Louis Blanc-Biquet
Par Georges Roland
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À propos de ce livre électronique
Il était de ces conteurs d’avant la télé ou le cinéma, meublant les veillées autour du poêle de récits fantastiques : les légendes du village, dans le Brabant de ce début de XXe siècle.
Peut-on aujourd’hui imaginer qu’il y a à peine cent ans, les gens s’éclairaient avec une lampe à carbure ? D’ailleurs, qui sait encore ce qu’est une lampe à carbure ? Les villages comptaient des centaines de récits terrifiants, de légendes romantiques, d’imaginaire.
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Aperçu du livre
Louis Blanc-Biquet - Georges Roland
Georges ROLAND
Louis Blanc-Biquet
chronique rurale du Brabant
à mon grand-père Aloys, de Witten Bikker
Le peuple au collier de misère
Sera-t-il donc toujours rivé ?
Jusques à quand les gens de guerre
Tiendront-ils le haut du pavé ?
Jusques à quand la Sainte Clique
Nous croira-t-elle un vil bétail ?
Jean-Baptiste Clément
(La Semaine Sanglante)
La lignée de Louis Blanc-Biquet
LOUIS né en 1863
MARIE-ELIZABETH (Liza) née en 1866
mariage le 24 février 1892
leurs enfants
Anna- Maria (Merée) née en 1892
Maria-Josephina (Fine) née en 1893
Anna-Maria-Justina (Justine) née en 1895
Joannes Baptista (Tiest) né en 1897
Maria-Philippina née en 1898 morte en 1898
Constant (Sta) né en 1899
Mort-né féminin (sans nom) née en 1901
Joannes-Albertus (Bère) né en 1902
Emilius (Miel), mon père, né en 1904
Mathildis (Matil) née en 1906
Maria Julia (Julia) née en 1908
Été 2010 – Le village
Un village au creux des collines du Brabant d’une Belgique toujours en quête de repères et de nationalité.
« Tu vois, petit, les pages de mon calendrier, à présent, ce ne sont plus des jours, des semaines ou même des mois, qu’elles représentent. Une page, c’est parfois plusieurs années. Elles sont passées, ces années, à une vitesse incroyable. Tiens, prends celle-là : j’étais jeune, et le chemin devant moi me semblait si long, si long que comme des parallèles, ses deux rives mouraient à l’infini.
1892. Tu te rends compte, petit, voici plus de cent ans ! C’est alors que j’ai épousé Élizabeth. Le 24 février, dans cette église, là, derrière moi. On venait de la transformer, c’était comme une cathédrale, avec ses deux tours, son immense nef à deux rangées de vitraux. Je peux te le dire, on en était tous fiers, de notre église. »
Le vieil homme se retourne péniblement, scandant son mouvement d’un râle de rhumatisant.
« C’est notre lot à tous, tu vois. On naît et on y est baptisé, puis on aime et on s’y marie, puis on meurt et on vous y enterre. L’église, c’était notre maison commune. Pas pour le bon dieu, pas pour le curé, juste l’endroit où tu célèbres devant les autres les âges de ta vie. Oh je sais, aujourd’hui, ça ne se passe plus comme ça. La vieille garde est morte. On fait de la place pour les nouveaux-venus dotés de nouvelles idées. Dans le cimetière, on a démonté notre belle tombe, à Élizabeth et moi ; tu sais, cette pierre qui a fichu la zizanie dans la famille, eh bien, ils ont fini par l’enlever, la concasser, et mélanger notre poudre d’os avec un nouveau cercueil, sous une nouvelle pierre. D’autres gens sont venus pleurer sur nos restes, sans le savoir. »
Il me regarde intensément, comme il savait le faire de son vivant, s’appuie sur le pommeau de sa canne et se redresse :
« Ça t’ennuie, hein, toutes ces jérémiades d’ancêtre ? Tu te demandes ce qui peut bien pousser l’esprit d’un grand-père à sortir de nulle part, comme pour t’effrayer. On va marcher un peu, je veux tourner avec toi ces pages de calendrier. Mon album de photos jaunies. Tu vois, il y a plus d’une année entière par feuillet. Ou, plutôt, le souvenir de chacun de nos enfants, tracé comme une cicatrice sur mon visage et sur mes mains. C’est comme un éclair : l’image d’un enfant, un fils, une fille, une année, et puis l’esprit vagabonde, saute d’une année à l’autre. Tu me diras qu’elles n’y sont pas toutes, mais que veux-tu ? on ne se rappelle que des moments importants, le mariage, les enfants, la ferme, les guerres. Le reste se perd dans l’immensité de la mort. De-ci, de-là, on retrouve une historiette, une anecdote, sans plus. Comment pourrais-je me rappeler chaque jour de ces nonante et une années ? Tant de choses se sont passées, heureuses, malheureuses, mais je ne regrette rien. D’ailleurs, le temps qui passe nous le permet, il efface les jours sombres et ne retient que nos sourires.
Élizabeth aimait ses filles, et moi, mes gars. Au début de notre mariage, la table de la grande salle nous semblait un océan, le banc était vide, et aussi presque toutes les chaises. Je possédais une maison qui appelait la descendance, et je ne l’ai pas déçue. En seize ans, nous avons eu onze enfants, tu te rends compte, petit ? Ils n’ont pas tous survécu, je l’admets, deux d’entre eux sont morts très vite. Mais les neuf autres ont été de fiers gaillards, même les filles d’Élizabeth ! »
Quelque chose, dans son regard, s’est attendri. Il pousse encore un soupir, mais cette fois, il y a une larme au coin de l’œil blotti très loin derrière ses paupières presque closes. Dans ce trait bleu-vert bruisse une petite flamme, qui happe la douce lumière du cimetière.
« Je l’ai aimée, ma Liza. Lorsque je l’ai rencontrée, elle avait vingt-cinq ans, ce n’était plus une petite fille. Et moi, le soir de la fête des saints Pierre et Paul, je l’ai culbutée dans le fenil du père Bart. Juste une passade, un petit coup après le bal, tu vois ? Et puis toute une génération de ma race a jailli de cette première étreinte. Je l’ai aimée pendant les cinquante-trois ans que j’ai passés avec elle. »
Il sort de la poche de sa redingote noire, une photo monochrome aux bords dentelés, et me la tend fièrement :
« C’était en 1942. Les Boches étaient revenus, ils avaient même construit un fortin — un bunker, qu’ils appelaient ça — juste derrière nos serres, face au marais. On se demande pourquoi. Mais tu vois, ça ne nous a pas empêché ce jour-là, de faire une grande fête. Nos cinquante ans de mariage ! Les gosses étaient tous là. Non, pas tous, c’est vrai. Notre Fine était déjà morte elle aussi, très loin de chez nous. Tiest avait décoré son camion, Sta nous a joué un air de cornet à piston, Bère avait mis sa chemise à faux col, et le petit Miel avait torché une lettre de félicitations qu’il a lue devant nous tous, à la maison communale. Moi, tu vois, j’avais ma redingote noire, celle-ci justement, avec un nœud papillon noir sur ma belle chemise blanche, et mon chapeau melon des grands jours. Liza s’était emmitouflée dans une grande cape et avait opté pour de grosses bottines — c’est qu’on était en février, qu’il avait neigé la veille, et les chemins étaient glissants. Bien sûr, elle n’était pas en renard, cette cape, le renard, c’est bon pour les grues. Mais elle avait belle allure, ma Liza. Le bourgmestre nous a décorés, puis nous sommes tous remontés dans la benne du camion de Tiest, et on est retournés à la maison pour un banquet. Tout ça au nez des Boches. »
Jugeant sans doute que je m’attarde trop sur ce cliché vieilli, il me l’arrache des mains et poursuit :
« Liza a encore vécu trois ans, et moi onze. Mais je te parle de la mort et de la fin ; ce serait plus logique de commencer par le premier jour de l’année de mon calendrier. Moi, je n’aimais pas l’hiver, et surtout pas janvier et février. Des mois où il faut rester à la ferme, blottis derrière le poêle de Louvain. J’ai toujours préféré l’été. Plus particulièrement le mois d’août. C’est drôle, parce que Liza était née en juillet, mais qu’importe. D’autant plus que je suis né au mois de mai et marié en février. Aucun rapport, tu vois. Aujourd’hui, on dirait que mon esprit de contradiction a occulté mes réalités.
Mais voilà, comme Liza ne pouvait pas attendre l’été pour se marier, on a dû parer au plus pressé.
J’aime le soleil d’août, ce moment où tout arrive à maturité, où le blé exhale la chaleur que l’été lui a donné, où l’on cueille les premières pommes acidulées, et que la nuit les étoiles sillonnent le ciel. Quand le broek, notre marais, commence à répandre ses odeurs particulières. Tu sais, là où la Dijle perd ses eaux dans les herbes folles, où nous avons creusé des dizaines de canaux, pour les ramener vers elle. Le broek, je devrais lui consacrer une page entière de mon calendrier, peut-être même deux ou trois, tellement il a de signification pour le village. Les Mortes Prairies, qu’on l’appelait aussi, parce que nous ne pouvions pas y mettre nos troupeaux. Un marais de plusieurs dizaines d’hectares, où l’herbe te pique aux mollets, où tu t’enfonces dans la vase. Le royaume des grenouilles. C’est lui qui régissait toute l’activité du village.
Surtout ne crois pas que notre vie était misérable… Difficile, certes, avec cette abominable servitude à la terre, et le besoin constant de lutter contre les éléments. Mais aussi, elle pouvait être gaie, remplie de ces bonheurs d’un instant, qui vous restent plantés comme des chênes dans la mémoire. On riait, on s’amusait, on aimait, sans doute mieux que vous aujourd’hui. Plus sincèrement, en tous cas. Notre quotidien mêlait la joie, la cruauté, la sueur, et par-dessus tout, la spontanéité de l’ignorance. J’étais sans doute l’un des seuls au village (avec maître Tal, l’instituteur), à pouvoir écrire couramment. Les autres griffonnaient laborieusement les quelques lettres capitales apprises chez les sœurs. Pourtant j’étais loin de savoir ce qu’un enfant de douze ans sait maintenant.
Je t’affirme que cela suffisait à nous rendre heureux. Ils s’évertuent à vous rendre envieux, déçus, même dans vos joies. Vos rêves à peine exaucés se transforment en amertume. Nous espérions une chose pendant des années, avant d’enfin l’obtenir au prix de sacrifices, puis nous en jouissions encore très longtemps. Pour vous, aujourd’hui, l’attente est insupportable : vous exigez tout, et tout de suite. À peine obtenue, cette chose vous paraît dépassée, inutile.
Où se trouve donc votre bonheur ?
Tiens, regarde ce qu’est devenu notre village. Comment a-t-on pu en arriver là ? Il n’y a plus de vie, tout est empreint d’une fadeur que je ne comprends pas. Les gens courent, à peine se saluent-ils. On n’a plus le temps de rien. Plus le temps de regarder vivre le broek.
Mais attends que je te le situe, notre village, ensuite, nous regarderons ensemble toutes les photos de mon album de famille. Il y a des pages de souffrance, autant que de rires. »
* * *
Des collines inspirées ? Des lieux où souffle l’esprit ?
Il en existe sûrement en chacun de nous, terrés souvent très profondément, presque oubliés, comme recouverts de la cendre de nos prédécesseurs. Ceux-là même que, confusément, nous cherchons à cacher dans notre mémoire, de la même manière que nous les avons enfouis dans la terre. Juste pour ne plus les voir, ne pas assister à leur pourrissement, et glorifier ainsi une jeunesse qu’on voudrait éternelle.
Nous avons construit nos cathédrales sur des temples anciens, nous bâtissons nos immeubles avec la poussière de nos aïeux.
Sans doute avons-nous peur de ces lieux où souffle l’esprit, et lorsque la mémoire collective nous interdit de les occulter, nous en faisons des sanctuaires inexpugnables, comme si nous craignions que notre folie de renouveau ne cherche un jour à les recouvrir des oripeaux de l’expansion et de la croissance. Nous les classons « patrimoine de l’humanité », comme des tabous intemporels virtuellement mités. Dans quelques décennies, notre planète deviendra un immense musée gangrené d’industrie et de réalisations glauques, sillonné par des créatures cybernétiques. Nous nous contenterons de trois dossiers électroniques, microfilmés, élémentaires : le Présent, le Futur, le Passé. Aujourd’hui, devenant hier dans le passage de la nuit, sera relégué au classeur des archives, abondant, certes, mais assez négligeable pour le déconsidérer.
Et pourtant !
Ce que je ressens n’est pas la nostalgie du passé, juste quelques électrons libres encore, qui se cabrent soudain, conscients que l’évolution ne signifie pas l’abstraction. Comme un cycle irrévocable, copie de la vie elle-même : la naissance, l’épanouissement, la décrépitude. Nos civilisations ne sont pas autre chose, que cette lente progression vers le néant. Les empires résistent parfois pendant plusieurs millénaires, mais en fin de compte, ils s’essoufflent et disparaissent, comme les êtres qui les composent. C’est sans doute cela, l’éternité : le recommencement.
Des cendres délétères des villes atomisées, des forêts atrocement défoliées, naissent de nouveaux espoirs, croissent de nouvelles civilisations, qui bientôt remplaceront celle qui a cherché inconsciemment à les détruire. Chaos, structuration, puis décadence, sont les règles inexorables du système.
* * *
En me promenant dans la grand-rue de Neerijse (En flamand, la diphtongue « ij » se prononce comme « soleil » ; « oe » se prononce « ou » n.d.l'a.), petit village brabançon, des images m’apparaissent comme des éclairs en séquences successives, des étés fulgurants dont je ne sais rien. Juste quelques bribes entendues au cours de conversations « des grands », juste des lieux-dits revisités, juste l’orage des souvenirs qui souffle dans ma tête. Les électrons libres chevauchent le vent, remontent loin, au-delà du temps. Cette fois, c’est bien l’esprit.
Au virage de la grand-rue, face à cette terre de cimetière dit « jardin d’église », je retrouve le royaume des anciens. Le lieu où souffle l’esprit de mon grand-père. C’était jadis un cimetière digne d’un paysage de Toscane. Quelques cyprès accrochés à flanc de colline, les monuments disparates, sans ambition, dominant une immense plaine ensoleillée, couverte au ras du sol par cette brume caractéristique des matins d’été. Aujourd’hui, les arbres rasés, avec ses alignements militaires et rivalisant de vanité, il s’est rangé aux normes de la banalité. On a couvert de bitume les anciens pavés inégaux : des limousines confortables mais sensibles ont remplacé les corbillards tirés par des chevaux. Les cyprès ont cédé la place à de petits massifs de buis plus faciles à entretenir.
Perdu dans ma rêverie teintée de rancœur, je m’avance dans l’allée centrale, qui mène entre les tombes vers le portail de l’église. Il y a dans l’air un murmure étrange, comme une mélopée sourde, de coassements de grenouilles : le chant du broek, la grande plaine humide en face du cimetière.
Je suis venu là pour chercher la tombe de monsieur Aloys V. et de son épouse Élizabeth, sans me rappeler qu’ils sont là depuis soixante ans et plus, que selon les règles de la sacro-sainte administration, place doit être faite aux « jeunes », et que leurs pauvres restes ont sans doute été disséminés dans la terre consacrée. La vieille pierre tombale, objet de tant de disputes et de haine, a disparu. À sa place, je trouve une petite stèle portant un nom qui m’est inconnu. La déconvenue me vrille le cerveau ; où sont-ils, maintenant ? N’y aura-t-il plus rien, jamais, pour fixer le souvenir de ces deux êtres ? Rien d’autre que leurs enfants, morts eux aussi,