Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2
LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2
LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2
Livre électronique649 pages9 heures

LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Après avoir quitté leur manoir en ruine et traversé l'Allemagne à pied d'est en ouest, Else et ses quatre enfants sont enfin arrivés à Düsseldorf. Magnus, le frère de son mari, consent à les accueillir, mais n'a d'autre choix que de les abriter dans son sous-sol humide et inconfortable. Comme Else ne veut pas être à sa charge, elle accepte un poste de serveuse dans un restaurant, puis est engagée par les Forces britanniques comme traductrice.

Alors que la reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest s'amorce grâce au Plan Marshall, la veuve de Johan Von Steiner agrandit le cercle de ses amis et connaissances, même si elle tente de cacher du mieux qu'elle le peut ses origines aristocratiques. Et quand un nouvel emploi se présente, cette fois dans des bureaux diplomatiques étasuniens, Else rencontre un homme dont elle tombe amoureuse. Mais à nouveau, le destin s'acharne sur elle, le malheur l'accable. Saura-t-elle une fois encore faire preuve de résilience, qualité essentielle en ces temps difficiles où rien n'est acquis?

Ce second et dernier tome de la nouvelle série de Janine Tessier nous ramène au cœur du conflit le plus meurtrier de l'histoire, avec ses difficultés, ses horreurs et surtout, ses incalculables séquelles.
LangueFrançais
Date de sortie30 mars 2015
ISBN9782894317310
LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2
Auteur

Janine Tessier

Originaire de Québec, Janine Tessier habite Cap-Rouge, une petite localité à quelques kilomètres de la capitale. Diplômée en sciences hospitalières de l’Université Laval, madame Tessier possède de plus des crédits en littérature, sociologie, psychologie et musique. Mariée dès la fin de ses études, elle est mère de deux enfants. En 1969, à la suite d’une maladie pulmonaire qui l’oblige à garder le lit pendant plusieurs mois, elle écrit son premier roman, Constance, qu’elle range au fond d’un tiroir. Guérie de son mal, accaparée par l’éducation de ses fils, elle délaisse l’écriture sans toutefois perdre son intérêt pour les arts. Elle fait partie d’un cercle littéraire, suit des cours de peinture, de chant classique et se remet au piano, qu’elle avait abandonné lors de ses études universitaires. Ses connaissances dans cette dernière discipline l’amènent à faire des arrangements musicaux pour une chorale en plus de joindre sa voix pendant dix ans à un chœur spécialisé dans les airs d’opéra et la musique sacrée. Son intérêt pour le passé l’incite à dresser la généalogie de sa famille en plus de consacrer de longs moments à déchiffrer les registres notariés des premiers temps de la colonie. Janine Tessier a beaucoup voyagé, principalement en Europe, le continent qu’elle préfère. La nature, bien présente dans ses romans, l’émerveille. Chaque fois qu’elle en a la possibilité, elle fuit l’agitation de la ville et s’évade vers la campagne dans laquelle elle trouve le silence et l’inspiration pour recréer les temps révolus. Elle est l’auteure de plusieurs romans: L’Homme de la Rivière (1999), Constance (2001), La Veuve de l’artiste (suite de L’Homme de la Rivière) (2003) et Les Feux de l’aurore (2005). Ce dernier connaît un second volet en 2006 avec Lise. En 2008, madame Tessier offre aux lecteurs un troisième volet de L'Homme de la rivière, avec Les Héritiers de l'homme de la rivière, où l'on suit l'envol de la carrière de l'un des fils Savoie sur la Côte-Nord, une région alors en pleine expansion dans les années 1960 et 1970. Il faudra attendre presque huit ans avant que madame Tessier ne présente une toute nouvelle série relatant les difficultés d'une famille allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Les Rescapés de Berlin est le titre du premier tome, édité à l'hiver 2015.

Auteurs associés

Lié à LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2

Titres dans cette série (2)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    LES RESCAPES DE BERLIN, T. 2 - Janine Tessier

    1.

    La porte s’entrebâilla avec une lenteur prudente.

    Rita coula un regard évasif dans l’embrasure.

    — Qu’est-ce que c’est?

    Soudain, elle recula. Ses yeux s’arrondirent de surprise.

    — Mon Dieu! ce n’est pas… Else, est-ce bien toi? Après ta réception de Noël, nous avons tenté vainement de communiquer avec vous, même que nous vous avons crus morts et, tout à coup, tu es là, devant moi, comme une apparition, avec tes quatre gosses. Je ne peux le croire.

    Elle se tut brusquement. Les sourcils froncés, elle fit un pas et jeta vers l’extérieur des coups d’œil furtifs.

    — Je ne vois pas Johann. Il n’est pas avec vous?

    Elle revint vers Else.

    — Ce que je suis bête, comment n’y ai-je pas pensé! Johann vous a éloignés de Berlin. C’est ce qu’il fallait faire. Avec ce que vous vivez là-bas, l’occupation par les Russes…, ce doit être terrible! Si, si, nous avons appris, insista-t-elle devant l’expression déconcertée d’Else, sa bouche ouverte dans une tentative pour introduire une réplique.

    Elle paraissait plus nerveuse et surexcitée à mesure que sa voix s’amplifiait.

    — Comment avez-vous fait le voyage? Il est vrai qu’avec vos moyens… Vous allez rester longtemps à Düsseldorf? Où logez-vous? Il y a peu d’hôtels en état. Faut dire que les Américains y ont vu. Mais vous êtes vivants! C’est Magnus qui va être soulagé. Tu sais qu’il se faisait beaucoup de souci pour vous.

    Volubile, elle parlait, parlait, semblait ne rien savoir de la situation de guerre, partout la même en Allemagne, comme si le manoir Lindenbaum, dissimulé dans un endroit privilégié, avait été épargné, que les voitures et les trains y circulaient et qu’indemne, la famille de son beau-frère vivait dans le confort et la sécurité.

    Else avait oublié à quel point Rita s’exprimait étourdiment, combien en l’absence de Magnus elle était impulsive et babillait d’abondance, pour, lorsqu’il était présent, se replier comme un petit chien soumis et lui laisser toute la place.

    Debout sur le porche, elle refoulait sa fatigue. Ses jambes la faisaient souffrir. Ses enfants aussi étaient épuisés. Combien elle aurait aimé s’asseoir! De temps à autre, elle prenait une profonde inspiration, s’apprêtait à lui dire ce qui les amenait chez eux et se ravisait. Révéler à Rita la mort de Johann et leur nouvelle indigence, lui avouer qu’elle, la fière baronne, avait tout perdu lui paraissait mal à propos. Elle n’était pas sûre d’être comprise. Elle s’expliquerait mieux devant Magnus.

    Rita reprenait son souffle et la dévisageait avec insistance. Un éclair traversait son esprit. Subitement horrifiée, elle plaqua ses mains sur ses lèvres.

    — Mon Dieu! J’espère que tu n’es pas venue nous annoncer que Johann a été arrêté avec les généraux! Ce serait bien le comble.

    — Je t’en prie, Rita, laisse-nous d’abord entrer, parvint-elle à glisser.

    — Ce qui s’est passé depuis quelque temps dans le pays est particulièrement effrayant, poursuivait Rita à voix basse comme si elle partageait un secret. Quelle catastrophe! Et les bombardements qui n’en finissaient plus! Je suppose que tu as vu notre centre des affaires. Il en reste peu de chose. Heureusement, la partie résidentielle a été épargnée. Il s’en est fallu de peu. Je suppose que tu n’as pas su pour Dresde? La ville a été entièrement détruite. Trente-cinq mille morts, la plupart des civils. J’avais un cousin là-bas… Je ne sais pas ce qu’il est advenu de lui.

    Else fit un geste d’impatience. Elle en avait assez.

    — Rita, nous sommes exténués, permets-nous d’entrer! lança-t-elle sur un ton impératif.

    — Ah! laissa échapper Rita, se ressaisissant et la précédant vers l’intérieur.

    — Magnus n’est pas à la maison? s’enquit Else tandis qu’elle lui emboîtait le pas.

    — Si, il est là, répondit Rita. Il est dans la cour. Je vais le chercher.

    Elle s’éclipsa momentanément pour se diriger vers la porte arrière.

    Restée seule dans le hall avec les enfants, Else posa un regard discret autour d’elle. L’ensemble n’avait rien de Lindenbaum. Magnus, qui possédait un manoir en banlieue, l’avait vendu au début de la guerre pour s’installer dans cette partie plus centrale de la ville, et c’était la première fois qu’elle s’amenait dans le petit logis.

    La pièce dans laquelle ils attendaient, minuscule et sombre, était sommairement meublée d’un fauteuil de style Empire encadré de deux guéridons. Des candélabres accrochés symétriquement aux murs dessinaient des silhouettes opaques sur les boiseries vernies, comme des ombres chinoises. Elle devina qu’ils devaient répandre une lumière bien falote, le soir, lorsqu’ils étaient allumés. À gauche, une porte était ouverte sur une pièce spacieuse et claire. Pourvue d’une table et d’étagères chargées de livres, elle supposa que c’était le bureau de Magnus. À droite, un salon et une salle à manger étaient disposés en enfilade de la fenêtre avant jusqu’à celle donnant sur la cour, et la cuisine occupait l’arrière gauche de la demeure. Au centre courait un long corridor interrompu par un escalier en chêne massif menant aux niveaux inférieur et supérieur.

    Rita avait mis ses mains en porte-voix et hélé Magnus. Revenue vers eux, elle reprit son bavardage. Longuement, avec moult détails, elle entreprit de décrire les impacts de la guerre comme si Else et ses enfants arrivaient d’un autre monde et n’avaient rien vu de tout cela.

    Magnus venait d’apparaître dans l’ouverture et s’avançait dans le corridor.

    — Que se passe-t-il, Rita?

    Elle n’eut pas à répondre. D’un seul mouvement, il se figea.

    — Je rêve? Ce n’est pas Else, la femme de mon frère, que je vois là, avec les gosses? Vous êtes vivants? Depuis l’hiver dernier, j’ai multiplié les recherches afin de savoir ce qu’il était advenu de vous. Personne n’a pu me donner le moindre renseignement. J’ai craint le pire.

    Impatient de savoir, il se rapprocha à grands pas.

    — Comment êtes-vous arrivés ici? Avec les routes impraticables, les ponts bombardés, les fleuves infranchissables, quand le facteur ne réussit à distribuer le courrier qu’à quelques kilomètres, vous n’avez pas pu vous faire conduire dans une voiture avec chauffeur.

    — Magnus, coupa Else, excédée, avant qu’il en rajoute. Fais-nous asseoir et je prendrai tout le temps qu’il faut pour t’éclairer.

    Rita s’empressa vers eux et les invita à pénétrer dans le salon.

    — Ce n’est pas un accueil très protocolaire, dit-elle en même temps. Tu dois nous comprendre, nous sommes si estomaqués.

    D’un geste, elle leur indiqua des sièges.

    — La maison n’est pas à l’ordre, s’excusa-t-elle, nous n’avons plus de domestique. Tu aurais dû nous prévenir.

    Émergés de la pénombre, Else et ses enfants apparurent dans la clarté du jour.

    Rita posa les yeux sur eux. D’un trait, elle se pétrifia. Elle venait de remarquer la poussière qui couvrait les vêtements de sa belle-sœur, leur aspect défraîchi. Abasourdie à leur arrivée, elle n’avait rien vu. Poursuivant son examen, elle se pencha vers les enfants, considéra leurs pieds nus, leurs jambes écorchées et les pauvres hardes qui constituaient leur habillement. Une main aplatie sur le dossier d’un beau fauteuil recouvert de damas broché, l’autre levée fermement, elle signifiait à Else et à sa famille qu’ils devaient rester là où ils étaient, ce qui voulait dire ne pas franchir le seuil du salon.

    Else rougit.

    — Rassure-toi, Rita, dit-elle fermement, nous n’allions pas y prendre place. Nous venons de très loin et nous savons que nous aurons besoin d’un bon savonnage avant de toucher à tes choses. Permets-nous seulement de nous asseoir sur des chaises de bois, tandis que je vous narrerai notre odyssée. C’est une longue histoire. Il y a trois mois que nous sommes partis.

    — Es-tu en train de nous dire que vous avez quitté Berlin, il y a trois mois, et que vous arrivez ici seulement aujourd’hui? se récria Magnus qui aidait Rita à disposer cinq petits sièges pliants en un rang très droit au milieu du corridor pour les y faire asseoir.

    Choqué, il martela sur un ton sévère :

    — Tu as entraîné, sur plus de six cents kilomètres, quatre jeunes enfants dont le benjamin n’a que cinq ans, l’âge de notre Krista, et vous avez fait tout ce trajet à pied? Parce que je ne vois pas comment vous auriez pu faire autrement!

    — Nous avons effectivement accompli ce long trajet à pied, répondit-elle à voix contenue.

    — Mais c’est de l’inconscience! hurla Magnus. Comment as-tu pu te lancer dans pareille aventure avec quatre gosses? Tu n’aurais pas pu trouver une meilleure solution?

    Il la toisait, l’expression lourde de reproches, comme si, en homme avisé, il aurait, lui, trouvé un moyen plus adéquat.

    Il reprit avec véhémence :

    — La guerre sévissait déjà dans Berlin lorsque nous nous sommes vus à Noël. Nous aurions pu débattre de ces possibilités. Je vous aurais donné mon avis, je vous aurais fait comprendre que pareille expédition était impensable.

    — Nous n’en savions rien à l’époque et rien ne le laissait prévoir, répliqua-t-elle. Tout est arrivé très vite. À la mi-avril, comme si le ciel nous tombait sur la tête, notre manoir a été bombardé, pulvérisé. Nous n’avions plus de toit, pas d’argent. Toutes nos possessions étaient enfouies sous des tonnes de gravats. Ce qui voulait dire que nous étions réduits à dormir comme des miséreux sur le béton froid des sous-sols et subir d’autres bombardements ou, pire, si les Soviétiques envahissaient notre banlieue, risquer qu’ils occupent les demeures. On les dit d’une cruauté inouïe, violant sans scrupule les femmes et tuant les enfants.

    — Évidemment. Et Johann, mon frère, dans tout cela, que faisait-il? Comment a-t-il pu vous laisser partir?

    S’acharnant à rechercher un coupable, son observation se portait maintenant vers son aîné qu’il accusait de faillir à ses obligations.

    Une contraction douloureuse traversa la poitrine d’Else. Le moment était venu de remettre à Magnus ce à quoi elle s’était engagée et lui apprendre la terrible nouvelle. Un frisson l’agita tout entière.

    Elle se mit debout. Incapable de contenir son émotion, les mots avaient peine à franchir ses lèvres.

    — J’avais une autre raison de faire ce long et périlleux voyage.

    Avec précaution, elle écarta le châle qu’elle avait croisé sur son corsage afin de dissimuler la déchirure faite l’avant-veille par le malfrat, y plongea la main, dégagea l’épaisse enveloppe et, en tremblant, la lui tendit.

    Magnus tressaillit. Il avait perdu son assurance. Il la saisit rapidement, comme une brûlure. Ébranlé, il mentionna, un chevrotement altérant sa voix :

    — Il avait été entendu à Noël, lors de notre rencontre, que mon frère me remettrait ce pli en main propre ou que, s’il lui arrivait malheur, il m’enverrait un émissaire. Et c’est toi qui me l’apportes. Que s’est-il donc passé? Que fait mon frère pour qu’il ne soit pas avec vous?

    Else se troubla. Elle se sentait subitement sans forces. La gorge nouée, elle ne trouvait ni les mots ni la capacité de lui apprendre le dénouement tragique. Elle savait que le choc serait brutal et anéantirait sa superbe.

    Elle prononça avec ménagement :

    — J’étais sa seule ressource. Il y avait tellement de morts. Nous n’avions plus rien, l’exode des réfugiés était commencé. Des milliers de civils, des vieillards, des femmes avec leurs enfants, certaines portant des nouveau-nés sur leur bras, s’étaient retrouvés à la rue, tous marchant vers une destination dont ils n’avaient pas idée. Nous étions à leur égal, nous nous sommes joints à eux.

    De grosses larmes roulèrent sur ses joues. Elle murmura, la voix éteinte :

    — Il nous a fallu beaucoup de courage.

    — On aurait pu vous agresser.

    — On l’a fait, mais, chaque fois, nous avons su nous défendre. Johann était avec nous, j’en suis sûre, il nous protégeait.

    Magnus fit un bond violent.

    — Johann?… Que veux-tu dire? Dois-je comprendre?…

    Il avait blêmi. Le regard noir d’angoisse, il la fixait, retenait son souffle. Sa jugulaire battait dans son cou.

    — Mon frère n’est pas… Mon frère est…

    Anéantie, Else se laissa retomber sur sa chaise. Incapable de ne rien ajouter, elle enfouit son visage dans ses paumes. Tout son corps était secoué de sanglots.

    Dressé devant elle, Magnus s’impatientait. Affolé, il ordonna sans égard :

    — Qu’attends-tu pour me dire ce qui s’est passé? Mon frère est-il vivant? Est-il…?

    Bouleversée, Else gardait son visage enfermé dans ses paumes. Elle tremblait de tous ses membres. L’air était lourd de silence, l’attente, insupportable. Enfin, péniblement, elle découvrit ses yeux. D’un timbre difficile, elle entreprit de décrire les derniers moments passés à Lindenbaum, la mort de Johann dans la ville de Berlin, ainsi que celle de l’époux de sa sœur, tous deux écrasés sous les bombes américaines, les instructions qu’il lui avait données, s’il n’était plus là, d’aller se réfugier à Düsseldorf, la noyade d’Anita à Magdeburg, son obligation de poursuivre seule avec ses enfants et les énormes dangers qu’ils avaient rencontrés.

    — Nous avions parcouru à peine quelques kilomètres quand un homme plutôt mystérieux s’est infiltré dans le groupe des marcheurs. Nous ne savions pas ce qu’il cherchait. Était-ce l’écrit que je portais? J’ai redoublé de prudence et veillé à nous confondre avec les autres réfugiés. À aucun moment, nous n’avons décliné notre identité. Malgré cela, nous étions sans cesse sur le qui-vive.

    Consterné, Magnus l’examinait de haut en bas. Il ne reconnaissait plus en cette pauvre femme décharnée la belle et brillante aristocrate qu’il avait connue. Une douleur, comme un vif regret, l’étreignit.

    — Quel gâchis! marmonna-t-il.

    Ses doigts fébriles serrèrent l’enveloppe.

    — Johann ne sera pas mort en vain, proféra-t-il. Le temps venu, je te le promets, nous exercerons notre vengeance, nous redonnerons vie à l’Allemagne et nous ressusciterons notre grand rêve, le rêve véritable pour lequel nos plus vaillants hommes ont milité.

    Il interrogea subitement :

    — Je suppose que vous n’avez pas d’endroit où loger.

    Elle hocha négativement la tête.

    — Je te saurais gré de nous héberger, le temps de trouver un appartement, prononça-t-elle avec embarras. J’espère seulement ne vous importuner que quelques jours.

    Il serra les lèvres. Pendant un moment, il parut ennuyé comme s’il ne savait quelle décision prendre.

    — Je connais mes devoirs et je ne te refuserai pas l’asile, émit-il enfin. Tu es l’épouse de mon frère, quoiqu’il sera difficile de vous installer convenablement. Notre domicile est modeste. Nous n’avons que trois chambres à l’étage, une pour Rita et moi, une autre pour les trois filles et la dernière, presque un réduit, pour Theo.

    — Nous n’avons pas l’intention de vous embarrasser très longtemps, le rassura-t-elle. Dès que les cloques à mes pieds seront guéries, je me mettrai à la recherche d’un emploi, je louerai un appartement et nous nous y installerons. On m’a d’ailleurs déjà fait une proposition : un travail de serveuse dans un Zur Post¹.

    Magnus, qui se tenait pensivement devant elle, sursauta. Ses yeux s’étaient agrandis d’horreur.

    — Ai-je bien entendu? Tu as dit « serveuse », répéta-t-il, dans un simple Zur Post! Au nom du ciel, Else, avec toutes tes compétences, tu ne penses pas que tu pourrais trouver mieux?

    Il était vivement contrarié et il ne le lui cachait pas.

    — Tu ne sembles pas prendre conscience des conséquences qu’aurait pareille implication servile sur nous, ta famille. Je suis un notable de la ville et un intime du bourgmestre. Rita fait partie du club de thé de son épouse et nous sommes accueillis dans les maisons les plus distinguées. Je t’interdis de t’abaisser à travailler dans une de ces gargotes quelconques au risque de nous déshonorer.

    — Magnus a raison, renchérit Rita qui, pendant tout le temps que son mari s’était exprimé, avait écouté sagement sans rien dire.

    — Laisse, Rita, l’arrêta Magnus. C’est à moi qu’il revient de régler cette affaire.

    — Je suis consciente que par ce travail je me rabaisserais et je vous rabaisserais aussi, raisonna Else, mais le conflit m’a ruinée. Je n’ai plus un sou vaillant.

    Elle fixa Magnus, l’air mi-figue, mi-raisin.

    — À moins qu’avec tes influences, tu aies une activité plus rémunératrice et plus digne de mon rang à me proposer…

    — Hélas, je n’ai rien et je le regrette, tu peux me croire.

    — C’est pourquoi je ne peux lever le nez sur un gagne-pain qui m’est offert, quel qu’il soit, répliqua-t-elle. Dois-je comprendre, en me l’interdisant, que tu nous donnerais le gîte et le couvert, que tu veillerais à notre entretien, avec toutes les implications que cinq personnes de plus à ta charge comporteraient?

    Magnus battit des cils, indiquant son trouble.

    — Bien sûr, je n’irais pas jusque-là, bredouilla-t-il. Depuis quelque temps, j’avoue être à la gêne, moi aussi. Lors des bombardements de l’hiver dernier, qui ont détruit la rive droite de la ville et la partie commerciale, l’édifice gouvernemental qui m’employait a aussi été complètement rasé. Avec la capitulation, les Britanniques et les Américains ont pris le contrôle de nos affaires. Le temps que durera l’occupation, je serais étonné qu’on me remette dans mes fonctions. Je n’ai pas de revenu. Sans compter que, cinq personnes de plus dans la maison, ce serait une tâche énorme pour Rita.

    — Je ne veux en rien vous priver, dit Else, et je n’ai nulle intention que ma famille soit un fardeau pour Rita. Je veux, au plus tôt, retrouver mon indépendance, et il n’y a pas mille façons : je dois gagner ma vie. L’heure n’est plus aux caprices de grande dame comme m’avait fait comprendre un jour ma sœur Anita alors que nous mourions de faim sur la route. Qu’est-ce qui est le plus important : la farine et le charbon ou la fierté?

    — Je dis seulement que tu pourrais chercher un travail de plus haut prestige, digne de la Baronne von Steinert, argua Magnus.

    — Tu plaisantes, fit-elle. Où pourrais-je dénicher un poste de carrière digne de la Baronne von Steinert? Nous sommes passés par le centre des affaires, tantôt, avant d’arriver chez vous. Nous n’y avons vu que des squelettes de murs et de larges espaces découverts. Je n’ai repéré aucun édifice encore debout. Comment trouver un poste de haut prestige au milieu de ces ruines?

    — Tu pourrais te donner la peine d’étudier plus longuement la situation, proféra Magnus. Tu ne manques pas d’imagination.

    — Il faut plus que de l’imagination pour dégoter un trésor dans un tas de décombres.

    Subitement attristée, elle murmura comme pour elle-même :

    — Le plus pénible de l’après-guerre sera pour moi d’avoir à côtoyer des gens de classes différentes. J’évoluais dans un monde à part. Aujourd’hui, je dois me tailler une place parmi des personnes avec qui je n’ai rien en commun et oublier la beauté et l’aisance qui étaient miennes. Ne va pas croire que je trouverai cela facile. Si je te disais que cela me fait peur? Pourtant, je ne peux pas retourner en arrière. Pour mes enfants, je dois faire fi de tout ce qui choque ma notabilité et foncer. Je ne veux plus qu’ils vivent les soubresauts d’un estomac vide, que leurs doigts soient bleuis par la morsure du vent dans la pluie froide. Quel qu’en soit le prix, je veux faire en sorte qu’ils retrouvent le confort qu’ils ont connu, qu’ils aient de chauds vêtements, de solides chaussures et qu’ils dorment dans un lit moelleux sous un édredon épais.

    — Vous avez été à ce point démunis… observa-t-il comme s’il ne pouvait s’en convaincre.

    — Cela et pire encore, répondit-elle. Nous avons beaucoup souffert. Peter, Olga et Otto s’en sont assez bien remis. Il n’y a que Gerda…

    Elle posa une main sur le bras de sa benjamine. Magnus suivit son geste et nota la fragilité, la maigreur, les membres grêles de la fillette.

    — Elle a eu de la difficulté à avancer au rythme des autres. Bien des fois, j’ai craint de la perdre. Il faudra du temps avant qu’elle se rétablisse. Elle devra être soignée, et les médicaments coûteront cher.

    Magnus acquiesça. Il avait parlé sans trop réfléchir. Avec la situation de guerre, les postes de haut grade n’étaient pas légion même dans leur ville moins atteinte qu’était Düsseldorf, et ce ne serait pas bientôt que la vie serait réorganisée.

    Il arrêta son regard tour à tour sur ses quatre neveux et nièces, surgis fortuitement dans sa vie, considéra leurs yeux enfoncés profondément dans leur orbite, leur état presque cachectique, silencieux, assis en ligne sur les vilaines chaises comme des mendiants près de la porte, et commença à fléchir. Pour sa belle-sœur, toute baronne qu’elle était, une simple place de serveuse valait mieux que rien du tout. Il se permit tout de même d’argumenter :

    — Tu n’as jamais mis les pieds dans ces restaurants de bas quartier, tu risques de déchanter. Si tu persistes dans ton intention, je ne te refuserai pas mon accord. Toutefois…

    Il prit un temps de réflexion, puis pointa son index. Il y mettait une condition.

    — Si tu veux le faire, il faudra que ce soit incognito. Je refuse qu’on établisse un lien entre une serveuse et les von Steinert. Tu t’identifieras autrement. Le plus raisonnable serait que tu prennes le nom que tu portais avant d’épouser mon frère, celui de Kayser, et le donner à tes enfants. Ainsi, nous ne risquerions pas de vous être associés.

    Else bondit. C’était son tour d’être offensée. Elle vibrait de colère contenue.

    — Ces enfants ont subi la guerre, fit-elle, la voix dure, cassante, ils ont connu la misère et, dans d’épouvantables occasions, ils ont manifesté le courage et l’endurance des von Steinert. Ils ont tout perdu, ils n’ont plus rien à eux, pas même un objet, une photographie se rapportant à leur passé. Le seul élément noble qui leur reste est le nom de leur père et je ne vais pas le leur enlever.

    Embarrassé, Magnus ne répondit pas.

    Un peu calmée, elle poursuivit, justifiant son intention :

    — Tantôt, lorsque nous étions sur le pont, j’ai vu un chaland bondé de marchandises provenant du sud qui s’amenait en toussotant vers Düsseldorf. Les habitants de cette ville ont de la chance, que je me suis dit. Des denrées parviennent à eux. Par contre, pour en obtenir, il faut de l’argent. Au cours de notre odyssée, lorsque je voyais mes enfants, affamés, leur visage levé vers moi comme une supplique, je jurais, pour soulager cette douleur dans leur ventre trop vide, qu’aucun effort ne me répugnerait. J’en faisais le serment.

    Magnus poussa un soupir d’impuissance.

    — Accepte au moins de prendre ton nom de jeune fille. Pour ton employeur, tu pourrais être Frau² Kayser que cela ne dévaloriserait personne. Concernant tes gosses, je vais y songer.

    Outrée, elle scanda, la voix blanche :

    — Je ne te demande pas de songer, Magnus, je ne te demande que de nous héberger pendant quelques jours. Et je te rassure : aussitôt que j’en aurai la force, j’irai poser ma candidature au Zur Post. Si j’obtiens l’emploi, du même coup, je chercherai un appartement. Aux yeux de vos amis, nous ne nous connaîtrons pas. Tu sais s’il y a des logis à louer?

    — Les immeubles résidentiels dans le quartier des affaires ont presque tous été détruits, laissa-t-il tomber, mal à l’aise, ce qui cause inévitablement une pénurie de loyers partout ailleurs.

    Il prononça sur un ton résigné :

    — Enfin, pour tout de suite, nous allons vous installer dans la cave. Ce ne sera pas le grand luxe, vous serez entourés de nos vieilles affaires, mais il y a là un lit confortable que vous pourrez vous partager.

    — Ce sera le paradis après ce que nous avons vécu, convint Else qui se remémorait les nuits passées dans les granges, dans les meules de foin parfois souillées d’immondices ou sur la dure, sans le moindre fourrage pour atténuer un peu les aspérités du sol sous leurs os.

    — Bien entendu, en espérant que cette situation ne soit que temporaire, précisa Magnus. Comme Rita l’a dit, nous n’avons plus de domestique et elle doit se taper la besogne toute seule, déjà qu’avec quatre enfants, c’est très lourd pour elle.

    — J’espère, moi aussi, que cette situation ne sera que temporaire, renchérit Else.

    Les trois filles et le fils de la maison avaient surgi de la cour. Hors d’haleine, ils se précipitèrent vers leurs parents.

    Ils firent une brève pause à leur excitation pour se tourner vers les nouveaux venus. Theo alla appuyer sa tête contre la hanche de sa mère et geignit sans plus d’intérêt :

    — Nous avons faim. Quand allons-nous manger?

    — Aujourd’hui, il vous faudra attendre un peu, gronda leur père. Venez d’abord rencontrer votre tante et vos cousins.

    Sans ardeur, en traînant le pas, ils allèrent s’arrêter devant le petit groupe que formaient Else et sa famille.

    — Qu’est-ce que vous êtes venus faire? débita Theo.

    — Vous avez apporté vos poupées? interrogea Ernie, l’aînée des filles.

    Déconcertées, Olga et Gerda se serrèrent l’une contre l’autre.

    Autant Theo et Ernie étaient timides et effacés lorsqu’ils s’amenaient à Lindenbaum, constatait Else, autant chez eux ils étaient arrogants et impertinents. Elle souhaitait seulement que l’entente règne entre les huit enfants, le temps qu’ils doivent se côtoyer dans la maison et partager les mêmes jeux.

    Les deux petites, Elisabeth et Krista, s’étaient approchées à leur tour et semblaient vouloir se lier.

    Olga et Gerda laissèrent poindre un faible sourire.

    — Mon Dieu, je suis en retard! s’écria Rita en se précipitant vers la cuisine. J’étais occupée à préparer le repas lorsque vous vous êtes amenés. Vous m’avez causé une telle surprise que j’en ai oublié de mettre les légumes à cuire. Depuis que nous sommes privés de viande, les enfants ne supportent pas de manger après l’heure.

    — Tes gosses doivent être affamés, mentionna Magnus. Nos repas sont plutôt frugaux, mais vous allez manger.

    — Mes enfants sont restés si souvent sans manger qu’ils ont désappris ce qu’était le mot « faim », répondit Else sur un ton de tristesse.

    — Il est étonnant que vous ne trouviez pas à vous nourrir convenablement, quand il y a des fermes tout le long des chemins de campagne, précisa-t-il comme s’il lui faisait le reproche de n’avoir pas su se débrouiller.

    — Ce n’était pas si simple, répliqua-t-elle. Il nous est arrivé de passer plusieurs jours sans rien avaler.

    — Aujourd’hui, vous allez manger avec nous, décida Rita comme si elle prenait les rênes de sa cuisine. Toi qui nous recevais si bien chaque année, nous te devons bien une invitation.

    — Tu n’as pas à faire de manières, la coupa impatiemment Magnus. Tu n’as pas compris qu’ils n’ont pas d’endroit où aller, même qu’ils vont rester chez nous quelques jours?

    Rita lui jeta un rapide coup d’œil. Ses traits exprimaient la contrariété.

    — Et les tickets de rationnement?

    — Dès demain, je demanderai des tickets et je te les remettrai, la rassura Else.

    Malgré elle, elle pinça les lèvres. Elle venait de comprendre que l’accueil ne serait pas aussi cordial qu’espéré, qu’elle devrait marcher bien des fois sur son cœur et subir les offenses sans répliquer. Elle songea qu’ils étaient loin de l’eretz yisrael³ qu’elle avait vu comme la fin du cauchemar de leur long périple. Le vent tournait, les catastrophes s’abattaient sur eux et elle ne pouvait rien faire.

    Elle baissa la tête. Elle comprenait le déplaisir qu’éprouvaient son beau-frère et sa belle-sœur à leur obligation de les loger. Elle n’était pas naïve au point de penser qu’ils seraient accueillis avec chaleur, les bras ouverts. En ce temps de famine, cinq personnes de plus dans un logis grand comme la main, avec à peine assez de nourriture pour les six personnes y résidant, n’avait rien de réjouissant. Elle non plus n’aurait pas été heureuse de cette arrivée inopportune.

    — Est-ce que la vie économique a évolué pendant les trois mois où nous nous sommes déplacés? s’informa-t-elle, tentant de distraire le couple de leurs propos incisifs. Quand nous avons quitté Berlin, nous avions droit à deux cents grammes de pain par jour, par personne, quatre cents grammes de pommes de terre, dix grammes de sucre, dix grammes de sel, deux grammes de café de malt, vingt-cinq grammes de viande, tout cela quand nous en trouvions.

    — Rien n’a changé, répondit Magnus. Avec pareil régime, il n’y a pas à craindre de s’empâter.

    — Hier, à la ferme où nous avons dormi, nos hôtes nous ont conviés à leur table, raconta-t-elle. Ils nous ont servi une fricassée de pommes de terre, la meilleure que j’ai mangée depuis longtemps. La fermière y avait mis du beurre. C’était délicieux.

    — Comment l’avait-elle obtenu? Les rations journalières sont établies et ne contiennent pas de gras. Cela vaut pour tous.

    — La guerre est terminée, Magnus, lui fit-elle remarquer. La Gestapo n’est plus là pour réquisitionner le meilleur de notre nourriture à l’intention des soldats. Les fermiers ont des vaches qui donnent du lait et ils peuvent en faire du beurre si cela leur plaît.

    — Qui sont ces campagnards? demanda Magnus.

    — Je n’ai pas demandé leur nom, mentit-elle. La règle était, lorsque nous recevions la charité, de n’avoir aucune curiosité, ne rien révéler sur nous-mêmes et ne rien chercher à connaître des autres.

    Après la bienveillance que leur avaient manifestée les vieux fermiers, elle n’irait pas divulguer leur identité, surtout à Magnus qu’elle savait être un radical. L’heure n’était plus aux idées extrémistes dans une Allemagne anéantie et malheureuse, l’heure était à la bonté et à l’union de leurs forces dans l’amorce de la reprise.

    — Est-ce que Düsseldorf a établi des plans de restructuration? À Berlin lorsque nous sommes partis, c’était la débandade. Aussi longtemps que les Russes occuperont la ville, on ne pourra reconstruire.

    — Chez nous, cela se fera plus promptement, répondit Magnus. C’est ce que m’a assuré le bourgmestre. Le bloc de l’Ouest est sous domination britannique et américaine, une idéologie démocratique, tandis que l’Allemagne de l’Est est sous le joug des Soviétiques et subit un régime totalitaire où l’économie repose sur l’État. Nous aurons la chance de renaître de nos cendres plus rapidement qu’eux. Je ne te dirai pas que cela va se faire demain matin. Mais un jour l’Allemagne de l’Ouest sera entièrement démocratisée. Et quand ces mufles de soldats de l’Armée rouge auront réintégré leurs steppes, toute l’Allemagne revivra. Le croirais-tu? Ces moujiks semblent ignorer que le Führer est mort. On dit qu’ils serinent encore aux oreilles des passants qu’ils croisent : Gitler dourak⁴. Est-il possible que les autorités aient omis de communiquer à leurs troupes les nouvelles les plus évidentes? Peut-être ont-elles jugé n’avoir pas de temps à perdre à instruire ces crétins.

    — Il se pourrait aussi que ces soldats aient été si vidés de leur énergie par les batailles, la faim, la vermine, le manque de sommeil que leurs oreilles aient été fermées à toute écoute, avança Else sur un ton d’indulgence. La discipline militaire est féroce en Russie, c’est marche ou meurs.

    Montaient dans son esprit les pauvres hères qu’ils avaient croisés pendant leur exode, les supplices qu’ils enduraient de la part de leurs propres armées.

    — Et je me demande si les nôtres ont été plus humains, observa-t-elle.

    — Évidemment, non, proféra Magnus. La guerre signifie souffrances et mort, sinon, ce ne serait pas la guerre.

    Il paraissait à court d’arguments.

    — J’entends Rita qui s’active dans la cuisine. Le repas sera bientôt prêt. Allons faire un brin de toilette et rejoignons-nous dans la salle à manger.

    2.

    Else passa une première journée à errer à travers la maison sans rien faire et elle s’ennuya à mourir. À l’agitation du petit-déjeuner avait succédé le silence. Les enfants étaient dehors et s’amusaient entre cousins. Rita s’était réfugiée dans la cuisine, Magnus s’était isolé dans son bureau et chacun avait fermé sa porte.

    Désœuvrée, elle descendit à la cave et examina le lieu de séjour qui leur avait été assigné. Il était lourdement encombré. Elle devina que Magnus et Rita devaient y balancer tout ce qui ne faisait plus leur affaire plutôt que de s’en débarrasser, « au cas où cela pourrait servir », comme avait coutume de dire Magnus.

    Péniblement, à bout de bras et à coups de genou, elle tenta de repousser quelques vieux meubles, puis changea d’avis. L’effort exigeait beaucoup d’énergie et elle était sans forces. Elle songea qu’ils ne demeureraient là que peu de jours et que ces contraintes n’en valaient pas la peine. Ils concentreraient leurs mouvements autour du lit, car elle était bien résolue. Aussitôt qu’elle aurait trouvé un travail, ils s’installeraient chez eux. Pour l’instant, elle veillerait à se remettre de sa fatigue et guérir les blessures à ses pieds.

    Elle fit l’inventaire de leurs affaires. Il leur restait peu de choses. Les vêtements des enfants étaient si usés et souillés que, la veille, avec Rita, elle les avait jetés à la poubelle.

    Ce matin, alors qu’ils se retrouvaient dehors, Olga portait une vieille robe ayant appartenu à Ernie, Gerda avait revêtu un vêtement, ayant appartenu à Elizabeth, agrémenté de longues coulures de peinture jaune, tandis que Peter et Otto se partageaient des salopettes de Theo, trop courtes pour l’un et trop longues pour l’autre.

    Son inspection fut de courte durée. Elle remonta à l’étage. Ne sachant trop que faire, elle proposa son aide à Rita qui déclina.

    Encore, si elle avait pu discuter avec Magnus à propos du document qu’elle lui avait remis… Après les dangers qu’elle avait courus, il eût été normal qu’il lui en glisse un mot, qu’il la renseigne sur son contenu, mais il n’en avait rien fait. Sitôt son petit-déjeuner avalé, il avait gagné son bureau et n’en était ressorti que pour le repas de midi. Elle supposa qu’il en prenait longuement connaissance. Pendant toute la journée, elle espéra en vain qu’il la convoque dans sa pièce de travail. L’affaire était top secret, une affaire d’hommes, même pour elle qui avait pris tous les risques, et elle en était mortifiée.

    La seule allusion concernant ce à quoi il avait employé sa journée s’était résumée à une réflexion qu’il avait faite tandis qu’il prenait place au bout de la table pour le repas du soir :

    — Sans doute ne le sais-tu pas, mais avec la signature de l’armistice, tous nos généraux ont été arrêtés et seront jugés pour crimes de guerre. Ils seront vingt-deux sur le banc des accusés si on retrouve Martin Bormann, qui est en fuite. Ils auraient été vingt-cinq si Goebbels et Himmler ne s’étaient pas suicidés, de même que le Führer, parce que, lui aussi aurait été emprisonné et jugé. Il a été décidé le 24 juin que les procès commenceraient à l’automne. On ne connaît pas encore la date exacte, ajouta-t-il devant l’air interrogateur d’Else. On sait seulement que cela se passera à Nuremberg. Cela ne fait pas l’affaire de Staline qui aurait préféré Berlin-Est.

    Il fit une moue réprobatrice et haussa les épaules.

    — Quoi qu’on fasse, Staline est en constant désaccord avec tout ce qu’il n’a pas décidé lui-même. Il était temps de le mettre au pas, celui-là.

    Else, qui avait espéré quelques informations se rapportant au document, était déçue. Ce qu’il mentionnait était postérieur aux écrits de Johann et ne pouvait donc provenir de lui.

    — J’ai vaguement entendu parler des arrestations alors que j’étais parmi les réfugiés, déclara-t-elle.

    Elle murmura, la voix éteinte :

    — Le sort de ces hommes que j’ai connus et qui risquent la peine capitale ne me rend pas indifférente. Il faut dire qu’ils l’ont un peu cherché : ils étaient si sûrs de la victoire.

    Ébranlé, il la considéra sans rien dire. Se ressaisissant, ses yeux balayant la pièce, il interrogea à brûle-pourpoint :

    — Et vous, comment avez-vous occupé votre journée?

    Les enfants se mirent à bavarder tous ensemble. Theo, qui s’était lancé dans une course avec Peter, se flatta d’être arrivé bon premier, Ernie pesta contre Olga qui avait accaparé sa poupée, et les deux benjamines Elizabeth et Krista se plaignirent que Gerda avait refusé de jouer avec elles.

    — Il faut comprendre vos cousins : ils ont fait un long voyage et ils sont fatigués, leur dit doucement Else. Ils n’ont pas de chaussures et ils ont des entailles sur les pieds. Ils ne peuvent pas courir comme vous. Bientôt, vous verrez, ils vont reprendre le temps perdu.

    Elle coula un regard songeur sur la petite salle qui réunissait la famille pour les repas, sur Magnus et Rita qui trônaient chacun à un bout de la table, sur leur progéniture qui se chamaillait. Ainsi commençait sa nouvelle vie.

    Déjà, la veille, elle avait compris dans les mots de Magnus, dans ses flottements, dans le mutisme de Rita, que leur charité obligée leur pesait plus lourdement encore qu’elle n’aurait cru. Elle décida de ne pas attendre d’être rétablie avant de réagir. Malgré son épuisement, elle se mettrait immédiatement à la recherche d’un emploi.

    Le lendemain matin, à peine entendit-elle le frôlement des pas de son beau-frère et de sa belle-sœur sur le plancher du rez-de-chaussée, indiquant leur réveil, qu’elle se glissa hors de la couche qu’elle partageait avec ses enfants. Elle brossa soigneusement sa robe, roula ses cheveux en chignon sur sa nuque et alla retrouver Rita qui s’affairait dans la cuisine.

    — Tu veux me prêter un de tes vieux chapeaux et une paire de gants?

    — Je peux savoir pourquoi?

    — J’ai affaire de l’autre côté du Rhin. Je pense que cela te fera plaisir.

    Elle redescendit au sous-sol et fit ses recommandations à sa famille.

    — Je ne serai pas de retour avant midi. Tâchez de n’être pas trop turbulents.

    Elle se retrouva dans la rue. De chaque côté sur les terre-pleins, la fraîcheur de la nuit montait des herbes, et un parfum de verdure effleurait ses narines. On était en juillet et, malgré l’heure précoce, déjà le soleil dardait le ciel de ses chauds rayons. La journée serait agréable. Elle avança un moment avec entrain puis, peu à peu, ralentit son allure. Son dos lui faisait mal. La blessure qu’elle s’était infligée lors du bombardement devant Brandenburg se réveillait encore parfois. Des contractions douloureuses raidissaient ses membres et elle claudiquait. Elle avait oublié combien tout son corps était rompu par cet infernal déplacement.

    Des bancs de pierre s’alignaient le long d’un îlot de feuillus. Elle y jeta un coup d’œil d’envie. Ce qu’elle aurait aimé à cet instant s’asseoir à l’ombre d’un arbre, comme elle avait tant de fois rêvé de faire tandis qu’ils cheminaient dans la touffeur des routes poussiéreuses ou cernés par le vent dans la boue et la pluie froide! Aujourd’hui, la réalité la rattrapait. Elle était loin de cette oisiveté bienheureuse.

    S’armant de courage, elle s’engagea sur la Luegallee vers ce qui aurait dû être l’Oberkasseler Brücke⁵, mais il avait disparu. Seules les eaux bleues et tranquilles du Rhin se ridaient délicatement sous la brise. Elle imaginait le bruit de tonnerre qu’avaient dû produire les bombes explosant sur la lourde structure et la faisant voler en éclats, l’affolement des habitants, car c’était la tactique. Afin de freiner l’avance de l’ennemi, les ponts étaient détruits. La pauvre Rita n’en était pas remise. Pourtant, cet état n’avait rien de comparable avec l’enfer qu’avait vécu Berlin.

    Aujourd’hui, l’Allemagne était redevenue paisible.

    Un teuf-teuf troublait l’air. Là-bas, le bateau-passeur avait quitté la rive est et grondait en direction de l’ouest. Le trajet était court. Il allait bientôt procéder à l’abordage. Elle pressa le pas, rejoignit le quai et arriva juste à temps pour monter dans l’embarcation.

    La plateforme était presque déserte. Seuls quelques ouvriers monopolisaient un renfoncement. Groupés en cercle, leur casse-croûte grossissant leur poche, ils bavardaient à voix basse. Ils ne lui avaient prêté aucune attention. Elle se dit que Magnus aurait été content.

    Encore haletante, elle attendit que les moteurs se remettent en marche avant de s’avancer sur la surface. Se dirigeant vers la proue, elle s’appuya à la rambarde et contempla l’eau pure. Le Rhin paraissait semblable à un miroir dans la clarté du jour naissant, paisible comme un murmure. Chanté par les poètes, qui en faisaient le plus beau fleuve de l’Allemagne, elle se dit qu’ils avaient raison.

    Si elle obtenait le poste de serveuse, elle ferait chaque jour cet itinéraire, chaque jour les mêmes gestes répétitifs, sans rien y changer, jusqu’à ce que, ses enfants devenus adultes, elle prenne un repos bien mérité.

    Elle considéra sa mise. Sa robe noire n’était pas si vilaine, après tout, ainsi lavée et brossée. Ses trois mois d’usage extrême ne l’avaient pas trop abîmée. Son vêtement était de bonne qualité. C’était l’avantage des nantis.

    Elle revint à ses préoccupations.

    Comment se présenter devant le propriétaire du restaurant et comment évaluer son comportement? Elle songea avec dérision, si elle était acceptée, qu’elle devrait accomplir elle-même ce qu’elle avait enseigné à ses domestiques et, plus encore, le faire pour des inconnus.

    Et si elle était refusée à cause de son manque d’expérience? Elle citerait le fermier Bickenbach à titre de référence.

    Le bateau avait accosté. Elle en descendit et escalada un tertre. Debout sur la butte, elle examina autour d’elle et tenta de s’orienter.

    Elle était perplexe, elle ne voyait que des ruines. « Le Zur Post est situé près des halles », lui avait expliqué monsieur Bickenbach. C’était un des rares restaurants que les bombardements n’avaient pas démolis. Elle n’avait aucune idée de la façon de s’y rendre non plus que le nom de la rue, ce qui lui aurait d’ailleurs été inutile. Elle ne distinguait autour d’elle aucune plaque identifiant une quelconque artère. Tout était rasé. Elle savait seulement qu’elle devait aller vers l’est. Elle résolut de le faire en ligne droite. Elle dévala la pente et s’aventura au hasard dans ce sens. Elle en profiterait pour explorer et repérer les édifices habitables.

    La chaussée était proprement dégagée. De chaque côté, les ruines des habitations, comme de sombres squelettes, grinçaient dans la brise. Plus de deux mois après l’armistice, aucun ouvrier n’était à l’ouvrage, comme si, encore assommés, les résidants étaient incapables de se relever.

    Elle parcourut l’espace jusqu’au bout pour ne découvrir que le désert. Un peu dépitée, elle revint sur ses pas et emprunta un autre embranchement, puis encore un autre. Elle avait croisé plusieurs rues sans que rien ne lui rappelât une bâtisse pouvant ressembler de près ou de loin à un marché de légumes. Autour d’elle, elle ne voyait que désordre et abandon. Comment se retrouver dans pareil capharnaüm?

    Enfin, après une longue heure de marche, de multiples détours et l’impression qu’elle n’y arriverait jamais, une construction vaste, basse, au sol en terre battue, hâtivement rafistolée, se dessina comme une ombre gigantesque au milieu d’une plaine inculte.

    La devanture largement évasée laissait voir sous le chapiteau des rangées de tables rectangulaires, enchaînement de planches en bois brut soutenues grossièrement par des tréteaux sur lesquelles s’étalaient quelques denrées. Des maraîchers étaient installés derrière et attendaient le bon vouloir des clients tout en bavardant avec leurs voisins. Derrière eux, le long des murs, des sacs de pommes de terre disposés en monticules jonchaient le sol.

    Elle était arrivée devant le marché couvert. Soulagée, elle accéléra le pas.

    Des éclats de voix se faisaient entendre et revenaient en écho. Des badauds arpentaient l’espace et discutaient sans rien acheter.

    C’étaient les halles de l’après-guerre, vides, obscures, poussiéreuses, ratissées par de pauvres hères. Elle ne lisait dans leur expression que privations, noirceur et morosité. Là non plus, les activités n’avaient pas repris.

    Cette désolation l’enveloppait comme une chape. Elle fit un pas vers l’arrière et gagna la rue. Elle n’avait plus d’attente. Elle ne trouverait rien parmi ces indigents.

    Elle se secoua avec vigueur. Cette longue randonnée ne pouvait s’arrêter là. Il n’était pas dit que les cloques couvrant ses pieds, ses muscles qui se déchiraient à chaque pas, seraient des douleurs inutiles. Elle était bien déterminée à poursuivre. Elle voulait savoir jusqu’où allait l’ignominie.

    Elle fit quelques pas vers sa droite et, soudain, elle l’aperçut.

    Presque accolée à la massive bâtisse des halles, grise et humble, à l’étroit entre deux murs de pierre, vestiges des bombardements, semblables à deux gardes du corps transformés en statue de sel, suffoquait une petite maison.

    Une vitrine ornementée de dentelle écrue trouait sa façade. Dans l’ombre de la fenêtre se profilaient des rangées de tables et de chaises. Au-dessus de l’entrée, une enseigne en bois verni noirci par le temps étincelait dans le soleil : ZUR POST, lut-elle.

    L’ensemble était plus que modeste, le portique était sillonné de lézardes, le seuil était usé, les murs, défraîchis, et un mauvais relent flottait dans l’air, rappelant la pauvreté.

    Elle était aux antipodes de l’univers dans lequel elle avait vécu, coupée cruellement de son quotidien heureux et de ses domestiques. Tout son corps repoussait pareille déchéance. Elle se révoltait, se tordait les mains, se retenait de hurler de désespoir.

    Son passé resurgissait avec une limpidité trop évidente, les souvenirs rongeaient son âme. Elle éprouvait comme une brûlure, un sentiment de regret qu’elle ne pouvait définir. Elle se demandait ce qu’elle était venue faire dans cette galère.

    Du haut de son ciel, Johann ne pouvait exiger d’elle un tel abaissement. Elle avait supporté les situations les plus difficiles. De toutes ses forces, elle refusait cette nouvelle humiliation. Magnus avait raison : il était impossible qu’elle ne trouve pas autre chose. Elle devait chercher ailleurs.

    Elle recula vers la rue, elle allait faire demi-tour. Subitement, elle freina son élan.

    Tantôt, après être descendue du bateau-passeur, avant de dénicher le petit restaurant, elle avait arpenté la ville, la partie commerciale. Elle avait marché, marché. Partout, mêlés à ses pas qui résonnaient sur le bitume, les squelettes des murs gémissaient dans le vent, et l’écho des bâtisses vides butait contre ses oreilles. Elle n’avait repéré que des lieux dévastés, que des carcasses, comme autant de corps éviscérés pénétrés de silence et de temps révolu.

    Elle revit ses gamins, leurs pieds nus, sa petite Gerda à la santé fragile. Il faudrait non seulement acheter des chaussures pour tous, mais aussi des bottes et des manteaux chauds en prévision de l’hiver. Elle ignorait combien de temps ils pourraient compter sur la générosité de Magnus, sur leur table qu’ils partageaient. Elle connaissait l’humain et elle savait que sa largesse finit toujours par atteindre ses limites, d’autant plus qu’ils montraient déjà peu d’enthousiasme.

    Une onde d’angoisse, comme la lame d’un couteau, déchira ses entrailles, et des larmes d’impuissance brûlèrent ses yeux.

    Elle se tança de toutes ses forces.

    Elle avait un urgent besoin de gagner sa vie. Que valait ce restaurateur? Elle ne savait rien de lui. Avait-elle le droit de le juger? C’était faire offense à monsieur Bickenbach qui l’avait accueillie avec une telle bienveillance que de battre en retraite sans seulement tenter un essai. Elle verrait, et, si le poste ne lui convenait pas, il serait toujours temps de décliner et d’aller voir ailleurs.

    Courageusement, elle essuya ses paupières, allongea le pas vers le palier et poussa

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1