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Les Enfants De La Rivière: Roman
Les Enfants De La Rivière: Roman
Les Enfants De La Rivière: Roman
Livre électronique290 pages4 heures

Les Enfants De La Rivière: Roman

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À propos de ce livre électronique

Ce livre situe laction dans un petit village du Bas Saint-Laurent partir des annes 20. Il reflte une poque avec ses croyances, ses traditions, ses petites et grandes misres, mettant en relief certains vnements, quen secret on prservait des jugements dune morale dont chacun se faisait le dfenseur. Il sagit dune fresque romanes-que inspire de faits et de personnages rels. Le vcu de ces pion-niers ressemble beaucoup dautres qui ont bti de leurs pleurs et de leurs sueurs le Qubec moderne daujourdhui.
LangueFrançais
ÉditeurAuthorHouse
Date de sortie16 déc. 2011
ISBN9781468506921
Les Enfants De La Rivière: Roman
Auteur

Raymonde Rioux-Roy

L'auteure est originaire de Rimouski et a fait ses études au Collège classique des Ursuli-nes. Elle obtient ensuite un diplôme en Nur-sing à l’Hôtel-Dieu de Campbellton, N.-B., où pendant quelques années, elle signe des chro-niques et des reportages dans l’unique hebdo-madaire de langue française. De retour à Ri-mouski, elle entreprend une carrière en Relations publiques au sein d’une compagnie de télécommunication en même temps que des études à l’Université du Québec. Retraitée depuis quelques années, elle s’adonne maintenant à la recherche historique, à l’écriture et à la musique. Les enfants de La Rivière (Raymonde Rioux-Roy) Les enfants de La Rivière Roman Raymonde

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    Aperçu du livre

    Les Enfants De La Rivière - Raymonde Rioux-Roy

    PREMIÈRE PARTIE

    Chapitre 1

    Grace Cassidy attendait Carmella sur le pas de sa porte; cette dernière tardait à venir parce qu’elle avait été retenue par sa maîtresse d’école après la classe. Celle-ci avait eu vent de son amitié avec madame Cassidy et elle avait décidé d’en parler à son élève. Tout le monde du village aimait et appréciait l’épouse du grand patron de la compagnie Brown Lumber Corporation, une exploitation forestière incluant un moulin à scie.

    Le couple Cassidy, qui venait de Timmins en Ontario, s’était rencontré à l’Université Western de London où, lui étudiait pour devenir ingénieur forestier alors qu’elle fréquentait la faculté des arts. Ils avaient perdu subitement le seul enfant qu’ils avaient réussi à mettre au monde. Parce qu’il se débrouillait bien en français pour avoir passé quelque temps à Ottawa après son mariage, Andrew Cassidy avait été choisi par une société américaine pour diriger l’une de ses nombreuses industries forestières implantées au Québec.

    Les autorités ecclésiastiques du diocèse avaient demandé au curé du petit village de La Rivière, de mettre en garde les habitants pour qu’ils ne perdent pas de vue que les Cassidy étaient des protestants; du bien bon monde, mais protestants tout de même.

    Tout essoufflée d’être en retard chez celle qui lui fournissait quelques heures rémunérées après la classe, Carmella franchit enfin le portail de l’immense maison des Cassidy qu’on nommait à juste titre, le manoir des Cassidy, pour ses vastes et nombreux appartements, la richesse de ses meubles et ses quelques annexes devant servir à des besoins variés.

    —Excusez-moi, madame Cassidy, j’ai été retenue après la classe parce que la maîtresse voulait savoir si vous me parliez de religion.

    —Mais pourquoi? La religion n’a rien à voir au fait que je vous embauche quelques heures par jour chez moi pour aider à l’entretien de la maison.

    —C’est que, voyez-vous, madame Cassidy, parce que je suis encore jeune, la maîtresse et le curé ont peur que je sois influencée par des protestants, qui vivent mieux que nous autres et qui sont des gens fortunés.

    Pour les habitants de ce petit village, ayant juste ce qu’il faut pour vivre et, encore là, grâce à leur débrouillardise, les Cassidy représentaient tout ce que signifie la richesse : des commodités comme on en n’avait jamais vues, des vêtements de tissus fins et d’un style fort élégant, enfin, le genre de vie qui n’imposait pas les contraintes auxquelles on était soumis généralement.

    Carmella avait rassuré sa titulaire en lui expliquant qu’elle suivait, bien sûr, les principes enseignés par sa religion mais que, pour ce qui était de l’argent, c’était bien commode d’en avoir. À son avis, il était plus facile de trouver les solutions en cas de problèmes quand on disposait de plusieurs sous. Pour cette raison, jamais elle ne vanterait les vertus de la pauvreté!

    Jésus était né dans le dénuement le plus complet, certes, mais comme ses successeurs s’étaient vite rattrapés! Monseigneur Bourget, par exemple, qui venait annuellement pour la confirmation des enfants n’avait pas l’air de souffrir trop d’indigence. En tant que fidèle, il fallait répondre à la main tendue par le prélat, tout de pourpre vêtu, en déposant un respectueux baiser sur sa bague à rubis avant même de s’adresser à lui. Enfargé dans l’abondante dentelle qui ornait son surplis, il s’adressait aux nouveaux confirmés en roulant les « r » avec l’emphase d’un tribun romain:

    —Mes enfants, renoncez à Satan et à ses pompes pour toujours; tournez votre coeur vers le Seigneur; la pauvreté matérielle contribuera à donner la richesse à votre âme…

    Et ainsi de suite pendant de longues minutes, il s’adressait à des enfants figés pour ne pas froisser leurs vêtements empesés du dimanche, dans une attitude blasée, baillant discrètement devant l’orateur, dont le discours, tout impressionnant qu’il fût, semblait n’intéresser que lui-même. Jos Bernier, le père de Carmella, se demandait comment de jeunes enfants pouvaient bien comprendre des propos aussi spirituels.

    Pour leur part et d’après les apparences, les pères Capucins qui se déplaçaient pour prêcher pendant le carême, n’avaient pas eu à faire rapetisser leur bure récemment. Ils dissertaient beaucoup sur l’infamie des sept péchés capitaux en appuyant sur celui de l’impureté mais glissaient très vite sur la gourmandise.

    Alors, pourquoi était-ce si mal pour le monde ordinaire de connaître l’aisance, l’abondance et la magnificence? Et comme il était curieux que tout ce faste qui entourait la venue de Monseigneur n’intrigue personne, spécialement quand on expliquait ce qu’était l’idolâtrie. Carmella pensait qu’être assise sur leurs beaux principes c’était bien beau, mais que parfois la vie nous forçait à s’y asseoir de travers.

    Elle s’était donc employée à persuader sa maîtresse que les gens du village aimaient beaucoup madame Cassidy qui leur organisait une belle fête à Noël ainsi que plusieurs activités intéressantes auxquelles tout le monde participait. Carmella se souvenait encore de la poupée qu’elle avait reçue d’elle aux Fêtes, trois ans auparavant, vêtue de tulle et si jolie, contrairement aux autres confectionnées avec des restants de tissu.

    Jos Bernier qui passait pour la guignolée tous les ans, faisait toujours une bonne cueillette chez les Cassidy, en fait, la plus grosse et, dans un petit village comme le sien, tout se savait! Même les belles choses!

    Il ne fallait pas croire qu’on aimait Grace Cassidy seulement pour ce qu’elle faisait; on l’estimait aussi pour ce qu’elle était : élégante, souriante et belle comme une actrice de cinéma; c’est du moins ce que les vieux disaient quand ils se réunissaient autour de la truie, le poêle à bois situé au centre du magasin général, pour fumer leur pipe, parler politique et remplir le crachoir.

    —Bon, de conclure madame Cassidy, nous reprendrons cette conversation un peu plus tard parce qu’il y a pas mal à faire.

    Carmella comprit tout de suite ce que cela voulait dire, elle aiderait madame Clarisse à la préparation de petits plats et garnirait la table de la salle à dîner avec soin pour la réception des grands patrons arrivant de New York le lendemain.

    D’ailleurs, Florence, la soeur de Carmella, était déjà au travail dans les chambres.

    *     *     *

    Cette visite était très attendue par tous les habitants du village reliés de près ou de loin à l’exploitation forestière qu’administraient à distance des actionnaires américains. Comme les facilités d’hébergement étaient peu nombreuses, les Cassidy accueillaient chez eux la plupart des visiteurs pour les coucher et bien nourrir.

    Madame Cassidy avait aussi pris Florence en amitié; elle était fiable, consciencieuse et plus réservée que sa soeur cadette. Pour elle, tout était bon et bien; elle ne connaissait rien de la malice. Avenante, comme on le disait dans le temps, elle se montrait toujours chaleureuse et avait un bon mot à l’égard de tous. Avec Florence dans les parages, Grace pouvait recevoir ses visiteurs en toute quiétude, persuadée que même les imprévus seraient gérés de façon judicieuse.

    Florence avait obtenu la permission, une fois ses tâches terminées, de toucher l’harmonium dont elle rêvait de jouer aussi bien qu’Adélard Massé, le maître de chapelle. Avec ardeur, elle appuyait sur les pédales pour que la soufflerie se mette en marche et produise les sons qu’elle commandait sur le clavier. Elle était parvenue ainsi, à force de pratique et à l’aide d’une bonne oreille, à maîtriser dans une forme plus simple, la mélodie de la plupart des cantiques qu’elle entendait avec délectation aux célébrations religieuses.

    Un jour, elle se l’était promis, ce serait elle qui jouerait sur l’harmonium de l’église. Pour le moment, on ne permettait pas le Minuit, Chrétiens…, à Noël parce qu’on estimait que c’était plus théâtral que religieux ou sous prétexte que l’oeuvre avait été composée dans une taverne. Une fois au contrôle du clavier, Florence inciterait la chorale à exécuter, aux messes de Noël, ce beau chant qui ne méritait pas d’être qualifié de profanation comme le disait monsieur le curé.

    Pour l’instant, elle était reconnaissante à madame Cassidy d’avoir vu en elle une musicienne, non pas une virtuose mais certainement une artiste lyrique dans l’âme. Elle avait compris que pour parvenir à ses fins, il fallait un travail acharné et Florence, tout comme ses soeurs mais contrairement à son frère, n’avait pas peur d’y mettre les efforts quand c’était nécessaire.

    *     *     *

    Tout en aidant madame Clarisse, Carmella demeurait perplexe sur cette différence qu’on faisait entre les catholiques et les protestants. C’était sans doute des jugements de grandes personnes qu’elle comprendrait plus tard. Elle avait bien suivi ses leçons de catéchisme qui disait que l’Église était à la fois sainte et unique, qu’il fallait croire à la communion des Saints, à la résurrection de la chair et tout le reste. Quant à l’Histoire sainte, c’était certainement un récit intéressant mais elle soupçonnait ses auteurs d’être, en fait, de fins conteurs profitant des superstitions de leurs congénères.

    En finissant, il lui fallait passer un coup de torchon sur les meubles de la grande maison. Parmi les jolis bibelots qui les décoraient, une collection de petits chats retenait surtout son attention. Carmella se demandait bien pourquoi collectionner des minets décorés de lignes dorées, qui ne miaulaient pas et étaient froids comme la pierre. Les siens étaient vivants, soyeux au toucher et un peu vagabonds quand venait la nuit.

    Elle se souvenait du jour où elle avait dû aller les chercher dans les eaux de la rivière. Elle était très en colère parce qu’on avait conclu qu’elle en avait trop, et qu’on avait décidé de les noyer, très tôt le matin. Carmella était sortie de la maison en courant vers la rivière, en robe de nuit et pieds nus, et avait ramené une poche dégoulinante, prise de légers soubresauts. Sa mère, qui avait décidé que c’était la fin des chats dans la maison, dût se plier aux supplications faites par le père pour que sa cadette garde sa féline portée.

    Carmella ne comprenait pas qu’on puisse s’attacher à des petites bêtes inertes fabriquées en porcelaine alors qu’il était si facile de s’en procurer des vraies et très en vie. Elle avait elle-même tant de plaisir à pavaner les siens dans une corbeille en osier à travers le village, même en troquer à l’occasion contre de menues faveurs.

    *     *     *

    Madame Clarisse et son mari tenaient le bureau de poste. Ils avaient eu un unique garçon que les jeunes filles du village s’arrachaient, non pas pour être courtisées mais pour se faire enseigner les secrets de la couture, un talent inné chez le jeune homme, de même que les points de dentelle et de broderie richelieu, très prisés pour les nappes d’autel. On jasait beaucoup sur les talents féminins de Léonce à un point tel qu’il devait se cacher pour utiliser la machine à coudre de sa mère quand quelqu’un venait chercher son courrier. La plupart des femmes étaient bien contentes d’avoir recours à ses conseils pour modifier un patron de robe qui leur causait des difficultés.

    Sa mère le trouvait exagérément sensible. Plus petit, il avait ressenti tellement de chagrin quand on lui avait raconté l’histoire de la crucifixion du Christ, qu’elle avait dû le bercer pendant plusieurs nuits. Il était demeuré très impressionné par la méchanceté de ces bourreaux. Alors, lui-même ne comprenait pas que l’on se moque de lui seulement parce qu’il était poli avec les femmes et qu’il s’intéressait à leurs activités.

    Toujours gentil et sociable, ses manières un peu efféminées portaient la gent féminine à l’apprécier, habituée qu’elle était à celles plutôt rustres des autres hommes. Ces femmes comprenaient que si Léonce était plus délicat que les autres garçons, ce n’était pas de sa faute; sa voix flûtée et sa démarche nerveuse lui attiraient souvent de mauvaises plaisanteries. On avait tôt fait d’avertir les jeunes de mettre fin à leurs taquineries, assez cruelles parfois.

    *     *     *

    À son arrivée à l’école le lendemain, la maîtresse demanda à Carmella de rester encore après la classe pour parler de son avenir. Selon elle, le sujet bien qu’important, n’était pas très actuel. Son avenir, elle avait bien le temps d’y penser mais pourquoi pas? Après tout, Angélina Simard avait toujours eu une conversation intéressante et elle l’écouterait poliment.

    —Je me demande, dit l’institutrice, si l’enseignement vous plairait, Carmella? Vous pourriez terminer votre septième année d’abord, puis, je vous aiderais. Dites-moi, est ce que vous aimeriez aller vous faire instruire dans un couvent?

    —Enseigner, moi? Oui, peut-être… Mais pas me faire instruire, j’aimerais mieux être instruite, c’est tout.

    —Mais quelle est la différence?

    —Eh bien! S’instruire, c’est écouter en silence, apprendre par cœur de longues leçons et faire des devoirs qui n’en finissent plus.

    —Mais si vous voulez être instruite, il vous faut passer par-là.

    —Peut-être pas, on laisse les autres étudier tout ça et on se contente de les écouter quand ils parlent. C’est la même chose que voyager sans quitter la maison. On peut toujours regarder les cartes géographiques, écouter attentivement les gens qui reviennent de voyage, et essayer de garder dans sa mémoire ce qu’ils nous disent, même si des fois, on sent bien qu’ils exagèrent… Moi, je sais lire, écrire et compter un peu, c’est le principal. L’instruction, c’est bien beau mais regardez ma mère, elle sait écrire et le fait très bien; tout ça pour aller à l’église, faire la cuisine pour sa famille et écouter mon père quand il lui raconte ses histoires chaque fois qu’il rentre à la maison, comme s’il venait de vivre de grandes aventures.

    —Carmella, pensez-y, ce serait dommage qu’une fille aussi brillante que vous n’aille pas plus loin.

    Sur le chemin du retour à la maison, Carmella pensait à ce que son institutrice lui avait dit au sujet d’être une fille brillante, pourtant… Oui, elle apprenait bien mais après de longues explications; il est vrai qu’une fois comprises, ces choses savantes seraient retenues pour toujours.

    Ni Angélina Simard, ni ses intimes ne savaient que Carmella avait déjà élaboré son plan. Il était trop tôt pour en parler ou le développer mais elle s’y tiendrait.

    *     *     *

    Mettant de côté ses préoccupations scolaires, Carmella déposa son sac d’école chez elle, dans la petite cuisine d’été, et fila chez la voisine, histoire d’accepter la collation que madame Trefflée lui préparait à tous les jours. Les voisins étaient des gens chaleureux et hospitaliers. Même si on disait d’eux qu’ils descendaient d’une tribu sauvage, Carmella n’en avait cure puisque madame Trefflée Wyotte l’accueillait avec gentillesse à sa table, quelquefois au grand déplaisir de ses filles.

    —Madame Trefflée, dites-moi, c’est vrai que vous appelez votre Dieu Le Grand Manitou?

    —Chère toi, peu importe comment Il se nomme chez nous, le bon Dieu c’est le bon Dieu, c’est tout. Il n’y en a qu’Un et Il est là pour tout le monde.

    —Mais les protestants, comment L’appellent-ils?

    —Parce qu’ils parlent anglais, les protestants L’appellent God.

    —Nous parlons toujours du Même?

    —Certainement, chère toi.

    Carmella se demandait alors pourquoi sa maîtresse et le curé s’inquiétaient de son amitié avec madame Cassidy? Pourquoi ces protestants étaient-ils des gens susceptibles de l’influencer s’ils priaient le même Dieu? Et l’influencer dans quel sens? Il était défendu, elle le savait bien, de se présenter à la mitaine (mot dérivé de meeting signifiant réunion) désignant la petite chapelle de bois peint en blanc avec les ouvertures d’un beau vert irlandais, derrière laquelle se trouvait un petit cimetière. Au risque d’être excommunié, un Catholique ne pouvait pénétrer dans cette enceinte réservée aux Anglicans, ne serait-ce que pour assister aux funérailles d’un compagnon de travail ou d’un ami.

    Une fois tous les quinze jours, un pasteur venait pour l’office du dimanche; il devait parcourir plusieurs milles et diviser son temps entre les petites communautés anglophones établies, pour les besoins de l’industrie forestière, un peu partout dans le bas du fleuve et même jusqu’aux frontières des États-Unis.

    Carmella évitait d’approfondir ces questions des différences entre les religions; c’était un peu compliqué de toujours chercher à comprendre. Tout en dégustant les galettes à la mélasse que la voisine lui avait préparées, Carmella l’observait du coin de l’œil; elle avait très envie de vérifier avec madame Trefflée les nombreuses anecdotes que racontait son livre d’Histoire du Canada sur les Indiens peuplant l’Amérique à l’arrivée du soi-disant monde civilisé. On y rapportait qu’il y avait différentes tribus comme les Hurons, les Algonquins et les Iroquois, ces derniers étant les plus méchants de tous parce qu’ils avaient martyrisé des missionnaires.

    Carmella trouvait difficile de poser des questions à madame Trefflée, elle avait peur d’en apprendre trop ou que les réponses de l’Indienne ne fassent pas son affaire. Les wigwams, les tomahawks, les calumets, tout ça existait sans doute mais la guerre entre les Blancs et ses voisins, c’était bon pour agrémenter les livres d’histoire. Il aurait été trop dommage de se chicaner avec les Wyotte.

    Sauvages ou pas, Carmella les aimait beaucoup et pour elle, c’était tout à fait impensable qu’ils fussent Iroquois.

    Comme son amie Éléonore, dont on disait des membres de sa famille qu’ils étaient des Allemands réfugiés par ici parce que la guerre avait fait d’eux des renégats. Leur nom de famille, Steiner, révélait leur origine pas très glorieuse; peut-être avaient-ils aussi du sang juif? Pourtant, Carmella avait pleine confiance en sa grande amie Éléonore Steiner, discrète, polie, dont la prestance naturelle n’avait rien d’arrogant.

    Jamais Éléonore ne l’avait repoussée malgré les quelques années d’âge qui les séparaient. Fidèle, elle avait pris son parti quand, lors du Salut du Saint-Sacrement, Carmella s’était fait expulser de la chorale. Sur un air aussi exaltant que le Gloria in excelsis Deo, elle avait élevé la voix de façon un peu trop marquée, ce qui avait provoqué le fou rire général. Même son père qui faisait office de police à l’église, fonction ayant plus de noblesse que d’efficacité, n’avait pu intervenir. Éléonore avait expliqué à monsieur Massé que l’incident n’avait pas beaucoup d’importance, puisqu’il était mû (quoiqu’elle en doutât un peu) par le désir de bien faire.

    Que cette histoire insignifiante fasse autant de bruit avait conforté Carmella dans sa certitude que les grandes personnes prenaient les choses beaucoup trop au sérieux et que, pour cette raison, elles affrontaient bien des épreuves et développaient toutes sortes de malaises.

    Elle évita de poser les questions qui lui brûlaient la langue de peur aussi de froisser madame Trefflée; elle les poserait à ses filles qui ne se gênaient pas pour trouver maille à partir avec elle et la chasser de leur maison quand leur mère était absente. Étant la plus jeune enfant des deux familles, Carmella semblait jouir de privilèges auxquels ni les filles Wyotte, ni ses propres soeurs n’avaient droit. Florence et Éva s’étaient habituées dès leur jeune âge à ce que Carmella fasse céder sous son charme toutes les bonnes résolutions de leur père concernant la discipline. Leur mère, pourtant plus alerte à la manipulation, cédait aussi à l’intercession de son mari en faveur de sa cadette.

    Carmella remercia madame Trefflée pour sa délicieuse collation, avec ce ton enjôleur qu’elle perfectionnait au gré des événements et s’en alla.

    *     *     *

    Quand elle rentra chez elle, son père et sa mère étaient en pleine discussion d’argent. Toujours la même, au sujet de la famille Lebel qui vivait de l’autre côté du pont et qui semblait manquer d’argent à toutes les fins de mois.

    —Tu sais, mon Ti-Mère, que chez Séraphin, ils ont beaucoup d’enfants, que sa femme est fragile de la poitrine et qu’ils n’arrivent pas.

    —Jos, je comprends que tu veuilles faire une bonne oeuvre en leur prêtant de mon argent mais ils ne seront jamais capables de me rembourser. Avec tous tes prêts à droite et à gauche, nous allons finir par manger la maison.

    Pour Carmella, manger une maison, c’était pas mal fort. Comment avoir un peu d’argent sur une maison en bois non peinturé dont les pièces étaient si petites? On y avait certes construit un ajout à l’arrière qu’on appelait la cuisine d’été et qui servait aussi de tambour l’hiver venu, mais quand même…

    On vivait sobrement chez les Bernier et ça, malgré de petits héritages dont bénéficiait la mère de temps en temps au décès d’une tante ou d’un cousin éloigné qui avait eu la bonne idée de penser à elle en rédigeant son testament. Elmira savait que son mari n’était pas très attaché à l’argent et qu’elle devait prévoir un petit coussin pour leurs vieux jours s’ils ne voulaient pas devenir de piteux vieillards abandonnés dans un hospice, soutenus par les deniers publics jusqu’à ce qu’ils quittent la vie terrestre. Dorénavant, il n’y aurait plus de ces prêts sans garantie aucune, c’est-à-dire, sans papier signé par l’emprunteur mais consentis seulement sur l’honneur de sa parole, comme c’était la coutume depuis toujours.

    Jos retourna à ses travaux habituels en pensant que si Elmira lui avait refusé cet argent pour aider Séraphin Lebel, elle avait sans doute de bonnes raisons, convaincu qu’une femme aussi dévote ne laisserait jamais personne dans le besoin pour une simple histoire de vieux jours…

    Oui mais, se demandait Carmella, pourquoi la famille Lebel avait autant d’enfants? Pourquoi fallait-il en avoir absolument quand on était marié? Les sauvages qui distribuaient les bébés n’était-ils pas au courant que cette famille-là avait de la misère à la fin de chaque mois? Il faudrait sûrement en parler à madame Trefflée qui était présente dans les maisons à chaque fois qu’on y déposait un enfant.

    On l’appelait la sage-femme, probablement pour les bons conseils qu’elle prodiguait avec aplomb à la nouvelle maman;

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