Un Jardin dans les Rocheuses: Epopée familiale
Par Bernard Gheur
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À propos de ce livre électronique
Amanda nous emmène sur un chemin forestier. « Nous sommes à la hauteur du cottage de vos grands-parents. Il n’en reste rien. Les sapins ont poussé, bouchant la vue sur la vallée. Le jardin de Marthe n’est plus qu’une jungle. Mais, tous les printemps, des fleurs plus délicates et de couleurs vives réapparaissent parmi les broussailles. Regardez… » Ma sœur Anne enjambe les herbes folles.
Elle cueille – mieux : elle recueille – quelques fleurs bleues. « Ce sont des delphiniums », nous dit-elle, avec un sourire ravi.
Elle ajoute : « Le delphinium est une plante vivace, aux racines dormantes… Crois-tu que ?… » Anne a-t-elle entre les mains des fleurs plantées par sa grand-mère il y a près de cent ans ?
Le récit d'une famille à travers le regard d'un homme, autrefois bercé par les merveilleuses histoires de ses grands-parents
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
- "Bernard Gheur [...] nous offre un roman touchant, au parfum d’enfance et de nostalgie, évoquant les émerveillements d’une enfance" (Eric Brucher, Antipodes, 24/05/13)
EXTRAIT
Paul Verlaine venu faire une conférence à Liège, on lui suggéra une promenade sur les quais de la Meuse.
"La Meuse ? Merci bien ! Je l'ai déjà vue à Charleville", répondit le poète.
Pourtant, ce n'était pas la même. Il y a loin de la jeune Meuse de France au fleuve solennel et opulent du pays de Liège. Pas plus que la Meuse de Dinant ou de Namur ne ressemble à celle de Liège. Du côté de Namur, ce sont encore des eaux de plaisance. Les habitants ont des rapports intimes avec le fleuve. Ils s'y baignent. Ils savent les endroits poissonneux ou dangereux.
À Flémalle, la Meuse s'engage dans un long défilé d'usines. Atteignant Liège, elle se déploie, comme chez elle.
C'est une vieille histoire. La Meuse a façonné cette ville, déterminé ses contours et ses sociétés. Elle donna sa forme baroque à un grand boulevard. Et elle créa deux sortes de Liégeois : ceux d'en deçà, ceux d'au-delà. "Outre-Meuse", autre mœurs.
Et puis, à Herstal, la rive gauche retrouve une apparence de campagne. Dans les années 1950, un terrain vague s'étendait entre la place Coronmeuse et l'esplanade Albert Ier. Les enfants qui jouaient là-bas regardaient les péniches disparaître au loin. Où allaient-elles ? On racontait aux enfants la suite de l'histoire : Maestricht, Rotterdam, la Meuse écartelée devant la mer. De quoi rêver infiniment.
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Aperçu du livre
Un Jardin dans les Rocheuses - Bernard Gheur
I
LA CHAMBRE INDIENNE
1
Les jeudis de Coronmeuse
Paul Verlaine venu faire une conférence à Liège, on lui suggéra une promenade sur les quais de la Meuse.
« La Meuse ? Merci bien ! Je l’ai déjà vue à Charleville », répondit le poète.
Pourtant, ce n’était pas la même. Il y a loin de la jeune Meuse de France au fleuve solennel et opulent du pays de Liège. Pas plus que la Meuse de Dinant ou de Namur ne ressemble à celle de Liège. Du côté de Namur, ce sont encore des eaux de plaisance. Les habitants ont des rapports intimes avec le fleuve. Ils s’y baignent. Ils savent les endroits poissonneux ou dangereux.
À Flémalle, la Meuse s’engage dans un long défilé d’usines. Atteignant Liège, elle se déploie, comme chez elle.
C’est une vieille histoire. La Meuse a façonné cette ville, déterminé ses contours et ses sociétés. Elle donna sa forme baroque à un grand boulevard. Et elle créa deux sortes de Liégeois : ceux d’en deçà, ceux d’au-delà. « Outre-Meuse », autres mœurs.
Et puis, à Herstal, la rive gauche retrouve une apparence de campagne. Dans les années 1950, un terrain vague s’étendait entre la place Coronmeuse et l’esplanade Albert Ier. Les enfants qui jouaient là-bas regardaient les péniches disparaître au loin. Où allaient-elles ? On racontait aux enfants la suite de l’histoire : Maestricht, Rotterdam, la Meuse écartelée devant la mer. De quoi rêver infiniment.
Ce terrain vague conservait des vestiges de l’Exposition de l’Eau, inaugurée au printemps 1939 – dernière grande fête de l’avant-guerre.
Au-delà du palais des Sports et du palais de l’Allemagne, quelques pavillons dépérissaient parmi les broussailles, tel ce cirque en béton, qui avait enfermé des ours bruns. Les attractions d’une saison se mouraient depuis des années, de mort naturelle, dévorées par les ronces et les herbes folles.
De l’Exposition de l’Eau, nos parents gardent un souvenir terrible et magnifique. Elle marque la limite de leur jeunesse.
Ma génération – baptisée par la bombe atomique – trouvera peut-être bien désuet le thème de cette exposition. En fait, il s’agissait de célébrer, « malgré la sombre conjoncture internationale », l’achèvement du canal Albert.
Les journaux liégeois de l’époque offrent de singuliers contrastes. Le 22 mai 1939, cette triple manchette :
OUVERTURE TRIOMPHALE DE
L’EXPOSITION DE L’EAU
LE PACTE GERMANO-ITALIEN
EST SIGNÉ
INCIDENTS À DANTZIG
On voit des messieurs en habit, affairés à discourir, à couper le ruban, à prendre la pose. Et, tout en poursuivant la sinistre chronique de Dantzig, chaque édition relate les festivités du « Gay Village Mosan ». La fosse aux ours est flambant neuve. Vive l’Exposition de l’Eau ! Tandis que la guerre menace, à Coronmeuse on se la coule douce. Le ciel est mélangé ; « le diable marie sa fille ».
Fin juillet, Léopold III inaugure la statue du roi Albert. De justesse. En août, les masques à gaz et les sacs de sable apparaissent. Enfin, le 1er septembre, ce titre :
LA POLOGNE ENVAHIE ET BOMBARDÉE
Il y a encore des photos du fleuve à la une, mais elles montrent une autre catastrophe : le soir du 30 août, la foudre a touché le pont ferroviaire du Val-Benoît, dont les piliers, en raison des événements, avaient été minés le matin même ; l’explosion a fait onze morts.
Les vacances sont coupées net : rentrée peu ordinaire, qui inquiète les petits et les grands, les écoliers et les soldats du royaume. Le 2 septembre, les journaux annoncent, discrètement, la fermeture momentanée de l’Exposition. Les convives ont quitté le banquet dare-dare. Mais l’on ne débarrasse pas ; on attend leur improbable retour.
Les ronces, les épines et les arbustes poussent dans le parc des Attractions.
Après la guerre, les gamins des rues ont découvert le domaine oublié.
L’étrangeté et l’ampleur du décor les inspiraient. Leurs rêves y couraient sans frein. Là où les adultes ne voyaient qu’un dépotoir anarchique, les enfants disposaient d’un pays immense et varié, avec son désert traversé d’une piste, ses montagnes, sa jungle et ses temples. Les fantômes des ours de 1939 venaient peupler le cirque délabré. Tel autre pavillon figurait tantôt Fort Apache, tantôt un blockhaus à Guadalcanal, tantôt le vaisseau du capitaine Hornblower, selon le film hollywoodien du moment.
Pour ma grand-mère, mon frère et moi, ce territoire s’appelait la « brousse ». Le terme avait-il cours en dehors de notre trio ? Je ne sais pas.
Ma grand-mère – on disait « Mammy » – habitait une très vieille maison de la place Coronmeuse. Nous étions des petits garçons du centre de Liège ; pour jouer, nous avions le choix entre le parc d’Avroy et le Jardin botanique.
Mais la « brousse », c’était mieux, c’était loin : le bout de notre monde.
Le jeudi après-midi, nous prenions le tramway pour Coronmeuse. Et tout seuls ! Maman descendait avec nous la rue Saint-Gilles, nous faisait traverser le carrefour, et rappelait les consignes. Il fallait guetter l’arrivée du tram 1 – le 4, bifurquant tout à coup vers le pont Maghin, nous aurait égarés dans les quartiers d’Outre-Meuse. Il suffisait de demander : « Deux terminus. » Le mot de passe. Et si jamais un monsieur nous présentait des bonbons, nous devions carrément les refuser. Cette dernière mise en garde me laissait perplexe : à quel mystérieux poison maman songeait-elle ?
L’identité du tram jaune apparu sur le boulevard d’Avroy demeurait, un instant, indécise. Jean-Paul, mon frère aux yeux de chat, était toujours le premier à savoir.
Nous nous casions juste derrière le wattman. Sages, silencieux, nous savourions le spectacle : n’était-ce pas la ville qui avait basculé, notre fenêtre restant le point fixe ? La courbe du boulevard de la Sauvenière finissait en beauté : nos deux cinémas préférés, le Carrefour et le Crosly, face à face. Place Saint-Lambert, la voiture se vidait à grands coups et revenait du sang neuf : les habitants du quartier du Nord. Place Saint-Barthélemy… La maison de notre seconde bonne-maman.
Les clochers étaient d’autres points de repère. Notre courte histoire s’y rattachait. Né dans une cave, au temps des V1, j’avais été tenu sur les fonts baptismaux de Saint-Barthélemy. Jean-Paul avait eu droit à l’église Sainte-Foy, moins fameuse ; en revanche, c’est un fiacre qui conduisit le bébé à la cérémonie, dans Liège occupée par les Allemands.
Nous nous montrions du doigt L’Écran du Nord (le Corsaire rouge y avait vécu). Puis défilait l’interminable rue Saint-Léonard. Parfois nous restions les derniers passagers. Il y avait des arrêts surprises sur ce chemin tout tracé : le wattman achetait son journal, ou embarquait au vol quelque fiancée…
Tout au bout de la rue, nous apercevions l’ouverture. Nous débouchions dans Coronmeuse, avec sur la gauche les deux terrils, sur la droite la « brousse » et puis le fleuve deviné – les grands espaces, le chien et loup entre la ville et la campagne.
Sautant sur la terre ferme, nous galopions vers la façade familière. Attention au tram 5 qui pouvait surgir ! Le 5 ignorait la halte de Coronmeuse et s’esquivait par une allée bordée de peupliers, dont nous ne connaissions que le commencement. Ferions-nous jamais ce voyage ?
Dans la « brousse », Jean-Paul décidait : « Toi tu es le mauvais. D’accord ? »
Donc, j’étais le Rochefort de d’Artagnan, le sergent Garcia de Zorro, le prince Jean de Robin des Bois. Je pouvais prendre l’avantage à certains moments du duel, mais il me faudrait tôt ou tard rouler dans l’herbe et expirer, accomplissant mon destin de frère cadet.
Ou alors je proposais : « Si on disait qu’on attaque ensemble ? » Jean-Paul et moi tendions une embuscade à Mammy, qui voulait bien tenir le rôle du général Custer.
Quand Sitting Bull et Crazy Horse surgissaient des talus, elle feignait la surprise, appelait un peu au secours, se laissait poignarder. Et nous dérobions à Longs Cheveux son chargement : tartines, fruits, chocolats. Nous devions néanmoins attendre l’heure du goûter pour partager ce butin.
Ensuite on regagnait le pays civilisé.
Mammy allait trahir. Sitôt franchi le seuil de sa maison, celle qui avait joué notre jeu redevenait la vieille dame intraitable. À elle de commander… On parlait devoirs et leçons. Étions-nous prêts pour demain ? Découvrant nos bouches et nos genoux immondes, elle décidait de nous infliger le supplice du bain.
Elle enlevait sa montre, retroussait ses manches, rassemblait ses maigres forces pour nous faire plier la jambe ou tendre le bras. Finis les capitaine Blood, d’Artagnan, Zorro, Cochise, et finis les princes félons : évanouis dans la « brousse ». Nous n’étions plus que des enfants, toujours perdants. Nus, désarmés, nous tempêtions, nous implorions : « Pas la brosse !… » Rien à faire : Mammy nous rabotait la peau, tout en promettant de ménager les bobos. « Pas les cheveux !… » Elle nous inondait la tête.
Et puis, apaisés, parfumés, coiffés en écoliers modèles, nous dînions. Papa venait nous chercher en auto. Le voyage retour, par les quais, était fulgurant.
2
La peau du grizzly
Parfois, nous pouvions loger à Coronmeuse… Nuits héroïques ! Car c’était la maison des trésors et des énigmes. Ainsi, le grenier, traversé de poutres colossales, imprégné de cette âcre senteur de poussière humide – « l’odeur du temps », en quelque sorte – recelait une extraordinaire collection d’armes : pistolets et fusils à silex, boulets de canon, arquebuses, tromblons, cottes de mailles, hallebardes, armure de samouraï… Toutes pièces authentiques. Ici, notre imagination était surpassée par la réalité.
Changeant de toit, certains samedis soirs, nous nous trouvions plongés dans un siècle révolu. Pas besoin de pyjamas : Mammy conservait pour ces occasions les chemises de nuit qu’avaient portées mon père et mon oncle (et peut-être bien d’autres enfants, avant eux). Je riais en découvrant Jean-Paul affublé d’une robe blanche à liseré rouge. Je montais sur la chaise de la salle de bains pour contempler mon déguisement dans une glace.
« On va au théâtre du Lion d’or », annonça un soir ma grand-mère. Émoustillés, nous la suivîmes. C’était un piège. « J’ai dit : au théâtre du lit où on dort. » Elle nous entraînait vers notre chambre d’adoption, au deuxième étage. Mais nous n’avions pas sommeil !
Dans ces cas-là, tous les prétextes étaient bons pour gagner quelques minutes : « J’ai soif… J’ai oublié de ranger mes jouets… Je dois faire pipi… » Et si la vieille dame nous avait accordé un sursis exceptionnel, nous nous serions montrés dociles comme jamais.
La « nuit blanche » : une liberté des grandes personnes dont nous comptions user beaucoup, notre tour enfin venu. Nos nuits de gosses étaient si noires ! À peine Mammy nous laissait-elle une tranche de la lumière dorée du couloir.
Je la rappelais.
« Qu’y a-t-il encore ?
— Pourquoi es-tu fâchée ?
— Je ne suis pas fâchée, mais vous devez dormir tout de suite, pour être bien disposés demain.
— J’ai peur de faire des cauchemars !
— Dites bonsoir au Petit Jésus et fermez les yeux. »
Au bout d’un moment, mon frère s’évadait. Je le suivais. Nous devenions des spectres longeant le corridor…
Le retour de Mammy déclenchait une fuite effrénée. Elle pinçait un fantôme en flagrant délit ; et l’autre, plus vif, avait disparu sous des couvertures qui n’étouffaient pas son rire.
Mammy faisait semblant d’être fâchée. Elle frappait dans ses mains. Penaud, je grimpais sur mon lit.
« J’ai rien fait, moi ! disait l’édredon bosselé de mon frère.
— Plus un mot ! »
Vraiment, nous ne comprenions pas ce culte de la « bonne nuit ». Ma grand-mère croyait non seulement aux vertus, mais aux charmes du repos. « J’aimerais mieux être à ta place », confiait-elle en me bordant.
Son pas s’éloignait.
Blottis dans les ténèbres, nous bavardions encore. Et j’écoutais les bruits intermittents de Coronmeuse : le trajet des voitures sur un sol mouillé, la grinçante manœuvre du tram en partance.
« Jean-Paul… »
Pas de réponse.
« Jean-Paul… »
Alors j’entends mon frère qui se tourne sur le côté et qui avoue, dans un soupir :
« Je dors… »
Le matin, avant même de s’habiller, on reprenait l’exploration de ce deuxième étage.
Au fond du corridor, une chambre nous éblouissait. Celle-là n’était