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Le Bureau des reptiles: Roman historique sur le Congo à l'époque coloniale belge
Le Bureau des reptiles: Roman historique sur le Congo à l'époque coloniale belge
Le Bureau des reptiles: Roman historique sur le Congo à l'époque coloniale belge
Livre électronique482 pages7 heures

Le Bureau des reptiles: Roman historique sur le Congo à l'époque coloniale belge

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À propos de ce livre électronique

Retour au Congo, à l'époque coloniale belge...

1897. Léo Dover, jeune journaliste belge, s’est toujours montré un ardent défenseur de la politique coloniale du roi Léopold II. Mais, le jour où il découvre la lettre d’une religieuse dénonçant les atrocités commises au Congo, ses convictions vacillent. Dès lors, il se lance dans une course haletante à la vérité. 

Servie par une écriture limpide et un sens du récit percutant, cette fresque romanesque dans la lignée d’Alexandre Dumas explore sans concession les zones d’ombre de la période coloniale et met en scène un héros confronté autant à des puissances occultes qu’à ses démons intérieurs.

Ce roman historique, véritable coup de maître, évoque avec maestria le plus terrible scandale de l’histoire de la Belgique ! Il fera date.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "C’est [...] avec un art consommé de l’écriture apocryphe que Godfroid lève le rideau sur la tragédie qu’il va dérouler sous nos yeux. Le pacte – périlleux mais tellement stimulant pour l’imaginaire – qui lie vérité et fiction se noue d’emblée, avec une aisance déconcertante." (Frédéric Saenen, culture.ulg.ac.be)
"Leçon de journalisme, leçon d’histoire, le livre est d’abord un roman, avec une intrigue, un suspense, un dénouement inattendu." (Colette Braeckman, Le Soir)
"Marcel-Sylvain Godfroid a passé des mois à se documenter soigneusement pour écrire son livre. Le résultat est là : il nous plonge dans le monde du journalisme, mais aussi dans l’histoire coloniale au travers d’un ouvrage qui se révèle passionnant dès la première page et dont l’écriture séduit d’emblée le lecteur. À dévorer jusqu’à la fin." (René Danloy, L'Avenir, 09/10/2103)

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Dès son enfance, alors qu'il se faisait remarquer pour son manque de discipline à l'école, Marcel-Sylvain Godfroid a entretenu une passion pour l'histoire et la littérature. Dans les années 1960, il réalise quelques courts métrages, avant de décliner un poste de rédacteur au journal L’Avenir du Luxembourg. Il fait ses débuts dans le monde de l'édition en entrant chez Dupuis et multiplie en parallèle les reportages aux quatre coins de la planète. 

EXTRAIT 

Ce n'était pas la canicule qui couvrait Léo Dover de sueur, c'étaient les hennissements de terreur, les sifflements du fouet et le vacarme des fers crépitant d'étincelles sur la brique luisante de purin. Depuis qu'il était revenu en Belgique, ses nuits étaient hantées par des chevaux échevelés et piaffants, à la robe blanche d'écume, traversée de longues estafilades écarlates.
Il se retourna entre les draps moites en comptant les heures égrenées par le carillon Westminster dans le salon de sa logeuse : quatre heures et demie. Aucun espoir de se rendormir, il ne lui restait plus qu'à attendre la délivrance de l'aube. Un casque d'acier comprimait ses tempes ; cette migraine allait lui gâcher la matinée, avant de s'évanouir tout aussi mystérieusement. 
LangueFrançais
ÉditeurWeyrich
Date de sortie18 févr. 2014
ISBN9782874892233
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    Aperçu du livre

    Le Bureau des reptiles - Marcel-Sylvain Godfroid

    PROLOGUE

    L’Étoile du 29 juin 1897

    L’ARRIVÉE DES CONGOLAIS

    À bord de l’Albertville (De notre correspondant spécial)

    À huit heures et demie, le chef pilote de notre remorqueur signale l’arrivée de l’Albertville amenant les Congolais qui doivent séjourner à l’exposition coloniale de Tervuren. Bientôt, nous pouvons distinguer, sur la brumeuse ligne d’horizon, la coque blanche et noire du steamer et son immense cheminée jaune.

    Une heure plus tard, nous montons à bord. Tout le monde est sur le pont. Les clairons sonnent, les mouchoirs s’agitent. Un grand gaillard solide, le teint hâlé, nous serre la main à la broyer. « Vive la Belgique ! crie-t-il. Sacrebleu, que c’est bon de revoir le pays ! »

    Au premier rang des passagers, superbe de santé et débordant de joie, ce bon et dévoué Dr Vermeulen, membre du comité exécutif de l’exposition coloniale. C’est lui qui a rassemblé, à Boma, les types nègres qui composeront les villages de Tervuren.

    « ça n’a pas toujours été sans peine, nous dit-il. Tout ce peuple d’enfants est peu facile à gouverner. Sous le vernis de la discipline, le guerrier farouche et le boy mutin ont vite fait de reparaître. »

    Aspects des Congolais

    Tous les Noirs ont été sélectionnés avec soin. La plupart sont issus d’espèces magnifiques. Depuis les Bangalas, aux chairs de front scarifiées en crête de coq, aux joues tailladées en feuilles de palmier, jusqu’aux Kasaïs aux traits plus réguliers. Quant aux femmes, elles sont sculpturalement belles et portent, telles de vivantes cariatides, leur ballot sur leur tête coiffée d’un turban de madras. Quelques-unes ont le visage régulier, presque fin, épargné par cette bouche lippue, par ce nez camard si repoussant qui enlaidissent trop souvent les indigènes du Congo. Leurs jupons bariolés et leurs camisoles de flanelle aux couleurs criardes ne laissent pas de révéler l’opulence de leurs formes.

    Signalons aussi deux jeunes nains, vêtus de costumes marins d’enfant, des Tiki-Tiki venus de la grande forêt de l’Aruwimi, franchement laids ceux-ci, la bouche lippue, le front écrasé, l’œil torve. Ce sont de mauvais drôles, se complaisant à faire des niches aux soldats. Ils sont très forts, malgré leur petite taille. C’est à peine si le Blanc leur en impose. À bord, on a dû constamment les empêcher de jeter des pierres ou des trognons de chou aux soldats.

    Tous les hommes sont très propres et chaudement vêtus d’habits européens confectionnés pour eux à Boma. L’état sanitaire est excellent, on ne compte que trois Congolais atteints du mal de mer.

    Les confidences d’un peintre français

    Sur le pont arrière, on trouve toute une ménagerie : trois chameaux dociles embarqués à Las Palmas et destinés au jardin zoologique d’Anvers, des chèvres, des moutons, des poules, des canards, des singes frileux, des perroquets gris. Un de ces derniers, dressé par un passager, fait le poirier ; un autre, réservé à un curé, a un langage de caserne.

    L’Albertville compte un éminent artiste parmi ses passagers en la personne de M. Dutilleux. Envoyé au Congo par L’Illustration, il en revient porteur de planches nombreuses. Elles lui serviront pour le vaste panorama congolais qui sera offert à la curiosité des visiteurs de l’Exposition universelle de Paris qui se tiendra dans trois ans.

    M. Dutilleux est heureux jusqu’à l’enthousiasme de son long voyage, et il a bien voulu nous faire part de l’admiration profonde dans laquelle le plonge l’organisation du Congo belge :

    « Après avoir voyagé par le Congo français, quand on pénètre au Congo belge, c’est la transition qui fait passer de la nuit au jour. Au Congo français, rien, pas d’administration, pas de commerce, pas de routes, pas d’organisation, pas de flotte. Chez vous, au Congo belge, en revanche, une organisation générale sans exemple, des routes, un confort aussi parfait qu’il est possible de le rêver en Afrique. En un mot, le Congo français désillusionne, alors que le Congo belge émerveille. »

    Une ombre plane néanmoins sur ce beau tableau. Dans un poste sur le fleuve Congo, M. Dutilleux aurait vu – le conditionnel est de mise – des agents belges tirer sur des Noirs en pirogue pour les obliger à s’arrêter et leur faire payer un droit de passage. Ainsi, en maintes occasions, certains agents recourent à des moyens brutaux pour imposer leur autorité, alors que des décrets du pouvoir souverain leur interdisent formellement ces féroces excès de zèle.

    Le débarquement

    Pendant que nous bavardons, les rives étalent des paysages que les Noirs dévorent des yeux. Nous les rejoignons sur le pont arrière et le commandant Leroy découvre un gaillard qu’il a connu petit boy en Afrique, il y a une douzaine d’années. Il lui demande des nouvelles d’un des anciens. « Oh ! il est très bien, fait l’autre, il a déjà trois femmes !… » D’autres Noirs racontent au commandant, qui connaît tous leurs dialectes, que le départ a été fort émotionnant, que les femmes ont beaucoup pleuré, mais enfin qu’ils sont enchantés tout de même de venir au pays du Grand Blanc.

    Au fur à mesure qu’on approche de la métropole, la flottille qui entoure le steamer se fait plus dense. Les quais sont noirs de monde. Il y a là une foule insensée qui acclame, gesticule, s’agite, court au débarcadère. Jamais, de mémoire d’Anversois, il n’y eut une foule pareille au port. Et rarement les Anversois surent montrer un si fol enthousiasme.

    Pendant les formalités de débarquement, les passagers pleurent de joie à la vue des parents, des amis qui sont là, leur tendant les bras. Des autorités militaires et civiles montent à bord. Au milieu des scènes d’attendrissement, on active le débarquement. Les soldats se mettent en marche, musique en tête, clairons sonnant à travers la ville. Leur martiale allure, leur défilé impeccable soulèvent des bravos et des vivats enthousiastes d’un bout à l’autre de la route.

    Caton

    Première partie

    LE CONTINENT MYSTÉRIEUX

    1.

    Ce n’était pas la canicule qui couvrait Léo Dover de sueur, c’étaient les hennissements de terreur, les sifflements du fouet et le vacarme des fers crépitant d’étincelles sur la brique luisante de purin. Depuis qu’il était revenu en Belgique, ses nuits étaient hantées par des chevaux échevelés et piaffants, à la robe blanche d’écume, traversée de longues estafilades écarlates.

    Il se retourna entre les draps moites en comptant les heures égrenées par le carillon Westminster dans le salon de sa logeuse : quatre heures et demie. Aucun espoir de se rendormir, il ne lui restait plus qu’à attendre la délivrance de l’aube. Un casque d’acier comprimait ses tempes ; cette migraine allait lui gâcher la matinée, avant de s’évanouir tout aussi mystérieusement.

    Pourquoi le médecin consulté au sujet de ses maux de tête l’avait-il sondé sur l’état de ses fonctions reproductives ? Par d’insidieuses questions, il l’avait amené à lui confesser qu’il s’adonnait au péché d’Onan. À l’en croire, il ne fallait pas chercher ailleurs la cause de ses maux. Léo était sorti de son cabinet muni d’une batterie de consignes censées combattre ses mauvaises habitudes : éviter de toucher ses organes génitaux, les tremper fréquemment dans de l’eau glacée, prendre du bromure de potassium, dormir vêtu d’un caleçon de natation muni d’un sachet de camphre au périnée et saupoudrer son matelas de la même substance.

    Il se gardait bien de suivre ces prescriptions. Il soupçonnait que le seul remède efficace aurait été de coucher avec une femme. Hélas, les seules dont il eût jamais contemplé la nudité étaient les beautés grassouillettes d’un journal fripon circulant sous les pupitres, naguère, au collège, ou les reproductions photographiques de la Vénus de Milo contemplées à l’étalage de l’opticien Cerf. C’est en vain qu’il s’échinait à se représenter les seins, le ventre et le triangle ténébreux. En dépit des heures passées à étudier le processus de la reproduction dans L’Encyclopædia Britannica, ces endroits constituaient un continent plus mystérieux que le cœur de l’Afrique.

    Qu’est-ce qui le retenait d’aller au bordel, à l’instar de la plupart des hommes de son âge ? À Londres, c’était pareil. Jamais, il n’avait osé pénétrer dans un des ces paradis du vice qu’on trouvait aux Bluegate Fields. Le sexe en feu et l’âme en cendre, il lorgnait les filles de joie jouant de l’œil et du mollet sur les trottoirs, et les courtisanes gainées de soie, accrochées effrontément au bras de leur protecteur.

    Pourquoi avait-il refusé d’accompagner Ricker au Café Riche, la veille, après le congrès des conseillers communaux ? Le Café Riche n’était pas seulement le restaurant qui avait le meilleur Chassagne-Montrachet de Bruxelles, on y rencontrait aussi des « soupeuses » du meilleur monde, ouvertes au moindre de vos caprices. Ricker en avait fait son second bureau. Il y côtoyait des députés et des sénateurs. Ramollis par la bonne chère et les caresses, les pères conscrits finissaient toujours par lâcher l’une ou l’autre révélation sur les travaux législatifs en cours ou sur les intrigues politiques du moment. Et le lendemain matin, une fois évaporées les bulles du champagne, on retrouvait ces indiscrétions étalées au grand jour dans la rubrique Petits Échos du Parlement.

    Quel idiot d’avoir invoqué la fatigue et le manque d’argent ! D’autant que Ricker se faisait fort d’obtenir des prix de faveur, grâce à ses bonnes relations avec la « patronne ». Un jour, il serait bien obligé de franchir le pas, ne fût-ce que par conscience professionnelle. On découvrait dans ces maisons des secrets qu’un journaliste se devait de connaître. Ainsi, Ricker se vantait avoir vu, dans une maison chic de la porte de Namur, le président de la Cour de cassation monter avec trois putains d’un seul coup.

    Il se consola en se rappelant le dernier chapitre de L’Éducation sentimentale. Comme Frédéric et Deslauriers, il réaliserait peut-être, au soir de sa vie, que le meilleur moment de son existence avait été cette tentative avortée de visiter une maison de passe.

    D’habitude, pour imposer à son esprit des rêveries plus respectables, il se récitait une cinquantaine de vers, mais les seuls qui lui venaient à l’esprit étaient un passage de la Légende des siècles de Victor Hugo :

    Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une Moabite,

    S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,

    Espérant on ne sait quel rayon inconnu,

    Quand viendrait du réveil la lumière subite.

    Et ce sein nu, d’une couleur d’ambre et d’une douceur d’ébène poli – celui de la jeune captive, aux yeux de gazelle luisant derrière les moucharabiehs, décrite par Flaubert dans son Voyage en Orient – ne faisait que cambrer plus fermement son membre.

    Prenant conscience qu’il était en train de commettre un acte irréparable, porteur de troubles affreux et de sombres journées remplies du sentiment du péché, il suspendit le va-et-vient de sa main et ouvrit les yeux sur le mince rayon de lumière naissante sur le parquet ciré.

    Une affaire, cette chambre meublée dans un hôtel particulier du boulevard Bischoffsheim ! Il la louait pour trois fois rien à Mme Nagan, une riche veuve. Il devait cette faveur au fait que la domesticité ne comptait que des femmes. Mme Nagan possédait une collection d’objets religieux hors de prix. La présence dans la maison d’un homme capable de mettre en fuite les monte-en-l’air habiles à manier le passe-partout et la pince-monseigneur était pour elle un grand réconfort.

    La grande pièce lambrissée était confortable et spacieuse, luxueuse même, avec l’épais tapis d’Orient sur le parquet marqueté, les fenêtres donnant sur le jardin à l’anglaise et la petite porte cintrée ouvrant sur le cabinet de toilette. Un seul bémol : la veuve conservait, dans cette chambre, des moulages en cire de têtes ravagées par des lésions cutanées qui avaient appartenu à son mari, une sommité médicale, titulaire de la chaire des maladies cutanées et syphilitiques à l’Université de Bruxelles. Cet affreux carnaval de pustules, de champignons, de tumeurs et d’ulcères lui rappelait les gravures décrivant l’irrésistible dégradation d’un garçon conduit à la tombe par les « mauvaises habitudes » que son directeur de conscience lui montrait naguère, dans l’espoir d’arracher son âme aux griffes de Satan.

    Une aube incertaine se reflétait sur la vitrine où les œuvres de l’auteur de Madame Bovary voisinaient avec les moulages. Sur la table de chevet, une photo dans un cadre ouvragé sortait de l’ombre : une paysanne habillée comme pour aller à la noce serrait contre elle un jeune homme vêtu de la toge et du chapeau carré des étudiants anglais.

    Il retourna la photographie sur le plateau du petit meuble. Le regard de sa mère lui était encore plus insupportable que les horribles masques annonciateurs de maladies honteuses. C’était elle, il le soupçonnait, qui lui interdisait d’aller au bordel.

    Pourquoi lisait-il des reproches dans ses yeux, alors que d’autres n’y auraient perçu que de l’inquiétude ? À cause de ce pli aux coins des lèvres traduisant son déchirement de le voir faire sa vie loin d’elle ?

    À la réflexion, n’était-ce pas pour elle qu’il était revenu en Belgique ? Mais alors, pourquoi espaçait-il de plus en plus ses visites au Château d’Ardenne ? Rien de plus facile que de prendre le train. Qu’est-ce qui le tenait loin d’elle ? La peur de revisiter les noirs secrets de son enfance ?

    * * *

    Il passa dans la salle d’eau équipée de cabinets d’aisances reliés au réseau d’égouts qui faisait la fierté des Bruxellois. Très différent de la cabane au fond du jardin de son enfance : ici, il suffisait d’actionner une poignée fixée à la cuvette pour faire jaillir une cataracte.

    Pendant que la baignoire de cuivre se remplissait d’une eau fumante, il examina son image dans la psyché. À travers la mince pellicule de vapeur, il voyait un visage mince, de grands yeux foncés, d’abondants cheveux noirs peignés en arrière, lustrés comme un plumage, un teint bistre, une moustache sèche et mince comme un trait de crayon, une bouche sur laquelle flottait un soupçon d’amertume. Aucune trace de la bise des hivers ardennais ni des gifles de son père ; étouffés les Silly bastard et les cris de colère, disparues les ampoules sur les petites mains rivées aux poignées des brouettes. Ne restaient que ce front froissé et ces yeux fatigués d’avoir lu trop de livres.

    Son regard descendit sur la poitrine mate et dure, puis sur les jambes. Il fut atterré de découvrir une tache violacée de la grosseur d’une pièce d’un sou sur sa cuisse gauche. N’était-ce pas le signe avant-coureur d’une de ces affections cutanées figurées avec tant de réalisme par les moulages du Pr Nagan ? Un examen plus attentif le rassura : ce n’était qu’un hématome qu’il s’était fait, la veille, en se cognant à l’un des angles de la grande table de la salle de rédaction.

    Il étira ses jambes dans l’eau avec un soupir de bienêtre et évacua du même coup les craintes de la maladie et les regrets de vivre privé de la douce compagnie d’une femme. Après tout, sa solitude était un atout : elle lui permettait de se consacrer tout entier à son métier – le plus beau du monde, selon Plunkett. Si seulement Zollman lui avait confié autre chose que des sujets dénués d’intérêt ! La veille encore, ce congrès des conseillers communaux, quel pensum ! Si seulement il pouvait prendre la place de Mauss aux affaires congolaises ! Deux mois plus tôt, après son article sur l’incendie du Bazar de la Charité, à Paris, il avait bien cru que c’était dans la poche. Mais Zollman s’entêtait à garder à ce poste cet incapable de Mauss, si raide dans son maintien et dans sa prose que toute la rédaction le surnommait « le Stick ».

    En avait-il rêvé du continent mystérieux ! Enfant, il se glissait dans les cuisines du Château d’Ardenne au chant du coq, là où les journaux échouaient, parmi les brindilles servant à allumer le feu ou roulés en boule au fond des chaussures boueuses du garde-chasse. Toute la presse belge était là, quand le roi séjournait au château. (Les journaux étaient repassés par sa mère, avant d’être apportés au roi qui, terrorisé par les microbes, n’y touchait que les mains gantées de blanc.) Il y avait même le Figaro de Paris et le London Times.

    Son butin caché sous sa chemise, il remontait dans sa soupente et, tremblant de fièvre patriotique, lisait les exploits des officiers belges au Congo, au premier rang desquels un certain Fonck, le « Héros des Portes de l’Enfer ». L’avait-il fait vibrer, cet officier ! On ne parlait que de lui dans les journaux. Et c’était encore mieux d’aller lire ses exploits dans la forge, à la tombée de la nuit : le rougeoiement des braises et le ronflement du soufflet accentuaient encore la dimension dramatique de son épopée.

    Après la bataille des Portes de l’Enfer (le nom des rapides infranchissables sur le fleuve Congo, en aval de Kongolo), l’officier était allé parlementer avec les Arabes dans leur camp retranché aux remparts d’argile, où des centaines de guerriers attendaient, le doigt sur la détente. Son interprète, terrifié et tremblant, l’avait dissuadé d’y accompagner l’émissaire porteur d’un Coran : « N’y va pas, maître, ils vont te tuer ! » N’écoutant que son courage, Fonck était allé se fourrer dans la gueule du loup. Et deux heures plus tard, il en ressortait un drapeau arabe au poing : il avait obtenu la reddition du sultan sans tirer un seul coup de feu.

    Rude et glorieuse époque. Les trafiquants d’esclaves avaient mis tout l’Est africain en coupe réglée, sous la bannière rouge et blanche du sultanat de Zanzibar. Ces bar-bares sélectionnaient les hommes les plus sains et les filles les plus belles pour approvisionner les marchés de la côte et du Moyen-Orient. Les autres, ils les tuaient. Des caravanes de cinq cents ou de mille captifs sillonnaient la savane. Chaque esclave arraché à son village portait, sous la menace du fouet, une charge de vingt à trente kilos d’ivoire. Arrivé à destination, si par chance ses os n’achevaient pas déjà de blanchir au bord d’une piste, il était parqué dans un enclos. On le gavait de nourriture, on l’enduisait d’huile pour lui donner belle apparence et on l’exhibait, frais et luisant, au marché de la ville.

    Mais le plus troublant était le sort réservé aux filles. Les journaux racontaient qu’elles étaient l’objet d’enchères passionnées, avant d’être enfermées derrière les grilles des harems, où d’expertes maquerelles leur enseignaient tous les raffinements de l’amour à l’orientale.

    Dans la cour, il entendait s’entrechoquer les seaux de la fermière. Les mains jointes, il remerciait Dieu de l’avoir fait naître dans un pays civilisé où le fouet était réservé aux chevaux. Le curé de Houyet le répétait souvent en chaire de vérité : il fallait porter secours à ces pauvres Nègres victimes de la cupidité des mercantis arabes. Il aurait voulu sauter du lit, courir à Anvers, s’engager comme mousse sur un bateau et rejoindre ces officiers qui luttaient pour une juste cause au mépris de leur vie.

    Et, avant de sombrer dans un sommeil peuplé d’éléphants barrissants et de guerriers empanachés de plumes, il se récitait, comme une prière, un poème appris à l’école :

    Sur les plages où les entraîne

    La voix d’un sage Souverain,

    Nos soldats vont l’âme sereine,

    Affrontant un climat d’airain,

    De l’Africain briser les chaînes,

    En domptant l’Arabe inhumain.

    Quelle consolation cherchait-il dans ces rimes patriotiques ? À y regarder de plus près, cet Arabe inhumain, foulé aux pieds par la puissance du roi, n’était-il pas une image de son propre père couché dans un cercueil, la tête éclatée ? Et lui, qui était-il donc, sinon cet esclave aux chaînes brisées d’un coup de sabot ?

    2.

    Dans le vestibule, une lettre l’attendait sur le banc de communion ouvragé servant de console. Il reconnut le timbre à l’effigie de la reine Victoria et l’écriture échevelée de Graham Plunkett. L’adresse du Château d’Ardenne avait été barrée et remplacée par celle de Bruxelles, tracée en belles rondes par la plume Sergent-Major de Ferdinand Teirlinck, le régisseur du domaine.

    Il lut la lettre en marchant.

    Londres, 15 mai 1897

    Old Chap,

    Voilà bientôt trois mois que vous vous êtes enfui comme un voleur. Si je ne craignais de tomber dans cette sentimentalité que beaucoup me reprochent, je dirais que c’est un morceau de mon cœur que vous avez emporté en Belgique, tel un contrebandier.

    Je me suis rendu à votre tanière de Shepherd’s Bush pour m’entendre dire que vous étiez parti sans laisser d’adresse, et la soudaineté de ce départ m’a fait imaginer le pire. Craignant que vous n’ayez rencontré le couteau d’un de ces monstres qui hantent les rues mal famées de notre Babylone, je suis allé me renseigner à Scotland Yard. On m’y apprit que votre passage vers la Belgique avait été enregistré à Douvres. Jugez de la cruauté de cette nouvelle ! Ainsi, vous aviez quitté Londres sans me dire au revoir ! Pas un signe, pas un mot, pas même une adresse où vous écrire : vous aviez sombré dans le néant. J’en ai eu les larmes aux yeux. Qu’avais-je fait pour mériter un tel traitement ?

    Ne niez pas, fils ingrat ! Je vous soupçonne d’avoirmisvotreplume au service de ce journal dont vous m’aviez parlé, ce journal acquis aux intérêts de votre roi. Pourquoi embrasser une si mauvaise cause ? À présent, je comprends mieux votre fuite : c’est l’embarras qui vous a empêché de venir me faire vos adieux.

    Mais je ne vous lâcherai pas, Dover. Je ne cesserai de vous harceler que lorsque vous aurez reconnu que votre roi n’est rien d’autre qu’un bandit de grand chemin. Une nouvelle preuve vient de m’en être fournie par un intéressant témoignage – fictif, certes, mais dont les accents de vérité ne trompent pas – sur les exactions commises dans sa colonie.

    Dans son numéro spécial consacré au récent jubilé de la reine Victoria, le magazine Cosmopolis publie une short story intitulée An outpost of progress qui met en scène deux agents belges assignés en poste dans une région isolée du Congo. Seuls maîtres d’un territoire grand comme un comté et revêtus d’un pouvoir de droit quasi divin, ces agents ne lèvent pas le petit doigt pour empêcher le chef indigène de vendre, en échange de quelques belles pointes d’ivoire, les plus forts des villageois à des trafiquants d’esclaves surgis de la forêt.

    Cependant, minés par le remords, la misère intellectuelle et la disette alimentaire, ils succombent aux fièvres. Les voici chaque jour plus affaiblis et plus vulnérables à l’action déprimante du climat et de la solitude, chaque jour plus dégoûtés de cette vie épuisante de monotonie. Ils vont jusqu’à déclarer qu’il faut exterminer tous les Nègres, dans lesquels ils voient la cause de leurs tourments. Et ils en viennent à se quereller sans fin pour des futilités. Nuit et jour, ils s’observent haineusement en se demandant lequel sera le premier terrassé par les fièvres. Enfin, à l’issue d’une stupide dispute pour leur dernier morceau de sucre, l’un de ces deux égarés, croyant sa vie menacée par son compagnon, le tue dans un accès d’épouvante. Puis, prenant conscience de l’horreur de son crime, il court se pendre à la croix plantée sur la tombe du Blanc qui les a précédés dans cet endroit oublié de Dieu.

    De la fiction, me direz-vous ! Sans doute, et du meilleur tonneau. Mais souvent, parce qu’elle s’adresse aux sens autant qu’à la raison, une œuvre d’art nous donne une vision plus précise et plus vraie de la réalité. Du reste, de nombreux missionnaires m’ont conté plus d’une anecdote confirmant la fine analyse psychologique de l’auteur.

    Celui-ci, un certain Joseph Conrad, est, d’après mes renseignements, un ancien officier de la marine marchande qui a posé son sac dans le Devon. Il serait d’origine polonaise, mais il écrirait en anglais. Il sait de quoi il parle, puisqu’il a lui-même séjourné au Congo, avant d’en revenir cruellement frappé par la maladie. Il a, en effet, commandé, pour le compte d’une société établie à Bruxelles, un des steamers qui assurent la navigation sur le fleuve. Je ne doute point qu’il aura été amené à visiter ce poste perdu en brousse qui sert de décor à son histoire. Il aura aussi recueilli les récits des passagers de son bateau. Parmi eux, n’en doutons pas, ces fiers conquérants qui, le fusil dans une main et la Bible dans l’autre, perpètrent des viols et des pillages, ordonnent des pendaisons et des assassinats et criblent les indigènes de balles de mitrailleuse.

    Je gage que cet auteur, de peur d’encourir le reproche de partialité, a retenu sa plume en passant sous silence que certains des agents de l’État du Congo s’adonnent journellement à la pratique de châtiments corporels. Harcelés par leur hiérarchie qui leur réclame toujours plus d’ivoire et plus de caoutchouc, ces bourreaux à la petite semaine y trouvent le moyen de remplir leur tâche sans trop se fatiguer. Et ils mettent la même énergie tatillonne à compter les coups de fouet que leurs collègues restés en Belgique à aligner les chiffres de la récolte des betteraves ou de la production de fonte.

    Je vous communique cette histoire en espérant qu’elle vous fera réfléchir. Si toutefois ma lettre vous parvient, car, ignorant votre adresse en Belgique, je la jette comme une bouteille à la mer vers ce Château d’Ardenne dont vous m’avez si souvent parlé.

    (Excuse this bad writing.)

    Cordially yours,

    Graham Plunkett

    Avec un grognement, Léo froissa la lettre et l’enfouit dans sa poche. Comment Plunkett pouvait-il faire confiance à ce Polonais qui trahissait sa langue maternelle en écrivant en anglais ? Ce Conrad, à l’évidence, avait rendu de très mauvais services à ses employeurs belges. Il aurait parié que ce n’était pas lui qui avait donné sa démission. Tout simplement, il avait été viré à cause d’une erreur de navigation ou d’une manœuvre hasardeuse du steamer dont il avait la charge. Sa réaction était typique des domestiques remerciés par leur maître.

    Il ne répondrait pas à Plunkett. Leur querelle était sans issue. Pourtant, il regrettait d’avoir fait de la peine à celui qui avait été son bienfaiteur et son mentor. Pourquoi n’avaitil pas osé aller lui faire ses adieux ? La lâcheté ? La peur de passer pour un ingrat ? « Excusez-moi, Graham, jamais je ne trahirai mon roi ; le serment que j’ai prêté devant ma mère me l’interdit », voilà ce qu’il aurait dû lui dire.

    Il le revoyait la première fois qu’il l’avait rencontré dans son bureau du London Post. Il pleuvait sur Londres, ce jourlà. Planté dans son vieux mackintosh sur le parquet ciré, il était terriblement impressionné par la haute taille de Plunkett, son large torse, ses moustaches en crocs et ses yeux flamboyant d’indignation.

    Plunkett avait sursauté en apprenant qu’il était belge. Avec un sourire narquois, il avait regardé son imperméable trempé de pluie : « À votre place, je ne serais pas très fier de me promener avec, sur les épaules, ce caoutchouc qui fait couler tant de sang au Congo ! »

    Léo avait vu rouge, et ils s’étaient chamaillés durant une bonne heure. Mais, en dépit de leur désaccord, un courant de sympathie était passé. Quelques jours plus tard, Plunkett lui avait fait savoir qu’il pouvait travailler à la pige pour son journal. Il était devenu un penny-a-liner, un écrivain à la pige, un rédacteur à deux sous la ligne. On l’avait vu à la réception des palaces, à la porte des grands personnages, aux courses de lévriers, aux combats de coq, au pied du gibet, dans tous les rassemblements, dans toutes les foules, interpellant les passants, multipliant les questions, prenant des notes sur son carnet, tenant bon, si on le repoussait, en se réclamant de son titre et en répétant qu’il était un « gentleman de la presse ».

    Avec Plunkett, c’étaient des discussions à n’en plus finir à l’Old Bell, un pub de Fleet Street où ils avaient leurs habitudes. Quand retentissait le « Last order ! » annonçant la fermeture, ils en étaient encore à comparer les mérites du roi Léopold à ceux de sa cousine Victoria.

    Plunkett avait apporté un soutien sans faille à George Washington Williams, un historien noir américain, qui, en 1890, au retour d’un voyage d’exploration au Congo, s’était lancé dans un réquisitoire virulent contre la brutalité avec laquelle était gouverné l’État indépendant. Et le London Post n’hésitait pas à reprendre les caricatures des journaux satiriques où l’on voyait le roi Léopold trôner au sommet d’une montagne de crânes.

    « Ne faites pas l’idiot, tempêtait Plunkett, quand il lui disait son intention de rentrer en Belgique. C’est un enterrement de première classe, tous les journaux belges sont vendus au roi. Restez avec nous ! Je compte vous salarier dès que les finances du journal le permettront. »

    Nombreuses, en effet, étaient les mauvaises langues qui insinuaient que certains journaux belges recevaient des enveloppes du Bureau de presse de l’État indépendant du Congo. Les mêmes prétendaient que se tramaient, dans cette officine surnommée le « Bureau des reptiles », de sombres intrigues destinées à nuire aux opposants à la politique coloniale du roi. Mais Léo ne voulait y voir que des calomnies distillées par la jalousie. Quand une lettre de Ferdinand Teirlinck, le régisseur du Château d’Ardenne, lui avait appris qu’une place était vacante à L’Étoile, il n’avait pas hésité. D’autant que l’Exposition universelle sur le point de s’ouvrir à Bruxelles promettait de se révéler passionnante.

    Il ne le regrettait pas, même si, côté finances c’était beaucoup moins reluisant. Pour tout dire, il avait du mal à nouer les deux bouts. La montre en or héritée de son père et un vieux revolver légué par Ferdinand Teirlinck constituaient ses seules richesses. Il engageait tantôt l’un, tantôt l’autre au mont-de-piété de la rue Saint-Ghislain. Mais pour rien au monde, il n’aurait cessé d’envoyer un mandat de dix francs chaque semaine à sa mère.

    Zollman, toujours à court d’argent, le payait de plus en plus tard. Tous les prétextes lui étaient bons pour se défiler. Il allait jusqu’à affirmer que de voir son nom au bas d’un article payait royalement un rédacteur de ses peines. Et ce bouffeur de curés enragé ajoutait que la mission d’ordre spirituel du journaliste l’assimilait en quelque sorte aux ermites et aux grands mystiques nourris des racines du désert et de la parole de Dieu.

    « Descendez à la caisse, cher ami ! », lui avait-il répondu le mois dernier. Et devant lui, il avait lancé un ordre au caissier dans le tuyau acoustique. Mais quand Léo s’était présenté devant la cage de verre remplie de registres reliés de drap vert et garnis de coins de cuivre, l’oiseau s’était envolé : le caissier, qui n’avait jamais un sou vaillant dans son coffre, avait fermé son guichet et était allé humer l’air des boulevards.

    Un peu plus tard, comme il réclamait de nouveau ses arriérés à Zollman, celui-ci avait rédigé, à sa grande surprise, un bon de caisse en règle. Naturellement, c’était encore un de ses tours : quand Léo avait sorti le papier de sa poche, il était vierge. Les chiffres étaient devenus poussière au bout de quelques secondes. Zollman avait dû tremper son porte-plume dans un encrier rempli d’eau et le sécher ensuite avec de la poudre bleue.

    Le patron avait des excuses, il sacrifiait tout à son journal. Rien n’était trop beau pour l’imprimerie. On utilisait, par exemple, des encres rares, indélébiles, à la pointe du progrès, des encres qui ne tachaient pas les mains des belles dames – car, chose étonnante, les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes à lire L’Étoile.

    N’empêche, Léo se prenait parfois à regretter de ne pas travailler pour des journaux florissants comme L’Indépendance ou Le Soir. Leurs rédacteurs ne reculaient jamais devant la dépense fastueuse d’un fiacre pour échapper aux désagréments des tramways et des omnibus bondés. Certains allaient jusqu’à porter sur leur note de frais les bocks éclusés au Royal Maxim’s Bar, sous prétexte qu’ils y rencontraient leurs informateurs. Et même à L’Étoile, certains de ses collègues semblaient rouler sur l’or. Par quels moyens secrets ? Il soupçonnait des procédés inavouables, des services rendus, une contrebande indigne. Mauss, pour ne prendre que lui, ne semblait manquer de rien. Un cas à part, il est vrai : sa femme lui avait apporté une belle dot. Et puis des mauvaises langues prétendaient qu’il faisait des piges pour des journaux américains, à l’insu de Zollman et en dépit d’une clause de leur contrat leur interdisant toute collaboration avec d’autres publications.

    * * *

    Il n’était que sept heures du matin. Pourtant, un soleil implacable brûlait déjà dans le ciel et l’air était si lourd et si humide que son front se couvrait de sueur. Il s’engagea dans la rue des Sables où se trouvait le siège de L’Étoile. Un slogan sorti de l’imagination féconde de Zollman s’affichait en lettres géantes sur la façade : L’ÉTOILE VOIT TOUT, SAIT TOUT, DIT TOUT. Pour mettre en valeur le supplément édité en l’honneur de l’exposition coloniale, la vitrine présentait des objets qui avaient appartenu au grand explorateur Stanley, le découvreur du Congo. Trônaient, entre deux palmiers miniatures, sa boussole, son sextant, son lit de camp pliant et même, juché sur une console, le glorieux couvre-chef, spécialement confectionné à l’intention du célèbre aventurier par un chapelier réputé de Saville Row, à Londres, – un képi d’officier plus haut que la normale, percé de trous d’aération et surmonté d’un protège-nuque.

    Le patron, jamais à court d’idées, s’était procuré, par faveur spéciale, ces reliques auprès de l’administration de l’État indépendant du Congo. Pariant sur un afflux de curieux, il avait vendu à prix d’or des pancartes publicitaires, si bien que Stanley faisait à son insu de la réclame pour l’orfèvrerie Christofle, les pilules purgatives du Dr Delahaut et le quinquina Robur.

    Léo frémit en découvrant, collé à la vitre, le reportage de Mauss sur l’arrivée en Belgique des indigènes du Congo. Jenette, l’illustrateur du journal, s’en était donné à cœur joie : des chameaux, des perroquets et des Noirs coiffés de fez comme s’il en pleuvait. Mauss allait en attraper la jaunisse, lui qui militait pour bannir tout dessin du journal avec l’ardeur belliqueuse que mettaient les ligues de tempérance américaines à pourchasser l’alcool. Il taxait Jenette de « Goya d’opérette », lui reprochant de tirer le journal vers le bas, de donner aux nouvelles un côté superficiel et même populo. Selon lui, une mise en page plus austère aurait été un gage de sérieux. Cependant, avec la bénédiction de Zollman, les dessins continuaient de jaillir du crayon de Jenette à la vitesse d’une presse électrique.

    Quel monument de prétention, ce Mauss ! Caton, je te demande un peu ! Ridicule, ce pseudonyme ! Pourquoi pas Socrate ou Platon tant qu’il y était ? La vitrine renvoyait à Léo son visage déformé par l’envie. Il détestait entendre le patron répéter à tout bout de champ : « Faisons appel à la brillante plume de M. Mauss ! » Le Stick n’avait pas le tempérament d’un reporter. Un intellectuel constipé, voilà ce qu’il était ! Un arriviste, avec ça ! Sans son beaupère, le vicomte qui faisait aussi partie du conseil d’administration du journal, le directeur du Bureau de presse de l’État indépendant du Congo, jamais il n’aurait occupé ce poste prestigieux.

    3.

    La rue résonnait du tapage des vendeurs montés du bas de la ville. Été comme hiver, les pavés sonnaient sous leurs brodequins bien avant que les chèvres qui fournissaient les ménagères en lait frais n’y abandonnent leurs crottins. Vêtus de casaques et de pantalons rapiécés, ils rappliquaient dans l’espoir de gagner quelques sous. « Ma cour des miracles ! » disait Zollman dans un sourire, lorsqu’il les observait du haut du perron. Ce n’étaient que balafres sur les joues et bouches édentées. Il y avait même un Français qui avait laissé une jambe à la bataille de Sedan contre les Prussiens, trente ans plus tôt.

    Combien étaient-ils ? Trop, beaucoup trop pour la petite cour déjà encombrée des bonbonnes de grès contenant l’encre d’imprimerie. Ils jouaient des coudes et se marchaient sur les pieds, dans une formidable ruée sur les ballots de journaux. Comme ils avaient l’habitude de se soulager dans tous les coins, des odeurs d’urine empestaient l’atmosphère. S’y mêlaient celles, tout aussi écœurantes, des premières petites gouttes sifflées sur le zinc qui rappelaient à Léo l’haleine de son père.

    Prenant son courage à deux mains, il se fraya un chemin en tentant de cacher sa répugnance. Il surprenait dans certains regards une curiosité dédaigneuse, des éclats de révolte aussitôt réprimés. Ne voyaient-ils donc pas qu’il n’était guère différent d’eux, avec son canotier dépenaillé, sa cravate tachée d’encre, ses manchettes élimées et son veston luisant d’usure ? Parfois, l’envie lui prenait de leur révéler qu’il était le fils d’un palefrenier et d’une lingère.

    Sous le préau, assis à une table dressée sur une estrade, Dikke Faro, la moustache en bataille, le melon rejeté en arrière, un moignon de cigare coincé entre les dents et des bracelets élastiques serrés autour de ses manches, formait rempart devant les ballots de papier. Le lorgnon suspendu à son cou par un ruban noir voltigeait dans tous les sens, tandis qu’il assénait des coups de canne sur les mains agrippées aux paquets de journaux.

    — Est-ce bien nécessaire de distribuer des coups, Monsieur

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