Atout cœur
Comme tous les jeudis après-midi, à quatorze heures très précises, Émile fut le premier à pousser la porte du Bistroquet. C’était le plus ponctuel de « la bande des quatre », comme les avait surnommés Gaston, le patron du café du boulevard de la République, à Saint-Malo. Difficile d’être plus à l’heure qu’Émile, ce célibataire endurci qui passait son temps à lorgner l’ancienne horloge à balancier trônant à côté de la caisse enregistreuse. Gaston considérait cette relique comme un élément essentiel à la gestion du temps qui s’écoulait entre les quatre murs de son café-bar.
L’écoulement au goutte-à-goutte des minutes dans son estaminet, Gaston en avait pris la mesure depuis le départ de son épouse, une dizaine d’années auparavant. Un jour d’été, Gaston et Martine campaient derrière le comptoir et donnaient l’image d’un couple uni. L’automne suivant, le patron était seul, sa femme envolée, son mariage détruit. Cet épisode aurait pu ruiner le mental du cafetier et réduire à néant sa réputation. C’était mal connaître les clients, qui lui restèrent fidèles, contre vents et marées. Le capitaine, bien qu’ayant essuyé un mauvais grain, resta droit dans ses bottes et garda le cap. Plutôt que se lamenter sur son sort, il préféra choyer sa clientèle.
Après mûre réflexion, il préféra la constance à l’infidélité. Il permit ainsi à «la bande des quatre », composée de ses plus anciens et fidèles clients, de fréquenter l’arrière-salle de son bistrot pour y pratiquer la belote. Le lieu et le jeu n’étaient en rien clandestins. Aucun argent ne circulait en dehors des haricots blancs. C’était le choix des joueurs qui avaient estimé qu’il fallait une véritable mise. Va pour les légumes secs que l’on retrouvait immanquablement écrasés sous une semelle ou sous un pied de chaise ! L’habitude était prise.
– Comment ça va, Émile ? lança à tout hasard Gaston qui n’attendait pas de réponse.
Émile était le moins bavard de la bande.
