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Livre électronique367 pages4 heuresLe cycle des exorceleurs

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À propos de ce livre électronique

Benjamin Parson s’est toujours senti différent des jeunes de son âge. Il voit des choses et des créatures qui n’existent pas. Renfermé sur lui-même, il mène une existence tranquille, jusqu’au jour où un cataclysme d’origine inconnue fait voler en éclats sa famille et sa maison.

Il échoue à l’orphelinat Lavoisier, où le hasard va l’amener à découvrir une étonnante créature coincée dans un mur du sous-sol: un squelette, toujours vivant, qui lui révèle avoir été autrefois un alchimiste réputé… et que Benjamin en est un, lui aussi.

Très vite, Benjamin va se retrouver plongé au coeur d’événements dépassant, de bien loin, les limites de sa compréhension…
LangueFrançais
ÉditeurÉditions AdA
Date de sortie3 juin 2019
ISBN9782898031663
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    Aperçu du livre

    Pherstone - Geoffrey Claustriaux

    PROLOGUE

    Ma tête est lourde. Des papillons blancs dansent devant mes yeux. Je sens que je vais défaillir. Avant que cela se produise, j’aimerais vous raconter les événements qui m’ont conduit à cette issue funeste. Je souhaite que mon histoire survive au moins dans l’esprit d’une personne. Pour qu’on ne m’oublie pas complètement.

    Je m’appelle Benjamin Parson, fils d’Emily et de Daniel Parson. Ne vous étonnez pas si mon nom ne vous dit rien. Les gens comme moi préfèrent se cacher du regard des gens comme vous, et pour cause : je suis ce qu’on appelle un exorceleur.

    Avez-vous déjà entendu parler de la Congrégation Maréchale des Exorceleurs ? Non ? Je n’en suis pas surpris. Nous vivons dans l’ombre depuis des siècles, préservant notre anonymat au moyen de subterfuges pourtant grossiers.

    Vous êtes-vous déjà demandé comment certains magiciens réussissent des tours à la limite de l’impossible ? Ou pourquoi de nombreux médiums sont capables de communiquer avec des « esprits » ? La réponse est simple : ce sont des exorceleurs.

    Je vous sens dubitatifs. C’est normal. Je crois que quelques explications s’imposent. Sans doute vaut-il mieux que je reprenne tout depuis le début.

    CHAPITRE 1

    MOI, BENJAMIN PARSON

    J’avais trois ans lorsque j’ai échappé à la vigilance de ma mère et que je me suis enfui de l’aire de jeux installée au cœur de notre quartier pauvre. Ne la jugez pas trop sévèrement, elle n’a fait que s’assoupir quelques instants sur un banc. Je suis certain que vous en auriez fait autant. Depuis que mon père nous avait abandonnés du jour au lendemain, sans un mot d’explication, elle cumulait deux emplois pour subvenir à nos besoins. Elle dormait peu et travaillait beaucoup. Et, quand elle rentrait à la maison, je la tenais éveillée avec mes cris incessants. N’importe qui se serait endormi comme elle l’a fait, alors que je jouais tranquillement dans le bac à sable. Personne n’aurait imaginé que je délaisserais ma pelle et mon seau pour courir après ce que les témoins de la scène ont décrit comme étant une « lumière vive ressemblant à une luciole ». Évidemment, on a tenté de me rattraper, mais je n’en garde pas de souvenir.

    Je me souviens vaguement avoir traversé la rue pour me diriger vers ce que nous appelions « le bois », en réalité une dizaine d’arbres se battant en duel au milieu du petit parc. C’est là que, suivant toujours la luciole, je me faufilais entre les racines noueuses du plus gros des arbres lorsque le sol se déroba sous mes pieds. Ce qui se passa ensuite demeure un mystère pour moi.

    Ma mère me raconta plus tard que j’avais disparu plusieurs heures et qu’il avait fallu faire appel à la police et à des maîtres-chiens pour me retrouver. Un chien renifla ma piste jusqu’au gros arbre. On dégagea le trou dans lequel j’étais tombé pour me trouver endormi au pied d’un curieux cristal en forme d’œuf craquelé, comme si quelque chose l’avait brisé de l’intérieur pour en sortir. Mais le plus curieux dans cette histoire, c’est que la moitié de mes cheveux blonds avait viré au rouge. Les médecins qui m’examinèrent par la suite attribuèrent ce phénomène à la peur intense que, selon eux, j’avais dû ressentir en tombant au fond du trou. Cependant, aucune preuve scientifique vint jamais étayer cette théorie, et les recherches que j’effectuai sur Internet à l’âge de 10 ans se révélèrent tout aussi infructueuses. J’étais un cas unique dans toute l’Histoire de la médecine : des cheveux blonds qui devenaient spontanément rouges, on n’avait jamais vu ça.

    Cet incident marqua le point de départ d’une malédiction qui allait me poursuivre tout au long de ma vie.

    En ce qui concerne mon père, vous vous demandez peut-être si j’ai essayé de le retrouver. Eh bien, oui. Dès que je fus assez autonome pour prendre le bus tout seul, je suis retourné dans le quartier de mon enfance pour en faire le tour avec, sous le bras, une boîte remplie de photos que ma mère avait conservées. J’ai interrogé tous les voisins, mais aucun d’eux n’a pu me renseigner. Forcément. S’ils avaient pu le faire, ils l’auraient fait bien avant.

    Par la suite, j’écumai tous les réseaux sociaux et les groupes de discussion du Net pour retrouver sa trace. À l’exception de quelques homonymes, je n’y trouvai rien. Je changeai alors de stratégie et tentai de prendre contact avec une personne qui apparaissait sur plusieurs photos en compagnie de mon père, une jeune femme du nom de Morgane Domsey. Mais là encore la piste n’alla pas plus loin : la dame en question était décédée peu avant ma naissance.

    J’effectuais toutes mes recherches en secret, sans en parler à qui que ce soit, pas même à ma mère. Pourquoi ? Parce que j’étais terrifié que mon beau-père l’apprenne. Ma mère s’était remariée quand j’avais huit ans, avec un homme du nom de Krieger. Fred Krieger. Un sale type. Le genre parfait en apparence, mais horrible à l’intérieur. Il n’était pas violent physiquement (je n’ai pas le souvenir qu’il ait levé la main sur moi ou sur ma mère), mais il avait cette faculté qu’ont les mauvaises personnes de vous manipuler et de vous rabaisser en appuyant là où ça fait mal. Je crois qu’on appelle ça un « pervers narcissique ». À ses côtés, j’ai vu ma mère dépérir d’année en année.

    La seule chose de bien qu’il ait faite dans sa vie aura été ma sœur, Lucy. Un amour de petite fille, gentille, drôle et toujours souriante. Elle était notre rayon de soleil, à ma mère et à moi. J’aurais fait n’importe quoi pour elle.

    Nous habitions dans un quartier résidentiel au nom évocateur : le Clos des Cygnes. Des maisons blanches, des parterres de fleurs bien entretenus… Qui aurait pu imaginer qu’il se passait des choses terribles derrière la perfection des façades immaculées ?

    Une expression populaire raconte que l’on ne sait pas ce qu’il se passe dans une maison une fois la porte fermée, et c’est vrai. Krieger nous faisait vivre un véritable enfer. Ma mère et moi vivions dans l’angoisse constante qu’il franchisse un jour la ligne rouge, c’est-à-dire qu’il passe à l’acte en nous « cassant la tête », comme il disait. Je sais que nous aurions dû partir, faire nos bagages et nous éloigner au maximum de cet individu, mais j’étais trop jeune pour faire quoi que ce soit et ma mère, même si elle était malheureuse, disait qu’elle l’aimait malgré tout. Sans compter que nous nous serions retrouvés sans argent, puisque Krieger avait insisté pour qu’elle arrête de travailler.

    — Tu dois t’occuper de Lucy et de la maison, avait-il dit. Je gagne suffisamment d’argent pour nous deux.

    Ma mère avait refusé, au départ, objectant qu’elle était une femme indépendante et qu’elle pouvait concilier sans problème ses emplois et ses tâches ménagères. Krieger ne l’avait pas entendu de cette oreille. Il était entré dans une rage folle et avait détruit la moitié du salon avant que ma mère accepte, finalement, de démissionner.

    Ma sœur était la seule à ne pas subir ses accès de colère, sans doute parce qu’elle était sa fille biologique. Krieger ne manquait d’ailleurs pas une occasion de se moquer de mes cheveux ou de mon père absent. Tout comme il reprochait à ma mère d’être une mauvaise épouse.

    — Peut-être que si tu avais été une femme plus aimante, le père de ton rejeton ne serait pas parti comme un voleur, répétait-il souvent d’un air faussement désolé.

    Ses remarques sur mon père avaient le don de me mettre en rogne, mais Lucy, haute comme trois pommes, se précipitait toujours pour me calmer, comme si elle comprenait le mal que ça me faisait.

    — ’adeau, disait-elle en me tendant sa poupée comme une offrande. ’adeau pou’ Benny !

    Son sourire me faisait fondre, ma colère s’évaporait alors d’un coup. Pouf ! En un sens, Lucy était une magicienne, capable de faire disparaître votre mauvaise humeur d’un coup de baguette magique. Mais mon bonheur de l’avoir dans ma vie ne dura pas.

    J’avais 12 ans quand elle morte.

    Elle n’en avait que trois.

    Paix à son âme.

    Je n’ai jamais vraiment su ce qui s’était passé lors de cette terrible soirée, de cette nuit où ma vie a basculé une seconde fois. Tout ce que j’en sais, c’est qu’une explosion a ravagé le Clos des Cygnes, ne laissant que trois survivants : ma mère, Michy, la chienne des voisins, et moi. Trois miraculés d’une catastrophe qui a fait, au total, 32 victimes. Ou plutôt 33, car ma mère s’en est allée aussi, ce soir-là. Certes, son corps n’avait subi aucun dommage, mais son esprit, détruit par la perte de ma sœur, n’avait jamais refait surface. Elle réside depuis ce jour à l’Hôpital Saint-Supplice, chambre 1308 de l’aile psychiatrique. Je lui rends visite chaque semaine, vêtu de mes plus beaux habits.

    La façon dont nous avons survécu à l’explosion reste une énigme. Les pompiers nous ont simplement retrouvés inconscients au milieu du cratère qui avait remplacé la maison de Fred Krieger. Selon leurs mots, on aurait dit qu’une météorite s’était abattue sur le quartier. Les journaux télévisés parlèrent d’une fuite de gaz, sans que cela soit confirmé. Certains évoquèrent un attentat, mais personne ne parvint à justifier pourquoi des terroristes s’en seraient pris à un quartier résidentiel sans histoire. Et surtout, aucun groupuscule ne revendiqua jamais l’attaque. En deux mots, le mystère continue de planer aujourd’hui sur la destruction du Clos des Cygnes. De temps à autre, une émission sensationnaliste du style Les Enquêtes de l'impossible tente de le résoudre, mais, jusqu’à présent, elles s’y sont toutes cassé les dents.

    Que Michy ait également survécu à la destruction est un petit miracle en soi. Des policiers l’ont retrouvée dans un buisson à une centaine de mètres de l’explosion, sale, gémissante et les poils calcinés, mais en bonne santé. L’arbuste avait apparemment amorti sa chute. Cela dit, le véritable miracle réside sans doute dans le fait qu’elle m’ait sauté dans les bras lorsque les secouristes l’ont approchée de ma civière. Jusque-là, elle avait plutôt eu tendance à m’éviter.

    La vie était décidément pleine de surprises, souvent moches et terribles, mais, parfois, un éclair de lumière jaillissait au milieu des ténèbres, comme un chien terrifié qui vient chercher du réconfort tout contre vous.

    CHAPITRE 2

    LES JOIES DE SAINT-SUPPLICE

    À 15 ans, j’étais allé à l’Hôpital Saint-Supplice plus souvent que tous mes camarades de classe réunis, mais je m’y sentais toujours aussi mal à l’aise. Il faut dire que mes visites n’avaient jamais rien de réjouissant. Je savais qu’en arrivant, ma mère ne me reconnaîtrait pas, qu’elle se contenterait de lever sur moi des yeux mornes, puis qu’elle passerait son temps à caresser ses deux poupées en les appelant « ma petite Lucy » et « mon petit Benny ». Oui, dans son esprit malade, ces bouts de chiffon nous avaient remplacés, ma sœur et moi. Ce que j’avais, vous vous en doutez, beaucoup de mal à accepter.

    La première fois, j’avais cru à une mauvaise blague. Ma mère s’était levée à mon entrée dans la chambre, pour venir à ma rencontre. Du moins, c’est ce que j’imaginais, jusqu’à ce qu’elle prenne dans ses bras la poupée à mon effigie, posée sur le siège à côté de la porte. La poupée de Lucy, quant à elle, surveillait la chambre depuis le lit. Ses yeux en boutons noirs paraissaient plus vivants que ceux de ma mère.

    — Maman ? ! Je suis là, avais-je dit en agitant les mains pour capter son attention.

    Elle ne m’avait même pas accordé un regard. Ce jour-là, je pris un gros coup sur la tête. Je m’étais fait une telle joie de la revoir… J’avais un million de questions à lui poser… Et je sus que je n’aurais jamais de réponse.

    Ma mère ne ressemblait plus à la femme dont la photo trônait sur ma table de chevet, une vieille photo où elle rayonnait de bonheur, ma sœur nouveau-née dans les bras et moi à ses côtés. Son visage était maintenant maigre et étiré, ses yeux semblaient trop grands et ses cheveux, devenus blancs, étaient en mauvais état. Elle n’avait pas l’air de vouloir parler, ou peut-être qu’elle n’en était plus capable. Quoi qu’il en soit, j’ai vite compris que ma mère était loin. Pas physiquement, bien sûr, mais ce qu’elle avait été n’existait plus. Il ne restait d’elle qu’une coquille vide, presque inerte, sans conscience du monde qui l’entourait.

    Vous pourriez croire que j’étais alors un garçon malheureux, dépressif, au bord du suicide. Je vous rassure, ce n’était pas le cas. Juste après l’explosion du Clos des Cygnes, en l’absence de proches chez qui j’aurais pu me réfugier, une assistante sociale m’avait mis en contact avec une charmante famille d’accueil, les Bulot.

    — Edgar et Léonie Bulot, enchantés. Madame Pylgrim nous a parlé de ta situation. Nous aimerions te proposer de venir passer quelques jours chez nous, pour voir si nous pouvons nous entendre. Nous attendons depuis longtemps de pouvoir accueillir un nouveau membre dans la famille. Qu’en dis-tu, Benjamin ?

    À vrai dire, rien. Je m’étais contenté de hausser les épaules. Je n’avais aucune raison de refuser leur offre et j’étais encore trop sous le choc de la mort de ma sœur pour pouvoir prendre une décision. De toute façon, qu’avais-je à perdre alors que le destin m’avait déjà tout pris ? J’approuvai mollement de la tête, en émettant toutefois une condition :

    — J’aimerais pouvoir emmener Michy avec moi.

    Je m’étais en effet curieusement attaché à la chienne durant les heures qu’elle avait passées blottie au creux de mon bras, alors que la valse des policiers battait son plein autour de nous et que les secours s’affairaient sur les lieux du drame. Il faut croire que survivre à une catastrophe crée entre deux êtres un lien indéfectible. Même si je la connaissais à peine, je ne voulais plus m’en séparer.

    Les Bulot s’étaient regardés et, d’un signe de tête, avaient convenu qu’il valait mieux ne pas me contrarier. La famille allait juste s’agrandir un peu plus que prévu, voilà tout.

    Les trois années que je passai en leur compagnie se révélèrent assez compliquées, ce qui, compte tenu des circonstances, n’est guère surprenant. Monsieur et madame Bulot n’étaient pas le problème, loin de là. C’étaient des gens bien. Ils m’appréciaient et faisaient en sorte que je ne manque de rien, tout en prenant garde de ne pas heurter mes sentiments. C’est moi qui avais un problème avec eux. J’avais un problème avec tout le monde, à vrai dire. Depuis mon plus jeune âge, j’avais toujours été un peu solitaire, mais le drame du Clos des Cygnes m’avait poussé à complètement me renfermer sur moi-même. J’étais carrément devenu marginal. Notez que j’avais de bonnes raisons de l’être, mais cela ne justifie en rien le fait que seule Michy trouvait grâce à mes yeux.

    Ce point m’amène au point crucial de cette histoire, à la particularité qui me pousse à refuser tout lien social (et je ne parle pas ici de mes cheveux bicolores). Je parle bien sûr de ma capacité à voir des personnes qui ne sont pas là, des démons qui ne peuvent pas exister, des ombres, des animaux et même des créatures bizarroïdes, toutes invisibles aux yeux du commun des mortels.

    J’ai toujours pensé que ce don était lié à ma mésaventure passée dans « le bois », mais je n’ai jamais rien trouvé pour le prouver. Mes recherches à la bibliothèque et sur Google se sont toutes soldées par des échecs. Au mieux, j’étais fou, au pire, j’étais la réincarnation de l’Antéchrist. On trouve de ces bêtises sur Internet…

    J’ai donc grandi entouré de ces choses que j’étais le seul à voir, en faisant de mon mieux pour les ignorer. À force, j’ai fini par ne plus y prêter attention, comme quelqu’un qui habite à quelques mètres d’une voie ferrée n’entend plus passer les trains. J’y étais bien obligé, puisque personne ne prenait mes histoires au sérieux, pas même ma mère à l’époque où elle avait encore toute sa tête. Monsieur et madame Bulot ne faisaient pas exception à la règle. Pourtant, il se produisait réellement des choses étranges autour de moi.

    Un jour, dans un grand magasin, madame Bulot me demanda de l’aide pour faire ses courses. Elle me tendit une liste d’articles à acheter, avant de s’éloigner. Au bout d’une heure et demie, ne me voyant pas revenir, elle se lança à ma recherche et me retrouva en grande conversation avec une boîte de haricots. Peut-être aurait-elle ri si je ne lui avais pas assuré qu’un insecte avait élu domicile dans la conserve.

    À cause de mon entêtement à affirmer que je disais la vérité, je me fis copieusement réprimander et madame Bulot n’eut pas d’autre choix, pour conserver sa dignité face aux regards moqueurs des clients du supermarché, que d’acheter la fameuse boîte de haricots. Je me rappelle ne pas en avoir dormi de la nuit, m’imaginant l’insecte en train de faire des ravages dans l’armoire où elle avait été rangée, ce qui ne manqua pas d’arriver.

    Au petit matin, madame Bulot retrouva la conserve ouverte. Son contenu, répandu en évidence sur le sol de la cuisine, formait une courte phrase en lettres droites : « Je suis réel. » Je fus injustement puni les deux semaines suivantes, malgré mes efforts pour la convaincre que je ne comprenais pas ce qui avait pu se passer. À sa décharge, il faut dire que je n’étais pas un garçon facile et que je ne manquais pas une occasion de jouer avec ses nerfs. Encore aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi je prenais plaisir à tourmenter cette pauvre femme. Sans doute étais-je plus malheureux que je ne voulais bien l’admettre et que les Bulot me servaient de défouloir.

    Une autre fois, monsieur Bulot, directeur de l’entreprise Cartonbulle, avait ramené des clients à la maison, mais la rencontre avait tourné court lorsque les fusibles avaient sauté. Pour ne pas laisser seuls leurs invités, les Bulot m’envoyèrent à la cave pour vérifier le compteur, mais je ne pus jamais le réenclencher à cause d’une main qui maintenait fermement le disjoncteur baissé. Oui, une main. Juste une main. Pas de corps. Finalement, je remontai tout penaud en expliquant que je ne pouvais rien faire pour restaurer l’électricité et monsieur Bulot en conclut qu’un problème électrique touchait la maison. Je passai la nuit à essayer de me convaincre que j’avais rêvé. Une main sans corps, cela ne pouvait pas exister… Oui, j’avais beau être habitué à ces apparitions, cela ne m’empêchait pas de régulièrement m’interroger sur mon état de santé mentale.

    Et ce n’est pas la fois où je soutins mordicus avoir aperçu une étrange créature borgne perchée sur l’épaule du magicien venu égayer l’anniversaire de la fille des voisins qui allait changer les choses.

    En général, les gens ne me tenaient pas rigueur de ce qu’ils considéraient comme les délires d’un orphelin en manque de repères. En revanche, j’eus quelques ennuis à l’école le jour où j’arpentai les couloirs en hurlant que des démons miniatures envahissaient la cour de récréation. Les Bulot reçurent une lettre de la directrice dans laquelle elle affirmait que je m’amusais à effrayer mes camarades de classe. Pourtant, comme je l’expliquai plus tard à monsieur Bulot, j’étais certain d’avoir vu des dizaines de petits diables armés de fourches se disperser aux quatre coins de l’école. Bilan : une semaine de corvées ménagères.

    Cependant, tout ceci n’est rien en comparaison de l’événement qui allait, une nouvelle fois, faire prendre un tour inattendu à mon existence.

    C’était pendant les vacances, un jeudi ensoleillé. Les jeunes faisaient la fête. Les terrasses des cafés étaient bondées. Dans les parcs, de nombreux groupes d’amis discutaient de choses et d’autres, s’énervant parfois, riant souvent. Je passais devant eux sans ralentir. Je ne cherchais pas le contact, comme vous le savez déjà. Les conversations des gens de mon âge m’indifféraient, et la dernière fois que quelqu’un m’avait invité à sa fête d’anniversaire, j’avais eu une « absence » : on m’avait retrouvé deux heures plus tard, allongé au beau milieu d’un champ, les vêtements en lambeaux. Personne – surtout pas moi – n’avait pu expliquer ce que je faisais là.

    Évidemment, mon comportement soulevait un certain nombre de questions au sein de mon entourage, tout comme il suscitait des critiques de la part des parents des autres élèves, qui avaient même demandé à la directrice de me renvoyer de l’école ou, au minimum, de me faire suivre par un psychiatre. Mes « camarades » de classe me donnaient toutes sortes de surnoms que je n’ai pas envie de retranscrire ici. Certains me traitaient de fou, d’autres me disaient que je finirais ma vie à l’asile, comme ma mère. Vous comprendrez donc facilement que ma vie sociale se limitait à les « côtoyer » de loin, et que je trouvais cela amplement suffisant.

    Bref, ce jeudi-là, je me rendais au cinéma, ce qui avait le don de me mettre de bonne humeur. La preuve, je m’offris même un paquet de pop-corn. Dans la salle 4, je pris la précaution de me tenir à l’écart des autres spectateurs et m’installai au premier rang. J’avais choisi d’aller voir un film d’action qui, selon le caissier, n’était rien de moins que le « meilleur film d’action que l’on ait vu depuis longtemps. Un chef-d’œuvre du septième art ».

    J’aurais dû m’en douter : ce moment de plaisir était trop beau pour durer.

    Après les habituelles bandes-annonces, les lumières s’éteignirent et le film commença : le récit était celui d’Alvin Disbond, un espion trahi par les siens, jeté en prison à cause d’un sombre secret et qui, après son évasion, cherchait à se venger de ceux qui l’avaient piégé. Pour ma part, je n’aurais pas été surpris d’apprendre que la femme d’Alvin était dans le coup. Mais que venait faire ce loup ailé au pelage zébré dans l’histoire ? ! Je l’apercevais en arrière-plan sans que sa présence soit jamais justifiée par le scénario. Devais-je y voir une signification métaphorique ? Et pourquoi aucun des personnages du film ne semblait-il le voir ? Par exemple, dans la scène de poursuite, pourquoi Alvin Disbond n’accordait-il pas la moindre attention à l’animal assis sur le toit de sa voiture ? Je jetai plusieurs coups d’œil à l’assistance et constatai, non sans surprise, que personne d’autre ne s’étonnait de cette présence incongrue.

    Le loup tourna soudain la tête en direction du public et écarquilla ses yeux brillants. Il quitta le toit de la voiture pour venir se placer à l’avant-plan, en face de moi, et me faire un clin d’œil.

    La surprise faillit me faire tomber de mon siège. Je lançai des regards autour de moi pour m’assurer que personne ne m’observait, puis j’adressai un signe de tête au loup.

    L’animal, surpris, ouvrit la gueule :

    — Tu peux me voir ?

    J’approuvai d’un hochement vigoureux.

    — Je suis Bagghul, continua-t-il. Enchanté. Et toi, comment t’appelles-tu, mon garçon ?

    — Benjamin, bredouillai-je. Mais vous pouvez m’appeler Ben…

    Je vous avoue qu’à ce moment, je ne faisais plus attention au film.

    — C’est rare que je rencontre quelqu’un comme toi, dit Bagghul. D’habitude, vous êtes plus craintifs, vous, les…

    Une détonation assourdissante retentit. Alvin Disbond venait de faire exploser une ambassade et tentait à présent

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