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Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires
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Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires
Livre électronique2 777 pages41 heures

Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires

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À propos de ce livre électronique

Cette compilation est composée des histoires suivantes : TroppmannLes Amours funestes d'AngélinaVacher l'ÉventreurL'Auberge de la Tête NoireLa Malle MystérieuseLe Duel du Chemin de la FavoriteLes Procès BurlesquesLe Crime de VouziersLa Faute de L'Abbé AuriolDumollard le Tueur de BonnesL'Enfant de la VilletteLa Femme à l'OmbrelleLes Dames de JeufosseL'Affaire LafargeL'Affaire Pranzini-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie8 mars 2023
ISBN9788728549728
Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires

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    Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires - Pierre Bouchardon

    Pierre Bouchardon

    Œuvres complètes

    Tome 1 - Troppmann et autres histoires

    SAGA Egmont

    Œuvres complètes - tome 1 - Troppmann et autres histoires

    Image de couverture : Shutterstock

    Copyright © 2022 SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788728549728

    1e édition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.

    Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.

    A Albin Michel, qui édita mon premier livre, hommage de bien fidèle et cordiale reconnaissance.

    P. B.

    Troppmann

    « Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes ; n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? »

    (Balzac : Z. Marcas.)

    I

    Prologue

    C’était en 1869, dans le département du Haut-Rhin.

    Le 25 août, à onze heures avant midi, un monsieur, d’âge mûr, descendit, à la station de Bollwiller, du train de Strasbourg. Il n’avait que des bagages à main : un carton à chapeaux et deux sacs de nuit recouverts de tapisseries aux couleurs voyantes.

    Un peu plus tard, en la compagnie d’un jeune homftie qui l’avait attendu à sa descente de wagon, il grimpa lestement sur l’impériale de l’omnibus des chemins de fer de l’Est qui faisait alors le service jusqu’à Guebwiller et que conduisait, ce jour-là, le cocher Müller Ferdinand, mais les deux inconnus s’arrêtèrent, en cours de route, à Soultz, un gros chef-lieu de canton.

    — A quelle heure passe la plus prochaine voiture pour Guebwiller ? demanda l’aîné des voyageurs, en posant le pied sur le sol.

    Et comme Müller lui répondait : A neuf heures du soir ! il remercia et prit congé en ces termes :

    — Alors, le temps ne nous manquera pas, à mon ami et à moi, pour notre petite excursion !

    Du consentement de l’employé Sébastien Vogel, il déposa ses trois colis dans le bureau de l’omnibus.

    Les deux amis, puisque amis il y avait, poussèrent ensuite la porte de Joseph Loevert, qui tenait boulangerie et auberge. Ils s’attablèrent à côté de la fenêtre et commandèrent, en allemand, des cervelas. Ce fut la femme de l’aubergiste, née Caroline Maugeney, qui leur servit cette nourriture indigeste ! Ils mangèrent au galop, mettant les bouchées doubles et conversant à demi-voix, mais en langue française.

    L’un avait dépassé largement la cinquantaine. Il grisonnait fort et portait les cheveux presque ras. Basané, large d’épaules, les mains velues, les pommettes saillantes, l’œil vif sous l’arcade de sourcils broussailleux, le nez pointu et cassé à la racine, il ornait son visage d’épaisses moustaches, sans mouche, ni impériale, mais avec une dizaine de poils très longs qui venaient, de chaque côté, se coller contre la joue. Il était confortablement vêtu d’une jaquette en drap noir à six poches, et de l’une d’elles émergeait le tuyau d’une pipe.

    Enfin, il avait noué sa cravate avec une certaine recherche et coiffé son chef d’un chapeau de soie à haute forme.

    L’autre, beaucoup plus jeune — presque un adolescent — faisait figure d’un être chétif. Mais, à observer ses gestes, on s’apercevait vite que, sous cette apparente faiblesse, il était bien découplé et tout en muscles. Ses cheveux châtains, abondants et soignés, se dressaient en touffe sur sa tête, avec une raie tracée très bas. De lourdes paupières lui tombaient sur les yeux et ses oreilles, mal ourlées, s’étalaient comme des plats à barbe. Il n’avait pas, au visage, moins de treize grains de beauté, dont sept à la joue droite. Le nez, assez gros à la racine, s’effilait vite et s’incurvait du bout en bec d’oiseau de proie.

    Son menton ne nourrissait qu’une barbe naissante. La moustache, encore maigre, ombrageait à peine une lèvre trop grasse et des dents trop larges.

    Décharnées et osseuses, ses mains attiraient l’attention, quand il les étalait sur la table. On remarquait surtout ses pouces, des pouces terminés en spatules et atteignant l’extrémité de la phalange supérieure de l’index. L’écartement entre ces deux doigts apparaissait énorme, monstrueux, et cette difformité faisait songer à une pince de homard. A regarder, on éprouvait une impression de malaise, de dégoût et d’horreur.

    Le propriétaire de ces pouces géants parlait le français avec un accent alsacien aussi prononcé que possible, celui de Schmucke dans le Cousin Pons. Par exemple, il disait : Foulez-fous pour voulez-vous, bromenate pour promenade et pédisse pour bêtise.

    Les deux hommes avaient des allures si mystérieuses et ils apportaient, à expédier leur repas, une précipitation si peu en rapport avec les habitudes paisibles et ordonnées du pays, que la femme Loevert ne cessa de les observer. Même, quand elle eut à se rendre à la cuisine, elle continua de jeter un coup d’œil par le vasistas de surveillance pratiqué dans la porte.

    Lorsque le plus âgé eût réglé la dépense, elle les vit s’éloigner dans la direction de Wattwiller. Ils couraient presque. Là-bas, la région devenait mélancolique et sauvage, avec ses forêts de sapins ou de hêtres. Encore plus loin, sur la cime du Herrenflüh, contrefort oriental de la chaîne des Vosges, se dressait un minuscule squelette de pierres, au-dessus duquel tournoyaient des oiseaux criards. Cette ruine avait été jadis un pesant château féodal.

    Il était environ trois heures du soir…

    II

    Le champ Magnin

    A la veille de la guerre de 1870, la gare de Pantin se trouvait quelque peu isolée du reste du monde. Là où ont été percées de larges voies que bordent des maisons de rapport, s’étendait la plaine nue : végétation triste et pauvre, des champs de luzerne, des labours, des jardins, des terrains vagues, avec le fort d’Aubervilliers pour toile de fond. A travers ce désert, serpentaient des chemins aux noms pittoresques : le chemin Vert, la sente des Marglats, le chemin Pouilleux. De-ci, de-là, quelques réverbères à huile.

    On n’imagine pas aujourd’hui ce que pouvait être, il y a soixante-deux ans, ce coin de la banlieue. Les habitants y chassaient l’alouette dans la saison. Les Parisiens ne le fréquentaient guère…et ils ne connaissaient pas beaucoup mieux l’agglomération pantinoise, déjà hérissée de cheminées d’usine. Ils se contentaient de fredonner la spirituelle chanson de Francisque Sarcey :

    A Paris, près de Pantin…

    Je naquis un beau matin

    de décembre.

    Le lundi 20 septembre 1869, vers sept heures du matin, Jean-Louis-Auguste Langlois, cultivateur à la Villette-Paris, se rendait à ses travaux, avec sa voiture et ses instruments. Il longeait, sur le territoire de Pantin, à un kilomètre environ de la gare, le chemin Vert, lorsqu’il remarqua, dans une luzerne qui lui appartenait, plusieurs flaques de sang. Il s’approcha. Nul vestige de lutte, mais une traînée rouge, mêlée de fragments de cervelle, qui paraissait se diriger vers une terre voisine et fraîchement labourée, appartenant à une vieille femme d’Aubervilliers, Marie-Elisabeth Boimeau, veuve Magnin.

    En suivant la piste, Langlois aperçut une bosse, nouvellement poussée. A cette place, le sol avait été remué depuis la dernière pluie, tombée la veille. Il n’offrait pas, en effet, la teinte grise uniforme et l’aspect boueux du reste du champ, car un peu de terre sèche apparaissait, provenant du sous-sol, mais on s’était appliqué à refaire les sillons tels que la charrue les avait creusés. On avait même dû, pour cette opération, se tenir sur la luzerne, afin de ne pas laisser de traces de pas.

    D’un coup de pioche, il gratta le monticule. Le coin d’un mouchoir apparut. Il creusa plus profondément et mit au jour une partie de visage : des cheveux et une oreille.

    Tout frissonnant, il refit le sillon et courut avertir le premier agent qu’il rencontra.

    Informé d’urgence, le commissaire de police de Pantin, M. Agénor Roubel, se transporta sur les lieux, assisté du docteur Cyprien Lugagne. Et, pendant que les soldats du fort, baïonnette au canon, éloignaient les curieux qui commençaient à affluer de toute part, il organisait une fouille complète du terrain.

    Dans une fosse longue de trois mètres, large de soixante centimètres et profonde de quarante, étaient enfouis pêle-mêle, plusieurs cadavres encore tièdes. Et comme il avait été difficile de les loger tous dans cet espace étroit, on avait piétiné pour les mieux tasser.

    Aucun signe n’indiquait que les victimes eussent livré bataille. Tout se réunissait, au contraire, pour démontrer qu’elles avaient reçu, à l’improviste, des coups immédiatement mortels.

    On déterra d’abord un petit garçon. Cinq ans, six ans peut-être. Le larynx était ouvert, de nombreuses plaies apparaissaient sur tout le corps, dont l’une très profonde, à la nuque. Des vaisseaux avaient été coupés, d’où une hémorragie profuse qui avait dû être promptement fatale. Il semblait, toutefois, que l’enfant eût cherché à se défendre contre son agresseur, car ses petites mains étaient déchirées de griffures d’ongle.

    Puis, ce fut un deuxième cadavre, celui d’un enfant d’une dizaine d’années, assez chétif. Le malheureux avait eu le visage fracassé à coups de pioche. Sous le doigt, on sentait les esquilles et, au milieu du front, apparaissait un trou quadrangulaire qu’on eût dit fait à l’emporte pièce.

    Les bêches continuent à fouiller et dégagent cette fois le corps d’une fillette. Celle-ci a deux ans au plus. L’une de ses oreilles pend, presque arrachée. Au front, à la racine du nez, existe une plaie contuse avec enfoncement de l’œil droit, qu’a produite la pointe d’un couteau.

    Horreur ! Au-dessous de l’ombilic s’étale une blessure béante, par laquelle s’échappent des anses d’intestin.

    A ce spectacle, les curieux poussent des cris ou se voilent la face. Ils n’ont pas tout vu.

    On soulève maintenant par ses jupons une quatrième victime. C’est une femme corpulente, de constitution robuste et qui paraît avoir dépassé la quarantaine. Le visage est flétri, mais le corps a résisté à l’outrage des ans. Elle a reçu de nombreux coups de couteau, à la gorge principalement. Et dans l’une des blessures, c’est une lame déjà brisée qu’on a dû enfoncer, si l’on en juge par la déchirure des bords. Le larynx et la cavité pharyngienne sont ouverts, l’artère linguale et de grosses veines de cette région sectionnées. De tous ces vaisseaux le sang a coulé à flots et la mort a suivi, presque immédiate.

    Sans nul doute, cette femme a été surprise par l’attaque. Il n’existe à ses bras, à ses poignets, aucune meurtrissure, aucune ecchymose, qui décèle une lutte ou une résistance. Elle ne se défiait pas et la foudre a passé.

    Détail affreux ! Elle est enceinte de six mois, et le fœtus — une petite fille parfaitement conformée — sort à moitié des entrailles.

    Est-ce tout cette fois ? En est-ce fini de cette besogne macabre que les fossoyeurs — fossoyeurs volontaires — n’accomplissent plus qu’avec épouvante et dégoût ?

    Pas encore. Cette fosse commune est inépuisable.

    On en retire presque aussitôt un enfant d’une huitaine d’années, maltraité d’une façon odieuse. Le front a été défoncé à coups de pioche. L’œil droit est crevé et, par l’orifice, s’échappe de la matière cérébrale mélangée de sang. Au cou existent des traces manifestes de strangulation, l’une due à la pression du pouce.

    Le trou est vide ? Non. En se penchant, un soldat aperçoit un sixième cadavre. C’est le dernier. On se trouve en présence d’un garçonnet de treize ou quatorze ans, qu’une pioche a frappé en arrière et sur les côtés de la tête. Par le pariétal brisé sortent des morceaux de cervelle. Enfin, la victime a été étranglée, car ses chairs ont gardé l’empreinte d’un lien serré avec force.

    Une femme, quatre jeunes garçons et une toute petite fille, tel est le bilan de cette tuerie sans exemple et sans nom !

    Tuerie toute récente, car les cadavres ont conservé quelques restes de chaleur vitale, pendant que les articulations de leurs membres sont demeurées élastiques.

    Mais alors quelles sont les victimes ? Quel monstre à face humaine les a attirées en ce lieu solitaire, pour les assassiner soudainement et avec une sorte de rage ? Dans quel dessein ? Quel subterfuge a-t-il employé ? A-t-il opéré seul ? Quelqu’un a-t-il vu ? Quelqu’un a-t-il entendu ? Autant de questions qui se posent ! Autant de problèmes, et qu’on ne pardonnerait pas à la justice, quand le bruit d’un aussi grand crime se sera répandu, de ne pas résoudre !

    Dès que les cadavres eurent été retirés de la fosse, M. Roubel se préoccupa de décrire leurs costumes.

    La femme était vêtue d’une robe de soie noire, recouvrant, par-dessus trois jupons, une crinoline rayée amarante. Son chapeau à brides en tulle noir s’ornait d’une fleur. Une alliance brillait à son doigt et ses boucles d’oreilles, nullement tapageuses, la classaient, ainsi que ses bottines de satin, dans la catégorie des bourgeoises à l’aise. Soit qu’elle fût venue sans argent, soit qu’on l’eût dévalisée, elle ne possédait plus sur elle qu’une pièce de cinq francs, une de un franc, huit sous en monnaie de billon et quatre pièces de deux centimes, dont une belge. C’était peu.

    La petite fille avait aux oreilles des boucles d’or et, au ccu, un rang de perles noires. Elle était en jupe bleu mérinos, en tablier blanc et en waterproof ; une toque à réseaux la coiffait.

    Des quatre garçons, les deux plus jeunes portaient des culottes courtes et des casquettes à liseré d’or. Tous étaient très proprement habillés de noir. Dans la poche de celui de dix ans, voisinaient un chapelet, un aimant en fer à cheval, un morceau de fer galvanisé et deux billes.

    Enfin, le trou sinistre se trouvait renfermer encore deux rondelles de saucisson et la moitié d’un petit pain.

    A midi, M. Jules-Gabriel Douet d’Arcq, juge d’instruction au tribunal de la Seine, assisté de son greffier Joseph-Nicolas Ditterich, était dans le champ Magnin. Il venait d’être saisi, par le procureur impérial, d’un réquisitoire introductif, et un jeune substitut de beaucoup de talent, M. Georges Onfroy de Bréville, l’accompagnait.

    M. Douet d’Arcq appartenait à la vieille école. De ses favoris, de sa cravate blanche et de sa redingote, il tirait la solennité qui convient. Mais, sous ce masque désuet que ne connaissent plus les magistrats d’aujourd’hui, il cachait beaucoup de finesse, une rare méthode et comme un don de seconde vue. Et, qualité devenue rare dans sa profession, il savait dicter.

    L’affaire — la plus horrible peut-être dont les annales du crime aient gardé le souvenir — était à sa taille. Il édifia une œuvre de grand style.

    III

    La famille Kinck

    Durant la nuit fatale, il avait fait clair de lune et le vent, bien qu’ayant soufflé avec une certaine violence, n’avait pas nui à la sonorité de la plaine. Dès lors, de la gare et des usines les plus proches, partout où des gens veillaient, on avait dû entendre quelque chose. Car enfin, si brusque qu’eût pu être l’attaque, six personnes ne s’étaient pas laissé égorger, sans pousser des cris ou appeler au secours.

    Eh bien, quelque extraordinaire que cela parût, les investigations de la justice à cet égard ne donnèrent que peu de résultats.

    Le sieur Guillaume-Georges Muller, chef de caves à la brasserie Dreher, qui demeurait rue de la Gare, avait bien entendu aboyer ses chiens, mais comme c’était, chaque nuit, leur habitude, il n’avait pas prêté attention.

    Seul, un gardien de la filature Cartier-Bresson, Antoine Gandner, fit une déposition importante. Il occupait son poste au séchoir, quand, passé minuit, il avait perçu dans le lointain les cris d’une femme en détresse et des appels au secours : Maman ! Maman ! poussés par des voix enfantines. Clameurs et gémissements avaient duré environ cinq minutes.

    Dès dix heures et demie du matin, le 20 septembre, trois heures donc après la découverte des cadavres, Joséphine Oudard, femme Dupont, journalière à Aubervilliers, remettait au commissaire de police un manche de couteau de table tout neuf. Elle l’avait découvert dans les champs, à cent-cinquante mètres environ du lieu du carnage, et la virole en était tordue à ce point, que l’un des clous d’attache avait cédé, arrachant avec lui une portion du bois.

    Pendant que M. Roubel cherchait lui-même la lame, une seconde femme d’Aubervilliers, Sylvie Davenne, épouse Giller, la lui apporta. Elle venait de la ramasser dans les mêmes parages. C’était une lame fixe, brisée à la fois à sa base et à son extrémité pointue, mais s’adaptant au manche d’une façon parfaite. Elle portait cette marque de fabrique : Lacroix, acier fondu. Le tranchant en était solide et le métal bien trempé.

    Lame et manche étaient littéralement englués d’un magma de sang et de boue, sous lequel disparaissait en grande partie l’un des côtés de l’arme.

    Sans nul doute, ce couteau avait servi à égorger les trois premières victimes. Et s’il n’avait pu achever l’œuvre de mort, c’est que l’acier, manié par une poigne vigoureuse, avait éclaté en rencontrant un corps dur.

    Aucune de ces découvertes ne semblait de nature à dissiper les ténèbres qui enveloppaient le drame. Un seul indice pouvait, après vérification, amener un résultat. Sur les boutons de culotte des quatre petits garçons, se lisaient en effet ces mots : Thomas fils aîné, Roubaix.

    Mais avant même que ce tailleur eût été entendu, l’émotion universelle, causée par le sextuple assassinat de la plaine de Pantin, allait servir les recherches de la justice.

    Dès le 20 septembre, les employés de l’hôtel du chemin de fer du Nord, 12, boulevard Denain, à Paris, vinrent déclarer que, la veille, entre neuf et dix heures du soir, une dame d’âge mûr, s’était présentée au bureau avec cinq enfants qui se serraient timidement autour de ses jupes.

    Elle avait demandé son mari qu’elle croyait descendu à cette adresse. Et comme elle le désignait par son nom, le garçon Pierre Robert avait cherché sur le livre des voyageurs.

    — Vous dites Jean Kinck, madame ?

    — C’est cela même.

    — Nous avons en effet un Jean Kinck, mais il est sorti. Voulez-vous vous reposer dans cette pièce jusqu’à son retour ? Si vous n’avez pas dine, rien ne sera plus facile que de vous servir un repas.

    — Merci. Je préfère aller à sa rencontre. Je dois vous dire que j’arrive à l’instant de Roubaix, mais pas par le train qu’il m’avait conseillé de prendre. J’ai pu monter dans le précédent, et c’est la raison pour laquelle il n’était pas là à notre descente de wagon. Le plus simple est encore de retourner à la gare, où il viendra certainement nous attendre à l’heure qu’il m’a, luimême, fixée.

    Et Mme Kinck, après avoir laissé au bureau de l’hôtel un paquet recouvert d’un linge, s’engagea, d’un pied hésitant, sur le boulevard Denain, encore éclairé, mais déjà un peu désert. Elle portait à son cou sa petite fille. Les autres enfants marchaient dans ses talons. On ne la revit plus.

    Mais, le lendemain, Pierre Robert et son collègue François Burnet, qui avait assisté à l’arrivée de cette famille, reconnurent les six cadavres sur les dalles de la Morgue.

    «J’arrive de Roubaix», avait annoncé la voyageuse. «Thomas fils aîné, Roubaix», lisaiton sur les boutons de culotte de ses quatre petits garçons. A Roubaix, on devait savoir bien des choses. La justice ne perdit pas une minute pour se renseigner, et voici ce qu’elle put apprendre :

    Dans cette grande ville, qui comptait alors quatre-vingt mille habitants, vivait 22, rue de l’Alouette, la famille Kinck.

    Toute blanche, avec ses volets peints en gris, la maison apparaissait modeste. Par derrière, une cour, puis, un petit terrain inculte où poussaient en liberté une douzaine d’arbres fruitiers, et enfin, au fond, un bâtiment en briques rouges qui servait d’atelier.

    Originaire de Guebwiller, Jean Kinck était venu se fixer à Roubaix en 1854. Il avait vingthuit ans, car il était né le premier avril 1826. Le 13 septembre 1852, il avait épousé à Tourcoing, sa résidence d’alors, Hortense-Juliette-Josèphe Roussel, d’un an moins âgée que lui. Et le ménage avait fait souche.

    Successivement étaient nés :

    le 19 juin 1853, Gustave-Louis-Joseph ;

    le 21 août 1856, Emile-Louis ;

    le 15 avril 1859, Henri-Joseph ;

    le 31 décembre 1861, Achille-Louis ;

    le 24 octobre 1863, Alfred-Louis ;

    le 19 avril 1866, Hector-Louis ;

    et le 3 août 1867, Marie-Hortense.

    Hector-Louis n’avait pas vécu, mais, depuis plusieurs mois, Mme Kinck se trouvait de nouveau enceinte.

    Les débuts avaient été humbles. Jean Kinck n’était qu’un simple ouvrier mécanicien. Sa femme ne savait ni lire, ni écrire, et, l’aisance venue, elle n’avait pas jugé à propos d’apprendre.

    Mais, à force de travail et d’économie, le père était parvenu à monter un établissement où il avait réalisé des bénéfices assez sérieux pour avoir pu acheter trois maisons dans cette même rue de l’Alouette et, à Bühl, hameau de Guebwiller, un terrain bâti, avec chute d’eau susceptible d’être utilisée comme force motrice. A ces propriétés, il fallait ajouter quelques valeurs mobilières déposées, en partie, à la caisse commerciale de Roubaix, de telle sorte que Jean Kinck se trouvait à la tête d’une fortune d’environ cent mille francs.

    Il existe au dossier criminel plusieurs feuilles de son papier commercial. On y lit, encadrant son nom, en bâtarde, en cursive, en ronde, en gothique — diversité d’écritures, destinée sans doute à flatter l’œil du client — une abondante nomenclature :

    A gauche : Tourneur en cuivre. Réparation de broches en tous genres. Collets en cuivre pour plates-bandes. Crapaudines à vis et à étoiles. Noix en fonte.

    A droite : Bobines en zinc pour métiers à retordre. Broches de râteliers. Tringles pour tissage mécanique.

    Bourreaux de travail l’un et l’autre, économes jusqu’à la parcimonie, levés tôt et couchés tard, les Kinck, mari et femme, vivaient en bonne intelligence. Ils élevaient leurs enfants dans d’excellents principes et semblaient les chérir. Ceux qui connaissaient le mieux le ménage, parents, amis, voisins, tous étaient unanimes à lui décerner l’éloge. On disait seulement que le mari possédait quelque part une fille naturelle, née vingtdeux ans plus tôt, de ses amours avec une certaine Joséphine Leclerc, dite Dondon. Aventure de jeunesse ! Si, d’autre part, quelque désaccord s’élevait parfois entre les époux — assez vif pour s’être traduit par un soufflet administré à la femme vers la fin de 1868 — les scènes ne duraient guère et se rapportaient toujours au désir qu’avait Jean Kinck d’aller achever sa vie dans sa petite maison de Bühl, tandis que Hortense-Juliette-Josèphe Roussel aurait voulu ne jamais quitter le département du Nord, son pays natal. Ce motif de querelle paraissait d’ailleurs avoir disparu, depuis que le chef de famille s’était engagé à demeurer trois ans encore à Roubaix et avait donné pour gage de cette promesse le nouvel agrandissement de son atelier.

    Nul doute que les six cadavres retirés de la fosse du champ Magnin ne fussent ceux de Mme Kinck et de ses cinq plus jeunes enfants. Pierre Thomas, marchand-tailleur à Roubaix, fit connaître qu’il avait confectionné pour les fils des pantalons portant des boutons de sa marque, et bientôt, du reste, plusieurs parents qui firent le voyage de la Morgue reconnurent, sans erreur possible, les corps mutilés de leurs sœur, bellesœur, neveux et nièce. Il les avaient déjà reconnus sur des photographies envoyées de toute urgence à Roubaix.

    Mais alors qu’étaient devenus Jean et Gustave-Louis Kinck, dont on constatait l’absence ?

    Et qu’était allée faire, avec sa bande de marmots, dans cet immense Paris, une provinciale qui n’y avait jamais mis les pieds ? Surtout, qui avait pu l’attirer, en pleine nuit, par des chemins déserts, au fin fond de la plaine de Pantin ?

    Pour son départ, l’instruction recueillit d’étranges renseignements. Et ce furent autant de questions troublantes à élucider.

    IV

    Une double disparition

    Le 24 août, Jean Kinck avait quitté Roubaix, disant se rendre à Guebwiller, mais les parents, qu’il possédait en cette ville, ne l’y avaient point vu et, en vain, ils étaient allés, plusieurs jours durant, l’attendre à tous les omnibus.

    Il avait emporté avec lui trois ou quatre cents francs, une montre en or avec sa chaîne, deux ou trois chèques détachés d’un carnet à souche de la caisse commerciale, une police d’assurance, des reçus des contributions, des factures et différents papiers d’affaires.

    Puis, dans les premiers jours de septembre, le fils aîné avait pris à son tour le chemin de l’Alsace. Il avait paru à Guebwiller, puis s’était dirigé sur Paris.

    Quant à Mme Kinck, elle s’était pesamment mise en route, le 19 septembre, pour la Capitale, avec le reste de la famille. Une lettre de son fils Gustave avait triomphé de sa répugnance pour un voyage que tout la dissuadait d’entreprendre : ses habitudes casanières, son état de grossesse avancée, la santé de sa fillette, encore mal remise d’une maladie grave.

    Déjà, le 14 septembre, les yeux pleins de larmes, elle s’était ouverte à sa sœur Justine, épouse Leroux, de certaines appréhensions funestes.

    — Voilà Jean parti depuis trois semaines ! Je ne comprends pas qu’il puisse négliger d’une telle façon sa clientèle. Ses lettres ? Je vois bien, sans que je sache lire, qu’il les fait écrire par un autre, car je ne reconnais pas ses caractères habituels. C’est mon petit Emile qui lui a répondu, et répondu de la façon la plus tendre : « Maman, m’a-t-il dit, je t’assure que, lorsque papa aura lu mes phrases, il pleurera et reviendra avec nous. » J’ai peur. Que peut-il bien faire dans son pays, pour qu’il y reste aussi longtemps ? Ah ! son pays ! Je le connais. Tu te rappelles que, l’an dernier, il m’a emmenée à Bühl. Eh bien ! tu ne peux rien imaginer de plus désert et de plus sauvage. Personne, dans le hameau, ne parle français, et je ne comprends pas l’alsacien. Pour tout te dire, la maison se trouve isolée à ce point, qu’on y pourrait être assassiné cinquante fois par jour, sans que les gens s’en aperçoivent. On ne vous découvrirait qu’à l’état de squelette.

    D’autre part, l’instruction sut que, le 4 septembre, vers minuit, un jeune homme était descendu à l’hôtel du chemin de fer du Nord, tenu, 12, boulevard Denain, par Jean-Simon-Hippolyte Rigny. On lui avait donné la chambre 24, au deuxième au-dessus de l’entresol. Le lendemain, il avait proposé de payer, mais le logeur s’était contenté de lui demander son nom. « Jean Kinck ! » avait-il jeté, et il s’était éloigné aussitôt.

    Le 9, on lui avait présenté sa note qui s’élevait à vingt et un francs cinquante, et il l’avait réglée sans observation.

    Durant son séjour à l’hôtel, il avait reçu plusieurs correspondances. Le 11 septembre seulement, Rigny, pour se mettre en règle avec la police, l’avait inscrit sur son livre et il avait ajouté de lui-même : rue de l’Alouette, 22, Roubaix, adresse qui se trouvait écrite, au timbre humide, avec le nom de Jean Kinck, sur l’enveloppe d’une des lettres envoyées au voyageur.

    C’était ce Jean Kinck qu’une femme, accompagnée de cinq enfants, était venu demander dans l’arrière-soirée du 19 septembre.

    Et, le lundi 20 septembre, à huit heures du matin, le même Jean Kinck, après avoir réclamé sa clef au garçon Joseph Augustin, était entré dans sa chambre, pour en ressortir précipitamment, quelques minutes plus tard, sous un autre costume.

    Et, depuis, il n’avait pas reparu.

    De toute évidence, l’occupant de la chambre 24 n’avait pu être Jean Kinck, barbon de quarante-trois ans bien sonnés, mais n’était-il pas Gustave Kinck ? Son signalement s’accordait assez bien avec celui de ce jeune homme. Et comme on perdait sa trace, de même que celle du patron mécanicien de Roubaix, les magistrats se demandèrent si le père et le fils, obéissant à des mobiles mystérieux encore, n’avaient pas perpétré le sextuple assassinat.

    Et ce n’était pas pure imagination.

    La disparition de Jean et de Gustave après leur départ, mal expliqué, pour l’Alsace, où un seul semblait avoir touché bord, l’arrivée à Paris de Mme Kinck avec les jeunes enfants, ce voyage, étrange autant que précipité, à la suite d’une lettre de Gustave, autant d’événements qu’il importait d’éclaircir ! Mais déjà, pour qu’une femme peureuse eût consenti à s’aventurer, en pleines ténèbres, dans un pays perdu, ne fallaitil pas que quelqu’un de son entourage habituel eût dirigé sa marche et calmé ses terreurs ? Il n’était guère qu’un mari ou un fils qui avait pu jouer le rôle.

    On rechercha donc activement ces deux hommes. On s’enquit en même temps de leur moralité, et les renseignements fournis sur Gustave, soit qu’ils répondissent à la réalité, soit que les témoins fussent influencés par la gravité des soupçons, laissèrent à désirer.

    Certaines gens de Roubaix le représentèrent comme apathique, insouciant, sournois, peu attentif aux observations de son père, peu assidu au travail et ayant fort peu appris à l’école. En revanche, il lisait beaucoup, et la bibliothèque des bons livres recevait souvent sa visite. M. Douet d’Arcq eut la curiosité de s’enquérir des titres des ouvrages que le jeune homme s’était fait ainsi prêter, et il reçut cette liste :

    Jacques Cœur, par Cordelier de Lanoue ;

    A l’ombre du drapeau, par Bouniol ;

    Vie des Saints, tome III, par l’abbé Tresvaux ;

    Waterloo, par Thiers ;

    Mémoires d’un vieux paysan, par Devoille ;

    La maison maudite, par Guenot ;

    Histoire de Saint-Amand, par l’abbé Destombes ;

    Les faux visages (études de moeurs au XVe siècle), par la comtesse Drohojowska ;

    Jean Sobieski, par Guenot ;

    Les martyrs uniates en Pologne;

    Histoire populaire de la Pologne, par Roux-Ferrand.

    Mais, il n’y avait rien à inférer de tels choix, si ce n’est que Gustave Kinck semblait avoir une préférence pour les livres consacrés à la Pologne. Et surtout ce n’étaient point là les romans policiers ou les récits de causes célèbres qui eussent pu dénoter, chez ce jeune homme peu communicatif, en même temps que des instincts cruels, le goût des ténébreuses aventures ou des projets sinistres.

    Au bout de quatre jours, l’instruction, bien que menée à toute allure, en était demeurée à l’identification des victimes. Toutefois, un indice d’une certaine importance avait été recueilli. Dans la chambre n° 24 de l’hôtel du chemin de fer du Nord, on avait saisi une chemise aux poignets ensanglantés, un pantalon et un paletot semblant porter des taches de même nature, enfin un panier couvert de sang et des correspondances, lettres ou dépêches signées Jean Kinck. Mais cette découverte ne pouvait que renforcer les charges qui pesaient sur les Kinck père et fils, principalement sur Gustave. L’hypothèse, pour effroyable qu’elle fût, avait encore surexcité la curiosité publique et cette sorte de terreur dont personne, au premier moment, ne pouvait se défendre.

    Les choses en restaient là et les nerfs de chacun étaient tendus à se rompre, quand, dans la matinée du 24 septembre, une nouvelle courut Paris comme une traînée de poudre :

    — Jean Kinck a été arrêté au Havre !

    V

    Gustave Kinck ?

    Jean Kinck ? Non. Mais, plus probablement, Gustave Kinck.

    L’homme — le jeune homme — était arrivé au Havre, vers minuit, le lundi 20 septembre. Coiffé d’une casquette en drap noir, vêtu d’une blouse grise toute neuve sur laquelle il avait boutonné un paletot, pâle, l’air malingre, il était descendu à l’hôtel du Périgord, 15, rue Royale.

    Il n’avait aucun bagage et, sur le bulletin qu’on le pria de remplir, il écrivit ces mots : Joseph Fisch, 22 ans, mécanicien, Paris. Il paya sa chambre d’avance et, le lendemain matin, 21 septembre, se fit servir, dès son lever, une tasse de chocolat, accompagnée d’un verre de rhum, dont il régla le montant aussitôt.

    On remarqua qu’il parlait avec un accent allemand prononcé et penchait son front sur sa main, comme s’il méditait ou fût accablé de fatigue.

    Il sortit pour ne plus revenir.

    Mais, dans l’après-midi du même 21 septembre, il transporta sa personne dans un hôtel plus modeste de la rue Royale, l’hôtel Rosney, situé au numéro 9. Il se contenta d’un cabinet.

    Dès le matin du 21 septembre, un certain Edouard-Charles-Gustave Dourson, surnommé Tortillard, parce qu’il traînait la jambe, s’était attaché à ses pas, au point de se faire entretenir par lui. C’était une sorte de demi-fou, exerçant la profession de « placeur autorisé » et renseignant la police à l’occasion.

    Ce Havrais l’avait rencontré sur le quai de la Barre, regardant les bateaux et, comme il s’offrait à lui en faire visiter un, il s’était attiré cette réponse, brutale autant qu’inattendue :

    — Malheur à qui me veut du mal ! Je suis très méchant.

    Mais bientôt le « méchant » s’était radouci. Il avait conversé sur un tout autre ton, parlé d’un projet de départ pour la Nouvelle-Orléans, et Dourson, auquel il s’était plaint des prix de l’hôtel du Périgord, l’avait conduit lui-même à l’hôtel Rosney.

    Et là, la conversation s’était poursuivie pendant le repas, car l’inconnu avait prié Tortillard de s’asseoir à sa table.

    — J’ai lu bien des livres, confia le premier. Mais il en est un que je mets au-dessus de tous les autres et auquel je reviens sans cesse, c’est le Juif errant, d’Eugène Sue. Quelle conception admirable !

    — Oh moi ! répondit Dourson, je ne m’attache pas énormément aux oeuvres de pure imagination.

    — Erreur, mon cher ! L’homme qui a beaucoup de romans dans la tête, s’endort avec. Mais l’homme qui n’en a qu’un possède une idée fixe.

    Ce furent ensuite, entre les deux récents compagnons, des allées et venues à travers le Havre, avec escales dans différents cafés. Chez Aubourg, le mystérieux voyageur tint ce langage :

    — Je suis mécanicien et je vais, en Amérique, rejoindre un oncle millionnaire. Ce qui m’attire là-bas, ce sont les grandes chasses, c’est la lutte avec les éléments. Je me sens blasé sur les femmes et les jouissances habituelles de la vie. Si je peux, je pousserai jusqu’au Texas et, si je trouve quelques richards pour s’associer à moi, je compte bien réaliser une immense fortune.

    Dans la soirée, toujours conduit par Dourson, il se présenta chez le bijoutier Pierre Taitot et fit allusion à des pièces d’argent qu’il voulait convertir en or français. Mais il ajouta qu’il n’avait rien apporté sur lui et reviendrait le lendemain.

    Le 22 septembre, Rosney, que Tortillard avait mis en éveil, demanda à son nouveau client comment il se nommait. Et aussitôt celui-ci de s’inscrire sous cet état civil : Henry Fisch, mécanicien, 22 ans, né à Bâle et y demeurant. Il ajouta qu’il attendait son père et se proposait de s’embarquer avec lui pour l’Amérique.

    Comme Rosney l’invitait à montrer ses papiers, il répondit les avoir oubliés à Paris. Alors, ce fut ce dialogue :

    — Comment pourrez-vous prendre le bateau sans papiers ?

    — Je m’en procurerai de faux.

    — En ce cas, jeune homme, vous risquez fort de coucher en prison ce soir !

    — Non. Car, réflexion faite, je vais reprendre le train et aller les chercher.

    — Télégraphiez plutôt. Cela vous coûtera moins cher.

    — Peut-être, mais j’ai quelqu’un à voir làbas.

    Ce même jour, un marchand de toiles, Jean-Marie Portes, qui prenait pension à l’hôtel Rosney, eut l’occasion d’observer à plusieurs reprises le prétendu Fisch. Celui-ci paraissait sombre et soucieux. Il demanda une tasse de chocolat sur un ton d’extrême impatience et donna à peine le temps de la préparer. Tout en buvant, il tenait devant son visage ses doigts légèrement écartés et regardait par ce grillage de chair. Un peu plus tard, pendant son déjeuner, auquel il invita Dourson, il tint à haute voix ce propos :

    — Sacré nom de Dieu ! Si je savais que quelqu’un me trahisse, je le poursuivrais jusqu’à la mort.

    Tout l’après-midi, il erra dans la ville en compagnie de l’inséparable Tortillard, et poussa la porte de deux ou trois cafés. Il reprit la question des papiers.

    — Il m’en faut absolument. Et je pense bien que, pour cinquante francs, il me sera facile d’en obtenir. Je m’en remets à vous de ce soin, à vous qui me semblez un homme de caractère.

    Mais Dourson se récusa.

    Le 23 septembre, Fisch se promena de nouveau avec son garde du corps, mais d’une façon plus intermittente. On eût dit qu’il cherchait à s’en débarrasser. La veille, il lui avait montré un paquet de papiers ou de titres et s’était attiré cette réflexion :

    — N’auriez-vous pas volé vos parents ?

    Pendant qu’ils prenaient une chope au café de l’hôtel d’Albion, Tortillard chercha à le confesser.

    — Quand on a fait des sottises, lui dit-il, et qu’on ne veut pas déshonorer sa famille, on prend de l’opium dans un verre d’eau. Alors, on ne se réveille pas.

    — De l’opium ! répondit l’autre. J’ai mieux que cela. Connaissez-vous l’acide prussique ? Une seule goutte sur le mufle d’un animal, et c’est la mort foudroyante. N’empêche que, si je ne suis pas parti pour l’Amérique le 28 de ce mois, je me flambe la cervelle. J’ai une ambition qui me coûtera cher, mais je veux arriver.

    Dourson nouait les fils. Il avait même prévenu Jacques-Florentin Bayeux, inspecteur des garnis, que, depuis plusieurs jours, il pilotait un jeune homme suspect, qui cherchait à se procurer de faux papiers. Bayeux lui donna connaissance de plusieurs signalements d’individus recherchés par la justice, mais aucun ne se rapportait au pseudo Fisch. Cependant, le dénouement était proche. Il allait se produire, le 24 septembre, un peu avant midi.

    Ce jour-là, le gendarme de marine Eugène- Charles Ferrand est de service. Il a pour mission de rallier les marins du commerce. Aux abords du quai Casimir-Delavigne, il est croisé par deux jeunes gens, dont l’un, vêtu d’un paletot sombre, baisse les yeux en passant près de lui et se retourne pour voir s’il a été remarqué.

    Ferrand est frappé de cette attitude. Il prend les individus en surveillance, et constate qu’ils entrent, 57, rue Royale, au débit Mangeneau.

    Il fait les cent pas devant la porte et regardant à travers les vitres, les aperçoit assis à une table, tout au fond.

    Il entre lui-même et s’adressant à l’homme qui, tout à l’heure, a baissé les yeux, lui demande son identité.

    — Je me nomme Vanderberg et je suis étranger, s’entend-il répondre.

    Il insiste :

    — Votre passeport, ou, tout au moins, vos papiers ?

    — Je n’en ai pas.

    — Alors, il faut me suivre chez M. le procureur impérial.

    Vanderberg semble troublé. Néanmoins, il se lève et accompagne Ferrand sans protestation.

    En chemin, la conversation continue :

    — Je viens de Roubaix.

    — Ah ! Et, par où êtes-vous passé pour vous rendre au Havre ?

    — Par Paris.

    — Ne serait-ce pas plutôt par Pantin ?

    C’est une inspiration vraiment miraculeuse. A ces mots, le suspect semble frappé de la foudre. Il chancelle ; ses pieds se clouent au sol. Mais se ressaisissant, il profite du passage au grand trot d’une voiture de place qui le dérobe une seconde aux regards de son gardien, pour s’enfuir à toutes jambes vers le bassin du Commerce.

    Il arrive le premier. D’un bond, il enjambe un radeau. Il va plonger. Il plonge.

    Ferrand l’a suivi jusqu’à la plate-forme flottante. Sur la digue, la foule s’assemble. On regarde, on se penche…

    — Quelqu’un sait-il nager ? demande le gendarme.

    D’un banc situé près du poste de police de l’Arsenal, se lève un homme jeune, à l’œil vif, aux cheveux noirs rejetés derrière l’oreille, à la physionomie mâle et franche. Il se nomme Auguste-Henri Hauguel et exerce le dur métier d’ouvrier-calfat.

    Il accourt, et, sans prononcer un seul mot, se précipite à l’eau.

    — Prenez garde, a juste le temps de lui jeter Ferrand. C’est peut-être un assassin.

    Hauguel nage jusqu’au fond et ne voit rien. Toutefois, en remontant à la surface, il aperçoit l’individu qui se trouve pris sous la quille du bateau-pompe numéro trois, de façon à ne pouvoir jamais se dégager. Il replonge aussitôt, et, au prix d’une véritable lutte, car il affronte quelqu’un qui veut mourir, il réussit à le faire passer de l’autre côté. Mais il doit se libérer de son étreinte pour revenir absorber quelques bouffées d’air. Une troisième fois, il pique une tête dans les eaux profondes. Il se sent tiré par la jambe. D’un coup de pied, il se délivre, puis, saisissant son adversaire par le milieu du corps, il s’en rend maître et le remonte malgré lui. Dès qu’il le peut, il élève le bras hors de l’eau et prononce ces mots :

    — Prenez-moi, je le tiens.

    Deux charpentiers de navires, les sieurs Lecouteux et Mallard, hissent alors la grappe humaine sur le pont du bateau-pompe.

    Le noyé volontaire se trouve dans un état voisin de l’asphyxie. On le dépose au poste de police où un ancien pharmacien, M. Ebran, s’empresse de lui donner les premiers secours. On le déshabille et l’on trouve, soigneusement dissimulés, soit sur sa peau même, à l’abri de sa chemise, soit dans ses chaussures, de nombreux papiers, tels que titres de créances et de propriétés, valeurs de commerce, factures ou quittances au nom de Jean Kinck, un foulard de soie contenant, avec un franc soixante-dix en monnaie de billon, cent dix francs en pièces de cent sous, la plupart à l’effigie de Léopold II, roi des Belges, une montre en or à cylindres huit rubis, avec chaîne et clef de même métal, une montre savonnette en argent, retenue par un cordon de cuir, un petit peigne, un médaillon-calendrier, un couteaucanif neuf à manche blanc, garni de trois lames, dont la plus importante est ébréchée en quatre endroits.

    A la main gauche, l’homme porte plusieurs coupures assez récentes, dont l’une s’étend sur une longueur d’environ deux ou trois centimètres, à la racine intérieure du pouce. A l’oreille gauche, il présente une excoriation de même étendue.

    On le transporte à l’hôpital civil, salle Saint- Gabriel. Il semble toujours inanimé, mais les internes de service, après s’être livrés sur lui à « des frictions excitantes », considèrent qu’il joue maintenant la comédie. En effet, ses paupières clignotent, quand on passe les doigts devant ses yeux, il est sensible aux piqûres d’épingle, et frémit quand on lui applique des ventouses. Sa respiration est normale et son pouls bat régulièrement.

    Il boit du thé à la cuiller et, un peu plus tard, il supplie qu’on lui apporte de l’eau.

    Il ne dissimule plus, mais il cherche à cacher son visage sous les couvertures du lit.

    Au gendarme Ferrand qui lui demande pour quelle raison il a voulu se suicider et de quel droit il se trouve nanti des pièces découvertes sur sa personne, il refuse de répondre. Au juge Louis-Pierre-Frédéric Saulnier, délégué à l’instruction, il dit d’un ton farouche :

    — Laissez-moi tranquille. Vous voyez bien que je suis fatigué.

    Et comme le magistrat, fort de l’opinion du docteur Lecadre, insiste, en lui représentant que ce silence ne peut que le compromettre, il finit par obtenir cette promesse :

    — Je parlerai demain.

    Sur l’avis du même médecin-légiste, on transfère l’homme, le jour même, à la maison d’arrêt.

    C’est Gustave Kinck, ce ne peut être que Gustave Kinck, Gustave Kinck, assassin de sa mère, de ses frères et de sa sœur, Gustave Kinck, assassin sans nul doute aussi de son père, dont il possède les papiers.

    VI

    Troppmann

    La plupart des grands quotidiens de Paris ne mirent pas en doute que le jeune homme arrêté dans d’aussi dramatiques conditions fut bien Gustave Kinck. Déjà, depuis trois jours, ils consacraient au carnage de Pantin, non pas des colonnes, mais des pages entières — toutes leurs pages — et la folle du logis avait le champ libre.

    Un journal local, le Havre, dont un des rédacteurs avait réussi à se glisser dans la salle Saint-Gabriel, donna même ces précisions que le public lut avidement :

    Nous sortons de l’hospice… Au moment où nous écrivons, Gustave Kinck est étendu sur son lit ; il s’est enveloppé dans une couverture de laine blanche. Sa respiration est rapide, oppressée, sifflante. Il est très pâle et feint un état d’abattement absolu, afin d’échapper à un interrogatoire immédiat.

    ./Vous l’avons entendu prononcer quelques parades de protestation contre la curiosité dont il étaîi l’objet. Il ne paraît pas, du reste, chercher à s’échapper, et il est si calme qu’on n’a pas cru devoir lui mettre la camisole de force.

    Il a demandé à boire et, comme on tardait un peu, il a ajouté que, si on voulait satisfaire son désir, il serait sage et laisserait faire son esquisse par un jeune élève de l’école des beaux-arts, qui venait de commencer ce travail…

    M. Auguste-Antoine Claude, le chef bien connu de la Sûreté parisienne, se trouvait en congé au moment de la découverte des cadavres. C’était, malgré la soixantaine dépassée de deux ans, un petit homme alerte, guilleret, marchant vite. On l’eût pris volontiers pour un vaudevilliste, un chansonnier voué aux travaux du gai savoir, mais, sous ses allures débonnaires qui le servaient d’ailleurs, il avait, au plus haut point, le sens de son métier. L’affaire était appelée à tenir une trop grande place dans les fastes du crime, pour qu’il ne renonçât pas à sa villégiature. Il accourut comme les généraux marchent au canon, et, le 24 septembre, il monta, à Paris, dans l’express de huit heures du matin qui arrivait alors au Havre à midi quarante-cinq. Une nuée de journalistes l’accompagnait.

    Et, plus tard, on put lire, dans les Mémoires qui portent son nom, bien qu’il n’en ait été que l’inspirateur, cette page étonnante :

    Comment parvins-je à saisir l’individu au Havre, au moment de s’embarquer (sic) pour l’Amérique ? Qui me guida, sur de faibles indices, vers ce port de mer ?…

    Ce qui me décida à poursuivre l’assassin au Havre, ce qui me plaça sur sa piste, ce furent moins les vagues indices de mes agents que mes qualités natives, secondées par le hasard.

    Aujourd’hui encore, je ne m’explique pas plus ce qui m’a placé sur sa voie qu’on ne s’explique le flair du chien de chasse courant, à plein bois, sur la bête fauve…

    Dans cette arrestation, le Hasard ou la Providence a joué le plus grand rôle. Et si j’ai à y revendiquer une large part, je le dois à mon organisme, qui m’a toujours porté à ne pas perdre la piste d’un malfaiteur une fois que le Hasard ou la Providence me l’avait fait découvrir.

    Une piste m’attirait, je la suivais. Sur le théâtre de mes exploits, mon rôle de policier me possédait comme le scélérat que j’avais à poursuivre. Je ne m’appartenais plus ; il fallait que le malfaiteur m’appartînt !

    Généralement, on laisse aux autres le soin de vous tresser de telles couronnes. Mais si M. Claude avait reçu en partage beaucoup des qualités d’un grand policier, s’il possédait, comme on lui faisait dire, « le flair du chien de chasse », s’il subodorait les pistes, les dieux lui avaient refusé la modestie.

    Les choses se passèrent beaucoup plus simplement.

    Le chef de la Sûreté parisienne prit le train du Havre, parce qu’une arrestation venait d’avoir lieu en cette ville, arrestation qu’il n’avait, ni effectuée, ni organisée, ni prévue, et, sans l’intuition providentielle du gendarme Ferrand, il risquait fort de battre les buissons.

    Le 24 septembre, le juge Saulnier était au chevet de l’homme que le calfat Hauguel avait arraché à la mort et il recueillait de sa bouche, avec autant de stupéfaction que d’horreur, ces aveux qu’on va lire, tels qu’ils les traduisit (cote 748 du dossier criminel) :

    — Je suis décidé à vous dire toute la vérité.

    « Je me nomme Jean-Baptiste Troppmann ; je suis né à Brunstadt, arrondissement de Mulhouse, le 5 octobre 1849, de Joseph et de Françoise Fromm. J’exerce la profession de mécanicien et je demeure à Cernay.

    « Il n’est que trop vrai que j’ai pris part à l’assassinat commis à Pantin, dans la nuit du 19 au 20 de ce mois, sur les personnes de Mme Kinck et de cinq de ses enfants par Jean Kinck leur mari et père, et Gustave Kinck, fils aîné. Voici comment je me suis trouvé mêlé à ce crime « Au mois de mai dernier, je suis allé à Roubaix pour monter des machines au compte de mon père. Je sus, par un ouvrier tourneur, que je rencontrai rue de l’Alouette, à l’estaminet de la Chasse, où je prenais logement, qu’un de ses parents du nom de Kinck, Alsacien comme moi, serait bien aise de voir des compatriotes. A partir de ce moment, j’ai été en relations habituelles avec Jean Kinck, homme marié et père de six enfants, dont l’aîné, Gustave, est âgé de seize ans, mais paraît en avoir vingt, à cause de sa haute taille.

    « Je rencontrai Jean Kinck très souvent à l’estaminet Merlin, rue de l’Alouette, à peu de distance de son habitation.

    « Dès notre troisième entrevue, il m’a parlé de son désir d’émigrer en Amérique. Il était, disait-il, certain d’y faire fortune. Il me proposa de l’y accompagner et de me donner l’argent nécessaire pour le voyage… Je lui demandai un jour s’il comptait emmener sa femme et ses enfants, mais il me déclara d’une façon positive que nous ne serions que trois : Gustave, moi et lui. J’entrai d’autant plus volontiers dans ses projets, que mon père n’avait pas réussi avec son affaire de machines et connaissait la misère.

    « Vers la fin de mon séjour à Roubaix, il me confia qu’il avait des sujets de plainte contre sa femme, qui, prétendait-il, entretenait des relations avec d’autres hommes. Il ajouta même qu’il était fatigué de nourrir des bâtards et qu’il se vengerait.

    « Je suis retourné chez mes parents au mois d’août. Jean Kinck m’a alors écrit d’aller l’attendre à la gare de Bollwiller. J’ai déféré à son désir et, là, il m’a remis des papiers ainsi qu’une procuration pour recevoir à la poste de Guebwiller une lettre adressée à son nom et contenant cinq mille cinq cents francs. Je me suis présenté trois fois au bureau, mais on n’a pas voulu me délivrer le pli.

    « Jean Kinck devait voir sa sœur à Guebwiller, mais il a renoncé à ce projet et m’a donné rendez-vous dans la Capitale, en me disant que j’étais assuré de le rencontrer tous les jours au grand café Parisien.

    « Je suis arrivé à Paris, il y a eu quatorze jours le 17. Je suis descendu à l’hôtel du chemin de fer du Nord, boulevard Denain. Je n’ai pas donné mon nom, mais, ainsi que j’en étais convenu avec Jean Kinck, j’ai recommandé qu’on me remît tous les papiers et lettres qui arrivaient pour lui à cette adresse. J’ai reçu de la sorte plusieurs correspondances que je lui ai rapportées au grand café Parisien, où je le voyais tous les soirs. Comme il avait mal à la main, j’ai écrit plusieurs fois, sous sa dictée, à sa femme. Il me faisait lui dire qu’il avait acheté une maison aux environs de Pantin. Il demandait qu’elle vînt le rejoindre sans tarder et lui envoyât de l’argent qu’il avait dans une banque (quatre ou cinq mille francs, je crois)…

    «Il me dit encore, et cela à plusieurs reprises, qu’il voulait se venger de sa femme. Il me demanda si je connaissais une grande plaine aux environs de Paris. Comme j’avais travaillé à Pantin, dans les premiers mois de l’année présente, je lui signalai que cette commune pouvait convenir à ses desseins. Je ne savais pas d’ailleurs ce qu’il voulait faire…

    « Le jeudi 16 de ce mois, Gustave est arrivé à l’hôtel du Nord. Ensemble, nous nous sommes rendus au grand café Parisien, d’où il a écrit à sa mère de prendre le train de Paris le dimanche suivant et d’apporter avec elle tous les papiers concernant les affaires Kinck. (Ce sont ceux qu’il m’a remis plus tard.) Il fut convenu avec Jean Kinck que j’irais au-devant de sa femme et de ses enfants à la gare du chemin de fer et que je les conduirais aussitôt dans la plaine de Pantin.

    « Le dimanche 19 août, sur la recommandation de Jean Kinck, j’ai acheté, chez un taillandier de la rue de Flandre, une pioche et une bêche, que je lui ai remises, le soir, à huit heures.

    « Mme Kinck est arrivée, avec sa famille, deux heures plus tôt qu’on ne l’attendait. Après être allée demander son mari à l’hôtel du Nord, elle est revenue à la gare où je l’ai rejointe. Je les ai tous logés dans un fiacre et je suis parti avec eux. Le cocher s’étant trompé de route, nous ne fûmes à Pantin que vers minuit ou minuit et demi. J’ai fait arrêter la voiture à un endroit qu’on appelle les Quatre Chemins. Là, nous avons trouvé Jean et Gustave. La femme est descendue et s’est disposée à nous accompagner au milieu de la plaine. Son mari voulait qu’elle vînt seule, mais, les deux plus jeunes enfants s’étant entêtés à la suivre, nous avons laissé dans le fiacre les trois autres et nous nous sommes mis en marche.

    « Nous avions parcouru en pleins champs trois ou quatre cents mètres, quand Jean Kinck, démasquant un couteau de table pointu, en frappa sa femme dans le dos avec une extrême violence. « Voilà pour les trahisons que tu m’as faites ! » s’écria-t-il. La petite fille, que sa mère avait prise sur le bras, est tombée. Mme Kinck, qui était grande et forte, s’est défendue, mais sans pousser un cri. S’emparant du couteau, elle en piqua son mari au bras. Comme je la désarmais, elle m’a fait, à la main gauche, les coupures que vous pouvez voir. Elle m’a aussi, en se débattant, égratigné au-dessus de l’oreille gauche. Les autres marques que je porte sont postérieures au crime.

    « Jean Kinck s’est jeté de nouveau sur sa femme et l’a achevée à coups de pioche. La malheureuse n’existait plus, qu’il la frappait encore avec rage. Pendant cette scène, les deux enfants qui avaient commencé à crier furent étranglés par Gustave à l’aide d’un foulard que je lui avais prêté un instant plus tôt, sans savoir à quel usage il le destinait.

    « Après avoir épuisé leur fureur sur les trois cadavres, le père et le fils me commandèrent d’aller chercher les trois autres enfants qui étaient restés dans la voiture. Je m’y refusai. Gustave dit alors qu’il se chargeait de les amener. Je fus avec lui jusqu’au fiacre et en fis descendre les derniers occupants ; puis, je payai le cocher qui s’en retourna.

    « Gustave partit avec ses trois frères, et moi, ne voulant plus prendre part au crime, je demeurai aux Quatre Chemins. Au bout de quelque temps, il est venu me retrouver et m’a remis un cabas contenant les papiers dont j’ai été trouvé porteur. Il m’a dit que son père me donnait rendez-vous au grand café Parisien, à deux heures du soir, comme d’habitude. Je revins à pied à Paris où j’arrivai vers trois heures du matin ; je me promenai un certain temps et ne rentrai à mon hôtel que vers six heures et demie. Ma chemise, au bras gauche, était tachée de sang, mon pantalon souillé de boue. Je me déshabillai et revêtis des effets que Gustave avait laissés dans ma chambre.

    « Vers onze heures, je me suis dirigé vers Pantin. A proximité de cette commune, j’ai rencontré Kinck fils : « Le crime est découvert, me dit-il, et mon père vous invite à partir le plus tôt possible pour le Havre, où nous vous rejoindrons incessamment. » Je pris le train de quatre heures et j’arrivai à destination, à onze heures, lundi soir.

    « Hier matin, je suis allé me promener sur la jetée, comme je l’ai fait tous les matins, espérant y rencontrer Kinck. Gustave m’avait prévenu que, dès leur arrivée au Havre, son père et lui viendraient me retrouver à l’endroit d’où partent les navires. Un instant après, un gendarme m’a arrêté pour me conduire devant M. le procureur impérial. Je compris que i’étais perdu et je me décidai à échapper par le suicide à une condamnation qui fera mourir mes parents de chagrin.

    « J’affirme que je n’ai pas pris à l’assassinat une part plus grande que celle dont je viens de parler. Ce n’est pas moi qui ai creusé la fosse où les cadavres ont été enterrés. Je n’ai jamais connu la demeure de Jean Kinck à Paris. J’ignore son adresse actuelle. Si j’en savais davantage, je fournirais volontiers les renseignements qui pourraient conduire à son arrestation. Il m’a fait jurer de me taire, mais je ne me crois pas obligé de tenir ce serment. »

    Qu’y avait-il de vrai dans cet affreux récit ? Le juge ne laissa rien paraître de ses sentiments intimes et se contenta de poser des questions.

    — Quel fut le prix de votre complicité ?

    — A Bollwiller, Jean Kinck me fit cadeau de deux cent dix francs. Après le crime, Gustave me remit le cabas dont j’ai parlé. Ce panier se trouvait contenir quatre cent cinquante francs, en pièces de cent sous toutes neuves. Dans la journée du lundi, j’ai envoyé par la poste cent francs à ma mère, puis j’ai acheté une blouse grise. J’ai fait des dépenses de voyage et de séjour au Havre. Le surplus a été trouvé sur moi.

    — Gustave Kinck a-t-il demeuré avec vous à l’hôtel du chemin de fer du Nord ?

    — Non, monsieur. Il a simplement déposé dans ma chambre une petite malle en bois contenant ses effets.

    — Qui vous avait indiqué cet hôtel ?

    — Jean Kinck.

    — A quelle heure avez-vous retrouvé Gustave le lundi 20 septembre ?

    — A onze heures, en dehors de l’octroi de Pantin.

    — Ne lui aviez-vous pas donné rendez-vous à cet endroit ?

    — En aucune manière. Je l’ai rencontré par hasard. Il se rendait justement à mon hôtel, pour me prévenir de la découverte du crime.

    — Alors, qu’alliez-vous faire à Pantin, où vous deviez craindre d’être arrêté ?

    — Je me proposais de déjeuner chez un de mes compatriotes, du nom de Wettling, qui m’avait logé lors de mon séjour dans cette commune.

    — Quel jour a-t-il été question de Pantin, entre vous et Jean Kinck ?

    — Une semaine environ avant l’arrivée de Mme Kinck. Son mari et moi, sommes allés làbas par le chemin de fer. J’ai montré à mon compagnon la plaine et, en particulier, le champ où le drame a eu lieu. Nous sommes revenus à pied.

    — Et vous n’avez rien su du projet criminel qui se tramait ?

    — Rien, jusqu’à la minute même où il s’est accompli.

    M. Saulnier n’interrogea pas davantage. Il n’avait pas manqué de demander à Troppmann le signalement précis des deux Kinck.

    A plus d’un égard, de telles révélations apparaissaient comme peu vraisemblables. Mais comment les taxer a priori de mensongères, avant d’avoir retrouvé, morts ou vivants, Jean et Gustave ? Servi par cette disparition ou cette fuite étrange, Troppmann avait beau jeu pour en imposer à la justice. Il n’en restait pas moins que, de son propre aveu, ce jeune scélérat avait pris part au sextuple meurtre et désarmé une femme qui disputait sa vie. D’ailleurs, sa seule présence à la tuerie du champ Magnin, le massacre de deux des enfants accompli sous ses yeux, sans que sa main eût fait un geste pour les défendre, lui laissait un rôle abominable et soulevait d’horreur.

    Déjà, en dépit des charges réelles et des quasi certitudes dont la presse s’était fait l’écho, l’opinion publique s’était malaisément résignée à admettre que Gustave Kinck eût égorgé sa mère, ses frères et sa petite sœur. Elle respira plus à l’aise, quand la nouvelle parvint à Paris que l’individu arrêté au Havre pour le crime de Pantin n’était, ni Jean, ni Gustave. De ce personnage, d’ailleurs, on ne disait pas encore le nom.

    Et d’un tel soulagement, le Petit Journal, dans son numéro du 25 septembre, donna, au hasard de ses faits divers, un trait fort significatif : Le sentiment de soulagement a été manifesté d’une manière bien curieuse, hier après-midi. Plusieurs personnes, sur l’impériale delomnibus de la Madeleine à ta Bastille, lisaient notre numéro. Tout à coup, à la hauteur de la porte Saint-Denis, un des voyageurs s’écrie d’une voix retentissante:

    — Ce n’est pas lui !

    Tous se sont retournés, presque effrayés.

    — Ce n’estpasGustave Kinck qui a été arrêté au Havre, a-t-ilajouté tout joyeux.

    Plusrapide que les autres, il était arrivé à la fin de notre récit et il venait de lire notre dernière dépêche.

    Il fallait tout de même savoir ce que les Kinck père et fils étaient devenus.

    VII

    Un ténébreux jeune homme

    Troppmann ! Qu’était Jean-Baptiste Troppmann ? L’instruction ne devait pas être longue à le savoir, car le rescapé du bassin du Commerce n’avait pas menti sur ses origines.

    Le samedi 25 septembre, il fut confié à la garde de M. Claude qui, le jour même, après s’être assuré auprès du docteur Lecadre que le prisonnier se trouvait en état de supporter le voyage, le ramena à Paris.

    Le chef de la Sûreté n’avait, pour lui prêter main-forte, que son secrétaire Souvras et un inspecteur de ses services nommé Laurence. Cependant, Troppmann pouvait songer à une évasion ou chercher, une seconde fois, à en finir avec la vie. Et, d’autre part, son apparente faiblesse,

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