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Dr Geoffroy: Chronique de la vie d'un vétérinaire
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Dr Geoffroy: Chronique de la vie d'un vétérinaire
Livre électronique285 pages4 heures

Dr Geoffroy: Chronique de la vie d'un vétérinaire

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À propos de ce livre électronique

Joseph Geoffroy est né dans la paroisse de Saint-Jean-de-Matha, en Matawinie, à la fin du XIXe siècle.

Après des études classiques au Petit Séminaire de Sainte-Thérèse, puis au Collège Saint-Paul à Varennes, c’est en médecine vétérinaire qu’il poursuit à l’Université Laval sur la rue St-Denis à Montréal au début de la guerre 1914-1918.  C’est aussi à Montréal qu’il fait la rencontre de Jeanne Perreault, pianiste au magasin Archambault Musique. Il l’épouse quelques mois avant d’être mobilisé et envoyé en Angleterre. Il est ensuite stationné dans la région de Cambrai, en France, où il sert en tant qu’officier vétérinaire, vivant de durs combats desquels il sortira marqué pour la vie.

Confronté par ses souvenirs aussi douloureux qu’indélébiles des champs de bataille, et tourmenté par l’attrait de l’alcool, Joseph tente d’organiser sa pratique professionnelle dans le Québec rural des années qui ont suivi la Grande Guerre et la crise économique qui frappe tout l’Occident au début des années trente. Ce père de famille connaîtra un destin tragique dans des circonstances obscures le 18 mars 1933, quelques jours après avoir appris que sa femme était enceinte d’un septième enfant.

Biographie historique romancée fondée sur la vie du médecin vétérinaire Joseph Geoffroy (1893-1933), tous les faits racontés dans ce récit sont historiquement établis et brossent un portrait fidèle de la vie et de l’histoire du Québec au premier tiers du XXe siècle.
LangueFrançais
Date de sortie23 févr. 2023
ISBN9782897757359
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    Aperçu du livre

    Dr Geoffroy - Jean Desautels

    Dr GEOFFROY

    Chronique de la vie d'un vétérinaire

    Jean Desautels

    Conception de la page couverture : © Les Éditions de l’Apothéose

    Crédit photo : Jean Desautels

    Sauf à des fins de citation, toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur ou de l’éditeur.

    Distributeur : Distribulivre 

    www.distribulivre.com 

    Tél. : 1-450-887-2182

    Télécopieur : 1-450-915-2224

    © Les Éditions de l’Apothéose

    Lanoraie (Québec)  J0K 1E0

    Canada

    apotheose@bell.net

    www.leseditionsdelapotheose.com

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives Canada, 2023

    ISBN : 978-2-89775-685-7

    ISBN EPUB : 978-2-89775-735-9

    Imprimé au Canada

    Pour Ariane, Camille, Justine et Sarah,

    parce qu’il faut toujours se rappeler d’où l’on vient.

    CHAPITRE 1 - L’aubergiste

    Novembre 1920, une première neige mouillée tombe sur Montréal. Les rues sont sales de toutes les poussières de l’été et de l’automne accumulées. Les passants se hâtent en se disant, bien à tort, que plus vite ils seront à l’abri, moins ils se seront salis. On croise beaucoup de jeunes hommes. Des démobilisés, sans emploi, des estropiés aussi. Blessés au cours de cette guerre dont on a signé l’armistice deux ans plus tôt, plus ou moins bien soignés et réparés dans des hôpitaux de campagne, traînant pour sans doute longtemps leurs cicatrices et les maux qui viennent avec. Chanceux, ils en sont revenus, contrairement aux centaines de milliers dont les dépouilles achèvent de pourrir en engraissant de leurs chairs et de leurs os les sols de la France et de la Belgique. Ici et là on entend tousser. C’est un début de grippe, peut-être. Personne n’aime y penser, on se relève à peine d’une épidémie d’influenza qui fut catastrophique. La grippe espagnole : quatorze mille morts au Québec, dont trois mille cinq cents juste à Montréal.

    Et on se dit que ce pourrait être aussi les premières toux d’une phtisie habituellement mortelle après des mois de traitement débilitant en sanatorium. Personne n’aime y penser, mais les affiches sont là pour nous le rappeler : interdiction de cracher, partout, même dans le tramway qui longe la rue Saint-Antoine et débarque les passagers qui s’engouffrent dans les trains à la gare Berri.

    Juste en face, à l’hôtel Le Relais, l’aubergiste Napoléon Geoffroy frotte son comptoir. Il en profite, car, en ce milieu d’après-midi, les clients sont moins nombreux. C’est le temps de faire reluire les cuivres. En semaine, c’est vers midi trente-cinq, quand rentre l’express d’Ottawa, que la place se remplit. Ensuite, ce seront les clients de l’hôtel Viger qui viendront meubler la place, heureux de payer leur bière moins chère qu’à leur établissement, situé juste en face, tout en accompagnant celle-ci d’une bonne portion de ragoût de pattes. Il sera bien tard quand les derniers quitteront finalement la place.

    Napoléon a loué l’endroit huit ans plus tôt de Maria et Joseph Moreau qui le tenaient en héritage de leur père. Ce dernier venait alors d’agrandir l’immeuble pour en faire un hôtel de quatre étages dont la porte donnait désormais sur la rue Berri, juste en face de la gare du Canadian Pacific Railways. La première enseigne d’un lieu d’accueil qui s’offre au regard des voyageurs qui sortent de la gare, c’est « LE RELAIS », en lettres dorées disposées en arc de cercle dans les grandes vitrines, surplombant le mot « HOTEL », à l’anglaise, c’est-à-dire tout en majuscules et sans accent, puis, juste en dessous, « NAP. GEOFFROY ». Été comme hiver, les grandes vitrines permettent de voir un va-et-vient constant dans l’établissement. On peut y observer des périodes de pointe aux heures d’affluence, quand presque toutes les tables sont prises et qu’on peut entendre de l’extérieur les bruits de la cuisine où on s’affaire, des couverts qui s’entrechoquent et même, parfois, l’éclat des conversations.

    Dans le coin à droite, tout au fond de la grande salle en entrant, c’est Joseph, son fils. Il choisit toujours cette table. Il s’y assied, parfois seul, mais le plus souvent avec Émile Duquette, un ingénieur qui s’est fait arracher une partie de la jambe droite par une grenade allemande. Celle-ci a déboulé dans la tranchée où il se terrait pendant le siège de Cambrai, sur la ligne entre la France et les Flandres. Joseph y était aussi. Il avait été blessé également, mais sa blessure avait pour l’essentiel guéri sans laisser d’autres traces qu’une longue cicatrice qui allait du nombril vers la gauche, en remontant sur son flanc. Cela ne lui occasionnait pas trop de douleur à part une certaine gêne pour incliner le torse du côté gauche. Il lui semblait toutefois que le froid d’automne empirait les choses. Cette cicatrice et le grade de lieutenant, voilà tout ce qu’il avait rapporté de tangible de cette guerre. Le reste n’était que souvenirs et, surtout, cauchemars qui parfois le tenaient éveillé pendant de longues heures où il revivait sans cesse les scènes d’horreur qui l’habitaient encore.

    La grande horloge à balancier derrière le comptoir indiquait presque quatre heures de l’après-midi. Le ciel neigeux assombrissait le jour qui, à ce temps de l’année, est déjà court. Dans une demi-heure, il ferait noir. Et Joseph rentrerait à la maison rejoindre Jeanne, celle qu’il avait épousée quelques mois avant de partir pour le front, la laissant alors seule et enceinte de leur premier enfant. Elle s’affairait sans doute à cuisiner un souper tout en s’occupant de Jeannine qui allait bientôt avoir trois ans et qui courait partout, tout en surveillant du coin de l’œil la petite Estelle, la dernière, née il y a à peine un an. Il se sentait inutile, désœuvré, comme s’il n’avait sa place nulle part. Il se leva, surtout pour chasser la morosité qui l’envahissait, laissant Duquette seul avec ses béquilles et la cigarette qu’il sortait de son paquet de « Sweet Caps » en s’apprêtant à l’allumer, et alla chercher deux autres bières qu’il fit couler derrière le comptoir avant de retourner s’asseoir pour finir de regarder passer l’après-midi. Napoléon le voyait, mais ne dit pas un mot, même s’il savait que son fils en était à sa huitième chopine. L’hôtelier espérait que ses démarches auprès de quelques amis donneraient des résultats. Depuis la fermeture des écuries de l’usine de la Laurentide Pulp and Paper à Grand-Mère, la perte de son emploi de vétérinaire dans cette ville, et le retour à Montréal avec toute sa famille au début de l’automne, les choses ne se passaient pas trop bien pour son fils. Cela l’inquiétait, même s’il n’en laissait rien paraître. Il en avait vu beaucoup de ces jeunes sans grand espoir au cours de sa vie d’aubergiste et de tavernier. Il avait déjà connu plusieurs de ces hommes qui étaient « tombés dans la boisson », et ce n’était jamais beau. Il savait que l’alcool pouvait calmer l’angoisse du vide dans l’immédiat, mais que plusieurs s’y noyaient pour de bon. Ce n’est pas ce qu’il voulait pour son Joseph. Il souhaitait sincèrement un autre destin pour lui et il avait convenu d’agir avant que les choses n’empirent.

    — Tu ne trouves pas que tu en as assez pris ? C’est ta huitième…

    — Ne vous inquiétez pas, papa, je suis capable de la porter.

    Toujours la même question du père au fils, toujours la même réponse de Joseph qui vouvoyait son père, comme le voulaient les usages du temps. Napoléon savait qu’il ne servait à rien d’insister. À chaque fois qu’il l’avait fait, cela s’était soldé par une solide engueulade qu’aggravait d’ailleurs le nombre de consommations qui avaient été englouties. Il préféra, comme souvent, se taire, cherchant néanmoins la manière de régler définitivement ce problème qui lui paraissait de plus en plus sérieux et dont il n’osait même plus imaginer toutes les fâcheuses conséquences.

    Napoléon était né au nord de Joliette, dans une région qu’on nomme aujourd’hui la Matawinie. Fils de Thomas, il habitait sur une terre que son grand-père Pascal avait colonisée, au confluent des rivières Blanche et Noire. Napoléon avait toujours eu beaucoup d’admiration pour ce grand-père décédé il y a un peu plus de vingt ans. C’était un homme de principe et de famille, « drette comme un i », aurait-on dit, et ce, sur tous les plans. Napoléon tirait une certaine fierté à s’imaginer tenir de lui. Pour Pascal, l’important, c’était avant tout les siens qu’il avait su réunir autour de lui mieux que quiconque. Père de sept garçons que lui avait donnés Adélina, sa femme, Pascal s’était établi sur des terres entourées de cours d’eau dont il comprit vite le potentiel. Avec la main-d’œuvre que lui procurait sa proche famille, il se mit à la construction d’un moulin à bois pour fournir la demande croissante en bois d’œuvre dans la région, puis d’un moulin à farine, tous deux mus par le puissant débit des rivières qui parcouraient son domaine juste avant de confluer. Ces entreprises eurent tôt fait de générer des profits intéressants qui permettaient au grand-père, à sa fille et à ses sept fils d’être à l’abri du besoin. Ce n’était pas rien à une époque où les Canadiens français devaient s’expatrier à pleins wagons vers les États de la Nouvelle-Angleterre pour s’engager dans les filatures de coton, la seule chance de gagner leur pitance sur ce continent. Les Geoffroy échappèrent à ce sort grâce au sens des affaires de Pascal qui, d’ailleurs, poussa l’organisation encore plus loin en construisant une maison voisine de la sienne pour chacun de ses fils, développant ainsi une véritable petite communauté à proximité du village de Saint-Jean-de-Matha, et qui porte encore aujourd’hui le nom de Village-des-Geoffroy. Quant à l’aînée de la famille, Catherine, la seule fille, elle choisit d’échapper à ses frères et aux corvées domestiques en suivant son mari, Louis-Gonzague Hétu. Elle s’installa à Sainte-Mélanie-d’Ailleboust, juste assez, mais pas trop loin, pour fonder sa famille et élever ses dix-sept enfants.

    Napoléon se souvenait de cette période de sa vie où les soucis étaient rares, tout à l’inverse des moments de réjouissance. Il se rappelait ces randonnées en forêt avec ses cousins, nombreux, et des moments particuliers où le grand-père Pascal, plus libre de ses affaires à mesure que l’âge gagnait sur lui, se joignait à eux pour leur raconter ce qu’il savait des arbres, des animaux, de la terre en général et des hommes en particulier. Il avait été maire et marguillier, avait construit des églises et des ponts, tracé des routes et défriché des forêts avant de les ensemencer et de les cultiver. Peu de choses lui échappaient et, malgré son âge de plus en plus respectable, il était encore vif et alerte, autant d’esprit que de corps.

    Napoléon évoquait ces souvenirs et aussitôt des odeurs remontaient à son nez. Celle du foin fraîchement coupé l’été, qui se mélangeait à la senteur, tout humide, de la sciure de bois qui aromatisait les alentours du moulin à scie. Puis celles de la maison ancestrale, parfumée par la cuisine de sa grand-mère Adélina, maîtresse d’école, elle aussi, avant son mariage, comme sa propre mère, et comme également Marie-Anne, sa femme à lui l’avait été, et qui cuisinait comme pas une. Se laisser enrober par ces odeurs une journée froide d’automne, cela faisait partie des souvenirs de jeunesse qui laissaient encore l’aubergiste frémissant, tout comme la mémoire des vapeurs d’un bouilli qui mijotait sur le poêle où crépitaient encore quelques braises, ou celles des tartes et des tourtières qui annonçaient les réjouissances du Nouvel An. Il revoyait la confortable maison de ses grands-parents où Adélina, une fois libérée de ses fourneaux, s’assoyait dans sa chaise berçante pour tricoter des mitaines. Et qui, après un moment, s’endormait, tandis que ses doigts continuaient à animer ses broches, une maille à l’envers puis une maille à l’endroit, dans un geste aussi machinal qu’inconscient, qu’on aurait dit programmé pour l’éternité.

    Mais toutes ces rêveries avaient distrait Napoléon de son ordinaire d’aubergiste et la fin d’après-midi arrivait vite, tout comme la cohue des débuts de soirée. Il devait voir à ce que tout soit prêt pour y faire face, depuis les tonneaux de bière qu’on devait rouler jusqu’à la pompe électrique dans la cave jusqu’aux plats mijotés dans l’arrière-cuisine, et qu’on servait par pleines assiettées aux clients affamés. Parfois, mais plus rarement qu’avant, quelques-uns passaient la nuit à l’auberge, mais aussi peu nombreux qu’ils étaient, il n’en fallait pas moins voir à la propreté des chambres et des latrines et, pour ceux qui consentaient à défrayer le trente-sous de plus pour son usage, à celle de la salle de bain.

    Napoléon avait commencé à travailler au moulin à scie quand il était encore enfant. Même si les travaux des champs auxquels se consacrait son père l’intéressaient, le travail du bois, lui, le fascinait. Le sifflement de la scie qui débitait les troncs pour en faire de la planche était musique à ses oreilles, et tout ce qu’on pouvait ensuite tirer de ces planches lui paraissait magique. D’un arbre on pouvait faire la charpente d’une maison, ou assembler une charrette, ou encore fabriquer toutes sortes de meubles. Les plus habiles en tiraient même des sculptures comme celles qui décoraient l’église du village tout en haut de la côte. Il avait à peine atteint ses dix ans que son oncle Narcisse, celui qui gérait désormais l’une des scieries du Village-des-Geoffroy, lui confiait déjà certaines tâches que le petit Napoléon mettait toutes ses énergies à accomplir. Il n’en était pas peu fier, même si Améla, sa mère, en mourait d’inquiétude, certaine qu’il lui arriverait un jour un grave accident qui en ferait un infirme pour la vie. Mais cela ne le freinait en rien. En fait, il trouvait sa mère un peu trop couveuse et, malin, mais sans malice, il prenait même un plaisir certain à tenter certaines espiègleries, surtout quand elle pouvait le voir. Les cris d’effroi que poussait alors celle qui tenait tant à lui ne faisaient que rendre encore plus excitante et gratifiante son expérience.

    Encore enfant, et même s’il n’était pas très grand, Napoléon était déjà costaud. Il n’avait pas son pareil pour conduire les attelages le long du moulin, y décharger les troncs qu’il finissait d’ébrancher, puis pour ensuite rouler les grumes jusqu’à la lame à refendre qu’animait le courant de la rivière. Peut-être tenait-il aussi son amour du travail du bois de son grand-père maternel, Pierre Guibord, un sculpteur sur bois, réputé véritable artiste, mais qu’il n’avait pas réellement connu, car il était décédé alors que Napoléon avait à peine deux ans. Sa mère ne se lassait pas de lui faire admirer les œuvres à chaque fois qu’il y avait baptême, mariage ou funérailles à l’église de la paroisse Saint-Paul-de-Joliette, un temple dont il avait signé pratiquement toutes les sculptures. Et comme la famille d’Améla était nombreuse, les occasions, on l’imagine bien, étaient fréquentes.

    Fort tant de son expérience que du sang qui coulait dans ses veines, Napoléon avait sérieusement considéré devenir charpentier, ou mieux, ébéniste, mais le destin en avait voulu autrement. Travaillant à ériger une maison du village, quelque temps après son mariage, il avait glissé sur la neige mouillée qui recouvrait un échafaudage. Il n’était pas tombé de haut, mais suffisamment pour ressentir un craquement et une douleur aiguë au dos. Puis, cette douleur prit de l’ampleur et il dut passer plusieurs semaines alité, tout mouvement le faisant horriblement souffrir. La convalescence fut longue et il ne put réellement se tenir à nouveau debout qu’après plusieurs mois, et non sans de grands efforts. Pendant un moment, on douta même qu’il ne puisse jamais remarcher sans aide. Mais à la longue, avec les soins attentionnés de sa femme Marie-Anne, et peut-être aussi les cierges qu’elle faisait brûler à l’intention de la bonne Sainte Anne, sa sainte patronne, à l’église du village, il finit par se rétablir à peu près complètement. Le médecin lui interdit toutefois de soulever quoi que ce soit de lourd, ou de travailler longtemps dans des positions où il devait courber le dos, sous peine d’aggraver sa blessure et de, bientôt, ne plus marcher du tout.

    Tous les projets de carrière dans les métiers du bois, souvent exigeants pour le dos, venaient donc de s’envoler avec ce stupide accident. Napoléon dut envisager une autre manière de gagner sa vie et de faire vivre sa famille. Mais à Saint-Jean-de-Matha, les opportunités ne couraient pas les rues. Entre les métiers de la terre l’été, et ceux du bois, les choix étaient fort limités. C’est ainsi que, victime de ce coup du sort, il dut se résigner à quitter la Matawinie. Il partit, éventuellement rejoint par sa femme et ses enfants, et s’installa à Sainte-Agathe-des-Monts où la nouvelle ligne du train du Nord, le « train au curé Labelle » comme on l’appelait familièrement, avait amené avec elle une certaine prospérité. De riches hommes d’affaires y venaient de plus en plus nombreux en villégiature. Des familles y débarquaient régulièrement pour venir visiter des proches soignés au Mount Sinaï ou au Laurentian Sanatorium. Ces deux importants établissements de santé accueillaient en grand nombre les victimes de la tuberculose qui pouvaient y profiter de l’air pur et vivifiant de la montagne, la seule cure connue contre ce mal à l’époque. À Sainte-Agathe, pas très loin de la nouvelle gare, une auberge se cherchait un aubergiste. Napoléon flaira l’opportunité et commença là sa vie d’hôtelier. Un peu plus tard, Marie-Anne vint le rejoindre, peu après la naissance d’Agathe, la septième de la famille.

    Le nouveau siècle n’était vieux que de quelques années et Joseph, le plus âgé de la jeune famille de Napoléon, commençait au même moment son cours classique au Séminaire de Sainte-Thérèse. On était en 1905. Cela avait été une grande décision à prendre. Le garçon semblait aimer étudier et il avait du succès à l’école. Marie-Anne, sa mère, avait été maîtresse d’école à Saint-Gabriel-de-Brandon jusqu’à ce qu’elle épouse Napoléon. Elle pouvait en témoigner : il avait plus de facilité que la très grande majorité des élèves du même âge en lecture et en arithmétique. Même qu’en géométrie, son fils lui paraissait carrément doué. C’est le curé de Saint-Jean-de-Matha qui, d’ailleurs, suggéra de l’orienter vers le cours classique.

    — Ça lui ouvre toutes les portes des professions libérales, disait-il, « et, sait-on jamais, ça peut lui permettre de se découvrir une vocation ! » ajouta-t-il avec une lueur brillante dans les yeux.

    Si « la vocation » restait, aux yeux des curés du moins, l’ultime engagement, les professions libérales étaient aussi grandement prisées. Être notaire, avocat ou médecin, c’était l’accès direct à une certaine bourgeoisie, tout comme à une sécurité financière assurée pour soi et sa descendance.

    Le Séminaire de Joliette offrait le cours classique sous la férule des Clercs de Saint-Viateur, tout comme l’offrait aussi, plus loin vers le sud-ouest en direction de Montréal, le Collège de l’Assomption. Dans les deux cas, Joseph résiderait en pleine pension, ne sortant que pour les congés scolaires de Noël et des vacances d’été. Comme il n’avait jamais quitté la maison paternelle auparavant, la séparation s’annonçait quand même difficile. Napoléon s’en faisait un peu, mais Marie-Anne n’était pas femme impressionnable. Déjà trouvait-elle qu’elle avait une charge importante sur les épaules à la maison avec la blessure de Napoléon, la convalescence qui s’ensuivit, puis les enfants – elle en avait eu cinq, un à tous les deux ans depuis les neuf dernières années – cinq enfants d’un à onze ans. Ça ne lui avait laissé aucun répit. Heureusement que sa plus vieille, Yvonne, lui donnait un bon coup de main, même si pour cela elle avait dû quitter l’école. Sans elle, se disait Marie-Anne, la famille ne s’en serait jamais tirée. C’est sans doute pour ça que l’idée de savoir Joseph pensionnaire dans un collège classique n’avait rien pour l’émouvoir. C’était plutôt le contraire si elle songeait à tous les avantages que, comme l’avait évoqué le prêtre sans toutefois l’énoncer, il en retirerait, et sans même compter sur le prestige et les honneurs qui retomberaient sur sa petite famille.

    La décision fut donc en soi facile à prendre. Dès le mois de septembre prochain, Joseph commencerait ses Éléments Latins, et ce, à titre de pensionnaire. Sauf que le projet de Napoléon, qui envisageait de devenir aubergiste à Sainte-Agathe, venait modifier les choses. La famille devait considérer un déménagement qui l’éloignerait significativement, et peut-être même définitivement, de la région de Joliette. Elle s’établirait éventuellement beaucoup plus à l’ouest dans les Laurentides, d’autant plus isolée de Joliette qu’aucune voie ferrée ne reliait les deux régions, obligeant un long, épuisant et coûteux détour en chemin de fer par le sud, par Montréal, à moins de faire le long chemin en passant par Terrebonne puis en longeant la rivière des Mille-Îles. Avec un bon cheval alternant le pas et le trot, c’était deux jours de route. Que Joseph soit pensionnaire, à Joliette ou à l’Assomption, cette situation l’éloignait beaucoup de sa famille et compliquait significativement les éventuelles visites parentales.

    Devant ce fait, la famille demanda conseil au curé. C’était l’autorité suprême du village en matière d’éducation, et on pouvait croire sans risque de s’y tromper que son avis serait le mieux avisé. Le bon abbé ne se fit pas prier et recommanda aussitôt le Séminaire de Sainte-Thérèse, situé dans le village du même nom, et sur le trajet du train du Nord qui reliait désormais Montréal à Sainte-Agathe.

    — Deux de mes cousins y ont fait leurs études, leur dit-il, ajoutant, non sans enthousiasme : « L’un est prêtre et l’autre avocat ! »

    —  Vous êtes vraiment certain que c’est un bon collège ? demanda la mère.

    — Je peux vous l’assurer, madame Geoffroy, c’est le chanoine Jasmin qui en est le supérieur, et plusieurs grandes familles de bourgeois montréalais y envoient leurs enfants.

    — On va bien sûr le mettre en pleine pension…

    — La pension est plus que recommandable, continua l’abbé, et on dit même qu’on y mange très bien, ce qui n’est pas toujours le cas dans de tels établissements. Mais vous pouvez aussi chercher une famille qui acceptera de le prendre en pension. C’est parfois un peu moins cher, même si on ne peut être aussi rassuré quant aux conditions.

    — Je trouverais ça plus inquiétant, dit Napoléon. Même si Joseph est un petit gars débrouillard, je ne suis pas certain qu’il saurait quoi faire si les choses allaient mal.

    — Vous avez raison, monsieur Geoffroy, en pension dans une famille, on n’est certain de rien.

    — La pleine pension reste donc notre premier choix, je ne veux pas prendre de risque.

    À ces derniers mots de Napoléon, autant Marie-Anne que le curé comprirent que la décision était prise. Pour clore l’affaire, le prêtre ajouta :

    —  Vraiment, je vous le dis, vous ne sauriez trouver un meilleur collège pour votre fils. Vous ne regretterez pas votre décision. J’envoie dès cette semaine une lettre de recommandation au chanoine Jasmin. Même si je n’ai pas de doute que le dossier académique de Joseph soit irréprochable, ça ne coûte rien de mettre toutes les chances de notre bord.

    Cela contribua à rassurer complètement Marie-Anne et Napoléon, si tant peu s’en fallait. Dans les semaines qui suivirent, Napoléon échangea lui aussi quelques lettres avec l’institution, s’engageant à défrayer la pension ainsi qu’à procurer

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