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Illusion : Les maudits 2
Illusion : Les maudits 2
Illusion : Les maudits 2
Livre électronique429 pages5 heures

Illusion : Les maudits 2

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À propos de ce livre électronique

La mort devait me faire renaître. Elle m'a plutôt condamnée.A une existence qui n'est pas mienne. à un avenir sans issue.Prisonnière des lois de ce nouveau Monde, je ne pourrai jamais retrouver celle que j'étais.Bernée par mes propres choix, ma vie, aujourd'hui, est un châtiment.Une illusion.
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie14 août 2013
ISBN9782896622627
Illusion : Les maudits 2
Auteur

Edith Kabuya

Edith Kabuya est auteure, scénariste, boute-en-train et un brin dans la lune. Née à Montréal le 14 avril 1987, elle est bachelière en psychologie de l’Université McGill. Elle a également terminé une formation en scénarisation télévisuelle à L’INIS en 2018. Québécoise d’origine congolaise, elle souhaite refléter dans ses écrits la conciliation de ses deux identités culturelles à travers les manies, les valeurs et les origines des personnages qui peuplent ses univers. Sa trilogie Les Maudits, publiée aux Éditions de Mortagne depuis 2012, a été vendue en France à Hachette, dans la collection « Black Moon ». Lauréate de la bourse Netflix pour la diversité, elle entamera une nouvelle formation dans le cadre du programme long de scénarisation à L’INIS (cohorte 2018-2019). Elle planche présentement sur plusieurs projets de séries télé et de romans, dont la série Victoire-Divine.

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    Aperçu du livre

    Illusion - Edith Kabuya

    Elfie.

    Prologue

    Lorsque la porte de la classe s’ouvre sur lui, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un effet de mon imagination. Épouvantée, je regarde le sourire assuré qui se faufile sur ses lèvres et creuse la fameuse fossette dans sa joue droite. Je ne réagis pas alors qu’il s’avance vers le fond du local.

    Vers moi.

    Il s’écrase sur la chaise à mes côtés. Je ne remue toujours pas d’un centimètre. Tout s’est figé dans mon cerveau, comme dans un rêve. Non, un cauchemar. Un horrible, vicieux cauchemar.

    Sa main touche mon genou d’un geste possessif. Comme si je lui appartenais. Comme s’il me connaissait depuis toujours. Il se penche vers mon oreille et souffle :

    « Je t’avais bien dit que ça ne te servait à rien de courir. »

    Chapitre 1

    L’odeur sulfureuse du pétrole me ramène à moi.

    Avec un gémissement, j’entrouvre les yeux. Ce simple geste requiert un effort pénible. Il réveille aussi des douleurs atroces dans tout mon corps. Une sensation cuisante dans mes avant-bras, un mal lancinant dans ma poitrine, une migraine intense qui se propage dans ma tête. Des millions d’étoiles obscurcissent ma vue. Je suis à deux doigts de m’évanouir.

    Tu es vivante. Reste consciente. Tu es vivante.

    Je cligne des yeux plusieurs fois pour m’obliger à demeurer éveillée. Les choses retrouvent brutalement leur sens… ainsi que leur orientation. Ma tête pend dans le vide ; la ceinture de sécurité m’empêche de m’écraser contre le toit de la voiture qui s’est immobilisée à l’envers. Ça explique le bourdonnement dans mon crâne et le sang qui afflue dans mes tempes, mais pas le goût âcre de l’alcool dans mon gosier. Un début de panique monte en moi.

    Qu’est-ce qui s’est passé ? !

    — T… Thierry ?

    Aucune réponse. D’une main hésitante, je tâte le vide à côté de moi, jusqu’à ce que je touche le bras de mon frère, puis son visage. Son souffle effleure mon pouce. Mes doigts sont rapidement tachés de sang. Son sang.

    — Thierry ? !

    Toujours aucune réponse. J’entends son cœur battre la chamade ; il est vivant, alors pas de panique. Les doigts gourds, je réussis à déboucler ma ceinture après trois tentatives maladroites. Mon front heurte le toit dans un bruit sourd. Ignorant la nouvelle douleur occasionnée par le choc, j’essaie d’ouvrir ma portière. Elle reste coincée. Je me tortille pour me positionner face à elle, puis donne trois, quatre, cinq coups de pied afin de la faire céder. Une bourrasque glaciale fouette mon visage. Étourdie, je me retourne et me mets à plat ventre pour détacher la ceinture de Thierry. Une longue traînée écarlate masque la moitié de sa figure. Un relent de bile monte jusqu’à mes lèvres, et ma gorge se comprime alors que l’effluve, subtil, de son sang s’introduit dans mes narines, me rappelle que je n’ai pas étanché ma Soif depuis plusieurs heures. Avec les plus grandes précautions, je glisse mes bras sous les aisselles de Thierry afin de le tirer avec moi à l’extérieur de la voiture.

    Du moins, c’est mon intention. Avec sa musculature d’athlète, il pèse une tonne ! Je ne parviens pas à le sortir complètement du véhicule et, bientôt, je m’écroule dans la boue, son corps pressé contre le mien. Haletante, je scrute les alentours.

    D’habitude, l’obscurité n’est pas un problème pour moi ; je possède une vision nocturne remarquable. Pourtant, j’ai du mal à distinguer le contour de la Chevrolet, enlisée sur le bas-côté de la route. Le moteur ronronne encore. Une fumée grisâtre se dégage du tuyau d’échappement. L’accident me revient en mémoire dans une série d’images fragmentées. La collision avec un cycliste sorti de nulle part. Thierry qui perd le contrôle. La sortie de route, puis la violente embardée qui a retourné la voiture sur elle-même. Moi, les bras levés devant mon visage pour me protéger des éclats de verre. L’écho strident de mon propre hurlement. Le noir total.

    Je retire ma nouvelle veste en denim, déjà souillée de boue et de brins d’herbe. Je la presse ensuite contre l’entaille sanglante que Thierry arbore à la tempe. Un sanglot involontaire m’échappe. Du bout des doigts, j’écarte les boucles brunes qui se sont agglutinées sur le front de mon frère. Un long frisson parcourt son corps. Ses sourcils se froncent, il tente de reprendre contact avec la réalité. Le soulagement qui m’envahit est indescriptible.

    — Thierry ! Ça va ? Tu m’entends ?

    Ses lèvres remuent doucement tandis que ses mains amorcent un geste vague dans le vide.

    — Bien sûr. Je te reçois cinq sur cinq…Tu cries dans mes oreilles. Argh…, crache-t-il d’une voix pâteuse.

    La tension dans mes muscles se relâche. J’aide Thierry à s’asseoir sur le sol vaseux. Il grogne en se prenant la tête entre les mains et, surpris, il observe ensuite ses paumes ensanglantées. Je recule un peu en pinçant les lèvres : l’appel du sang s’insinue sournoisement dans mes veines. Je détache difficilement mes yeux de sa blessure.

    — Tout va bien de ton côté ? me demande-t-il tout à coup. Tu n’as rien de cassé ?

    C’est bien mon frère de s’inquiéter de mon état avant le sien. Je m’apprête à répondre lorsqu’un gémissement de douleur s’élève derrière moi. Dans un sursaut, je regarde par-dessus mon épaule. Plissant les yeux pour mieux voir, j’aperçois, quelques mètres plus loin, une silhouette encapuchonnée se redresser faiblement aux côtés d’une bicyclette renversée.

    Le garçon qu’on a heurté.

    Je hurle :

    — Hé !

    L’inconnu s’immobilise pendant une fraction de seconde avant de soulever rapidement son vélo et de claudiquer dans la direction opposée à la nôtre.

    — Hé ! (je me relève à mon tour, les jambes flageolantes) HÉ !

    Il clopine plus vite, tente même de remonter sur sa bicyclette, mais le pneu de la roue arrière a été crevé durant l’accident. J’hésite à le prendre en chasse, n’osant pas abandonner mon frère. Je serre alors les poings en hurlant :

    — ESPÈCE DE DÉBILE ! TOUT ÇA EST TA FAUTE ! REVIENS ICI !

    — Robbie ! Laisse tomber ! marmonne mon frère.

    — Tu as vu ça ? Il s’est enfui !

    — Elle, corrige Thierry. C’était une fille. J’ai bien vu son visage avant la collision…

    Je m’agenouille, me sentant nauséeuse. Mon éclat de colère a ravivé mon vertige. J’étais soûle avant l’accident. Je le suis peut-être encore. Oui, sûrement. J’étais chez Mercedes Gomez, une collègue de travail. Elle, Ava, Clo et moi avons vidé le cabinet d’alcool de ses parents. Le reste de la soirée est parti en vrille : j’ai un vague souvenir de blagues déplacées, de fous rires idiots, ainsi que de l’appel pathétique que j’ai lancé à mon frère pour qu’il vienne me chercher.

    — Tu as ton téléphone sur toi ? s’enquiert Thierry. Je ne trouve pas le mien.

    — Regarde dans la poche de ma veste.

    Une seconde rafale de vent ramène mes cheveux vers l’arrière. Je croise les bras, grelottante, pendant que mon frère aîné compose le 911.

    — Je m’appelle Thierry Gordon. Ma sœur et moi avons eu un accident sur la 64e Avenue. Oui… oui. Oui. Je saigne un peu de la tête, mais ce n’est pas grave. (il se tâte le front, puis grimace) D’accord, ça fait un mal de chien.

    Mes yeux explorent les environs, retrouvant peu à peu leur acuité visuelle. Il doit être tard, puisque la rue est toujours déserte. D’un côté, elle est longée par des kilomètres et des kilomètres d’arbres dont les silhouettes se découpent lugubrement dans l’obscurité. De l’autre, elle est bordée par un champ qui s’étend jusqu’au canal. C’est de là qu’a surgi la cycliste.

    — Nous avons heurté quelqu’un, continue Thierry, toujours en ligne avec les services d’urgence. En fait, j’essayais de l’éviter : elle (il me jette un regard pointilleux) nous a coupés en plein milieu de la route. J’ai foncé tout droit dans un champ. Non… je ne pense pas. Elle s’est enfuie.

    Thierry raccroche et me tend le téléphone.

    — L’ambulance arrive.

    Je retourne à ses côtés, gardant quand même une certaine distance pour ne pas être tentée par le sang qui s’écoule de sa plaie.

    Tentée de l’attaquer.

    Mon frère reprend ma veste pour l’appuyer sur sa tempe. D’un air déconfit, il considère la Chevrolet démolie.

    — Papa va me tuer, murmure-t-il. Je n’ose pas l’appeler tout de suite.

    Je baisse la tête. Si je n’étais pas allée chez Mercedes… rien de tout ça ne serait arrivé.

    — Je suis désolée.

    — Non, tu ne l’es pas, grogne Thierry. C’est la troisième fois en moins d’un mois que je suis obligé de te ramasser à la petite cuillère ! La prochaine fois, tu te démerdes ! De toute façon, t’auras pas le choix : on n’a plus de voiture.

    — Est-ce que tu vas dire à papa ce que je… où j’étais ?

    Thierry ne répond pas tout de suite.

    — Je ne lui dirai rien. Mais seulement si je n’ai pas de commotion cérébrale, réplique-t-il finalement. Et si tu fais mon tour de vaisselle pendant six mois.

    On verra pour la vaisselle, me dis-je en grattant la terre séchée sur mon genou dénudé en raison de l’énorme déchirure dans mon jean.

    Mon frère et moi demeurons silencieux pendant les minutes qui suivent. Mon état d’alerte commence à tomber, et je me sens à nouveau abrutie par l’alcool qui coule encore dans mes veines. Je ne devrais plus me hasarder à ouvrir la bouche : ce ne sont pas des mots qui risquent d’en sortir, maintenant… Je ferme les yeux en tentant de faire disparaître mon malaise, mais la chair de poule envahit soudain mes bras. Une odeur de brûlé vient de s’insinuer sur les lieux. Je lance un coup d’œil inquiet vers la Chevrolet. Ça n’arrive que dans les films américains, n’est-ce pas, les voitures qui explosent ?

    — Thierry ? Tu sens ça ?

    — Quoi ? Le gaz ?

    — Non, on dirait…

    Les poils se dressent sur ma nuque. L’effluve devient plus prononcé. Putride, oppressant, de mauvais augure.

    Une odeur de chair brûlée.

    Je me raidis. Une ombre vient d’apparaître au bout de la rue. Quelqu’un traîne les pieds vers nous. Au début, je pense qu’il s’agit de la cycliste. Cependant, la taille de la silhouette est différente : plus grande, plus imposante. Il n’y a pas de vélo à ses côtés.

    Et aucun battement de cœur ne provient d’elle.

    — Qu’est-ce que t’as ? m’interroge Thierry en remarquant ma mine épouvantée.

    Je ne réagis pas. Il suit mon regard jusqu’à la rue en fronçant les sourcils, mais, bien sûr, il ne peut pas le voir, le mort qui s’approche de nous. Tout comme il ne peut sentir cette puanteur, cette odeur de cadavre qui me prend à la gorge, fait accélérer le rythme de mon cœur, me cloue sur place.

    Un Autre.

    — Robin ! Arrête de fixer le vide ! Tu me donnes des frissons dans le dos !

    Lentement, très lentement, le spectre lève un bras et dirige un doigt accusateur dans ma direction. Et je le sens, je le sais : s’il s’approche davantage, je vais en pâtir.

    Je retiens mon souffle.

    Chapitre 2

    Des hurlements de sirène brisent le silence. Deux voitures de police surgissent sur la route, suivies d’une ambulance et d’une dépanneuse. En l’espace de quelques secondes, les lieux sont inondés de mouvements, de bruits et d’individus. L’Autre disparaît dans le brouhaha d’activités. Je relâche mon souffle, mais je ne suis pas tout à fait détendue. Feignant de ne pas remarquer la curiosité avec laquelle Thierry me dévisage, je me remets debout, l’œil alerte.

    Deux ambulanciers accourent vers nous, tandis que les policiers déroulent un ruban jaune pour encercler la scène de l’accident. Pendant qu’on nous examine, un autre officier vient nous rejoindre pour nous presser de questions. Qui conduisait ? À quelle vitesse ? À quel endroit l’impact a-t-il eu lieu ?

    Je laisse mon frère répondre tout en restant à l’affût. Malgré l’absence de l’odeur infâme, je ne suis pas convaincue que le spectre se soit retiré des lieux. J’ai l’impression qu’il m’observe de loin. Qu’il me montre encore du doigt, quelque part. Il s’est peut-être caché dans le bois. Ou peut-être est-il dissimulé derrière une voiture de police. Ou camouflé par le camion qui remorque la Chevrolet.

    Une sueur glacée coule le long de mon dos.

    — T’as de la chance, mon petit gars, commente l’ambulancier qui s’occupe de la blessure de mon frère. Tu n’auras besoin que de quelques points de suture. C’est une coupure mineure. Les blessures à la tête ont toujours l’air plus profondes qu’elles ne le sont. On va quand même te faire passer des tests à l’hôpital, juste pour être sûr.

    Thierry grimace en entendant « mon petit gars ». Avec raison. Il dépasse l’ambulancier d’une bonne tête et demie.

    — C’est un miracle que vous vous en sortiez avec quelques égratignures, renchérit le second ambulancier, celui qui soigne les coupures sur mes bras. Vous avez vu l’état de votre voiture ? ! Il y a des victimes d’accidents beaucoup moins graves que j’ai dû accompagner à la morgue.

    J’observe la Chevrolet irrécupérable. Ouf… Papa va nous la ramener pendant des siècles, celle-là.

    — Vous disiez avoir heurté quelqu’un ? relève le policier.

    — Un fou sorti du champ en vélo, dis-je en serrant les dents.

    — Une fille, précise Thierry. J’ai tenté de l’éviter et j’ai perdu le contrôle de la voiture.

    L’officier plisse les yeux.

    — Qu’est-ce qu’une fille ferait en plein milieu de la route, à cette heure-ci ?

    — Demandez-lui, réplique sèchement Thierry.

    — OK, bon, on va vous emmener à l’hôpital et vous faire signer des dépositions.

    Je demeure tendue jusqu’à ce que nous montions dans l’ambulance. C’est seulement lorsque les secouristes referment les portes sur nous que je me décontracte et que j’oublie la vision de l’Autre qui empestait les lieux de sa présence funeste.

    Je ne m’habituerai jamais à leur existence.

    — Qu’est-ce que t’avais tout à l’heure ? me chuchote mon frère, alors que le véhicule démarre.

    Je prends un air innocent.

    — Fais pas tes yeux de biche, tu sais de quoi je parle, râle-t-il. Tu voyais quelque chose qui te faisait flipper.

    — J’ignore à quoi tu fais allusion.

    Il ouvre la bouche pour répliquer, mais décide de laisser tomber. Je me laisse aller contre la banquette en fermant les paupières, ayant plus que jamais hâte de rentrer à la maison, d’oublier l’accident et de dessoûler proprement.

    Papa déboule dans la salle d’urgence à une heure du matin, accompagné de Suzanne Stellas, sa petite amie et notre voisine d’en face. Ses cheveux en bataille donnent l’illusion qu’il s’est bagarré avec son oreiller avant de sortir de la maison. Il ne s’est même pas donné la peine de troquer son horrible pyjama à carreaux pour un pantalon.

    — Ça va ? me questionne-t-il en m’examinant sous tous les angles. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu te sens bien ?

    — J’ai un million de points de suture sur le front mais surtout, t’inquiète pas pour moi, grommelle Thierry derrière moi. Je ne suis visiblement pas le plus à plaindre !

    Je repousse les mains de papa. Il ne semble pas s’en rendre compte, occupé qu’il est à nous bombarder de questions sans même attendre les réponses. C’est finalement le médecin qui lui confirme que ni Thierry ni moi ne souffrons d’hémorragie interne.

    Mon frère et moi emboîtons ensuite le pas à mon père et à Suzanne jusque dans le stationnement de l’hôpital. Suzanne ouvre la portière arrière de sa voiture pour moi. Je fais semblant de ne pas remarquer le geste et contourne le véhicule pour m’installer de l’autre côté.

    — Vous reveniez d’où ? s’enquiert papa après que la voisine a mis la clé de contact. Je croyais que tu étais allée étudier chez une amie, Robin.

    J’évite de regarder dans la direction de mon aîné et attache ma ceinture de sécurité sans broncher.

    — Elle m’a appelé pour que j’aille la chercher, explique Thierry. Sur le chemin du retour, une débile mentale en vélo nous a foncé dessus !

    Il n’évoque pas le fait que j’étais ivre et qu’il a dû me soulever de la moquette pour me sortir de chez Mercedes. Que c’est la troisième fois qu’il me dépêtre d’une pareille situation. Que c’est ma faute si nous sommes à présent obligés d’être des piétons pour-je-ne-sais-combien de semaines.

    Je devrais me sentir coupable, mais en réalité, je n’ai qu’une seule envie : plonger dans mon lit. Mon frère et moi avons tous nos membres, alors je peux mettre l’accident derrière moi pour l’instant. J’y penserai demain. Demain est un autre jour.

    — Au moins, vous êtes sains et saufs, c’est ce qui compte, énonce Suzanne. Votre père et moi avons eu très peur.

    — Ces foutus cyclistes sont de plus en plus dangereux !… maugrée papa dans sa barbe. Il y en avait un l’autre jour, dans le trafic, qui brûlait tous les feux rouges qu’il croisait. Je souhaitais presque qu’il se fasse écraser pour recevoir une bonne le…

    Sa voix s’estompe. Nous venons de nous engager dans la rue de Steph. Le silence tombe dans la voiture. Chaque fois que nous roulons devant la maison des Cooper, c’est la même chose. Trois mois que Steph est morte et encore aujourd’hui la vue de son domicile réussit à nous faire perdre nos mots. Je dirige mon attention sur la pancarte PROPRIÉTÉ À VENDRE qui est plantée sur la pelouse des Cooper. Je la fixe jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ de vision.

    Dire qu’il y a quelques mois, Stéphanie vivait encore là, à trois minutes de chez moi. Au début, c’était dur d’imaginer une époque sans elle, après toutes ces années où nous avons grandi à proximité l’une de l’autre. Ses nombreuses visites à l’improviste. Nos escapades au parc. Nos soirées cinéma d’horreur, blotties sous une couverture, prêtes à nous esclaffer ou à hurler de peur.

    Je n’ai pas pleuré le jour où Vince m’a appris sa mort. Je n’ai pas pleuré non plus à son enterrement, pas même lorsque madame Cooper s’est écroulée au sol, étranglée par les sanglots. Je n’ai jamais versé de larmes sur sa disparition. Un peu difficile lorsqu’on ne ressent rien du tout. Juste un vide total d’émotions. Ça me fait peut-être paraître sans-cœur, mais ce n’est pas parce que je suis insensible que je réagis comme ça. C’est tout simplement parce qu’avec la mort de Steph, une partie de moi est morte aussi.

    L’année dernière, notre prof de bio nous a appris que les victimes d’accidents graves ne ressentent parfois pas la douleur sur le coup : leur taux d’adrénaline est tellement élevé qu’elles ne remarquent pas leurs membres coupés ou leur corps à moitié écrasé sous un camion. Dans mon cas, la douleur que je ressens transcende les larmes, transcende même l’émotion. Elle est si profonde, si intense, qu’aucune dose d’adrénaline ou de larmes ne pourra la soulager.

    Papa se racle la gorge. Croisant son regard dans le rétroviseur, je détourne la tête vers ma vitre. Ni lui ni mon frère ne sont au courant de ce qui s’est véritablement passé.

    Ils ne se doutent pas que je suis la dernière personne que Steph a vue avant de périr.

    Ils pensent que j’ai décidé, sur un coup de tête, de fuguer le même jour. Que j’ai flâné dans les rues avant de trouver refuge dans un centre pour jeunes et de, finalement, rentrer à la maison. Un mensonge inventé de toutes pièces de ma part afin de justifier mon absence, mais, en fait, je n’ai aucun souvenir des sept jours qui se sont écoulés après la mort de Steph.

    Zéro. Nada.

    Suzanne retire la clé de contact. Nous sommes à la maison. Papa se retourne vers mon frère et moi.

    — Allez vous coucher, il est tard. Nous reparlerons de cet accident demain.

    Thierry et moi échangeons un regard. Wow, on n’aura pas à se taper l’un des longs monologues de Benjamin Gordon cette nuit. Je m’empresse de sortir du véhicule. Mon frère me suit de près, alors que papa et Suzanne s’attardent dans la voiture, penchés l’un vers l’autre. Je vois leurs bouches se rapprocher et je me dépêche de me détourner.

    — Tu m’en dois une, me lance Thierry en fermant la porte derrière moi.

    Je lui dois plus que ça, mais ce n’est pas la peine de le lui rappeler ; il va me faire culpabiliser longtemps. J’attends qu’il soit entré dans sa chambre avant de prendre une grande inspiration et de me faufiler dans la mienne. Je compte mentalement jusqu’à trois, puis soulève brusquement les draps pour regarder sous le lit. Rien, sauf la glacière qui contient mes rations de sang de cochon. J’ouvre ensuite ma garde-robe. Vide. Je relaxe un peu. Rien ne garantit que l’esprit de ma mère ne surgira pas plus tard, mais il s’agit d’un bon début. Il m’arrive souvent de me réveiller au beau milieu de la nuit pour la découvrir, debout au pied du lit, le regard fixé sur moi.

    Juste y penser me donne froid dans le dos.

    Si je me fie au journal de bord dans lequel je note ses visites, sa dernière apparition remonte à il y a dix jours. C’est la plus longue période d’absence qu’elle observe depuis que je l’ai invitée par mégarde à entrer dans la maison. Peut-être qu’elle s’est fait d’Autres copines dans l’au-delà.

    Ha, ha. Très drôle.

    Même si ses apparitions sont imprévisibles, même s’il peut s’écouler une semaine entière sans que je la voie, je sais que ma mère est toujours là. Sa présence empreint les murs, alourdit l’atmosphère dans la maison. Papa et Thierry la perçoivent aussi, parfois. Ils ne l’admettront jamais, puisqu’ils ne parviennent pas à mettre le doigt sur la source exacte de cette étrange ambiance, mais j’ai remarqué toutes les fois qu’ils frissonnent alors que le chauffage est au maximum ; les regards perplexes qu’ils lancent en direction du sous-sol, là où les affaires de maman sont entreposées ; les instants où ils jettent un coup d’œil par-dessus leur épaule, persuadés qu’il y a quelqu’un derrière eux. Même Suzanne n’est pas complètement à l’aise quand elle est ici.

    Quoique… dans son cas, je m’en fiche pas mal.

    Je sors un flacon de sang de la glacière. C’est le nouveau système de rationnement que Vince et moi avons mis en place (beaucoup moins compliqué que de se rencontrer en secret chaque jour). Le liquide, épais, à la fois amer et salé, me fait l’effet d’une gorgée d’eau fraîche après un long séjour dans le désert. Je me sens revitalisée de la tête aux pieds par une énergie qui embrouille mes pensées : plus rien d’autre n’existe que ce sang de cochon jusqu’à ce que je termine la bouteille. Puis, en me léchant les lèvres, j’appréhende le moment où la culpabilité me rappellera que j’ai une fois de plus cédé à une tentation barbare.

    Je déteste chaque facette de cette nouvelle vie Maudite : de mon nouveau régime alimentaire à l’affaiblissement de ma vue durant le jour ; de la perception des Autres à l’acuité de mon ouïe ; de mon adhésion à la Confrérie à l’impossibilité de révéler mon secret. Manque de bol, c’est une situation irréversible depuis que Vincent Salmoiraghi m’a ressuscitée en octobre dernier. Si je ne m’étais pas entêtée à assister à la fête d’Halloween organisée par Zack Bronovov, je ne serais pas dans cette situation, je ne serais pas cette Maudite condamnée à s’abreuver de sang.

    Je donnerais n’importe quoi pour avoir ne serait-ce qu’une minute de vie normale. Être une fille typique de seize ans et non une Gitane Maudite, dont la mère s’est pendue dans le sous-sol. Avoir un quotidien ordinaire où ma plus grande préoccupation serait de réussir mon secondaire et de trouver la paire de chaussures parfaite pour une sortie. Discuter de garçons et de potins de stars.

    Au lieu de ça, même lorsque j’essaie d’oublier ma condition maudite en passant la soirée avec des filles que je supporte à peine, il arrive toujours un truc, un événement, un accident, qui me rappelle que je n’ai même pas droit à ça.

    Je remonte les couvertures jusqu’à mon nez et ferme les yeux sur cette existence qui m’accable.

    Du moins, pour une nuit.

    Chapitre 3

    Les voix de papa, Thierry et Suzanne s’élèvent de la cuisine, me tirant de mon sommeil. Je me retourne dans mon lit. J’ai encore mal à la tête. Mon dos m’élance horriblement et ma bouche est tellement pâteuse qu’on dirait que j’ai avalé du papier mâché. Je reste étendue jusqu’à ce qu’il ne soit plus acceptable de faire la grasse matinée.

    Je traîne les pieds vers la salle de bains et m’examine rapidement dans la glace pour vérifier que l’accident de la veille ne m’a pas légué une nouvelle collection de bleus sur le corps. J’ai seulement l’air d’avoir passé la nuit dans une sécheuse. Les trois balafres sur ma joue (ainsi que la cicatrice sur mon abdomen), héritées du golem de Lana, sont à peine visibles maintenant. Pour expliquer ces blessures, j’ai dû raconter à mon père que je m’étais écorché le visage sur le trottoir lors de ma fugue.

    Je me frotte les yeux et tapote mes joues, puis saisis ma brosse à dents. Une quatrième brosse se trouve dans le récipient. Ma bouche forme une grimace. La transition de « madame Stellas » à « Suzanne » n’était déjà pas facile à effectuer, mais ça… c’est trop. Trop bizarre, trop rapide, trop indécent à mon goût.

    — On t’a gardé des œufs et du bacon, déclare Thierry à mon arrivée dans la cuisine. Tu sais, au cas où tu te lèverais un jour.

    Papa détache les yeux de son journal du dimanche pour observer ma réaction. Voyant Thierry réprimer un sourire, je soupire. C’est encore sa fameuse « blague » ! Depuis que j’ai osé manger du steak saignant devant eux (une fois seulement !), Thierry s’amuse à me rappeler que j’ai déjà ignoré mon régime végétarien.

    Papa, lui, ne rit jamais à cette plaisanterie. Il aimerait que je mange de la viande ; il est persuadé que ça me ferait regagner tout le poids que j’ai perdu depuis ma résurrection. Les lèvres serrées, je rétorque :

    — Je vais me contenter d’un bol de céréales, merci.

    — Je te sers, propose Suzanne, debout près de la cafetière.

    Je la devance avant qu’elle n’atteigne l’armoire.

    — Non, non, c’est bon. Je peux le faire toute seule.

    Ta brosse à dents est dans notre salle de bains alors que tu habites juste

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