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LA BELLE ET L'ORPHELIN
LA BELLE ET L'ORPHELIN
LA BELLE ET L'ORPHELIN
Livre électronique358 pages4 heures

LA BELLE ET L'ORPHELIN

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À propos de ce livre électronique

1945. Dans le Québec rural de l’après-guerre, à Saint-Georges, en Beauce, un jeune pianiste orphelin réchauffe le coeur d’une marchande d’amour convertie. Donné en adoption à un vendeur de bétail violent, l’adolescent fait face à une destinée bien sombre, jusqu’à ce que ses compagnons d’infortune, aidés des petits miracles du curé Bilodeau, lui garantissent un meilleur sort.

À mi-chemin entre le conte et le roman, La Belle et l’orphelin nous plonge dans le monde fantaisiste d’un auteur à la plume espiègle et délurée.
LangueFrançais
Date de sortie6 mai 2013
ISBN9782894556511
LA BELLE ET L'ORPHELIN
Auteur

Normand Cliche

Normand Cliche a été policier à Montréal et à Nicolet, instructeur à l'Institut de Police du Québec, chargé de cours au Cégep de Trois-Rivières. Durant toutes ces années, sa passion de l'écriture ne l'a jamais abandonné. En 1987, il a remporté une mention d'honneur lors du concours littéraire de la Société des écrivains de la Mauricie.

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    Aperçu du livre

    LA BELLE ET L'ORPHELIN - Normand Cliche

    l’idéologie.

    CHAPITRE 1

    Le village retrouvait petit à petit son train-train d’avant-guerre. Toutefois, et ça se ressentait, la place tirait de l’événement. Fallait à tout prix qu’il se passe quelque chose, sinon, Saint-Ludger de Beauce risquait fort de s’embourber dans une ornière d’ennui de laquelle il lui serait difficile de s’extirper.

    La porte arrière du presbytère grinça. Son kit de prêtre dans une main, son gros matou gris dans l’autre, Isidore, le petit curé, déposa le frustré à poils sur la rampe, lui faisant échapper un miaulement d’indignation. Isidore n’en eut rien à cirer.

    — À chacun sa routine, monsieur minou, lui adressa-t-il avec déférence.

    Rien de plus.

    Il jeta un œil sur la Timex de poche qui pendait à son cou, en duo avec son crucifix.

    « Diable ! J’espère seulement que madame Beauchemin n’est pas déjà en train de frapper à la porte du ciel. »

    Trop âgés ou malades pour se déplacer à l’église, plusieurs de ses paroissiens attendaient leur hebdomadaire pitance spirituelle.

    Bien plus que ce pain de communion qu’il tendait à ses fidèles une fois la semaine, Isidore Bilodeau leur prodiguait, par sa présence et ses paroles apaisantes, ce baume de paix qui bien souvent parvenait à les catapulter plus tôt dans leur au-delà.

    Le petit prêtre posa un œil sur le village. Les toits étaient givrés. Le sol s’était cuirassé d’une croûte de gel capable de supporter l’épaisse couche de neige que l’hiver se préparait à y vomir de toute sa froidure.

    Secoué par un frisson, Isidore allait rentrer, question de se parer plus chaud, lorsqu’une grosse auto noire, une Monarch, je crois, s’engagea dans la cour, le frôlant presque. Il eut tout juste le temps d’apercevoir une forme étendue sur le siège arrière.

    En y pensant bien, c’était comme si le gros char venait de tomber carré des nues.

    « Ciel ! se dit le petit prêtre. Mais qui donc sont ces gens ? »

    Il n’eut pas à s’interroger bien longtemps.

    En moins de deux, un homme grand, passé la soixantaine et très bien mis, sortit de voiture. Il s’approcha. Se dissimulant gauchement derrière des lunettes toutes rondes, ses traits se faisaient sévères. Dans l’automobile, aucun mouvement autre que celui du conducteur qui se coiffa d’un chapeau à large rebord.

    — N’êtes-vous pas monsieur le curé Bilodeau dont on m’a parlé ? prononça l’arrivant, torturant ses « r ».

    Du même coup, son épaisse moustache grisonnante s’arqua vers le haut d’une quinzaine de degrés.

    « Il doit être en train de sourire », se dit Isidore, élevant lui aussi les commissures de quinze degrés, mais cela, juste pour échanger la politesse qui lui était faite, puisqu’il n’arborait aucune moustache. À la veille de sa quarantaine et toujours imberbe, il s’en cherchait encore une.

    — Mon nom est Alsace Bruhmuller, fit le gentilhomme.

    Le monsieur ne cassait pas seulement son français, il le tranchait. Par pure civilité, Isidore tendit sa main droite vers celle de l’arrivant. Se cabrant presque, l’inconnu amorça un mouvement de répulsion teinté de crainte.

    — Feuillez me parrrdonner, mon pèrrre, mais ché horrreur qu’on touche mes mains, articula l’homme avec embarras, pour motiver sa réaction.

    Faisant une pause de quelques secondes, il affina son intonation.

    — Sur le siège arrière de mon auto se trouve mon épouse. Depuis le jour où nous avons perdu notre fille et notre petit-fils, elle est très malade. Cette femme est le seul être cher qu’il me reste, monsieur le curé. Les médecins ne peuvent plus rien faire pour elle. On m’a dit que vous étiez un excellent guérisseur. Je suis venu déposer son sort entre vos mains.

    — Les guérisons, dans ce village, monsieur, c’est le septième de la famille des Gagnon qui les opère. Moi, je ne m’occupe que des miracles, rectifia-t-il, sourire en coin.

    Il prit le temps d’indiquer à Alsace le chemin donnant sur le rang 2 et lui fit une brève description de la maison.

    — Impossible de la manquer, mon ami. Quant à moi, je saisirai tout de même le Ciel de votre doléance, monsieur, euh… Broumolaire. Soyez toutefois sans crainte, car votre femme se remettra. Sur ce, veuillez m’excuser, mais des paroissiens m’attendent. Je suis honoré d’avoir fait votre rencontre. Que Dieu vous garde.

    Alsace Bruhmuller lui tendit une petite carte.

    — Si jamais je peux vous rendre la moindre politesse, n’hésitez pas, monsieur le curé.

    Isidore tenta d’y lire quelques mots, mais peine perdue. Il neigeait trop et ses lunettes lui faisaient faux bond. Il releva la tête, esquissa cette fois un vrai sourire, enfila la petite carte dans son kit de prêtre et prit ses distances. En moins d’une dizaine de secondes, les flocons de neige l’avaient soustrait de la vue d’Alsace.

    — Bizarre de curé, murmura Bruhmuller pour lui-même, cherchant en vain à localiser le frêle personnage qui, quelques secondes auparavant, le flanquait encore.

    Au même moment, pas bien loin, dans une ville nommée Saint-Georges de Beauce, le visage tourmenté d’une femme scrutait le chemin qui disparaissait à quelque cent cinquante pieds de là, derrière une talle de pins blancs que la poudrerie parvenait parfois à faire oublier. La belle dame était givrée au même carreau de fenêtre depuis une trentaine de minutes. Un brin tendues, quelques rides fissuraient son visage d’un début de quarantaine.

    Irène était inquiète.

    — Vends cet hôtel, l’avait dans le temps implorée sa vieille amie Dorothée sur son lit de mort. Laisse cette vie de plaisirs fomentés et sois enfin ce à quoi ton cœur aspire.

    Dès qu’elle avait hérité de l’hôtel Saint-Georges, Irène s’était fréquemment fait le plaisir d’aller visiter l’orphelinat tenu par la congrégation des Sœurs du Bon Berger. Chaque fois, elle avait remis un généreux don à sœur Grenon, la supérieure.

    C’est ce qui fit que quelques années plus tard, lorsque la renommée prostituée avait vendu sa place, on lui avait ouvert toutes grandes les portes de la noble institution.

    À ses propres frais et comblant un pressant besoin, Irène avait alors fait convertir une aile du vieux bâtiment en infirmerie. Malgré le fait qu’ils étaient le fruit d’activités pour le moins illicites de la généreuse donatrice, les nouveaux locaux avaient tout de même été accueillis comme un don de Dieu. Désireuse d’un peu de quiétude, Irène s’y était fait aménager deux pièces au fond du long couloir. Pas très grandes, mais juste ce qu’il lui fallait pour se refaire enfin l’âme. « À trop flatter, on finit par irriter », souligne le dicton.

    D’abord accueillie à bras ouverts par le personnel religieux, elle s’était mise à ressentir, au fil des mois, une sorte de froideur s’installer autour d’elle. La crainte de devenir elle aussi une mal-aimée dans un tas de mal-aimés lui donnait de plus en plus la chair de poule. S’étant, toute sa vie, procuré de l’amour en le simulant, elle s’était juré, lors de la vente de son hôtel, de ne plus jamais se prostituer, ne fut-ce que pour un simple sourire.

    L’ex-femme de vie était loin de se douter que dans un orphelinat, la tendresse se distribuait à la volée, un peu comme on nourrit des poulets. Sa vision un peu biaisée de l’amour l’avait amenée à comparer son nouvel environnement à une basse-cour humaine.

    Ayant tiré un trait sur son passé, chaque jour dans lequel l’ex-prostituée posait les pieds semblait lui en faire reproche. Un peu comme si le diable lui eût tenu rigueur d’avoir mis au rancart ce corps merveilleux qu’il s’était donné tant de mal à lui façonner.

    Irène, qu’on se rassure, n’avait pas pour autant pris le voile. Mais sa soif de vivre et surtout de survivre lui avait appris toute jeune à donner le maximum à ceux qui requéraient sa chaleur humaine. Ça ne l’avait jamais empêchée, non plus, de se donner à ceux qui requéraient… son corps. Quant à son cœur, elle l’avait cuirassé pour ne plus qu’on le blesse.

    L’orphelinat, malgré tout, avait permis à la courageuse femme de s’ouvrir à des valeurs plus nobles. Toutes plus attachantes les unes que les autres, ces valeurs se fondaient sur soixante-trois petits enfants.

    Se donnant corps et âme à sa nouvelle vocation, l’ex-femme de joie avait, sans le savoir, insufflé dans la place quelque chose qu’elle ne croyait plus posséder. De l’amour.

    L’affection toujours enthousiaste qu’elle prodiguait d’emblée autour d’elle se confrontait toutefois à l’intérêt trop souvent sommaire que démontraient certaines religieuses aux enfants qui leur étaient confiés. Pour celles-ci, les soins à consacrer ne semblaient être qu’une routine à subir. Ces manières excédaient Irène de jour en jour davantage.

    Les murs du local de deux pièces qu’elle occupait dans l’aile qu’elle avait financée de ses propres deniers se refermaient sur son âme de bénévole, au départ, trop naïve, et ce, à tel point que le bien qu’elle faisait revenait trop souvent lui faire du mal.

    C’était donc pourquoi elle s’en voulait en maudit d’avoir laissé sortir le jeune Louis par ce temps de chien. Lorsqu’elle lui en avait accordé la permission, les quelques flocons de neige qui se dandinaient autour de l’orphelinat n’auguraient pas ce débordement que la nature se permettait de manifester depuis une vingtaine de minutes. Mais l’enfant avait insisté, arguant qu’il était dorénavant assez grand pour faire une commission seul.

    « Ce sera cependant un cas d’exception pour cette unique occasion », avait tenu à préciser la supérieure en lui accordant de mauvais gré l’autorisation.

    Louis de Neuville avait fait son entrée à l’orphelinat des Sœurs du Bon Berger un mois auparavant. Ayant d’abord fermé sa porte à l’inconnu, la communauté, en seconde réflexion, s’était laissée amadouer par les doléances d’Irène qui avait eu pitié du gamin.

    — Je vous tiendrai responsable de chacun de ses gestes, l’avait alors sermonnée la sœur supérieure.

    Dès son arrivée dans l’institution, Louis de Neuville avait plu à tout le personnel, sauf à deux personnes. Pour une raison obscure, les sœurs Grenon et Dupont l’avaient pris en grippe, le surnommant froidement l’enfant des limbes. Sur sa feuille de route ne figuraient que ces quelques détails :

    Origine : Né de parents inconnus.

    Provenance : inconnue.

    Date de naissance : inconnue.

    Âge présumé : 13 ans.

    Les choses en étaient restées là.

    — Cet enfant est une rafraîchissante rafale humaine ! avait vite dit de lui sœur Labonté, la doyenne de la place.

    Espiègle comme dix et sensible comme un fil de soie, l’enfant jetait du mouvement et du sourire partout où il montrait sa jeune frimousse. Pour ajouter à son caractère parfois endiablé, le Ciel l’avait doté d’une machine à paroles et d’un sens de la répartie hors du commun pour son âge. Mais on dit qu’un bijou ciselé trop finement peut blesser. Dès qu’il se sentait injustement confronté, le jeune faisait cingler une réplique comme un coup de fouet.

    Au départ, Irène avait trouvé bien amusantes les allures parfois polissonnes du jeune Louis. Mais se reconnaissant peut-être trop en lui, elle commençait à redouter la relation qui, à son insu, se tissait insidieusement entre eux.

    Le défi en était un de taille.

    Rudoyé dès son jeune âge par un père adoptif violent et de surcroît ivrogne, l’enfant, écœuré d’être sans cesse battu, avait à l’âge de onze ans décidé de prendre lui-même sa vie en mains.

    Lors de circonstances pour le moins nébuleuses, le père indigne avait basculé un certain matin dans l’escalier du loyer miteux qu’ils occupaient au second étage d’une maison à logements. L’ayant laissé poiroter plusieurs jours entre la vie et la mort, ni Dieu ni Diable n’avaient voulu de son âme. C’est ainsi qu’ayant toujours tiré sa subsistance des fruits du vol, le monsieur, soyons ironiques, s’était retrouvé légume. Deux témoins avaient raconté avoir vu son jeune fils le pousser vers les marches de son destin.

    L’enfant avait fermement nié l’accomplissement d’un tel acte, mais à cause du peu d’importance qu’on avait prêtée à sa version, et disons-le, parce qu’il était trop jeune pour être cru, il avait été placé dans une maison de réforme. Après un an de son inlassable comportement désinvolte, le directeur l’avait balancé dans les mains d’un système judiciaire déficient qui n’avait eu d’autre choix que de l’envoyer dans une prison.

    Pour la première fois, Irène regrettait son élan de compassion à l’égard de Louis. On avait colporté tant de mal sur cet enfant qu’elle s’était laissée toucher par la sensibilité à fleur de peau qu’elle seule avait su déceler dans la jeune âme.

    Puis soudain, ses rides se dénouèrent. Le visage de la dame s’illumina d’un sourire content. Il était temps.

    — Mais où donc étais-tu passé ? demanda-t-elle, secouant la neige de ses vêtements.

    Les yeux inondés d’innocence, de Neuville se contenta de la fixer. L’idée vint à Irène de lui faire vider ses poches, mais elle se retint. Après l’avoir remercié pour la commission qu’elle lui avait demandée, elle l’envoya rejoindre ses compagnons qui s’occupaient au cordage du bois dans le grand hangar.

    Au cours de la soirée, on frappa à sa porte.

    — Veuillez dans les plus brefs délais vous présenter devant notre supérieure, lui dit la petite sœur Dupont, d’un ton bourru. Elle vous attend à son bureau.

    Interloquée, Irène ne mit que quelques minutes pour s’exécuter.

    Dès qu’elle eut pris place devant sœur Grenon, celle-ci lui jeta un paquet de tabac et du papier à rouler devant les yeux. Elle avait peine à contenir son indignation.

    — Que dites-vous de cela ? lança-t-elle, cassante.

    — Non, merci ! Je ne fume pas, lui balança Irène avec un malicieux sourire en coin.

    Pour toute réponse, elle eut droit à un regard outragé, ce qui lui donna le temps de se raviser.

    — Mais cela me semble bien être l’attirail du parfait fumeur, reprit-elle, d’un air confus.

    — Avez-vous une idée, madame, de l’endroit où ces vils effets ont été trouvés ?

    — Je crois bien, ma bonne sœur, que je ne tarderai pas à le savoir.

    Elle étranglait en pensée le cou de celui qu’elle avait déjà en tête.

    — Vous pensez très juste, lui dit sœur Grenon. Ces effets proviennent des poches de votre protégé.

    Irène prit un moment pour rassembler ses idées. La colère dans laquelle elle pataugeait ne devait sous aucune forme transparaître en ce crucial, pour ne pas dire… ce crissant moment.

    — Ils étaient cinq à fumer comme des charretiers, s’empressa de caqueter la supérieure. On les a pris sur le fait et devinez où ?

    — Dans le hangar à bois, émirent simultanément les deux femmes.

    — Votre Louis de Neuville est le seul qui ait à ce jour, permettez-moi de vous le rappeler, joui de mon autorisation de sortir de nos murs.

    Irène n’en fit pas de cas, mais vu la situation, elle se prostitua les émotions juste assez pour avoir l’air d’en tomber de sa chaise.

    Ce qui la chicotait surtout se terrait dans deux expressions que, sous le coup de l’émotion, la mère supérieure venait de lui plaquer aux oreilles.

    — J’aimerais bien que vous me disiez, ma sœur, ce que vous entendez par les mots « votre protégé » ou « votre Louis ».

    Irritée par le ton sur lequel cette question venait de lui être lancée, la religieuse se dressa derrière son bureau et débourra le non-dit qu’elle refoulait depuis l’arrivée de Louis de Neuville dans ses murs.

    — Vous ne vous êtes pas vue, ma chère dame, la première fois que ce petit renégat s’est présenté dans votre champ de vision. C’était une évidence qui crevait les yeux de tout le monde ici. Il nous est même arrivé de croire, ne vous en déplaise, que ce chenapan soit le vôtre.

    Irène en tomba muette. Sœur Grenon ne lui permit aucune réplique. Elle lui remit l’attirail du parfait fumeur et quitta la pièce en führer.

    Embourbée dans sa stupéfaction, la pauvre Irène demeura cimentée sur sa chaise durant plusieurs minutes. Retrouvant ce qu’il lui restait de jambes, elle regagna ses appartements.

    — Dans quel bourbier suis-je allée m’enliser quand j’ai insisté pour qu’on prenne cet enfant ? se dit-elle.

    Soucieuse de tirer l’affaire au clair, elle se rendit cueillir l’accusé à son dortoir. Lorsqu’elle lui exhiba l’objet du délit, il braqua un regard de feu droit dans celui d’Irène et lui avoua :

    — Mon père adoptif me faisait toujours voler ses sacs de tabac. Si je refusais de le faire ou que je me faisais prendre, il me sacrait une volée.

    Déboutonnant sa chemise, il exhiba son dos à Irène. Celle-ci en fut presque foudroyée.

    — Il me manque d’être battu, madame, enchaîna de Neuville. Faites-vous donc ce plaisir !

    Le frêle dos de l’enfant était parsemé de cicatrices. Certaines marques, visiblement des boucles de ceinture, y avaient laissé le trou de leur pine. Déroutée par une pareille vision et luttant pour ne pas éclater en larmes, Irène signala au jeune Louis de l’attendre et sortit en coup de vent.

    Et vlan !

    Elle heurta de plein fouet le préposé à l’entretien et sa moppe. Tous deux valsèrent un long moment sur le plancher mouillé, se retenant l’un l’autre où ils pouvaient s’agripper pour ne pas s’affaler en catastrophe en plein couloir. Alertées par le bruit, trois portes s’ouvrirent successivement. Il y eut d’abord celle de sœur Dupont, puis celle de sœur Lacroix et enfin, celle de sœur Grenon, la supérieure.

    — Ce n’est pas ce que vous croyez ! parvint à leur lancer Irène, survoltée.

    Par la seule grâce du Ciel, le moppeur et elle parvinrent à se récupérer mutuellement l’équilibre. Mais les apparences s’empressèrent de jeter sur le feu l’huile qui y manquait. Et au diable les circonstances atténuantes !

    Surnommé Nelly par les enfants (nom fréquemment donné aux chevaux), Lionel Bachand se faisait toujours un plaisir de proposer « une ride de joual », comme il le disait, aux enfants qui lui paraissaient les plus tristes. Se claquant d’abord une main sur une cuisse, il les prenait ensuite sur son dos, multipliant sans les compter les allers-retours du long corridor de l’infirmerie, jusqu’à ce que les petites frimousses retrouvent un brin de sourire. Du moins, dans leurs grands yeux. Puis à bout de souffle, il les déposait, leur ébouriffait un moment les cheveux et les regardait repartir, le cœur plus léger. À cause de ces petites attentions, ses journées se terminaient parfois plus tard. Maintes fois, la directrice lui avait reproché ses débordements équestres, mais c’était plus fort que lui. Il ne pouvait s’empêcher d’aimer.

    Se sachant jugée avec toute l’étroitesse d’esprit dont elle était la proie, Irène en oublia le jeune Louis. Riant de la situation, elle aida plutôt Nelly à reprendre le contrôle savonneux du dégât d’eau qui broutait jusque sous les portes. Elle se moquait totalement des regards indignés qui leur étaient adressés.

    Nelly et elle en étaient donc à s’interroger visuellement sur le burlesque de la situation lorsqu’ils entendirent, provenant des appartements d’Irène, des bruits qui ne leur étaient pas familiers. Ils tendirent les oreilles.

    — C’est le son d’un piano, dit Lionel.

    — Ça provient de chez moi ! s’exclama Irène, ouvrant de grands yeux d’étonnement. Ça doit être Louis qui s’amuse avec ma radio, s’empressa-t-elle de déduire.

    S’approchant lentement de la porte, elle l’ouvrit d’un seul trait. Lui faisant dos, l’enfant laissait ses doigts danser sur le piano de la dame. Hérité de Dorothée, ex-tenancière de l’hôtel Saint-Georges, le vieux Steinway était le seul souvenir qu’Irène avait tenu à garder de l’établissement lorsqu’elle l’avait vendu. Déplacer l’instrument du troisième étage du bâtiment jusqu’à l’orphelinat l’avait toutefois laissé chatouilleux de certaines touches, du moins, pour les oreilles les mieux entendantes.

    Avec des gestes aussi légers que des papillons, le jeune homme faisait cracher de la vieille âme désaccordée des vibrations que jamais auparavant les cordes du vieux Steinway n’étaient parvenues à rendre. Reclus dans une sorte d’envoûtement, il ne remarqua pas la présence d’Irène et de Lionel.

    Lorsqu’il mit fin à sa mélodie, ses doigts refusèrent de rompre avec le clavier, s’y attardant un long moment comme de vieux amis qui se retrouvent. Ravagé par un frisson de plaisir, Louis roula le visage en direction d’Irène. Des larmes y avaient laissé leur empreinte jusqu’au menton.

    L’enfant se racla le nez d’un revers de main, se leva et renfila lentement sa chemise. Il semblait transfiguré. Alors qu’il rattachait avec mesure chacun des boutons de son vêtement, il éleva ses grands cils, posant son regard avec légèreté sur celui d’Irène.

    — Pourquoi n’en jouez-vous jamais, madame ? demanda-t-il poliment.

    S’enfargeant dans ses pensées, la dame chercha un moment.

    — Jouer de quoi, Louis ? fit-elle, perplexe.

    — Pourquoi ne jouez-vous jamais de votre piano ? redemanda l’enfant.

    Irène songea brièvement, cherchant une réponse.

    — Simplement parce que je ne sais pas très bien en jouer, jeune homme. Et aussi parce que sœur Grenon m’a dit que ces instruments lui cassaient les oreilles. D’ailleurs, il est tout désaccordé, finit-elle par conclure.

    — Hé bien moi, je le trouve très bien ainsi, répliqua Louis dans un murmure.

    Il baissa les yeux, caressant le long clavier de son regard.

    — Je ne sais pas pourquoi, madame Irène, mais depuis très longtemps, j’ai un piano comme celui-là dans ma tête. Je crois même que mes doigts rêvaient d’en trouver un, dit-il, pianotant un moment sur sa poitrine. Veuillez excuser mon inconduite de cet après-midi, souffla-t-il. Cela n’arrivera plus.

    Du diable qui auparavant semblait animer cet enfant avait surgi, au simple contact d’un piano confus, le visage d’un ange.

    Incapable de se dégommer les idées à la suite de l’incident dont elle venait d’être témoin, Irène demeurait muette. Tout ce qu’elle trouva à esquisser en guise de réponse fut un vague hochement de la tête.

    De Neuville se retira en douce.

    Elle n’entendit même pas le bonsoir que lui souffla Lionel Bachand en refermant la porte.

    Quand celui-ci s’adressait à Irène, il bégayait. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu lui faire nettoyer les craques du plancher avec un cure-dent. Et croyez-moi, l’ancien bagnard n’avait nullement à se dissimuler derrière sa grande timidité. Campé sur une paire de jambons, coffré en armoire à glace et faisant plus de six pieds, il avait les cheveux tissés serré et coupés ras qui lui conféraient tous les aspects d’un bull-terrier. Mais un doux.

    Ce soir-là, contrairement à l’accoutumée, Irène ne parvint pas à trouver le sommeil. De guerre lasse, elle se leva, traversa son salon et tendit les doigts vers le paquet de tabac qu’avait saisi sœur Grenon des mains de Louis de Neuville quelques heures plus tôt. Roulant gauchement le tabac suivant les bribes de souvenirs qui lui restaient sur la fabrication d’une poloque, elle se jeta un parka sur le dos et sortit. Sa deuxième puff faillit l’envoyer en bas de l’étroite galerie. Elle avait roulé trop mou. Et trop gros.

    « Mais que m’arrive-t-il pour que j’en sois rendue à fumer en cachette ? » se demanda-t-elle.

    Elle rentra, se dirigea vers sa chambre, ouvrit une grande malle qui trônait au pied de son lit, y plongea un bras jusqu’au coude, fouilla un moment, et voilà.

    « Qu’elles aillent toutes au diable avec leurs soumises génuflexions », pensa l’ancienne Irène.

    Un verre, un clapotement de goulot de bouteille et glop ! D’une seule shot. Comme dans le temps. L’ex-prostituée réalisait tout à coup que l’événement de l’après-midi avait déclenché en elle le goût de se retrouver. Pour cela, il lui fallait retourner fouiller dans son passé afin de recoller dans le présent les morceaux de vie qui lui avaient échappé.

    Permettant à ses pensées d’errer à la surface de son âme, elle épingla un visage dans sa tête. Sa gorge se serra. Son cœur lui disait de changer d’air.

    — Une heure trente. Baptême ! fit-elle à voix basse.

    Sa décision était prise. Elle partirait demain.

    La tête engourdie par quatre bourbons bien tassés, elle s’engouffra sous ses couvertures et plongea dans les vapes d’un profond sommeil.

    C’est la voix de sœur Grenon qui la tira de sa nuit. Lorsqu’elle invectivait quelqu’un et spécialement Lionel Bachand, elle carillonnait. Irène entrouvrit sa porte puis sortit la tête dans le corridor. Sur le plancher gisaient deux cordes à linge surchargées de vêtements. Elles s’étaient décrochées de leurs ancrages muraux, souillant tout ce qu’elles supportaient. Ou presque.

    — Si ce n’était que de moi, fulminait la religieuse contre Nelly, je vous retournerais volontiers dans la cellule que vous occupiez il n’y a pas très longtemps à la prison de Québec.

    Ces derniers mots, la supérieure les pesa suffisamment pour qu’Irène saisisse bien la nature du personnage qui se faisait si effacé. Nelly en fut durement atteint. Les épaules lui tombèrent jusqu’aux coudes.

    Irène s’en attrista.

    « C’est fou, pensa-t-elle, jusqu’où certaines gens se disant en plein état de grâce peuvent aller gratter pour venger leurs fantasmes inassouvis. »

    — Tout ceci est de ma faute, ma sœur, s’empressa de s’accuser la dame, débouchant dans le corridor. Avec l’histoire du tabac, hier, j’ai oublié de vérifier la solidité des cordes avant de laisser quelqu’un s’en servir.

    Emportée par son humaniste élan, Irène avait oublié qu’elle n’était vêtue que d’une jaquette de satin noir pour le moins écourtichée, laissant deviner, Ô Seigneur, tous les attributs dont l’ex-prostituée se trouvait encore dotée. Et c’est peu dire.

    Elle tourna son regard et son opulente poitrine du côté de Lionel Bachand.

    — Vous n’êtes pas ici dans votre ancienne maison de perdition, madame, lui cracha sœur Grenon. Quant à vous, monsieur Bachand, je vous interdis dorénavant de mettre les pieds dans cette aile sans que je vous en aie accordé la permission. Tenez-vous-le pour dit !

    Le pauvre Lionel acquiesça de trop bonne grâce. Irène s’en indigna.

    On ne pourra jamais, malgré toutes les techniques modernes, reproduire la tonalité, pour ne pas dire la réverbération, le cachet et la classe du « tabarnak » le plus retentissant que le diable n’ait jamais rêvé d’entendre dans les murs de l’orphelinat des Sœurs du Bon Berger.

    Lorsque les mots « Irène » et « vulgarité » se faisaient complices, cela donnait parfois un résultat pas beau à voir.

    Défiant l’indignation qui crispa le visage de sœur Grenon, l’ex-tenancière de bordel prit tout de même le temps d’esquisser pour Nelly ce sourire incendiaire qui avait fait baver une multitude de mâles avant lui. Tout cela, juste pour faire pester la supérieure. Se voilant ensuite les seins de ses bras en croisé, elle prit une démarche désinvolte, traînant derrière elle, s’en fichait-elle, sa nocive réputation. Puis elle claqua sa porte.

    Qui allait manger les pelures ? Eh oui ! Lionel Bachand.

    — Ne vous avisez jamais d’élever le regard vers cette pécheresse, le menaça la supérieure d’un ton sec. Sans quoi, des vidanges dont je vous ai tiré, dans ces mêmes vidanges, je vous retournerai. Tenez-vous-le pour dit, monsieur !

    Ne sachant trop s’il allait exploser, Nelly se mordit

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