Ma ventilation sibilante et saccadée se régularisait progressivement et sifflait de moins en moins. Mes membres crispés se détendaient de plus en plus, signe que je reprenais de fil en aiguille contact avec la réalité fuligineuse. Néanmoins, je remâchais infatigablement cette scène horrifique dans ma tête, incapable de m’en dessaisir, la vive réminiscence de celle-ci étant si profondément ciselée dans ma mémoire infaillible qu’elle ne s’oblitèrerait probablement jamais. La sueur saumâtre suintait toujours le long de mon corps bien membré, et des frissons irréprimables me parcouraient encore l’échine. Cela m’avait semblé si véridique. La chaleur oppressante. Les braillements implorants. La douleur tenaillante. Je ne me croyais pas capable de me les être figurés aussi parfaitement. Ce cauchemar pétrifiant m’avait paru si réel. Mourir m’avait paru si réel.

    Il me fallut quelques secondes supplémentaires pour m’accoutumer à la clarté ambiante, mais je pus aviser où je me trouvais. Je jetai un bref coup d’œil aux alentours. La pièce rectangulaire plutôt exigüe dans laquelle j’étais avait pour unique meuble le lit double confortable au centre duquel je gisais. Ce dernier était recouvert de minces draps liliaux qui étaient hissés jusqu’à ma taille. Les murs d’un blanc satiné, sans aucune aspérité, étaient dépourvus de fenêtres. Ils avaient pour seule embrasure ces deux portes antiques closes sans poignée, lesquelles menaient je ne sais où et sur lesquelles étaient gravées de magnifiques dessins représentant des créatures ailées et des guerriers hardis se battant contre des monstres répulsifs. Le plancher lisse semblait fait de la même pierre luisante que les parois de la salle étroite. La chambre étriquée était fortement et inexplicablement éclairée, la source de cette lumière éblouissante m’étant inconnue en raison de l’absence de tout appareil lumineux. J’étais seul. J’ignorais où j’étais. Je n’avais jamais mis les pieds en ces lieux et je ne savais fichtrement pas de quelle façon j’avais bien pu atterrir ici, mes précieux souvenirs me faisant défaut. Par-dessous tout, j’ignorais où elle était. Je ne détectais ni peu ni prou la présence rassérénante de ma bien-aimée accorte. J’éprouvais l’impérieux besoin de la serrer dans mes bras, de la presser contre mon cœur afin de chasser cette appréhension tourmentante laissée par mon cauchemar funeste, celle de l’avoir perdue à tout jamais. Cela m’était insupportable de me retrouver ici sans elle à mes côtés. Son absence m’oppressait, quoique j’étais quelque peu rassuré en pensant qu’elle savait très bien se débrouiller sans moi, bien plus que je ne le pourrai jamais sans elle. Cet endroit hermétique et paisible me saisissait d’effroi. J’avais la déplorable impression qu’un forcené néronien allait débarquer d’une minute à l’autre pour venir me martyriser bestialement et me disséquer vivant jusqu’à ce que je rende mon dernier souffle. D’accord, mon scénario pétrifiant était indubitablement exagéré. Je m’étais laissé emporter par mon imaginaire inepte. J’avais sans doute regardé trop d’œuvres cinématographiques d’horreur et entendu trop de récits effroyables. N’empêche que j’avais ce pressentiment inexpliqué, cette intuition viscérale qui me prenait aux tripes et qui m’intimait de demeurer à l’affût.

    Je me mus quelque peu sur le lit, de sorte que j’étais à présent assis en bordure du matelas moelleux, mes deux pieds nus reposant sur le sol marmoréen. Je tressaillis à ce contact glacial. Chaque mouvement m’était pénible, tous les membres robustes de mon corps pesant une tonne, comme si je ne les avais pas remués depuis quelques jours. Je remarquai que je portais une sorte de caleçon immaculé très ajusté contre ma peau, épousant à la perfection les formes de mon corps et fait d’une fibre textile résiliente et extensible. Ce sous-vêtement moulant ne m’appartenait pas ; je ne l’avais jamais vu de toute ma vie. Je me pétris nerveusement les mains en balayant encore une fois les environs de mon regard glauque, cherchant un quelconque détail pouvant m’informer sur cet endroit inconcevable et sur sa disparation. Toutefois, je ne dénichai absolument rien. Les seules informations dont je disposais étaient ces éléments creux que j’avais relatés à la suite de mon premier examen des lieux.

    Tout à coup, les portes s’ouvrirent, ce qui me fit soubresauter violemment et me redresser prestement sur mes deux pieds, l’ensemble de mes muscles étant tendu et mes sens se mettant en alerte. Trois personnes au visage masqué sous une capuche descendant jusque sous leur nez entrèrent en file indienne dans la salle d’albâtre, la tête baissée, leurs yeux braqués au sol et le dos courbé. Les individus encapuchonnés étaient de taille moyenne et avaient revêtu une robe bouffante et neigeuse. Les deux premiers cheminaient les bras croisés, leurs mains étant dissimulées dans leurs manches amples, tandis que le troisième traînait un seau en bois champagne ainsi qu’une pile de vêtements blancs parfaitement pliés surmontée d’une paire de souliers crayeux. Leurs gestes étaient parfaitement synchrones, comme s’ils étaient orchestrés par une même conscience. Ils avancèrent jusqu’à ce qu’ils soient à environ un mètre de moi, puis ils s’immobilisèrent. Je les toisai ombrageusement, craignant qu’ils ne s’en prennent à moi. J’en avais suffisamment vu au cours de l’année précédente pour savoir que ces trois étrangers véreux n’étaient pas des êtres humains. Les deux êtres insaisissables aux mains vides se dirigèrent vers leur congénère qui transportait le contenant, lequel s’avérait être rempli d’eau savonneuse, et y plongèrent leurs mains. Ils en tirèrent tous deux un linge dégoulinant qu’ils épreignirent et se dirigèrent vers moi, leurs pas étant toujours simultanés.

    Instinctivement, je reculai d’un pas et me raidis, parant à un assaut de leur part, mais j’en vins rapidement à l’évidence : je n’avais nulle part où leur échapper. J’étais coincé. Je fis donc un homme de moi et ne cherchai plus à me défiler. Je les laissai m’approcher, quoique je demeurai suspicieux. Les deux créatures granitiques se rangèrent de part et d’autre de moi, et chacun agrippa rapidement un de mes poignets de sa main gourde libre. Leurs doigts graciles et étiques étaient dotés d’ongles cireux, et leur peau était cendrée. Sans jamais redresser la tête, ils distendirent mes bras musculeux, lesquels étaient fortement contractés, posèrent leur chiffon humecté contre ma peau dénudée et se mirent à la curer rudement. Je frémis au contact de l’eau glaciale. Je ne comprenais aucunement pourquoi ces individus s’opiniâtraient à me décrasser malgré mes vitupérations. Ils n’avaient cure de mes regimbements et poursuivaient ce qu’ils étaient en train de faire sans jamais me lancer un regard. J’en vins à me demander s’ils étaient malentendants. Je finis par cesser de réclamer, voyant que mes récris incessants étaient vains. Je les laissai faire leur sale besogne sans rechigner davantage. Au début, leur poigne était si roide et j’étais si tendu que j’en avais les doigts engourdis, mais au fur et à mesure que je me relâchais, mon sang écarlate recommençait tranquillement à atteindre l’extrémité de mes membres supérieurs. Après avoir raclé mes bras et mes aisselles, ils trempèrent à nouveau leur serviette dans le cuveau, avant d’enchaîner avec mon torse. J’empestais la lavande. Une fois qu’ils eurent frotté chaque parcelle de mon enveloppe charnelle, ils se reculèrent de quelques pas, jusqu’à ce qu’il soit de chaque côté de leur semblable, mirent leur serviette dans le récipient cylindrique et reprirent leur position initiale, c’est-à-dire les bras croisés et les mains dissimulées dans leurs manches bouffantes. Celui qui portait le contenant et la pile de vêtements s’avança vers moi et me tendit les vêtures soigneusement pliées. En fronçant les sourcils, je saisis ce qu’il m’offrait et je revêtis ces habits laiteux. J’enfilai le pantalon fait d’une étoffe velouteuse, les chaussures puis la tunique ample en soie au col tunisien prononcé, qui laissait paraître le haut de mon torse, et aux longues manches flottantes. Une fois cela fait, l’être avare de paroles retourna auprès de ses confrères tout aussi silencieux, et les trois demeurèrent là, cois, pendant quelques minutes, prenant racine.

    Je patientai quelque temps avec eux, ne sachant pas trop ce que j’attendais au juste. J’étais énormément confus. Un raz-de-marée torrentueux de questionnements déferlait sur moi. Où étais-je ? Où était Kendra ? Qui étaient ces trois créatures ? Que me voulaient-elles ? Leurs agissements insondables piquaient ma curiosité, et je ne parvenais pas à appréhender la raison qui les avait poussées à me laver. Ces vêtements étaient loin d’être modernes, on aurait dit les parures d’une époque lointaine. Ils semblaient m’avoir paré pour un événement quelconque, mais je n’arrivais pas à déterminer lequel, tout étant encore beaucoup trop anarchique dans mon esprit cartésien pour que je puisse embrasser la signification de cette situation indéchiffrable.

    Je n’eus pas à m’interroger interminablement à ce sujet, puisqu’une jeune femme pétrie d’assurance à la silhouette svelte fit à son tour son entrée dans la pièce exigüe. Les trois individus encapuchonnés la saluèrent révérencieusement d’un remuement de tête et disposèrent, quittant la pièce en rang, exactement de la même façon dont ils y étaient entrés. La ravissante demoiselle portait sa chevelure carmélite en natte et arborait une armure magnificente tout droit tirée d’un autre âge sous un long manteau éburnéen, muni d’un capuce et de manches bouffantes dont les pans effleuraient le sol. Décidément, j’avais fait un retour dans le temps. Une cuirasse en cuir d’albâtre épousant bien ses courbes prononcées recouvrait son tronc et était joliment décorée de symboles sibyllins et d’arabesques onduleuses. Un magnifique soleil traversé par trois épées était estampé au niveau du sternum. Une ceinture noire entourant sa taille permettait de ranger une dague au manche métallisé serti d’une pierre améthyste. Elle avait enfilé un ample pantalon anthracite qui était surmonté par des genouillères stylisées argentines dont les extrémités étaient enfouies dans des bottes montant jusqu’au milieu de ses tibias. La guerrière chevronnée fit halte à quelques pas de moi et me fit un sourire allègre, l’un de ces sourires égayants que l’on adressait à un ami qu’on n’avait pas revu depuis une éternité, qui contrastait singu­lièrement avec son habillement imposant. Ses somptueuses prunelles absinthe tirant vers le turquoise à leurs extrémités pétillaient d’une lueur inracontable.

    — Niallán, je te rencontre enfin ! s’écria-t-elle d’un ton folâtre. Voilà si longtemps que j’attendais ce moment ! Bon sang, comme tu ressembles à ton père, c’est presque à s’y confondre !

    — Attendez… dis-je, hébété. Qui êtes-vous ?

    Cette inconnue sémillante, laquelle était absolument superbe, je devais l’avouer, sans que je sache pourquoi, me paraissait familière. Bien plus qu’une simple étrangère aurait dû l’être habituellement. J’étais incapable d’établir pour quelle raison, mais j’avais l’infime conviction d’avoir déjà aperçu cette combattante énigmatique, aussi saugrenu que cela puisse paraître. Je n’étais pas en mesure d’expliciter davantage cette impression vaporeuse de déjà-vu. Le plus étrange dans tout cela était ce déraisonnable sentiment de confiance que je concevais à son égard, ma réticence et mes appréhensions s’étant dissipées comme par magie. Pourquoi avait-elle mentionné mon père ? Elle ne devait avoir guère plus d’une vingtaine d’années, alors cela signifiait qu’elle n’avait pas pu connaître personnellement mon paternel, celui-ci ayant péri alors que je n’avais que quatre ans. D’où avait-elle entendu parler de lui ? Et ce nom singulier, Niallán, je croyais l’avoir déjà entendu quelque part. C’était comme si cela éveillait une réminiscence ensevelie dans les tréfonds de mon esprit, s’étant estompée au fil des années, de sorte qu’il n’en demeurait plus qu’une image trouble impossible à déchiffrer.

    — Excuse mon inconvenance, Niallán, se reprit-elle. Je me suis…

    — Charles, la repris-je. Je m’appelle Charles. Pas Niallán.

    — Désolée, j’avais oublié ! Laisse-moi me reprendre. (Elle s’éclaircit la voix et prit bien la peine d’articuler impeccablement chaque syllabe tout en ayant ce rictus railleur en coin.) Pardonne-moi, Charles. Comme tu l’as sans doute remarqué, je me suis un peu laissé emporter sous l’effet de l’émotion. Je t’attendais depuis bien longtemps. Très longtemps. Oh ! Suis-je bête ! Je ne me suis même pas présentée. Je suis Elyssa, fille de Liana. (Elle marqua une courte pause et me fit une révérence retenue.) Je…

    — Nous sommes-nous déjà vus ? m’enquis-je, inquisiteur, ne me rendant même pas compte que je l’interrompais, étant bien trop absorbé dans mes pensées.

    — Non, j’en ai bien peur.

    — En êtes-vous certaine ? J’ai pourtant l’impression de vous connaître.

    — Sans aucun doute, me répondit-elle en affichant un large sourire, lequel me parut factice sans pour autant sembler cauteleux. Nous nous rencontrons pour la toute première fois.

    Je n’aurais su dire pourquoi, mais je savais qu’elle me bourdait. Quelque chose dans sa façon d’agir et de s’énoncer me mettait la puce à l’oreille, sans pour autant que ces détails presque indécelables ne m’alarment. Je savais qu’elle me mentait, je l’éprouvais au plus profond de moi. Elle recelait la vérité, j’en avais l’intime certitude. Une voix pratiquement inaudible, celle de la curiosité inextinguible, me sommait de l’interroger, de la bourreler avec mes questionnements jusqu’à ce que sa résistance psychologique s’affaisse, toutefois, je n’en fis rien, faisant fi de celle-ci. Je ne poussai pas plus loin mon investigation succincte, sentant inexplicablement que je ne devrais pas m’enquérir à ce sujet, comme si j’approchais trop près ma main de flammes dévorantes, courant le risque de me brûler.

    — Suis-moi. Je vais te conduire à Lui. Il attendait ton éveil avec impatience. Il a tant de choses à te dire. Tu dois avoir une tonne de questions à poser, mais ne t’en fais pas, Il aura des réponses pour toi. Il en a toujours.

    Sans en ajouter davantage, la dénommée Elyssa tourna les talons et se mut en direction de la sortie, me laissant là, seul et pantois. Pendant un instant fugace, me sentant m’ennoyer de plus en plus dans cet océan turbulent de confusion et d’équivoque, j’hésitai à la suivre. Je ne savais rien de cette curieuse inconnue. Absolument rien. Je n’étais pas inintelligent non plus. J’avais assimilé il y a longtemps qu’il ne fallait pas se fier aux étrangers, leurs actes étant imprédictibles. De plus, au cours de cette année, depuis que ma route linéaire et paisible s’était conjointe au chemin flexueux et jonché d’écueils insurmontables de mon amoureuse éthérée, laquelle appartenait au peuple surnaturel, j’avais constaté qu’il ne fallait jamais se fier aux apparences et qu’il valait mieux se méfier des gens trop secourables. Je méconnaissais l’endroit où elle désirait m’amener et j’ignorais qui était cette personne suréminente à qui elle devait me conduire. Pour autant que je sache, elle comptait me supprimer à la seconde où je franchirais le seuil de cette pièce. Pourtant, malgré ma réticence rassise, lorsque je réalisai qu’elle avait quitté mon champ de vision, je me précipitai à sa suite, passant outre mon incertitude, et la talonnai de près. Je faisais indubitablement preuve d’imprudence, mais avais-je vraiment le choix ? C’était ça, ou je restais dans cette chambre immaculée qui me donnait la chair de poule. Je n’affectionnais pas particulièrement la seconde option.

    Sans souffler mot, je suivis de près cette guerrière dans la fleur de l’âge, et nous cheminâmes dans le dédale de couloirs et d’escaliers. En la suivant, je remarquai à la base de sa nuque un début de tatouage fait à l’encre noire. Je me demandai bien à quoi il ressemblait dans son intégralité. Je n’avais aucun mot pour décrire congrûment les images enchanteresses que mes yeux cyan apercevaient. Ce bâtiment titanesque était bien trop édénique pour être vérace. Sa magnificence nonpareille était presque effrayante. La seule explication plausible pour élucider ce que ma vue perçante percevait était que je devais rêver, nul endroit sur cette Terre ne pouvant être semblable à celui-ci. Je mettais en doute l’existence d’une telle édification. Le plancher en marbre opalin et en granite blanc perle, les murs brasillants, les imposantes colonnes ioniques, les arcs outrepassés, les somptueuses voussures, les rampes en or et les fastueuses sculptures joliment ciselées dans la même fin inestimable n’étaient qu’un lapidaire abrégé des éléments qui constituaient ce décor à nul autre second. Les lieux étaient déserts, et un silence impénétrable, que seul le son amorti de nos foulées sur le sol troublait, régnait.

    Après plusieurs minutes à bifurquer çà et là, nous aboutîmes dans un corridor prodigieux dont le plafond était à une hauteur vertigineuse et qui avait pour aboutissement un portail colossal, lequel m’apparaissait comme un point lilliputien au bout de ce passage interminable. Ma fascination atteignit son paroxysme. Contrairement au reste de ce château cyclopéen, le plafond était en voûte d’ogive en or massif et sous forme d’arcs brisés. Des piliers ioniques en pierre blanche lustrée longeaient les murs, séparés de quelques mètres les uns des autres, des filons serpentins or étaient incrustés dans la roche. Les murs étaient lambrissés de marbre rosé à leur base, chaque panneau marmoréen étant décoré de moulures dorées, et une cimaise de même couleur séparait la partie supérieure et la partie inférieure du mur. Le segment supérieur consistait en fait en un fastueux vitrail versicolore, à travers lequel filtrait une lumière se teintant des diverses couleurs des morceaux de verre, comme si une écharpe d’Iris entourait ce couloir. Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi prodigieux, tous les mots me venant à l’esprit étant bien trop spécieux pour dépeindre la sublimité des images féériques que mes yeux captaient. Si c’était un rêve, ce dont je ne doutais aucunement, je ne voulais pas me réveiller, voulant que mes prunelles glauques continuent à se repaître de toute cette joliesse. Je brûlais de savoir où je me trouvais, mais je m’effrayais de troubler le silence des lieux en lui adressant mes interrogations, alors je m’abstins de la questionner. Cet extraordinaire vitrail représentait des luttes inexpiables entre des guerriers effroyables et des êtres surnaturels, volant, sauvant, dilapidant et tuant, des constructions incroyables qu’aucun humain n’aurait pu ériger, des hommes suréminents faisant usage de forces divines… Je n’aurais pu verbaliser l’entièreté des innombrables détails que je percevais. Je remarquai que les scènes dissemblables peintes dans le verre avaient l’air d’être disposées de façon chronologique, comme si elles racontaient une histoire dantesque.

    — Formidable, n’est-ce pas ? émit la femme avare de paroles en se décidant enfin à rompre ce silence infrangible.

    Je ne sus point comment lui répondre. En voyant mon air ébahi, elle pouffa de rire. Son esclaffement communicatif se réverbéra dans le couloir désert. Je ne pus détacher mon regard de cette œuvre d’art à nul autre pareil tandis que nous continuions d’avancer, complètement absorbé par cette enfilade d’images magistrales tout en essayant d’appréhender l’histoire prestigieuse narrée par celles-ci. Lorsque je cessai d’ausculter cette formidable fresque et que je revins à la réalité utopique, je réalisai que nous nous trouvions désormais à quelques pas de cette porte monumentale, laquelle était close, et je tressautai violemment en prenant conscience que nous n’étions plus seuls. Je suivis de plus près mon accompagnatrice aguerrie près de laquelle je me sentais davantage en sûreté, sans doute en raison de cette dague effilée qu’elle traînait accrochée à sa taille déliée. Entre chaque colonne se dressaient désormais des sentinelles ailées affichant une mine particulièrement inhospitalière et comminatoire, qui avaient endossé une imposante armure coruscante. Leurs équipements pondéreux, lesquels les recouvraient de la tête aux pieds, avaient été élégamment cinglés par son adroit concepteur dans l’or pur. Chacun portait une bourguignotte dont on avait esthétiquement buriné la surface et qui comportait deux chétives ailes sculptées corroyées au niveau des tempes et détenait une haste martelée dans le même aloi. Leurs énormes ailes immaculées étaient ployées, et des protections étaient enchâssées à leurs plumes. En raison de leur impassibilité réfrigérante et de leur immobilité exemplaire, j’aurais presque pu les confondre avec des statues inanimées. J’en dénombrai une trentaine. J’avais l’impression d’être incommensurablement loin de chez moi, à des années-lumière de là et de la femme vénuste qui était mienne. Cette fâcheuse sensation ne me complaisait nullement. Pour la première fois de ce rêve désorientant, j’aspirai expressément à ce que quelqu’un me tire de ce lourd sommeil. Être entouré de dizaines de créatures surnaturelles armées ne m’infusait aucune confiance. Au contraire, cela m’inoculait cette circonspection outrée et cette appétition incoercible de la savoir près de moi.

    À une dizaine de pas de la titanesque porte, mon rythme cardiaque s’activa dangereusement en apercevant ces deux bêtes cyclopéennes apostées de chaque côté de celle-ci. Mon cœur vigoureux cinglait si vertement ma cage thoracique que ses battements tapageurs résonnaient jusque dans mes tempes. Une myriade d’images pétrifiantes défila dans mon esprit enchevêtré, et ce gloussement bestial, dont je n’étais jamais parvenu à émousser le souvenir indélébile, résonna dans ma tête. Je pouvais encore subodorer l’effluence méphitique de la mort, comme si elle planait toujours autour de moi. L’épouvantement délétère me pressura les tripes, et une perle de sueur suinta le long de mon front. J’avais beau essayer de recouvrer mes esprits, c’était plus fort que moi, la réminiscence traumatisante de cette nuit désastreuse ressurgissait bien malgré moi et me faisait perdre tous mes moyens. Avancer était dorénavant fort difficile. Ces deux colossales créatures s’apparentaient aux deux nimhferis méphistophéliques qui s’étaient ingéniées à m’exécuter quelques mois plus tôt et qui avaient finalement enlevé la vie à mon frère jumeau, lequel s’était porté à ma défense. Heureusement, ce dernier s’était découvert des aptitudes résurrectionnelles et il s’en était tiré sain et sauf. Cependant, même s’il était en vie aujourd’hui, assister à la mort monstrueuse d’une personne qui m’était aussi chère m’avait fortement commotionné, les retentissements excédants de cette sinistre nuit se faisant toujours ressentir. Leur visage malgracieux, lequel était nettement assimilable à la figure hideuse de ces monstres néroniens, comportait un chanfrein plus allongé et moins busqué aux narines volumineuses. Elles étaient dépourvues d’yeux, leurs autres sens aiguisés devant compenser celui qui manquait. Contrairement aux nimhferis, qui avaient un teint cendreux et un pelage hérissé anthracite et argentin disséminé inégalement, leurs homologues arboraient une peau aiguail et un pelage laiteux beaucoup plus dense, peigné et homogène. Bien qu’ils soient de dimension similaire, leur corps doté de six membres et d’une longue queue articulée était beaucoup plus massif et musculeux que celui des spadassins sataniques qui m’avaient agressé. Je devais me concentrer pour ne pas me laisser consumer par la peur et les souvenirs qui déferlaient en moi telle la houle déprédatrice. Je m’efforçais de ne pas laisser mes émotions délétères me subvertir et je continuai d’avancer en regardant fixement devant moi, tentant d’oublier leur présence déplorable et de me montrer inébranlable, mon infatuation masculine constituant manifestement une des piètres raisons pour laquelle je n’avais pas déjà rebroussé chemin.

    Nous nous immobilisâmes devant la porte monumentale, ne sachant aucunement ce que j’allais découvrir de l’autre côté. Il s’agissait sans contredit de notre destination, néanmoins, je n’avais pas la moindre idée concernant ce qui m’y attendait. L’homme mystérieux, auquel la guerrière émérite semblait dévouer un respect immensurable, m’attendait de l’autre côté, j’en étais certain. J’étais désireux qu’il réponde à mon foisonnement de questions. J’étais quelque peu frileux à l’idée de faire la connaissance d’un personnage si prééminent. J’avais cette inconcevable impression, ce pressentiment inracontable émanant du creux de mes entrailles, ce genre d’intuition viscérale qui nous désignait que nous étions sur le point de faire une rencontre prépondérante qui allait changer à jamais le cours de notre existence insipide, ce qui était plutôt irrationnel. J’étais loin d’être prescient. De toute façon, je n’accordais pas foi à la prédestination ou à tout autre arcane de la destinée, cette entité abstruse. En outre, c’était complètement absurde de croire qu’une telle rencontre pouvait avoir lieu alors que j’étais assurément en plein songe, tout ceci étant bien trop surréaliste pour être vrai. Lorsque les deux battants s’ouvrirent, créant une embrasure suffisamment large pour que nous soyons en mesure de nous y insinuer, nous entrâmes dans la pièce contiguë, la porte se refermant derrière nous, faisant un bruit caverneux comparable à celui d’un tombeau qu’on scellait, le bruit d’un sépulcre qu’on ne pouvait ouvrir de l’intérieur.

    L’architecture de la salle circulaire opulente dans laquelle nous aboutîmes s’apparentait énormément à celle de la galerie, excepté que seul le plancher était en marbre éburnéen, tout le reste étant constitué d’or pur, papillotant sous l’effet des rayons iridescents tamisés par les somptueux vitraux. Je me trouvais de toute évidence à la base d’une tour formée d’arcades or dont l’extrémité était à peine visible. Un trône magistral joliment sculpté dans ce même métal précieux, dossier consistant en fait en l’astre de feu ciselé dans ce fin, était disposé sur un socle opalescent au centre de la pièce. Un auguste homme à la mine jupitérienne duquel s’exhalait une aura surpuissante, à la fois apaisante et oppressante, siégeait sur ce siège fastueux, ses bras appuyés sur les accoudoirs. Il avait revêtu des vêtements surannés semblables à ceux que portaient les humains de l’Antiquité. Décidément, les gens avaient des goûts vestimentaires particuliers ici. Ses habits antiques se composaient d’une tunique lactescente laissant très bien paraître ses membres musclés, une chlamyde liliale ainsi qu’une paire de sandales mordorures. Seules sa longue chevelure bouclée et sa barbe fournie chenues trahissaient son âge, ses traits séraphiques n’étant presque aucunement marqués par l’âge. Ses yeux céruléens fulgurèrent quand il nous avisa, sans pour autant que le reste de son visage n’affiche une quelconque émotion.

    À quelques pas du piédestal, Elyssa fit halte et se prosterna devant lui, cet être transcendant, un genou déposé au sol, sa dextre contre sa poitrine et la tête inclinée. Moi, je demeurai là, béant, ne sachant pas si je devais à mon tour faire des génuflexions, ce qui semblait être coutume courante en présence de ce vénérable individu. Quinaud, je me mordis la lèvre inférieure.

    — Je Vous salue, maître, énonça-t-elle en mettant encore de l’emphase sur les pronoms personnels désignant son interlocuteur.

    Cet homme révéré agréa les salutations déférentes de sa subalterne servile — ce qu’elle était visiblement — en acquiesçant. Avant que je puisse jeter mon dévolu, mon accompagnatrice se redressa, et je statuai que je ne courberai pas le dos devant cette figure d’autorité inflexible, jugeant que ce pourrait être malséant.

    — Je te sais gré, vaillante Elyssa, fille de Liana, de m’avoir conduit notre hôte, émit cet homme supérieur de sa voix de stentor d’outre-tombe, laquelle résonna dans toute la salle, les ondes sonores me traversant de part en part et faisant vibrer chaque parcelle de mon enveloppe charnelle.

    — Je vous en prie.

    Elyssa hocha de la tête avant de disposer. Elle tourna les talons et se dirigea en direction de la sortie. Au début, je craignis qu’elle ne me laisse seul en compagnie de cet être insaisissable. Je lui jetai un regard furtif, comme pour l’implorer de ne pas m’abandonner, mais celle-ci ne parut pas le remarquer. Sans que je sache pour quelle raison, la perspective de me retrouver seul en compagnie de ce chef granitique m’intimidait et ne m’inspirait rien qui vaille. En fait, j’aurais aspiré à être loin d’ici, loin de ce personnage insigne. Ce qui se dégageait de lui n’avait rien de ténébreux, cependant, l’énergie immesurable qui s’échappait de lui, que je qualifierais de divine, m’étouffait. Par chance, la combattante rampante alla tout simplement se poster près de la porte, levant haut la tête et positionnant ses mains dans le bas de son dos. Je faillis lâcher un soupir de soulagement. L’obséquiosité de cette femme à l’égard de son supérieur m’offusquait légèrement, n’étant pas accoutumé à assister à pareille servilité. Tout cela, cet endroit énigmatique, ces gens hermétiques et ces créatures surnaturelles, ça me dépassait ; c’était bien plus que ce que j’étais capable de supporter. Tout m’apparaissait à la fois si véridique et si onirique. Ce rêve insondable n’avait rien de cauchemardeux certes, mais il me décontenançait à un tel point que je n’appétais plus qu’à une chose : m’éveiller. Ouvrir les yeux, loin d’ici, ma petite amie affriandante pressée sur mon cœur et entourée de mes bras protecteurs.

    — Charles David Branden, scanda-t-il du haut de son splendide trône en demeurant imperturbable. (Je frissonnai en l’entendant déclamer mon nom complet, ne comprenant pas comment cet inconnu pouvait bien savoir comment je m’appelais.) Ravi de te voir parmi nous, voilà longtemps que je t’attendais.

    — Navré de ne pas avoir reçu d’invitation plus tôt, repartis-je incisivement, sûrement à cause de ma défiance, moi-même surpris par mon ton bourru, ce genre d’inflexion cassante étant généralement réservée à mon jumeau goguenard.

    — Oh, mais tu arrives juste à point, poursuivit-il, toujours aussi sérieusement, en ne tenant pas compte de mon camouflet. Ton éveil arrive à point.

    Ton éveil arrive à point ? Définitivement, ce personnage insaisissable m’interloquait. Cela n’avait aucun sens !

    — Mon éveil ? m’enquis-je, suspicieux. Désolé, mais je crois que vous vous méprenez. Mon éveil, comme vous le dites, n’est décidément pas encore survenu. Je suis présentement en plein rêve. Je vais sans aucun doute me réveiller d’une minute à l’autre et ratifier qu’absolument rien de tout cela n’est réel. Ce n’est qu’un rêve trompeur, rien de plus.

    — Détrompe-toi ; tout ceci n’a rien d’un rêve.

    — Je n’en attendais pas moins d’un personnage fictif, déclarai-je un peu fielleusement, étant de plus en plus sur la défensive et me sentant de plus en plus embarrassé. Évidemment que vous n’alliez pas corroborer mes dires et attester que tout ceci est irréel ! Ce serait insensé.

    — Il n’existe pas une plus authentique réalité. Je te le certifie.

    Allait-il cesser de me démentir ? Ce n’était sûrement pas cet homme inexplicable qui allait m’indiquer comment distinguer l’abstraction de la véridicité, tout de même ! La vésanie ne m’avait pas encore atteint, à ce que je sache. Cet endroit chimérique ne pouvait pas être tangible, c’était tout simplement utopique. J’avais avisé des choses oniriques et horrifiantes au cours de la précédente année certes, mais je n’étais pas suffisamment crédule pour croire en l’authenticité d’un tel palais, j’avais mes limites.

    — Et moi, je vous certifie qu’il s’agit d’un rêve.

    — Après tout ce que tu as vu, pourquoi t’est-il si difficile de concevoir que cela puisse être réel ? Ne crois-tu pas que si tu essaies tant de te convaincre qu’il s’agit d’un rêve, c’est que ce n’en est pas un ?

    Je béai pour repartir aussi, néanmoins, je ne parvins pas à concevoir une réfutation opportune. Je devais l’admettre, son ultime question m’avait totalement pris au dépourvu. J’aurais préféré passer outre celle-ci et continuer à m’aheurter, mais contre mon gré, une foule de questions se brisa sur moi, amoindrissant peu à peu ma résistance à l’égard des propos de cet être insigne. Il avait soulevé un point pertinent : pourquoi essayais-je tant de me persuader que rien de tout cela n’était vrai ? Réflexion faite, mon opiniâtreté avait-elle raison d’être ? Était-ce vraiment envisageable que tout ceci soit davantage qu’un onirisme mystifiant ? Maintenant que j’avais révisé intérieurement les événements inusités qui s’étaient produits depuis mon « éveil », un détail en particulier me confondait : leur continuité logique. Malgré l’absurdité de cette situation spécieuse, tout cela s’était déroulé à la perfection et de façon cohérente. Aucun de mes rêves antérieurs n’avait été aussi approfondi et à la fois aussi conséquent que celui-ci. Pour dire vrai, je présumais qu’il était impossible qu’un songe fallacieux puisse l’être autant, mon imagination insondable ayant elle-même ses propres limites. L’enchevêtrement de mes pensées dissonantes me rendait incapable de délibérer adéquatement et m’immergeait dans un état léthargique de confusion absolue. Et si j’avais tort ?

    — Admettons que je vous croie, commençai-je, douteur, ce qui n’est pas le cas, dites-moi : où suis-je ? Et depuis combien de temps suis-je ici ?

    — Ton arrivée à Caelierys remonte à quatre jours déjà.

    Caelierys ? Ce lieu légendaire, mon amoureuse, lorsqu’elle relatait les annales du monde abstrus dans lequel nous vivions, l’avait évoqué à diverses reprises. Je savais précisément de quoi il s’agissait, et il m’apparaissait déraisonnable que je sois dans un pareil emplacement, ne parvenant pas à me figurer comment j’aurais pu y accéder.

    — Je ne suis pas certain d’avoir bien entendu, avez-vous bien dit Caelierys ? Caelierys, comme… le palais céleste ?

    — C’est exact, entérina-t-il solennellement. Je vois que Kendra Mary Ayleward t’a bien inculqué les notions de base concernant le monde infernal et le royaume céleste. C’est tant mieux, cela facilitera bien les choses.

    Je me roidis en l’entendant mentionner le nom complet de l’élue de mon cœur et alluder à son appartenance au peuple surnaturel. Tout au long de nos palabres, jamais je ne l’avais nommée ou avais seulement fait allusion à son existence. Comment pouvait-il savoir qui elle était ? Comment pouvait-il connaître son secret ? L’entendre extérioriser ce secret aussi ostensiblement, alors que j’avais tant été discipliné à le celer, me rendait fort mal à l’aise. Le fait que cet homme élevé, ce pur inconnu, duquel s’échappait une aura nonpareille, semblait en savoir tant sur moi avait quelque chose d’incroyablement terrifiant.

    — Comment ? Comment connaissez-vous Kendra ? Comment pouvez savoir qu’elle… qu’elle…

    — Là n’est pas la question, m’interrompit-il.

    — Mais…

    — Je sais une multitude de choses, mon garçon. Bien plus que tu ne peux le concevoir. J’ai enfanté la connaissance ; nul secret ne m’est dérobé. Je suis celui qui voit tout et qui entend tout. C’est tout ce que tu as besoin de savoir pour l’instant.

    Cela ne faisait aucun sens dans mon esprit entortillé. Je ne comprenais pas pourquoi il évitait de me répondre à ce propos. J’eus besoin d’un bref instant de reploiement intérieur pour élaguer l’interminable liste de questions et restaurer l’ordre dans mes idées indigestes. Voyant qu’il ne m’éclaircirait pas sur ce point, je décidai d’opter pour une autre interrogation dévorante qui m’obnubilait presque autant que la précédente.

    — Qui êtes-vous ?

    — Disons que je suis quelqu’un d’important.

    — Si je suis bel et bien à Caelierys, me renseignais-je, logiquement, cela signifie que je me trouve au paradis. Quelque chose m’échappe dans tout cela : comment ai-je pu aboutir ici ?

    — Comme tous les mortels, répondit-il laconiquement.

    — Qu’entendez-vous par là ?

    — Il n’existe qu’un seul moyen pour accéder au royaume céleste.

    — Quel est-il ?

    — Mourir.

    La repartie succincte me commotionna, de telle sorte que je fus pantois et incapable de rétorquer à mon tour. En fait, je fus dans l’incapacité de raisonner intelligiblement. Tout s’intriquait dans ma tête, au point qu’une migraine lancinante me déchirait le crâne.

    — Attendez… Vous ne sous-entendez pas que…

    — Je n’implicite rien, Charles David Branden. Ma réponse était parfaitement claire et sans la moindre ambiguïté. En fait, mes paroles dépeignaient impeccablement la situation. Au risque de me répéter, je vais reformuler pour toi : la raison pour laquelle tu te trouves présentement à Caelierys, eh bien, c’est que tu es décédé.

    Pendant un court moment, je crus m’être inventé cette suprême phrase, ne pouvant pas me résoudre à l’avoir bel et bien entendue, ce qu’elle impliquait étant bien trop horrifique pour que je me résigne à ce que ses dires sentencieux s’avèrent attestés. Je ne pouvais l’accepter ; je récusais absolument les allégations traumatisantes de cet étranger. Je ne pouvais pas y ajouter foi ; je ne devais pas y donner crédit.

    — C’est impossible… me butai-je. Je ne suis pas…

    — Chercher à te persuader du contraire, j’en ai peur, ne te ramènera pas à la vie.

    — Je ne peux pas… Je ne peux pas être… (Je m’éclaircis la voix, étant incapable de prononcer ce terme onéreux, lequel avait le formidable — et pas dans le sens de merveilleux — pouvoir de subvertir à jamais mon existence.) Je ne suis pas… mort !

    Je trémulais en proférant ce terme signifiant, et ma fréquence cardiaque monta en flèche. Il m’était inconcevable de considérer comme factuelle cette possibilité désastreuse. Moi, Charles David Branden, je ne pouvais pas être passé de vie à trépas. Moi, Charles David Branden, je ne pouvais avoir renoncé.

    « Je rêve, tentai-je de me convaincre. Je suis en train de rêver. Je vais me réveiller d’une minute à l’autre… »

    Toutefois, cela ressemblait davantage à des adjurations implorantes qu’à des assertions. Être mort, cela signifiait avoir répudié impunément mes engagements intangibles à l’égard de Kendra, mon unique raison de vivre. Cela signifiait avoir été trop couard et trop faible et ne pas avoir suffisamment de volonté pour l’emporter sur la Faucheuse. Je ne pouvais pas avoir été qu’un trembleur et qu’un apostat. Qu’un vaincu. Je ne pouvais pas avoir baissé les bras alors qu’elle comptait sur moi pour empêcher le monde cruel dans lequel nous vivions de vaciller, alors qu’elle comptait sur moi pour la rattraper si elle tombait. Non, je ne pouvais pas.

    — Cela ne sert à rien de dénier le passé : ce qui est fait est fait. Tu as péri il y a quatre jours, et contester n’y changera rien.

    Sans crier gare, un flot turbulent d’images, des réminiscences oblitérées sans doute, déferla sur moi, me secouant à un tel point que je crus m’écrouler. Toutes se succédèrent si rapidement qu’il m’était presque impossible de les identifier clairement. Elle, dans sa robe nuptiale. L’homme aux iris d’ébène pointant cette arbalète. Le pieu mortifère filant vers elle. Moi, qui m’interpose pour la protéger. L’arme qui s’enfonce dans ma poitrine. La déflagration abasourdissante. La langue de flammes alouvies. Le visage éthéré décomposé par le navrement de mon amante éplorée. Les ténèbres… En retrouvant contact avec la réalité, je pantelais, et mon muscle cardiaque cognait véhémentement contre ma cage thoracique comme s’il voulait la défoncer. Les images, les hurlements, l’élancement… tout cela m’avait paru bien trop réel pour n’être qu’une simulation désoriente. Je les avais vues. Je les avais entendus. Je l’avais éprouvé. Je portai mes deux mains à ma poitrine comme si je revivais cette scène calamiteuse, comme si je m’attendais à y trouver cette arme acérée me pénétrant de part en part.

    — Ce cauchemar… émis-je, la voix chevrotante. Ce n’était pas qu’un rêve, n’est-ce pas ?

    J’aurais aimé qu’il démente l’implicitation contenue dans ma question anormalement suppliante. Pourtant, je savais pertinemment qu’il n’en ferait rien. De toute façon, plus personne ne pouvait en disconvenir, à présent.

    — En effet, ratifia-t-il, il ne

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