L'Eden du délire
Par Cherif Ouabbou
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Aperçu du livre
L'Eden du délire - Cherif Ouabbou
Chapitre 1
Je n’existe que dans la mesure où j’existe
pour autrui ; à la limite, c’est aimer.
Mounier
Il faisait froid le dernier jour de février 1993. Le ciel était couvert de brouillard et une bruine tombait sans interruption depuis l’aube.
Je musardais toute la journée dans la ville de Tizi Ouzou et au moment où la lumière céda la place à la nuit, je décidais de faire un tour du côté de l’hôtel Lalla Khadidja. Je m’apprêtais à garer dans le parking ma Peugeot 504 grise lorsqu’un véhicule de marque BMW, de couleur noire se rangeait tout près de ma voiture. L’homme au volant m’interpellait par mon prénom.
Je marquais une pause en me retournant. Le gars descendait, doucement de son carrosse, il était brun, de taille moyenne. Il était bien coiffé, vêtu d’un pantalon Jean bleu clair et un blouson trois-quarts en daim, et portait des lunettes noires. Il se rapprochait de moi et me demandait de le conduire à Tigzirt.
Après l’avoir reconnu, je ne tardais pas à acquiescer.
– A votre service Monsieur, lui lançais-je.
Il ouvrit la porte arrière droite de sa voiture, une femme en djellaba sortit directement et s’assit sur le siège arrière de ma bagnole. Il se dirigea derrière sa caisse pour prendre deux valises. Je lui ouvris le coffre pour les déposer.
Pendant qu’il fermait la porte, il me tendait une enveloppe en me disant que tout était réglé au niveau de l’hôtel La Baie.
– Est-ce que tu as quelque chose de prévu pour mercredi soir, me demanda-t-il ?
Une interrogation qui me laissait quelque peu interloqué. Je ne comprenais pas pourquoi il me sollicitait. Devrais-je me méfier de lui ? Après tout, je ne le connaissais pas suffisamment. Pourquoi voulait-il m’entraîner à la découverte de ses secrets ? Des questions qui, en tout cas, me turlupinaient.
En revanche, la curiosité naissante dans mon esprit prenait de plus en plus de place, non sans me conduire dans des sentiers inconnus.
Je saisissais l’enveloppe.
– Rien de spécial, lui fis-je savoir.
– Je pourrais compter sur toi pour la ramener à la villa des Roses à dix-neuf heures ?
– Soyez rassuré Monsieur, je serai ponctuel.
Je repris ma place, avant de démarrer sans dire mot ni jeter un regard en arrière. J’empruntai la sortie Est de Tizi, pendant que radio Chaîne 3 diffusait une musique salsa. La circulation était fluide, en dehors de deux barrages de la gendarmerie nationale qui faisaient ralentir les véhicules.
En entamant la montée de Makouda, la tombée du soir avait fini par chasser le jour et un brouillard m’obligeait à réduire la vitesse, la visibilité étant presque nulle.
– Moi c’est Hanane, me disait-elle.
– Afer le solitaire, murmurais-je.
– Combien de temps faut-il encore pour arriver ?
– Environ une trentaine minutes.
– Je viens d’Oran par taxi. Il y avait beaucoup de barrages. Heureusement, nous avions pris la route dès potron-minet.
– Comme partout Madame.
– Le voyage a été pénible, je suis épuisée. J’ai hâte de rejoindre ma chambre. Il paraît que travailler dans cette ville est intéressant, non ?
– Tout dépend du métier.
– Gagner sa vie actuellement n’est pas une mince affaire. Depuis la montée de l’intolérance, vivre selon sa propre philosophie est une chimère. Il m’est impossible désormais, de vivre dans une ville où je suis la cible de tous les regards. Je me sens comme dans une prison… J’ai entendu beaucoup de bien sur la Kabylie.
Je l’écoutais attentivement, mais non sans être un peu désarçonné. Je ne comprenais pas comment on peut quitter une grande ville et venir chercher à gagner son pain dans une petite commune, ne disposant ni de cinéma, ni de théâtre, ni d’aucun lieu de loisir. Enfin, me dis-je, c’est son problème, je ne vois pas en quoi cela me concerne.
– Je suis un chauffeur occasionnel, récoltant des miettes pour subvenir à mes besoins. Je n’ai pas réussi à décrocher un poste de travail dans la fonction publique comme la majorité des gens de ma génération qui ont les bras longs, racontai-je.
– Il ne faut jamais baisser les bras et tenter toujours de surmonter les écueils de la vie. N’est-ce pas que la vie est un éternel combat ?
Je fus frappé par sa témérité et sa manière de voir les choses de la vie. J’essayais de répondre de la même façon.
– Vivre est très compliqué. A la croisée des chemins, il faut savoir choisir le bon, avec bien entendu le risque que cela est supposé entraîner. Il faut prendre des risques, car le plus grand danger dans la vie c’est de ne rien risquer du tout.
– Tu as raison, celui qui ne brave pas les règles établies n’avancera pas.
– Prendre le risque est une chose, mais être obnubilé par la folie de l’argent en est une autre.
Je ne voyais pas la nécessité de lui répondre, surtout que ce n’est pas dans mes habitudes de sympathiser avec des clients. Je l’avais laissée vider son sac.
En garant devant l’hôtel, le garçon d’accueil était déjà sur le perron, il reconnut ma voiture depuis la terrasse du premier étage. Il ouvrit la porte droite de ma voiture et elle sortit délicatement avant d’emprunter la volée d’escaliers.
Je pris les bagages du coffre pour les déposer à la réception. Une fois à l’intérieur, le réceptionniste lui remit la clef de sa suite sans même lui demander son nom. Dans ce milieu, la confiance doit être totale.
Avant de rejoindre sa chambre, elle me lança un regard tendre.
– Au revoir Monsieur, me dit-elle.
– Au revoir Madame.
Je faisais un tour dans le bar pour prendre une bière au comptoir. Après avoir constaté l’absence de nouvelles têtes, je désertais le lieu en prenant la direction de l’Albatros pour le dîner. L’Albatros est un restaurant fréquenté par les gens de notre région qui auraient certainement besoin de moi pour les déposer chez eux.
En découvrant ce nouveau métier, je ne me réveillais qu’au milieu de la matinée, afin d’être disponible pour les besoins de la famille, surtout assurer les déplacements de mes parents. Je ne quittais le foyer qu’après le déjeuner puisque le dîner, je le prenais généralement à l’extérieur.
***
Mardi, troisième jour du printemps de l’année 1993, je rencontrais au niveau du Jardin Secret une amie que j’avais connue au lycée polyvalent.
Le hasard voulait qu’au moment où je rentrais pour échanger un roman à la bibliothèque, elle s’apprêtait à sortir avec un livre à la main. Dès que mes yeux croisèrent son regard, je ressentis un faisceau de lumière intense traverser mon corps. « Elle est mignonne celle-là ! », me dis-je avant de l’aborder avec une voix confuse.
– Bonjour, excusez-moi, est-ce que tu pourrais m’accorder un instant, je voudrais bien discuter avec toi ?
Bien qu’elle soit quelque peu embarrassée, elle me répondit avec une voix envoûtante : « Je ne vois aucun problème. »
Au fil des jours, notre relation se fortifia. Elle était en première et moi en terminale. Nous avons gardé notre relation le long de notre cursus universitaire.
Alors qu’elle était en dernière année à l’université Mouloud Mammeri, nous vadrouillions, souvent, d’un lieu à un autre tout au long de la journée à la recherche d’un endroit où il était possible de savourer les moments intimes. Je prenais congé d’elle à la tombée de la nuit, en la déposant devant sa maison familiale du côté des Tours-Villa.
Je roulais vers la station taxi quand je voyais deux individus, portant chacun un sac à la main. Une fois à leur hauteur, je ralentissais ; l’un d’eux m’interpellait en arabe classique dont je n’avais compris que le mot Tigzirt.
– C’est ma direction, répondis-je.
Je voulais descendre pour ouvrir la malle, mais ils avaient déjà pris place avec les sacs sur leurs genoux.
J’étais en train d’écouter des chansons de notre idole Aït Menguellat.
Quelques instants après, son binôme me posa une question en kabyle
– Vous ne parlez pas arabe ?
– Nous n’avons pas d’école primaire dans notre village, insinuais-je, sans hésitation et naïvement. C’est pour cette raison que je n’ai pas eu la chance de faire des études. En plus, je n’avais jamais quitté ma région.
– Je comprends, disait-il, en hochant la tête.
Il expliqua à son compagnon les raisons de mon ignorance de leur langue, il lui suggéra de discuter entre eux en arabe classique, sans s’inquiéter de ma présence.
Une discussion s’en est suivie entre eux dont voici approximativement le contenu.
C’était l’arabophone qui avait pris la parole en premier pour dire : « Mon frère, écoute-moi bien, je n’ai pas aimé la rencontre d’hier à Sidi Ali Bounab. L’émir de la région de l’Est était très arrogant et imbu de sa personnalité. Il n’avait aucune connaissance du terrain. Sauf qu’il était un prédicateur ayant une longue expérience en politique. Il avait monopolisé la parole pour imposer sa propre lecture de la situation en cherchant à nous faire avaler des couleuvres. Il était complètement en contradiction avec la réalité de notre zone : cette région est différente des autres. Nous devons bien réfléchir à nos actions pour ne pas commettre d’imprudence qui peut nous être fatale. Avoir des yeux et des oreilles en Kabylie n’est pas une chose facile. »
L’autre lui répliqua : « Du calme cher ami, entre frères on se comprend, tu es issu d’une région qui a les mêmes valeurs que la mienne ; par contre, dans le front, il y a ceux qui ignorent les différences culturelles et sociales de l’Algérie. Ils rêvent de la conquête de la planète alors qu’ils n’arrivent même pas à comprendre leurs propres concitoyens. Notre objectif est la prise du pouvoir par tous les moyens. » Et de poursuivre dans son explication : « Le seul point où je suis d’accord avec lui est l’élimination physique