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Le sacrifice se conjugue au féminin: d’Aïcha à Khadija, bêtes noires d’Allah
Le sacrifice se conjugue au féminin: d’Aïcha à Khadija, bêtes noires d’Allah
Le sacrifice se conjugue au féminin: d’Aïcha à Khadija, bêtes noires d’Allah
Livre électronique345 pages4 heures

Le sacrifice se conjugue au féminin: d’Aïcha à Khadija, bêtes noires d’Allah

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À propos de ce livre électronique

Est-ce vraiment la volonté d'Allah qu'une femme soit faible et asservie ?

Quand il fait un travelling arrière sur son passé, en Aïcha, Hadi ne voit pas sa mère. Il voit en elle le symbole du dévouement, de la servitude, de la résignation et du don de soi. Elle ne s'était jamais rebellée ni n’avait contesté son statut d'esclave. Peut-être, dans des moments de profonde solitude, elle s'était plainte de son sort ou elle s'était posé des questions sur ce qu'elle aurait pu faire de mal pour mériter cette peine ! Elle croyait que c'était réellement la volonté d'Allah et que toutes celles qui songeaient à faire autrement n'étaient que des complices de Satan. Une femme doit craindre Allah, le Prophète et tous les hommes. Une femme est faible, fragile et par conséquent source de malheur, pensait-elle. À son mari et à Sidi, elle leur devait obéissance inconditionnelle, respect absolu et effacement total. Aux autres enfants, elle leur devait corvées et labeur.

Dans ce roman, Hadi revient sur le passé et sur les souvenirs qu'il garde de sa mère, une femme dévouée, obéissante et effacée. Un récit touchant qui soulève de nombreuses questions.

EXTRAIT

— Mais pourquoi mes oncles me cherchent, je n’ai rien fait de mal ? s’inquiéta Houda.
— Pour les éclairés comme moi, tu n’as pas fait de mal. Mais pour les obscurs ignorants, et la ville en regorge, tu t’es affranchie des traditions et tu as mis l’honneur de ta famille sur la place publique. Ne perds pas de temps, ils ne vont pas tarder à repasser. Si tu ne sais pas où aller, dirige-toi vers La Mecque et marche. Et, si on te demande ta destination, dis-leur La Mecque. Ça atténuera leurs éventuelles intentions malsaines, aux mécréants.
— Je veux bien le faire, mais je n’ai jamais mis les pieds hors de chez moi. Et, je n’ai pas le moindre dirham, même pour acheter une galette de pain.
— Ma fille, dans les circonstances actuelles, dis-toi que l’argent ne t’aidera pas beaucoup. Si tu tiens à ta vie, il faut avoir une conscience irréprochable. Du besoin matériel, tu peux avoir tout ce que tu veux, il te manquera le dernier jour. Ta conscience, tu mourras avec. Elle ne t’abandonnera guère, dit-il.
— Comment dois-je faire pour veiller sur ma conscience ? Il y aura bien des jours où il me sera difficile de choisir ou de comprendre ?
— Tu verras mon enfant, c’est facile, il te suffira de rester digne en toutes circonstances. Quand tu dois choisir, pose-toi cette question : est-ce digne de moi ?
Houda se releva, le salua et lui demanda :
— Pouvez-vous m’indiquer la direction de La Mecque, s’il vous plaît ?
— C’est par là. Et si tu ne sais plus, le matin tu marcheras face au soleil et, l’après-midi tu marcheras dos au soleil.
Puis il mit sa main dans une poche de sa djellaba, sort un mouchoir en aumônière contenant quelques dirhams et dit à Houda :
— Approche petite.
Elle s’exécuta, il lui tendit le bras pour lui donner l’aumônière. Elle en fit autant en tendant la main pour la prendre. Aussitôt, il retira son bras et lui dit d’un air professoral :
— Tu ne tendras la main que pour donner. Pour accepter un geste de générosité, laisse l’opportunité au donateur de déposer son offrande, mais ne tends jamais la main. C’est une basse habitude qui s’apprend vite et mettra à terre ta dignité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hamda Ouakel est né en Tunisie dans une famille Arbi (Intouchables en Inde) nombreuse et miséreuse, pendant une nuit sombre, peu de temps avant l’indépendance. Exilé politico-économique et installé en Suisse depuis bientôt quarante ans où il a fait ses études et a recréé une famille, il se bat aujourd’hui contre les discriminations en général et plus particulièrement contre celles dont seules les femmes sont la cible.
LangueFrançais
Date de sortie12 juil. 2019
ISBN9782851135933
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    Aperçu du livre

    Le sacrifice se conjugue au féminin - Hamda Ouakel

    Chapitre I

    Un jour historique

    À l’aurore, peu à peu, la nuit se dilue dans la lumière naissante d’une journée historique. Hadi a sept ans, chétif et naïf, il quitte la terre aride et poussiéreuse de ses ancêtres. Il quitte Oued-Glette¹, où ruisselle un filet d’eau salée. Comme un serpent, l’Oued-El-Maleh² se prélasse au soleil doux et guette ses proies pour leur injecter son venin mortel. Tellement salé qu’il brûle les quelques herbes qui s’enhardissent à pousser à travers une épaisse couche d’argile. L’été, il se transforme en une large croûte de sel sablonneuse qui reflète au lointain les rayons d’un soleil ardent et aveuglant. Luisant et tranchant telle une épée d’un soldat d’Allah qui chercherait à tout prix une vie à sacrifier, l’oued balafre le territoire en deux parties inégales.

    En trottinant pieds nus sous une chaleur accablante, Hadi donne la main à ce qui reste de la fouta³ de sa mère Aïcha dont les pieds sont moulés dans une épaisse corne, si épaisse qu’on dirait qu’elle porte des sandales confectionnées à base de pneus de véhicules militaires datant de la Première Guerre. Son corps enduit d’une boue jaunâtre faite de sueur répugnante et de poussière irritante. Elle transporte son petit dernier sur le dos.

    Le soleil s’est levé depuis bientôt deux prières. La fraîcheur de l’aube a laissé place à une chaleur suffocante. La poussière calmée et endormie par une très légère rosée la veille reprend du volume. Elle est aspirée par toute activité même somnolente. Elle vogue vers tout corps mobile. Elle s’y pose comme un voile protecteur jaune ou rougeâtre qui abrite votre peau et vos esprits de l’insupportable embrasement du soleil. Hadi pleurniche de fatigue, de soif et de faim. Pour qu’il continue à marcher, Aïcha tantôt le couvre d’une salve de brimades, tantôt l’encourage en lui promettant des festins de pain blanc à l’huile, de couscous aux fèves et de mhammsa⁴ aux œufs. Par ses oreilles grandes ouvertes, le petit remplit son estomac des bonnes promesses de sa maman : pendant les longs mois de disette, Aïcha a appris à ses enfants à se nourrir par les oreilles. La nuit tombante, elle les prenait sur ses genoux et leur contait généreusement de grands plats à peine sortis de sa féconde imagination. En silence, les enfants les dévoraient avec délectation. Plus leur silence était profond, plus ils gobaient les paroles de leur maman. Comme des chiots, ils finissaient toujours le repas en se chamaillant à cause d’un mot. Pour la digestion, elle les réchauffait en les couvrant par des bouts de sa fouta, dont elle colmatait les trous par des tonnes d’amour et de longues prières. Les ventres vides, bien au chaud, calés entre sa poitrine et ses cuisses, les enfants s’endormaient paisiblement dans ses bras. Pendant ce temps, les yeux d’Aïcha pris d’assaut par un sommeil envahissant se ferment lentement et s’ouvrent par à-coups laissant des larmes épaisses se succéder en perles sur ses joues. Seule, grenier vide et ventres creux, elle avait beau fait le tour de tous les talus alentour pour arracher tous les plants de tallaghouda⁵ pour nourrir ses petits de tubercules fades et aux fortes odeurs, elle s’avoue impuissante et vaincue. Des cactus, il ne reste plus que les longues épines dont elle n’aperçoit guère l’utilité et la terre nourricière n’est plus que poussière irritante et aveuglante. Dans de tels moments, Aïcha pense que c’est la volonté d’Allah. Que certains ont fauté sur terre et que la malédiction divine est juste et incontestable. Elle devient alors psychologiquement chancelante et instable. En conclusion, elle finit toujours par en pleurer et parfois même d’en rire.

    Une fois, mystérieusement et soudainement, un éclair illumina son visage suivi de près d’un orage de rire qu’elle tenta de contenir pour ne pas réveiller ses petits. Le mal était fait. Surpris, ils se réveillèrent en chialant. Elle les serra contre elle et les rassura par un mouvement de balancier de son tronc tout en continuant de s’esclaffer. Elle se souvint de la dernière fois où elle avait rendu visite à son frère afin de demander à sa belle-sœur, pour la énième fois, de lui prêter de quoi faire un pain pour ses petits. Elle se souvint du sermon que cette dernière lui avait administré, le tout sous le regard impuissant de son frère qui n’approuva pas le comportement de sa femme, mais, les temps étant durs pour tout le monde, il n’osa pas la contredire et prit sur lui. Ce n’était pas cela qui avait déclenché ses rires incontrôlés. C’était la suite de l’événement qui s’était transformée en anecdote mémorable.

    Elle était rentrée avec trois poignées de semoule et une tonne de brimades. À cette époque, les femmes installaient les foyers quelque part où la fumée ne pouvait pas incommoder les hommes. Le foyer d’Aïcha était sous une haie de cactus, le soleil exténué par une longue journée regagnait péniblement l’horizon. C’était l’heure entre chien et loup. Le feu crépitait, le ghenney⁶ montait doucement en température et les enfants formaient un arc de cercle autour du foyer. Elle aplatissait la boule de pâte entre ses mains. Les petits étaient suspendus à ses mouvements. D’une poignée d’eau, elle arrosa le fond du ghenney et elle y lança la galette. Elle chercha une brindille pour raviver le feu. Soudain, un de ses petits vit une olive tomber et rouler par terre, l’attrapa d’un geste éclair et la croqua. Des pleurs et des crachats suivirent. La bouche du petit était toute rouge, en sang. Aïcha pensait qu’il s’était brisé une dent. Elle paniqua et le força à ouvrir la bouche. Et sous la lumière d’une branchette en torche, elle l’ausculta. Non, toutes les dents étaient là. Elle se tourna vers les crachats, elle les éclaira. C’était un amas de pattes et de ce qui restait d’une carapace d’un scarabée broyé par le petit qui, à force d’avoir faim et d’attendre que la galette soit prête, avait pris le scarabée pour une olive qui tombait du ciel sans oliviers. Cette fois-ci, elle mit un temps pour vaincre ses secousses de rire et à s’endormir, non pas en comptant les étoiles, mais en rêvant d’un immense olivier dont le branchage épouserait la voûte céleste et dont les feuilles scintilleraient sous le reflet de lune et duquel des olives mûres tomberaient abondamment et délicatement.

    C’était une des très rares occasions où elle étouffait ses rires plutôt que ses pelures qu’elle réprimait pour ne pas effrayer et affoler les petits qui se mettraient certainement à l’imiter sans en connaître la moindre raison bien qu’ils en aient suffisamment vu et entendu.

    La route qui mène à Ksar-Hellal est encore longue. Quelques minutes après avoir englouti son repas par les oreilles, sous l’effet de la digestion, le petit Hadi commence à somnoler en marchant. La maman, en plus de l’art de la cuisine virtuelle, a développé d’autres talents, dont celui de maintenir un enfant éveillé aussi longtemps qu’elle le veut. D’une voix lente et douce, elle l’encourage en lui montrant, à l’oreille, des photos de son père et de son modèle, son grand frère, qui ne sont plus très loin. Les mots d’Aïcha sont en tous points identiques à des pièces ordonnées d’un puzzle, que l’enfant se contente de poser méthodiquement. Dès qu’une photo est complète, l’enfant sourit et interpelle sa maman pour commenter le portrait et en affiner certains détails. Et il marche. Il marche avec force et énergie à la rencontre de son père et de son héros de frère aîné : son Sidi – substituer Sidi au prénom d'une personne, c’est lui témoigner d'un respect incontestable et d'une admiration sans limite –. Il le voit beau, souriant et protecteur. L’image que Hadi se fait de Sidi est qu’il est très grand, qu’il sait beaucoup de choses, qu’il sait tout. Il sait même les étoiles. Sidi est très intelligent. Il a de beaux habits et il a même un peigne pour se coiffer quand il le veut.

    Le photographe n’est autre qu’Aïcha. C’est elle qui avait tiré tous ces portraits de ses deux hommes et particulièrement ceux de Sidi. Hadi ne le sait pas. Mais aussi, la question ne se posait pas. Le rôle d’Aïcha est semblable à celui de toutes les femmes. Elles sont des propagandistes patentées et légitimées. Chacune doit contribuer emphatiquement à faire de leurs hommes des mythes vivants. En tout temps et singulièrement face à des tourments, les hommes invoquent les dieux et les femmes invoquent les hommes.

    Aïcha, profitant de l’euphorie qui envahit le petit, presse le pas, un peu plus. Elle ne sait pas quelle distance il lui reste à parcourir jusqu’à Ksar-Hellal. Elle a une vague idée de la direction à prendre, sans plus. Elle craint que la route ne soit très longue. La peur au ventre, elle continue à marcher en scrutant au loin le bout de la piste. Elle appréhende le moment où ses pas vont se fracasser contre un maudit croisement. Une frayeur cruelle lui suggère de ralentir l’allure pour retarder le rendez-vous tant redouté, mais la fibre maternelle qui l’habite la pousse, au contraire, à accélérer et à rallonger sa foulée pour alléger la souffrance de ses petits. Les indications qu’elle a reçues de son frère sur la route se sont en grande partie évaporées de sa mémoire. Elle espère que sa route pourra continuer longtemps sans rencontrer de croisement. Malheureusement, en avançant, elle distingue à peine les contours d’une immense croix qui se dessine par terre et qui s’affine au fur et à mesure que la distance qui la sépare d’elle se raccourcit. Peu de temps après, ça y est, ses craintes se révèlent fondées lorsqu’en s’approchant, elle se trouve inévitablement devant une croisée de chemins. Elle s’interroge : « Dois-je aller à droite, à gauche ou continuer tout droit ? Et si je prends la mauvaise direction, j’arriverai où ? Et à quelle heure ? Et si la nuit tombe ? Je ne verrai même plus les chiens errants. Ils mangeront mes petits ? » Elle est dévastée par un vent de panique qui l’envahit, et dans son esprit tout devient diffus.

    À quelques mètres de là, Aïcha remarque, à droite de la route, un olivier bien touffu. Elle se dit : « Je ne vais pas me risquer à me tromper de direction, non… non… non, c’est trop dangereux ! Je vais attendre à l’ombre le premier passant pour lui demander mon chemin ». Elle enjambe le talus en direction de l’olivier et, à l’ombre de celui-ci, de son dos elle dépose le petit et demande à Hadi de venir se reposer. Il refuse, il reste debout au milieu de la piste en pleurant en plein soleil. Il ne comprend pas la décision de sa maman. Il était embarqué dans une belle histoire à la rencontre de Sidi et, soudain, elle arrête tout et elle l’extirpe de son rêve éveillé pour lui ordonner de rester assis sous un arbre à ne rien faire ! Il crie en sanglotant : « Je veux Sidi ! Je veux Sidi ! »

    Aïcha est partagée, elle est face à un dilemme. Dire la vérité, qu’elle ne sait pas comment y aller et risquer de voir les pleurs de l’enfant redoubler ? Ou inventer un petit mensonge pour calmer son enfant ? Après une brève réflexion, elle se décide en faveur de la fiction. Mais au moment de s’adresser à Hadi, probablement par instinct maternel, elle lui dit :

    — Ton Sidi nous envoie quelqu’un et nous devons l’attendre ici.

    Ce qu’elle venait d’annoncer au petit, ce n’était ni vérité ni mensonge. Elle est soulagée de ne pas raconter un gros mensonge à son fils. L’enfant accepte et la rejoint sous l’olivier. Dans l’attente du messager de Sidi, impatient, Hadi fait le guet de façon rigoureuse. Puis, le temps lui paraît long. Alors, il se remet à s’agiter et soumet sa maman à des rafales de questions sur cet émissaire. Pour le calmer, Aïcha le prend sur ses genoux et lui masse le crâne, tout doucement. Il ne met que quelques clignotements de paupières pour s’endormir.

    Personne n’apparaît aux quatre horizons. Au fur et à mesure que le temps passe, une peur s’empare d’Aïcha, qui s’interroge de nouveau : « Et si la première personne qui arrivait n’était pas une personne de bon augure ? Et si elle m’indiquait intentionnellement un faux chemin ? Et si elle nous voulait du mal ? … »

    Pour se sortir de cette situation épouvantable, Aïcha se dit : « Mais non, il faut que tu réfléchisses, ma fille. Il doit y avoir un moyen de distinguer entre une bonne et une mauvaise personne. Allah va m’aider. À l’approche d’une bonne personne, il m’inondera d’une lumière qui illuminera mon cœur et, à l’approche d’une mauvaise personne, il m’enverra une lumière qui m’aveuglera. Et si, malgré tout, un bandit ou un voyou m’interpelle sans que je lui demande quoi que ce soit ? Eh bien, je me retournerai là-bas, en direction du figuier, et je ferai semblant d’appeler mon mari, je crierai « ya Habib, ya Habib ». Par ce subterfuge, le malintentionné aura peur et il s’en ira honteusement ».

    Il s’ensuit un moment creux et, en balayant des yeux l’horizon autour d’elle, Aïcha se dit : « Bon, tout compte fait, je ne sais toujours pas comment différencier, au physique, entre deux personnes. Laquelle est bonne et laquelle est mauvaise ? Tant qu’Allah ne m’éclaire pas, je ne m’adresserai pas au premier passant ». Puis, après un court silence, Aïcha a une idée lumineuse : Le premier qui se présentera, je l’utiliserai comme cobaye pour affiner mes connaissances et mon expérience. J’observerai alors son allure, la propreté de ses habits et sa prestance. Et si nécessaire, tant que je ne serai pas capable de distinguer entre les deux catégories, je continuerai à en faire de même avec les personnes suivantes, je ne m’arrêterai pas au premier venu.

    Soudain, quelqu’un l’interpelle, c’est son for intérieur qui, d’un hochement de tête, lui dit :

    — Mais non Aïcha, il y a bien des gens timides, des pauvres comme toi, sans prestance et sans habits, comme toi. Tu ne peux pas juger de l’honnêteté des uns et des autres en te basant sur des critères extérieurs et superficiels. C’est stupide ! Regarde-toi, tu es timide. Tu ne peux pas lever les yeux quand tu t’adresses à quelqu’un. Ta fouta compte plus de trous que de tissu. Tu es enduite de boue, même sur ton visage, et tu pues la transpiration. Tu ressembles plus à une tortue qu’à un humain. Pourtant, on ne peut pas dire que tu es une mauvaise et méchante femme ! Alors, arrête de divaguer et retrouve tes esprits.

    Aïcha répond :

    — Mais oui, tu vois bien que je traîne dans la boue…

    La conscience, un sourire en coin, lui coupe la parole :

    — Tu vois Aïcha, tu ne sais même pas parler correctement. Tu es enduite de boue, tu ne traînes pas dans la boue. Ce n’est pas la même chose. Quelqu’un qui traîne dans la boue est une mauvaise personne. C’est quelqu’un qui n’a pas de valeurs et qui ne respecte rien. Cette expression est une image. Traîner dans la boue veut dire fréquenter un monde mauvais et méprisable. Toi, tu es couverte d’une fine couche de poussière parce que, depuis tôt ce matin, tu marches sur une route sèche et poussiéreuse. Mais tu ne fais rien de mal, tu es une bonne personne. D’autre part, tu vas vivre à Ksar-Hellal où les femmes citadines ont des langues longues comme des écharpes. Elles en font plusieurs fois le tour du cou. Collées aux portes entrouvertes de leurs maisons, les femmes caquettent du matin au soir. Et les enfants font le guet. Dès qu’un homme pointe son nez dans l’impasse, les enfants courent vers leurs maisons respectives. Le temps de son passage, les femmes rabattent les portes et les rentrouvrent sitôt après. Celle dont l’homme qui arrive est le mari ferme sa porte pour de bon et regagne sa cuisine toujours en caquetant par peur que son maître l’ait vue. Alors, il va falloir te préparer à tout ça et à bien d’autres choses.

    Aïcha répond en sanglotant et en lâchant quelques larmes qui ont perturbé Hadi un instant :

    — Comment veux-tu que je sache parler ? Toute ma vie, je l’ai passée avec des enfants. Ma mère est morte quand j’étais bébé. Je n’ai pas le moindre souvenir d’elle. C’est mon frère qui m’a élevée. Il ne savait pas comment faire avec les bébés et encore moins avec les enfants. Dès que j’avais atteint l’âge d’une hwila⁷, il m’a donnée à mon mari. Tu dois le savoir, toi, que l’on ne cause pas avec son mari, on l’écoute. Et si jamais à force d’écouter son mari, une femme finit par apprendre à s’exprimer, il la renvoie chez sa mère. Moi, la mienne n’est plus de ce monde. J’irai où ? Je préfère laisser l’art de l’éloquence aux hommes. Eux seuls ont droit de savoir parler. Certains en font même de la poésie. Et puis, si même toi, Madame la conscience, tu te mets à dire n’importe quoi, à qui peut-on se confier en dehors d’Allah ? Tu oses me dire que je suis une bonne personne, alors qu’Allah a réservé cela aux hommes. S’ils sont sur Terre, c’est à cause de nous les femmes. Nous, nos vies entières ne suffiront pas à racheter notre péché originel. Même si elle veut devenir une bonne personne, une femme, par sa nature ne pourra jamais y accéder. Alors, arrête de me dire des inepties s’il te plaît.

    L’atmosphère devient pesante. Dans un silence chargé d’embarras, gêné, le for intérieur lève la tête dans une direction quelconque, pour regarder dans le néant en se grattant le cou, et Aïcha baisse la tête en continuant à masser délicatement le crâne du petit. Pour sortir de ce malaise, la conscience préfère revenir au problème qui tracasse Aïcha, et lui dit :

    — Tiens, j’ai une idée pour savoir si la personne t’aura indiqué la bonne direction ou non. Tu te rappelles, ton frère t’avait expliqué qu’Ouled-Hamza se situe à mi-chemin entre El-Jem et Ksar-Hellal ? Alors, quand une personne se présentera au croisement, tu lui demanderas la direction de Ksar-Hellal et celle d’El-Jem. Si elle t’indique deux directions opposées, alors tu peux y aller les yeux fermés. Par contre, si les directions ne sont pas opposées, alors méfie-toi. Soit la personne en question ne sait pas plus que toi, soit elle est malintentionnée.

    Ouf, Aïcha est soulagée. Pendant que le petit dernier gambade sous les oliviers pour se dégourdir les jambes, elle, un peu apaisée, s’est remise à masser le crâne de Hadi avec beaucoup d’application.

    Entre rêves et cauchemars, Hadi finit par arriver à Ksar-Hellal. Là où il grandira et de là, comme ses parents, il partira vers d’autres lieux, toujours en quête d’une terre plus hospitalière et d’une population plus accueillante.

    Les oiseaux migrateurs, génération après génération, refont la même route au gré des saisons. La route fait partie de leurs lieux de vie. Il arrive même qu’ils dorment en vol. Dans la famille de Hadi, la migration est aussi inscrite dans les gènes. Sauf qu’ils ne refont jamais la même route. Ils ne ressemblent pas aux gens du voyage non plus. Pour eux, la route est faite pour changer de lieu et de vie. Au gré des générations, ils reproduisent le même schéma en empruntant à chaque fois des routes nouvelles à la rencontre d’insoumises destinées.

    Chapitre II

    Le jour du marquage

    À l’entrée du village, devant le poste de police, Aïcha et ses petits attendent une heure durant avant que le père et Sidi arrivent pour les conduire à leur nouvelle demeure.

    Hadi n’a jamais entendu parler de police et de policier. Dans les campagnes reculées, la police ne court pas les champs et même le mot est inexistant et ne fait pas partie de la panoplie du langage courant. L’édifice devant lequel ils se trouvent lui paraît gigantesque, haut et imposant. Il se demande si les gens qui y habitent sont des géants, quand soudain, du portail d’un bâtiment adjacent, il voit surgir un Land Rover de la gendarmerie. Il prend peur et se cache derrière sa maman en criant :

    — Des gendarmes, des gendarmes…

    Aïcha, afin de le rassurer, le serre contre elle, elle lui montre du doigt le véhicule qui s’éloigne et qui disparaît en bifurquant à gauche laissant derrière lui un lourd tourbillon de poussière. Et pour le calmer, croyant bien dire, elle se penche en lui murmurant dans l’oreille :

    — N’aie pas peur, regarde, nous sommes devant le poste de police. Ici, nous sommes en sécurité.

    Quelque peu affolé et toujours pas rassuré du tout, il lui demande :

    — Alors « police » c’est la maison des gendarmes ?

    — Non, répond Aïcha. La maison des gendarmes c’est celle d’où est sorti le véhicule, et celle de la police est juste derrière nous.

    — Ah, ce n’est pas la même maison ? Elles sont collées l’une à l’autre et elles se ressemblent tellement que je voyais une seule maison. C’est la première fois que je vois deux maisons accolées. On dirait des jumelles. Mais alors, policier ce n’est pas la même chose que gendarme ?

    — C’est à peu près la même chose, mais je ne saurais pas te dire la différence. Regarde là-bas, c’est ton Sidi qui arrive, tu lui demanderas. Lui saura te répondre.

    Sidi n’est plus qu’à une dizaine de mètres. Aïcha, d’un mouvement preste et imprévu, se dresse avec force telle une lionne et court à sa rencontre en braillant à haute voix. Les enfants, tels des perroquets, en font de même. Toujours en chialant, la meute s’accroche à Sidi qui se tient debout et droit telle une statue. Il les repousse tendrement, d’un mouvement discret et délicat en esquissant un léger sourire et en émettant des sons incompréhensibles ; du genre ohh ohha ahh Eum Eem Ohhah. La scène des embrassades et des larmoiements dure quelques minutes, et les rares passants se font pudiques à leur tour. Ils détournent leurs regards et pressent le pas à l’approche d’Aïcha et de ses enfants.

    Sidi prend la main de Hadi et rebrousse chemin en esquissant un geste léger de la tête à sa maman pour qu’elle le suive. Aïcha remet le petit dernier sur le dos et d’un pas heureux elle marche derrière. En sautillant presque, comme une gamine. Sidi tranquillise son petit frère en lui expliquant que la maison n’est plus très loin. Que la longue et exténuante marche qu’ils viennent d’accomplir va bientôt trouver son épilogue, qu’elle ne sera plus qu’un souvenir et bientôt, ils vont pouvoir se laver et se reposer jusqu’à demain. Hadi répond :

    — Effectivement, je me souviendrai toute ma vie de ce voyage épuisant qui se termine heureusement bien puisque je t’ai retrouvé. Je suis vraiment content d’être près de toi, Sidi. Mais tu sais, j’ai eu peur des gendarmes. Alors, si tu me le permets, j’en profite pour te poser une question qui me brûle les lèvres, parce que maman est gentille, mais elle ne sait pas tout comme toi, Sidi. Elle n’a pas su me répondre. Est-ce que policier c’est la même chose que gendarme ou non ?

    Sidi, fier et d’un air conforme à son statut d’omniscient, explique sereinement que ce n’est pas la même chose :

    — C’est simple, les policiers sont les gendarmes de la ville et les gendarmes sont les policiers des campagnes.

    Hadi acquiesce, mais il trouve la réponse de Sidi compliquée. Il admet aussi qu’il faut être grand comme Sidi pour comprendre certaines choses. Bien qu’il n’ait pas saisi, il fait une totale confiance à Sidi et, avec l’énergie du bonheur, il continue à sautiller en lui donnant fièrement la main. Il se sent léger et joyeux. De temps à autre, il

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