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AYABA
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Livre électronique313 pages4 heures

AYABA

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À propos de ce livre électronique

Jusqu’au début du 20e siècle, la vie des femmes de la haute société était toute tracée : naître, épouser, enfanter, mourir. Aliénor de la Roche Jagu du Monteuil, jeune aristocrate normande, refuse cette ligne trop droite. Son caractère bien trempé, son amour de la liberté, son esprit indépendant vont la porter vers une quête d’elle-même qui ne sera pas sans conséquences. Entre 1900 et 1925, de sa Normandie natale jusqu’à Paris, de Paris au Bénin, la jeune femme livrera un combat pour vivre la vie qu’elle s’est choisie, contre vents et marées. Une lutte de tous les instants qu’elle nous livre à travers ce récit autobiographique haut en couleurs à une époque où le combat des femmes pour leur droit d’exister a été l’un des plus forts.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Fatima de Castro, chargée d’études passionnée d’histoire, aime à mettre en scène un passé pas si révolu que ça, entraînant le lecteur dans un ailleurs où tout devient possible. Le combat des femmes pour se faire accepter comme individus à part entière est l’un de ses domaines d’étude privilégié.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie17 mai 2022
ISBN9791038803480
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    Aperçu du livre

    AYABA - Fatima de Castro

    Fatima DE CASTRO

    AYABA

    Confessions d’une femme libre

    (1900-1925)

    (Évéïde 1)

    Roman historique

    ISBN : 979-10-388-0348-0

    Collection : Hors Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal : mai 2022

    © couverture : Scène de genre, jeune fille lisant, Madame Huguet, 1906 © — Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, diffusion RMN-GP © 2022 — Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays Toute modification interdite

    © 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    À mon compagnon,

    Sans qui ce voyage

    N’aurait pu se faire.

    Mise en bouche

    Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours entendu dire autour de moi que ma vie était toute tracée. Qu’il n’y avait plus qu’à mettre mes pas dans ceux de mes aïeules. En quelques mots, simplement grandir bien comme il faut, me marier bien comme il faut, être une mère bien comme il faut, et mourir si possible, car personne n’est maître de sa fin, bien comme il faut.

    Il faut croire que cela est entré par une oreille pour se dépêcher de sortir par l’autre, aussi légèrement qu’une brise soufflant dans un voilage de soie. Comme le petit oiseau qui s’envole de l’objectif photographique, la flamme qui brûle en quelques secondes après le déclic. Certaines choses sont ainsi faites qu’elles ne le sont pas pour marquer certains caractères. Le mien, de toute évidence, se montrait rétif à toute forme de convenance sociale.

    Ma vie était peut-être toute tracée selon les bons principes familiaux, mais selon mon point de vue personnel, mon destin n’appartenait qu’à moi. Je n’affirmerai pas en avoir eu la conscience claire et nette dès le départ. La chose s’est simplement imposée à moi d’elle-même, au gré des aléas de l’existence et d’un caractère que je tiens d’aïeules qui avaient le leur bien trempé.

    Et puis, avouons-le, pour suivre une ligne de vie toute tracée, il me semble indispensable d’avoir une existence polie comme une agate du plus bel éclat, et un certain manque de personnalité. Suivre sans sourciller les préceptes transmis de génération en génération. Rester cloîtrée la majeure partie de la journée afin d’échapper à toute tentation. J’admets que, dans ces conditions, il devient facile de ne pas vivre et donc de ne rien risquer.

    Je le confesse, je n’ai rien fait de tout cela. Aussi, tout est-il lamentablement parti à vau-l’eau. Enfin, selon l’idée commune. Parce que de mon propre point de vue, je ne vois pas ce qu’il y a de mal dans ma vie.

    Lecteur, je vais te conduire par la main dans les méandres qui ont voulu que je rejoigne l’univers de ceux dont les pas n’ont pas suivi la voie toute tracée.

    Je ne regrette rien. Je suis libre et le resterai.

    L’époque était ainsi faite, et je suis fille de cette époque.

    Si c’était à refaire, je le referai sans la moindre hésitation.

    Lecteur, si j’ai un conseil à te donner, c’est celui-là : fais ce que tu as à faire, ne reviens jamais ni sur ta décision, ni sur le remord, et sur tout ne génère aucun regret. Chacun a son libre arbitre et la conscience de ses actes. Sans eux, personne n’est humain.

    À Dieu va !

    PREMIER TABLEAU

    LE MONDE D’HIER

    (Stefan Zweig)

    ***

    Lundi 1er janvier 1900

    Naissance d’Aliénor Pénélope Marguerite de la Roche Jagu du Monteuil, votre servante, après un réveillon bien arrosé au Champagne brut de la Veuve d’Ambert.

    Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas. Tante d’Ambert n’a jamais été veuve, pour la simple raison qu’elle n’a jamais été mariée. Elle possédait une petite vigne du côté de Reims, achetée après un boursicotage réussi, et dont le mousseux ne remplissait que les coupes familiales. Vendu à prix d’or, cela va sans dire. La famille est une chose ; les affaires en sont une autre. Et il fallait bien qu’elle vive de quelque chose, Rose Églantine d’Ambert.

    Aliénor.

    Tout de suite, on pense à la grande, portant couronne d’Aquitaine, et qui poussa des générations d’historiens à noircir des pages que personne ne lit. Évidemment, l’héritage aurait pu être prometteur, si j’avais pu avoir une vie aussi bien accomplie que la sienne. Une biographie qui n’en finirait pas, pleine d’aventures masculines et historiques, de voyages à travers la France et l’Europe. Marquer mon époque. Faire envie à tous les hommes. Être jalousée par toutes les femmes.

    Plus modestement, Aliénor comme ma grand-mère maternelle, née d’Arcissac du Ménec, épouse d’Alcibiade Roger Alphonse de Beaumont-Latour. Rien à voir avec la duchesse, la grand-mère ! À faire transpirer les conteurs les plus imaginatifs. Imaginez une veillée bretonne au son des récits de la d’Arcissac : elle naquit, elle se maria, elle fit des enfants, elle mourut. Belle ligne droite toute tracée à la naissance et dont elle mit un point d’honneur à ne jamais dévier. On repassera pour le suspens historique et l’intrigue d’alcôve. Inutile de mettre une bûche trop grosse dans l’âtre, la soirée sera courte. Parmi les huit enfants que son mari trouva le temps de lui faire pour la distraire de son ennui ménager, ma mère : Hélène Marie Clothilde de Beaumont-Latour.

    Pénélope.

    Là encore, vous allez imaginer que des amoureux de récits homériques ont absolument voulu me mettre sur le dos la vie convoitée de la belle Grecque. Des journées entières s’égrenant sur Ithaque à attendre son maître, parti s’amuser du côté de Troie. Soyons rassuré : pas du tout le genre de la maison du Monteuil.

    Pénélope fait simplement référence à une marraine que je n’ai jamais vue et pour cause. Elle vit cloîtrée dans un monastère au fin fond des montagnes. Une règle stricte lui interdit tout contact avec la vie réelle. Elle ne parle pas. Elle ne rit pas. Elle ne mange pas. Bien évidemment, elle ne fait pas l’amour, sauf à son crucifix, peut-être, la nuit, dans ses fantasmes. Bref, elle ne vit pas. Il est même miraculeux que sa congrégation l’ait autorisée à sortir dans le monde des vivants pour mon baptême. Mais que ne ferait-on pas pour permettre à un jeune être d’entrer dans la grâce de Dieu. Par un côté, elle ressemble un peu à la Grecque. N’attend-t-elle pas un époux qui ne reviendra peut-être jamais ?

    Enfin, Marguerite.

    Là encore, je vous avouerai en toute franchise que Faust n’y est pour rien. Toujours pas le genre de la maison du Monteuil. Aucune odeur de soufre infernal, d’or alchimique ni de jeunesse éternelle. Rien à voir non plus avec les frasques de la Reine Margot. Cela me vient tout simplement de ma grand-mère paternelle cette fois, une femme de caractère qui ne se laissa jamais marcher sur les pieds, dure autant que ferme, d’une ascèse à faire blêmir de jalousie Pénélope pourtant vouée à la plus grande indigence dans son monastère.

    Chez Marguerite Edmée Chantal du Bois de Vanteuil, pas de place pour les fioritures, la perte de temps et le plaisir dévoyé. Malheureusement pour mon bon vivant de grand-père paternel, Marguerite est tombée enceinte dès sa nuit de noce, donnant naissance à mon père : Edmond Charles Édouard de la Roche Jagu du Monteuil. Un garçon dès la première coucherie, l’affaire était entendue. Madame de la Roche Jagu du Monteuil avait fait son devoir. La lignée était assurée. Pas la peine de perdre du temps en parties de jambes en l’air. Le grand-père n’avait plus qu’à se rabattre sur les soubrettes de plus en plus jeunes qui peuplaient le domaine familial.

    Honorée de ces trois prénoms prédestinés, je pouvais entamer une vie aristocratiquement sereine en suivant les rails plantés depuis des générations.

    Tout de même, ma vie commença sous l’aile de l’adversité. La concurrence affective entre les deux grand-mères était telle qu’il ne s’agissait pas de m’affubler du prénom de l’une sans que celui de l’autre n’apparût aussi. Il y eut, paraît-il, une lutte sans merci et un antagonisme sans faille au moment de l’inscription de mon identité. Je ne parle que par ouï-dire, mon jeune âge alors ne me permettant pas de me souvenir de ces combats titanesques. Qui devait avoir la préséance du prénom de tête ? La grand-mère maternelle ou la grand-mère paternelle ?

    Le clan des Aliénor Pénélope Marguerite arrachait le chignon aux adeptes de Marguerite Pénélope Aliénor. Entre les deux, le prénom de ma marraine semblait jouer les arbitres, sans pouvoir apaisant. Mon baptême se transforma en pugilat. Le prêtre, suant dans sa chasuble, prit un peu d’eau des fonts baptismaux pour se rafraîchir le visage et en oublia son latin un bon bout de temps. J’en conclus, d’après mon identité actuelle, que la lignée maternelle l’emporta et que les tenants du clan paternel perdirent la bataille. Pour le reste, les révélations de famille n’étant pas non plus le genre des du Monteuil, rien ne transpira de ce que fut cette lutte. Quant au prêtre, lorsque je l’interrogeai sur la question des années plus tard, son visage devint pâle comme la mort et il disparut entre les colonnes de l’église comme si le diable cherchait à agripper ses jupes.

    J’imagine toutefois qu’elle fut rude, cette lutte. Ma mère veillait toujours à ce que les plans de table des repas familiaux éloignassent les deux aïeules vindicatives. Dans mon enfance, l’une mettait un point d’honneur à m’appeler Aliénor, l’autre Marguerite. Difficile de conserver une personnalité saine, mais, déjà, j’avais cette faculté de retranchement qui me sauva à maintes reprises.

    Fort heureusement, la nature m’a dotée d’un caractère à toute épreuve.

    On pourrait s’étonner qu’un antagonisme aussi ridicule puisse miner ces membres de la bonne société. En fait, l’événement de ma naissance n’est que l’aboutissement d’une haine familiale née bien avant. Le choix de mes prénoms n’a servi qu’à alimenter une dégénérescence débutée en amont, très exactement neuf mois plus tôt, lors de ma conception.

    ***

    Vendredi 30 juin 1899

    Mariage d’Edmond Charles Édouard de la Roche Jagu du Monteuil, oisif de son état, avec Hélène Marie Clothilde de Beaumont-Latour, reine du bal des débutantes qui s’était tenu le 1er avril de la même année.

    Certaines mauvaises langues prétendirent que la mariée, réputée pour sa ligne en limande sole, présentait un début de rondeur bien remarqué au moment de la cérémonie.

    D’autres esprits mal affûtés prétendirent qu’une haine sans faille éclairait déjà le regard des deux grands-mères lorsque les « oui » s’échangèrent sous les voûtes romanes de Saint-Médard.

    Le repas de noce organisé dans le parc du château des du Monteuil, prit des allures de règlement de compte. Ici, une sauce hollandaise malencontreusement renversée sur le tulle de la mariée. Là, le jabot du marié indélébilement taché par un vin rouge agressif. En soirée, pour une raison inconnue de tous, Marguerite et Aliénor furent toutes deux retrouvées dans la mare aux cygnes, des nénuphars plein la tête.

    À l’heure de la nuit de noces, mon père fut découvert sur le foin de la grange, une main incompréhensiblement glissée dans les culottes rose fuchsia d’Adèle Joséphine Églantine du Plessis Javel, sa cousine préférée.

    Ma mère, pendant ce temps, rendait dans une cuvette en étain son repas de noces. Elle n’en garda comme souvenir que le menu en simili taffetas imprimé en cinq cents exemplaires, deux alliances en or entrelacées dans le bec d’une colombe sommant la litanie des plats. Un symbole de paix qui n’amena aucune trêve dans cette guerre familiale.

    D’après ma tante maternelle Adélaïde, faire entrer les deux mariés dans la chambre nuptiale releva du défi olympique. Avinés plus qu’il ne fallait – en particulier ma mère dans « sa situation », ajoutait souvent ma tante sur un ton entendu –, aucun d’eux ne tenait debout mais tous deux poussaient des cris à faire relever les morts. Des suppliques de condamnés demandant grâce. Ils s’agitaient, remuant bras et jambes pour qu’on les lâchât, menaçant les pauvres domestiques des pires horreurs s’ils s’évertuaient à poursuivre leur sale besogne.

    Tante Adélaïde qui, contrairement au reste de la famille, ne met aucune omerta sur l’histoire du clan, aimait à me dire qu’il fallait pourtant bien qu’ils y entrassent dans cette chambre au lit unique. Pour « justifier » la chose. Quelle chose ? Ma présence incongrue dans le ventre de ma mère avant qu’elle ne fût officiellement mariée.

    Car le fin mot de ce mariage précipité et non désiré n’était autre que la conception impromptue d’Aliénor Pénélope Marguerite de la Roche Jagu du Monteuil, votre servante.

    En tout cas, c’était ainsi que tante Adélaïde résumait « l’affaire ».

    ***

    « Ma conception est le résultat d’une erreur de jugement. »

    Telle en est l’interprétation donnée par Adèle Joséphine Églantine du Plessis Javel, la fameuse cousine préférée de mon père.

    D’après ce témoin direct, concerné au premier plan, je fus conçue le soir du bal des débutantes, celui où ma mère renversa bien des testostérones. Elle impressionna les jeunes hommes de la haute société en faisant une entrée remarquée dans sa robe parme parsemée de broderies diamantines. Des scintillements partaient de ses longs cheveux blond vénitien, savamment remontés sur sa nuque fine et blanche comme de la nacre.

    D’après cette cousine, pourtant très en beauté elle aussi, on pouvait sentir les regards de gourmandise se poser sur cette novice tout juste sortie de chez les Sœurs de l’Annonciation. Grand-mère Aliénor tenait beaucoup à cette éducation stricte et moralisatrice.

    Qu’apprit donc ma mère dans ce couvent huppé, caché au fond d’une vallée désertée par l’humanité ? Tout un tas de choses parfaitement inutiles de mon point de vue, mais fort considérées à l’époque dans l’éducation d’une jeune fille. Couture, broderie, aisance et grâce des mouvements, l’art de la table et, bien sûr, comment se comporter en digne épouse selon les critères catholiques, apostoliques et romains. Que des religieuses puissent enseigner cette dernière science m’a toujours laissée perplexe.

    Ainsi donc, à 20 ans et dans la fleur de sa splendeur, Hélène Marie Clothilde de Beaumont Latour fit entrer la tempête de sa jeunesse dans la salle de bal du château de Mirecourt. À peine l’énorme porte de bois passée et le hall en marbres colorés traversé, son carnet de danse affichait complet. Elle ne savait si elle devait l’ivresse de la soirée au tournis que déclencha la cohue de tous ses prétendants ou au parfum capiteux qui émanait des bouquets de lys.

    Selon la cousine Adèle, le tournis provenait certainement du passage sans préavis d’un cloître sombre et glacial à l’univers électrique et surchauffé de bras masculins saisissant pour la première fois la taille de cette jeune débutante. Mais bien sûr, cette version n’engage qu’elle.

    ***

    Ce fut au plus fort de la soirée que les choses se corsèrent au château de Mirecourt.

    Après des heures à tournoyer tout en avalant coupes de champagne de la Veuve d’Ambert sur cocktails aux alcools capiteux, Hélène n’était plus que rires et élucubrations. À gorge déployée, selon Adèle. Très peu convenable dans le grand monde où une certaine réserve est de mise. À croire que l’éducation des sœurs passait déjà au second plan.

    À ce stade du récit, Adèle me confia qu’une idylle secrète s’était établie entre elle et mon père. Depuis leur plus jeune âge, ces deux cousins se vouaient un intérêt qui n’était pas pour déplaire aux familles respectives. Elles aussi voyaient d’un très bon œil l’alliance de leurs intérêts communs.

    En se fréquentant assidûment pendant des vacances sur la côte ou au cours des soirées dans le meilleur monde, on espérait bien qu’un jour Edmond Charles Édouard projetterait de faire d’Adèle Joséphine Églantine une de la Roche Jagu du Monteuil.

    L’âge de la puberté aidant, les jeunes promis se retrouvèrent de plus en plus souvent seuls, en de longues promenades romantiques, admirant main dans la main l’explosion de couchers de soleil sur la mer normande. Leurs yeux se perdaient en un avenir qui n’était plus à inventer, puisque déjà écrit et agréé par tous.

    Comme je l’ai dit, l’âge de la puberté aidant, les jeux innocents commencèrent à éveiller d’autres sensations beaucoup moins pures qui appelaient à de nouvelles découvertes. De celles que la bienséance n’admettait pas hors mariage.

    Le fameux soir du bal des débutantes au château de Mirecourt, mon futur père pensa venu le moment de demander officiellement la main de sa chère Adèle. Et puisque la décision était prise et les deux protagonistes d’accord, pourquoi remettre à plus tard les délices charnels promis par le mariage ?

    Edmond et Adèle complotèrent de se retrouver dans l’une des multiples chambres du château de Mirecourt. Au plus fort de la soirée, dans la cohue générale, lorsque les groupes de discussion se seraient formés et que les valses tournoieraient, qui donc s’apercevrait de leur disparition ?

    Tout avait été méticuleusement pensé par les jeunes gens.

    Tout, sauf le grain de sable qui allait coincer si beau rouage.

    ***

    La chambre Duguesclin, où jamais Duguesclin n’avait posé son séant puisque le château datait du 17e siècle, nichait au sommet de la tour sud-ouest, dominant les douves en eau qui cernaient le château. Tout à fait éloignée de la salle de bal, qui occupait l’intégralité du rez-de-chaussée.

    Pour s’y rendre, il fallait quitter la salle de bal, traverser l’interminable hall d’entrée aux marbres colorés, monter l’escalier sans fin aux balustres verts, prendre à gauche le sombre couloir orné de portraits patibulaires qui regardaient le passant d’un œil mauvais, et enfin ne pas se tromper de porte pour ne pas risquer d’entrer chez n’importe qui.

    Et c’est là que fut le hic !

    Pour une raison ignorée de tous aussi bien que d’elle-même, l’ivresse étant sœur d’oubli, il se trouva qu’au même moment, au même endroit, ma future mère avait rendez-vous avec un inconnu dans la chambre Jeanne d’Arc, où jamais Jeanne d’Arc ne déposa les armes pour les mêmes raisons que Duguesclin.

    Qu’allait donc faire Hélène dans une chambre étrangère, dans un château qui n’était pas le sien ? Retrouver un bellâtre sitôt sortie du couvent alors que l’éducation stricte et moralisatrice suintait encore par tous les pores de son esprit ? Impensable ! dirait plus tard Aliénor de Beaumont Latour. Ma grand-mère maternelle n’admit jamais une telle chose.

    Si l’on en croit le récit chèrement arraché à ma grand-mère maternelle, sa fille aurait été attirée dans un traquenard par son ignoble gendre, débauché notoire.

    Si l’on se reporte au récit de ma grand-mère paternelle, son précieux fils aurait été dévoyé par la harpie des Beaumont Latour, prête à tous les vices pour coincer si beau parti.

    Quelle qu’ait été la vérité, le fait est que les deux jeunes gens se retrouvèrent sur le même jeté de lit en velours carmin. L’obscurité et l’alcool aidant, une fougue incontrôlable aveugla leur clairvoyance. Sans se rendre compte que l’autre n’était pas la personne attendue, leurs corps, libérés de l’interdit social, se jetèrent dans des cabrioles qui auraient fait rougir le marquis de Sade. Mon père, fort d’une expérience acquise dans les lieux de rendez-vous pour filles faciles, démonta ma mère qui se laissa glisser sans réticence dans ces voluptés nouvelles pour elle.

    Il fallut attendre la fin des sportivités charnelles pour que chacun se rendit compte, trop tard, de l’erreur. Mon père tomba dans un état de léthargie hébétée, agenouillé face à la femme qui n’était pas celle qu’il croyait.

    Ma mère couvrit sa nudité encore palpitante de plaisir en écarquillant les yeux sur l’entre-jambe masculin qu’elle découvrait visuellement pour la première fois.

    Tous deux méditèrent sur l’intensité de la relation consommée avec l’inconnu qui partageait à cet instant le même lit. Enfin, je dis ça, mais tout cela sort de mon imagination. Je n’ai, évidemment, aucune idée de ce qui a pu se passer dans la tête de mes parents lorsqu’ils redescendirent sur terre une fois l’acte commis et moi-même entrée, à cet instant précis, dans leur univers qui allait devenir commun.

    Et c’est ainsi que, pour rattraper une simple erreur de jugement le soir d’un bal des débutantes au château de Mirecourt, Edmond Charles Édouard de la Roche Jagu du Monteuil dut faire une croix sur les frous-frous roses de sa cousine, et que le 1er janvier 1900 naquit Aliénor Pénélope Marguerite de la Roche Jagu du Monteuil, moi-même.

    ***

    Bien qu’innocente de toutes les accusations portées contre moi, ma naissance me causa beaucoup de tort. Je n’y étais pour rien mais j’incarnais pour chacune des parties la faute de l’autre. Et mon enfance, qui aurait pu être heureuse, s’en trouva chamboulée.

    Pour les uns, j’étais l’enfant de la malveillance, l’objet de la captation des biens paternels par les Beaumont Latour, famille sur le déclin à cause d’un grand-père volage qui aimait la chair fraîche autant que la bonne chère.

    Pour les autres, j’étais le résultat infortuné du détournement de la pureté d’une jeune fille élevée dans la religion par la concupiscence d’un débauché qui ne savait pas se maîtriser.

    Il fallait donc remettre tout cela dans le droit chemin et nettoyer le soufre démoniaque qui planait sur mon âme enfantine. D’un commun accord, après le sevrage et dès mes premiers pas, je fus moi aussi envoyée au couvent, mais pas chez les Sœurs de l’Annonciation. La pratique démontrait assez l’insuffisance de leur éducation. Il n’était pas question, pour mon père, de réitérer le piètre exemple donné par ma mère.

    Je passai donc ma jeunesse entre les murs encore plus sombres et encore plus froids des Sœurs de l’Immaculée Conception. Ce ne fut pas une sinécure. La rigueur était de mise dans tous les domaines. Le nombre de fois où je pleurais au souvenir du sein chaud et réconfortant de ma nourrice auvergnate ne se comptait plus.

    Le lieu en lui-même était un appel à la folie furieuse. D’épais murs médiévaux à peine éclairés par quelques maigres meurtrières. De longues salles obscures aux tables de bois tristes. Pour l’édification des pensionnaires, de pieuses représentations de saints martyrisés, le corps en sang, le regard éperdu tourné vers le ciel, mains jointes, bouches ouvertes sur un désespoir qui ne sentait pas la rédemption. De quoi se demander si la foi incarnait réellement le réconfort que prônait le prêtre à la messe. En ce qui me concernait, je restais sceptique quant au pouvoir consolateur de la religion. Car rien ne venait réchauffer le désespoir de mon cœur d’enfant qui aurait préféré les jupes satinées de sa mère aux bures rêches des nonnes.

    Le dortoir incarnait l’antichambre d’un pénitencier. Une enfilade de paillasses sur planches de bois, vingt filles par pièce, une religieuse noire comme un corbeau à l’entrée, veillant toute la nuit à la lumière d’une bougie, lisant à haute voix une hagiographie. Impossible de trouver le sommeil profond et réparateur dans ces conditions.

    Parfois, certaines criaient en se réveillant d’un cauchemar sans doute dû au récit d’un martyr aux chairs déchirées par un fauve. D’autres pleuraient en silence, cachées sous l’unique couverture de laine drue. Chaque matin, nous n’étions toutes que bâillements et yeux gonflés, mutisme et mines pâles.

    ***

    La journée commençait avec les poules, à cinq heures trente. Lever au clairon, si je puis dire, ou plutôt à la cloche. Dès qu’elle retentissait, notre gardienne se dressait d’un bond, frappant dans ses mains comme si le message de la cloche n’avait pas été assez clair. « Mesdemoiselles, levez-vous ! Assez dormi comme ça ! Le Seigneur vous appelle pour une nouvelle journée de prières et d’actions de grâce ». Phrase incontournable avec laquelle je me réveille encore, vingt-cinq ans après. Comme un automatisme qui serait entré dans ma tête sans que je parvienne à m’en défaire.

    Pieds nus sur le froid des dalles en ardoise, nous avancions en silence vers la pièce d’eau. Un broc, un bout de savon noir et une bassine dans laquelle faire une toilette de chat à l’eau froide nous y attendaient. Autant

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