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Les Êtres artificiels
Les Êtres artificiels
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Livre électronique409 pages5 heuresLes âmes perdues

Les Êtres artificiels

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À propos de ce livre électronique

La vie est morne et simple à la fois pour Tess, qui vit dans un futur assez rapproché où le gouvernement, confronté à l’extinction de l’humanité, va de l’avant avec la création des Élus, des êtres artificiels qui sont extraordinairement beaux, incroyablement forts et imperturbablement mortels. C’est alors qu’elle commence à travailler à Templeton, un centre d’entraînement pour les Élus, que Tess fait la connaissance de James. Ils sont aussitôt attirés intensément l’un vers l’autre, et cette attirance est terriblement dangereuse. Tess sera également exposée à plus de choses qu’elle ne s’attendait à Templeton. Pourra-t-elle tenir tête à ses oppresseurs, même si cela devait lui faire renoncer à la seule joie que la vie lui apporte?
LangueFrançais
ÉditeurÉditions AdA
Date de sortie6 mars 2014
ISBN9782897336639
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    Aperçu du livre

    Les Êtres artificiels - Tiffany Truitt

    Chapitre 1

    Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il soit si brutal avec moi. Ce n’était pas la raison d’être des élus. Ils étaient censés nous protéger et nous guider.

    Mon bras élança à l’endroit où sa main s’était refermée, me tirant hors de ma cachette. La seule pensée d’être touchée par quelqu’un, en particulier par un élu, serait suffisante pour que le visage de n’importe quelle fille s’empourpre sous l’effet de la gêne, mais je ne ressentis que de la con­fusion. C’était étrange de seulement ressentir quelque chose.

    Il était bon. L’élu ne trahit pas la férocité de son emprise devant la foule qui s’était réunie pour assister à mon marquage. Il demeura exactement comme nous étions censés le percevoir : un salut magnifique. Aucun défaut ne gâchait son visage. Il était parfaitement symétrique. Il avait l’air humain. Seules les couleurs distinctes de ses yeux, l’un vert et l’autre bleu, indiquaient son statut artificiel, et ce, malgré tout le travail génétique accompli pour que nous soyons rassurés par son apparence. Et il était humain. Il était le seul espoir d’un avenir pour l’humanité.

    — Vous comprenez bien pourquoi vous êtes ici ? demanda l’élu.

    Je voulus esquisser un petit sourire à la causticité qui émanait de sa voix, mais je ne croyais pas que cela trouverait grâce à ses yeux. Je me contentai plutôt de hocher la tête. Je n’allais pas parler tant qu’il ne m’obligerait pas à le faire.

    — Est-ce que quelqu’un peut le faire taire ? dit l’élu.

    C’était la troisième fois qu’il demandait à ce que les sanglots de Robert soient réduits au silence. Robert avait craqué dès que l’élu avait sorti son fer à marquer. Je refusai de le regarder.

    Louisa, ma sœur cadette, s’approcha de lui. Ses sanglots cessèrent pendant un moment, soit juste assez longtemps pour qu’il écoute ce qu’elle avait bien pu lui chuchoter, mais ils recommencèrent peu de temps après. Je ne pou-vais m’empêcher de penser à elle à ce moment-là. Emma. C’était à cause d’elle que je me faisais ainsi marquer.

    Elle était morte quelques heures auparavant, et je pouvais encore entendre ses cris perçants se répercuter dans cet endroit sombre où je conservais tous mes autres souvenirs.

    N’importe qui d’autre se serait rué vers elle, mais je ne tenais pas tant que ça à regarder le sang suinter d’elle pendant que cette chose tentait inutilement de sortir en rampant. J’étais restée figée sur la chaise tordue dans le vestibule à l’extérieur de l’infirmerie du complexe.

    Cette chaise brisée, rejetée et oubliée, s’accrochait à moi autant que je m’accrochais à elle. Elle n’était qu’un autre rappel de la condition de mon peuple. Elle existait encore, mais personne ne semblait disposé à remarquer qu’elle était endommagée.

    J’avais su que ma sœur se mourait. Je la regardais entrer non pas dans le confort d’une maison heureuse, mais dans le complexe, un endroit où nous étions obligés de vivre pendant la guerre, lorsque l’incapacité de nos femmes à se reproduire avait amorcé la création des élus.

    Elle avait crié. Je pouvais entendre ses cris coincés dans sa gorge, retenus par un mélange de salive et de sang. Je ne savais pas ce que j’étais censée faire. Pleurer ? Courir frénétiquement dans toutes les directions ? Priez Dieu pour sa délivrance ? C’étaient là les actions des filles dans les vidéos que l’on nous ordonnait de visionner sans cesse dans le complexe. D’innombrables exemples de faiblesse. Il n’y avait rien à faire. Aucune solution. Je ne pouvais pas livrer cette bataille pour Emma. De ressentir quelque chose était plus que dangereux.

    J’avais jeté un coup d’œil dans le vestibule à l’extérieur de l’infirmerie et je les avais vus attendre — la foule. Elle était petite, mais je savais que chaque cri perçant, chaque tollé, chaque signe à l’effet que la fin était proche la rapprocherait. Ils avaient besoin de regarder sa mort. Ils voulaient regarder. Il m’arrivait de penser que le seul moyen que nous avions de nous rappeler que nous étions en vie était d’éprouver ces moments de mort.

    Ce qui est arrivé à Emma était une conséquence du fait qu’elle avait transgressé les règles. Elle avait entendu les mêmes leçons que moi. Elle les connaissait par cœur. Les enchevêtrements émotionnels pouvaient uniquement mener à des transgressions physiques. Nous, les humains, étions faibles. On ne pouvait pas faire confiance à nos émotions. À la différence de beaucoup de naturels, elle semblait comprendre cela, mais elle était tombée amoureuse. Elle avait cédé. Elle perdait la tête quand elle se retrouvait avec Robert.

    Je n’allais pas être comme elle. J’avais l’intention de survivre à tout cela. Elle, partie, je serais libre de tous les liens et de toutes les relations parasitaires qui menaçaient de faire en sorte que je me soucie de quoi que ce soit dans un monde où le fait d’agir ainsi était une perte de temps. Il y avait encore Louisa, mais je n’avais jamais su comment être là pour elle. Robert allait devoir se charger de toutes les deux.

    Je ne pouvais me soucier de rien ni de personne.

    J’avais donné un coup de pied à la chaise avant d’entrer dans l’infirmerie. C’était là la seule réaction que j’allais me permettre. Emma était couchée sur un lit de camp, le tissu s’imprégnant d’elle.

    La sueur couvrait chaque centimètre de son corps, et je remarquai que son sang suintait à travers les draps blancs jusqu’au plancher de ciment. Je jetai un coup d’œil vers Robert. Son mari. Ils avaient vraiment agi comme des imbéciles. Ne savaient-ils pas que ce genre de chose était absurde ? Je ne pouvais pas comprendre pourquoi des gens se mariaient encore. Ce n’était pas un engagement. C’était un meurtre.

    Elle tendit la main vers moi. J’hésitai. Cela la ferait se sentir mieux, mais est-ce que ce petit geste de réconfort valait le risque de ressentir quelque chose ?

    Je jetai un regard sombre à la sage-femme qui tentait en vain de maintenir la respiration de ma sœur. Je me suis demandé ce que ce serait comme sensation de savoir qu’on allait toujours échouer, peu importe les efforts que l’on pouvait déployer.

    On s’attendait à ce que la mort s’invite.

    Il n’y avait aucune exception.

    La sage-femme me regarda, et je pus lire l’émotion dans ses yeux : elle me demandait pardon. Je serrai les dents et détournai mon regard. Emma avait décidé qu’un certain rapprochement inconfortable de deux corps dans l’espoir de créer la vie était plus important que sa famille et sa propre existence. Ce n’était pas la faute de la sage-femme, mais je ne pouvais pas lui offrir un quelconque réconfort.

    Je m’agenouillai à côté de ma sœur, espérant que cette action calmerait ses cris déconcertants et incessants dans mes oreilles. Elle me perça de ses yeux brillants et fiévreux.

    — A-t-elle vécu ?

    — Elle ? demandai-je avec scepticisme.

    Emma répéta sa question. Elle désirait avoir une réponse. C’était évident dans sa voix.

    — Non. Ça n’a pas vécu.

    Je savais que mes mots semblaient durs, mais à quoi s’attendait-elle ?

    Son regard s’était alors posé sur Robert. Elle en avait terminé avec moi. Elle avait seulement eu besoin de moi pour la vérité qu’il n’avait pas pu lui donner en raison de sa trop grande faiblesse.

    • • •

    — Nous vous avons rassemblés aujourd’hui pour que vous soyez témoins du marquage de la naturelle 258915. Est-ce que les naturels acceptent ce transfert ? demanda l’élu.

    Ses paroles me tirèrent de mes pensées, et je me rappelai que de penser à la mort d’Emma ne me ferait aucun bien. Je devais plutôt me souvenir de mes nouvelles responsabilités. En tant que femme aînée de ma famille, Emma avait été marquée et forcée de travailler à Templeton. Comme elle ne pouvait plus poursuivre sa peine de servitude, je prendrais sa place.

    La foule acquiesça d’un même accord. Tous acceptèrent cela sans se poser de question.

    — Très bien. Naturelle 258915, comprenez-vous pourquoi vous êtes condamnée à travailler à Templeton ?

    Je hochai la tête. Je couvris mon poignet à la hauteur de mon numéro d’identification. Fort étrangement, ma jambe eut un soubresaut. Je respirai à fond, me calmant pour ce qui allait suivre. Les questions auxquelles j’allais répondre. Le seul moment où je les laisserais posséder ma voix.

    — Nous faisons ces choses pour poursuivre l’éducation qui ne peut que sauver votre peuple, dit l’élu. Pourquoi est-ce que la femme est si dangereuse ?

    Je raclai ma gorge, souhaitant ne pas avoir eu à le faire avant de parler. Je voulais paraître forte.

    — Naturelle 258915 ?

    Je clignai des yeux. Comme il était facile de m’éloigner de cet endroit et de me retrouver dans mon propre esprit.

    — La femme est dangereuse à cause de sa tendance naturelle à embrasser le côté émotionnel des humains et en raison de sa capacité à provoquer et à encourager l’activité sexuelle, répondis-je. Le sexe est l’équivalent d’une dépendance pleine et entière par rapport à une autre personne, tant physiquement qu’émotionnellement. Il y a une guerre brutale en cours à l’extérieur de nos maisons ; nous ne pouvons pas nous permettre d’être distraits.

    Je fus heureuse du ton confiant de ma voix. Bien sûr, c’était presque une imitation mot à mot des vidéos que nous étions contraints de visionner en grandissant, mais j’avais toujours excellé à jouer le rôle qui m’était confié.

    — De quelle façon est-ce que le conseil vous offre-t-il le salut ?

    — Le conseil a créé les élus. Ces êtres sont censés nous protéger et ils ont été créés de manière à être supérieurs aux naturels à tous les niveaux. Ils combattent dans nos guerres. Ils nous offrent l’espoir que notre espèce survivra.

    — Et quel est votre acquittement ? demanda-t-il.

    — Rien d’autre que notre aide au centre de formation des élus de Templeton. Chaque famille doit offrir sa fille aînée comme servante pour une durée de 3 ans dès l’âge de 16 ans. Nous fournissons ainsi les femmes parce que c’est leur caractère libertin qui a permis à nos hommes de devenir faibles. C’est leur corps qui ne portera plus d’enfants.

    — Et qu’en est-il des femmes qui sont incapables de se détourner de leurs propres sentiments de désir ? Que leur offrons-nous en plus de nos nombreux cadeaux ?

    — Le conseil stérilisera n’importe quelle femme qui choisit d’aller de l’avant avec cette procédure. C’est un choix et non une obligation, répondis-je.

    Beaucoup de femmes ont accepté l’offre du conseil. De jeunes filles étaient conduites à la salle d’opération au premier signe de menstruation. Toutefois, ce processus de stérilisation était souvent perçu comme un signe de faiblesse — personne ne voulait donner l’impression d’être gouverné par ses propres désirs.

    Je savais qu’il n’y avait aucune raison de se lancer dans des rapports physiques. Je ne serais jamais assez stupide pour que cela m’arrive.

    — Voyez-vous, naturels, comment nous vous offrons de la protection ? demanda l’élu à la foule.

    Oui.

    — Qu’est-ce qui pourrait bien faire en sorte que quelqu’un ignore nos avertissements ? Qu’est-ce qui pourrait entraîner quelqu’un à accélérer la fin de son peuple ? me demanda-t-il ?

    À ce moment précis, je tournai mon regard directement vers Robert. Je voulais le regarder pendant que je prononçais ces paroles.

    — Ce ne sont pas toutes les femmes qui écoutent. Certaines sont capables de faire la sourde oreille aux vidéos en choisissant d’ignorer le lien entre la sexualité et la trahison.

    Beaucoup de naturels prétendaient que le conseil pourrait nous corriger et nous débarrasser de ce codage génétique qui faisait en sorte que nous voulions des choses. Ils créaient la vie en laboratoire, par le diable ! Ils pourraient sûrement mettre un terme à notre souffrance. Les naturels avaient supplié le conseil de refaire le codage des filles pendant des années, mais le conseil refusait d’imposer cela à qui que ce soit.

    L’illusion du choix était de la plus haute importance. Certaines personnes ne se rendaient simplement pas compte que ce choix ne rimait pas nécessairement avec la liberté.

    — Je vous en prie, avancez, naturelle 258915.

    Je ne blâmais pas l’élu qui me marquerait la peau au fer rouge. Mes yeux ne quittèrent pas ceux de Robert. J’espérais qu’il se souviendrait de la promesse qu’il avait échoué à tenir.

    C’était un petit sacrifice pour être protégée. Je purgerais ma peine. Je ferais mon devoir.

    Les poils de ma nuque se dressèrent au moment où je fis un pas vers l’avant. Quelqu’un d’autre m’observait, comme il l’avait toujours fait. Henry. C’était un garçon qui avait autrefois été un ami d’enfance. Il s’était métamorphosé en homme sans que je le remarque, mais il était tout de même difficile de remarquer tous les changements qui s’opéraient chez une personne quand cette dernière ne voulait rien savoir de vous. Il n’était plus mon ami d’enfance. Nous n’étions plus des enfants.

    Je sentis mon visage s’empourprer. Je pouvais encore remarquer sa présence dans une foule.

    Je me sentais honteuse.

    Un deuxième élu arriva pour apporter son aide dans la procédure. Je fus incapable de le regarder bien longtemps, car je craignais qu’il puisse remarquer la rougeur de mes joues. Je jetai un regard rapide à son visage et je vis une chose des plus particulières : il avait une cicatrice. Un élu avec une imperfection. En plein sur son menton. Fort étrangement, cela me donna envie de rire. C’est là que je fixai mon regard. Je posai mes yeux sur cette cicatrice pendant que le fer rouge balafrait ma nuque.

    Ma peau était endolorie.

    C’était le vrai bonheur.

    Je me sentis en sécurité.

    Chapitre 2

    Je me regardai dans le miroir de la salle de bain commune du complexe. Si je tournais ma tête de la bonne manière, je pouvais voir l’extrémité de ma cicatrice rouge vif qui dépassait du col de ma chemise. Je serais marquée pour toujours. Rien ne pouvait effacer cette balafre de mon corps.

    Elle picotait comme la peau le faisait quand on arrachait un bandage. La seule différence était que cette sensation ne semblait pas se dissiper. Je pensai au jeune élu qui avait donné son aide lors de mon marquage, à l’imperfection qui ornait son menton. Sa cicatrice était-elle comme la mienne ? Une punition pour quelque chose sur quoi il n’avait aucun pouvoir ? Un paiement pour un acte qu’il souhaitait ne pas avoir à exécuter ?

    Je voulais en savoir plus à propos des élus. La marque sur mon cou ressemblait à la dernière phrase d’une histoire que personne ne se donnait la peine de lire. Je n’étais pas l’auteure de ma propre histoire, et personne ne se souciait de sa fin.

    Je tirai sur les manches de mon uniforme. Une chemise blanche en coton parfaitement ajustée avec un col plissé. Une robe grise aux chevilles qui n’osait pas montrer mes jambes. Mes cheveux couvraient la blessure à l’arrière de ma tête. J’avais l’air d’une petite servante sortie directement d’une peinture du XIXe siècle.

    L’uniforme était comme une deuxième peau.

    Des bruits de pas retentirent dans le vestibule. Je quittai la salle de bain pour voir Robert me fixer du regard. Il semblait malade, comme s’il pourrait aller rejoindre Emma dans la mort d’une minute à l’autre. C’était ça que l’amour vous faisait.

    Il ouvrit la bouche pour parler, mais je soulevai ma main pour l’arrêter.

    — Ne t’en donne pas la peine. Je m’en tirerai, dis-je.

    Je n’attendis pas de réponse de sa part. Je passai à côté de lui et me dirigeai vers cet avenir qui avait été décidé pour moi.

    C’est l’odeur qui me frappa en tout premier lieu. Elle m’était étrangère et semblait ne pas convenir au centre de formation bien chic des élus. Elle brûlait mes narines. Je tentai de glisser mon nez sous le haut de ma chemise de coton, mais l’odeur parvenait tout de même à envahir mon espace.

    La lumière de la pièce était aveuglante et bien différente de la lumière naturelle qui entrait à flots par les fenêtres des étages supérieurs de Templeton. Ici, au sous-sol, l’obscurité donnait l’impression de dissimuler les secrets de Templeton. Sauf que, bien sûr, cet endroit n’avait pas de secrets à cacher.

    Des signaux sonores en continu m’éloignèrent de l’embrasure et m’attirèrent plus loin dans la pièce. Je n’étais pas prête pour ce qui se présenta à mon regard.

    Ils étaient partout. De jeunes élus qui n’avaient pas plus que 10 ou 11 ans.

    Je serrai fermement la main sur le seau que ma sur­veillante m’avait donné un peu plus tôt.

    Ils étaient couchés dans des lits médicaux, parfaitement immobiles, des tubes sortant de leurs coquilles à l’allure apparemment innocente. Je pouvais à peine contenir ce besoin d’en toucher un. Ils ne pouvaient pas parler ni bouger et, malgré que leurs yeux soient ouverts, je savais qu’il faudrait encore des années avant qu’ils soient réellement éveillés. Tant d’élus qui attendaient leur moment pour prendre le pouvoir.

    Ce n’était pas le déroulement que je m’étais imaginé pour ma première journée à Templeton.

    Construit dans un style combinant les architectures Jacobson et victorienne, Templeton était un monument en l’honneur de ce que le conseil recherchait pour notre pays déchiré par la guerre — un retour à la suprématie. La vaste propriété était construite de briques et de pierres, et l’intérieur était rempli d’objets d’art et de mobilier d’époque pillés dans des musées laissés sans le sou quand leurs fonds furent détournés vers les programmes de guerre. Tout ce qui se trouvait dans ce manoir était une déclaration de pureté, y compris les murs et les planchers d’un blanc étincelant. Combiné avec les ornements de tons pastel, c’était là un rappel à tous les naturels, qui eux-mêmes vivaient dans des prisons glorifiées, de ce que nous avions déjà été. Rien ne pouvait paraître trop moderne dans la maison des choses mêmes qui définissaient notre âge moderne.

    C’était l’image de la tromperie.

    J’allais devoir prétendre que je ne remarquais pas le déséquilibre dans tout cela. Le conseil regardait mon peuple perdre ses maisons et se déplacer dans des bidonvilles et des villes de tentes, avant de finalement être rassemblé pour vivre dans des complexes à peine hospitaliers qui n’étaient pour la plupart que des édifices abandonnés et rénovés qui avaient échappé aux bombardements d’une façon ou d’une autre.

    Rien de tout cela n’était toutefois gratuit. Nous allions devoir payer chèrement pour nous sentir aussi protégés.

    La guerre commença avant l’époque de mes grands-parents. La génération de mon père fut la première à vivre dans des bidonvilles et ma génération, la première à mourir à l’intérieur des murs du complexe. La prochaine génération ne compterait plus que des élus, et des endroits comme Templeton seraient leurs maisons.

    Nous étions censés être reconnaissants qu’un centre de formation soit situé dans notre secteur. Il y en avait seulement trois au total dans toutes les terres de l’Ouest, et, puisque notre secteur se trouvait à proximité des frontières qui nous séparaient des terres centrales, nous avions l’honneur de disposer d’une armée entière de jeunes surhommes génétiquement modifiés.

    Le temps que je passerais à Templeton serait consacré à m’assurer que les jeunes élus en formation auraient tout ce dont ils avaient besoin. Je demeurerais silencieuse pendant que je les observerais apprendre les rudiments des combats physiques. Je viderais les poubelles des salles de classe où l’enseignant prêcherait à propos des aspects maléfiques et libertins des naturels. Je nettoierais à fond les planchers pendant que les élus erreraient sans but sur les vastes terres de Templeton tandis que mon peuple serait enfermé dans le complexe. Je laverais la vaisselle pendant que les élus rêveraient du jour où ils n’auraient plus à surveiller les naturels de près. Je plierais le linge pendant que ceux qui étaient supérieurs à nous profiteraient abondamment de leur vie de décadence tandis que mon peuple lutterait pour réparer nos uniformes usés.

    C’était du moins ainsi que je m’attendais à passer mes journées.

    J’eus plutôt droit à quelque chose d’un peu différent. On m’ordonna de me rendre au sous-sol pendant que les autres filles se voyaient assignées aux travaux subalternes que je m’attendais à faire. Et là j’en trouvai presque 30 d’entre eux, 30 élus en incubation.

    Peut-être était-ce là un genre d’initiation ? La plupart des nouvelles filles à Templeton faisaient leurs débuts au printemps, mais je fis les miens en automne, en raison des circonstances spéciales liées à ma famille. Personne ne se donna la peine de passer beaucoup de temps à m’accueillir ou à m’ennuyer avec toutes les règles. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir humiliée et je me demandai s’il en était ainsi en raison de la façon dont ma sœur avait trouvé la mort. J’étais marquée, et pas seulement par la balafre qui ornait mon cou.

    Je fixai les jeunes garçons du regard avec des yeux bien grands et je me demandai combien d’entre eux sortiraient vivants de cette période d’incubation. Ils passaient les 13 premières années de leurs vies de cette façon. Les créateurs devaient s’assurer qu’ils étaient impeccables, sans aucune difformité ni maladie. Ils recevaient ensuite leur formation de 13 à 17 ans.

    Aurais-je dû les plaindre pour ces choses ? Ils n’avaient aucune conscience du monde. Ils n’avaient pas de parents. Ils n’avaient pas de Dieu. Ils n’avaient pas d’âme.

    — Entre par la prochaine porte, dit une voix qui me surprit dans mes observations.

    Un naturel plus âgé me regarda en levant les yeux du dossier qu’il tenait dans ses mains. Un créateur. Les élus exerçaient peut-être le pouvoir, mais ils étaient créés par des naturels. Nous donnions tout. Je me demandai pourquoi je ne l’avais pas remarqué quand j’étais entrée dans la pièce.

    — Tu vas en avoir plein la vue, dit-il en riant sous cape.

    Son rire sembla étrange tandis qu’il se répercutait sur les murs. Il travaillait directement avec les élus. Comment trouvait-il le temps de rire ? Son travail était si important.

    Je ne dis pas un mot en passant devant lui et en me dirigeant à travers la seconde porte. Je redoutais d’entrer dans cette pièce pour des raisons que je ne pouvais pas expliquer. J’éprouvais réellement de la crainte, mais comme c’était une émotion nuisible, je ne l’accueillais pas. En dépit de cela, une partie de moi s’éveilla et réclama que je revienne sur mes pas.

    Le seau que je tenais tomba de ma main.

    Je venais d’entrer en enfer.

    Il y avait du sang partout. Du sang s’était répandu sur le sol et avait giclé sur les murs. J’entendis vaguement une toux faible quelque part dans la pièce, et cela me fit penser à ma sœur, à cette façon dont le sang avait gargouillé dans sa gorge. Les battements de mon cœur dans mes oreilles firent en sorte qu’il me fut difficile de déterminer la provenance de ce bruit harcelant et humide.

    Je pouvais voir la silhouette d’un homme penché au-dessus d’une table et je pouvais discerner ce qui ressemblait à des empreintes de main souillées de sang sur sa blouse blanche de laboratoire. Il n’arrêta pas ce qu’il faisait pour m’expliquer quoi que ce soit. Il se contenta de me dire qu’il en avait presque terminé avec sa tâche.

    Je ne pouvais pas bouger. Je pris de petites inspirations irrégulières en espérant ainsi obliger l’air à se rendre jus-qu’à mes poumons, qui étaient sur le point de cesser de collaborer.

    — Là. Terminé.

    Ce fut comme si ces mots mirent soudainement fin au toussotement mystérieux.

    L’homme se tourna vers moi. Un sourire ornait son visage.

    — Désolé de l’état des lieux, ma chérie. C’est toutefois ainsi que les choses se déroulent parfois. Ça doit être ta première journée. Ils m’envoient toujours les petites nouvelles.

    Ce fut lorsqu’il s’éloigna de la table pour venir me serrer la main que je le vis.

    Le corps était si petit, si solitaire. Si pathétique. Je pouvais voir dans la structure de son visage que quelqu’un avait voulu que cette chose soit parfaite. Je pouvais voir la tentative. C’était toutefois un monstre.

    Un de ses bras, manifestement plus long que l’autre, était couvert de coupures et de contusions. Il pendait à moitié de la table médicale. Les jambes, qui semblaient fracturées, étaient disposées dans des angles si discordants que leur existence même semblait géométriquement impossible. Il y avait des cicatrices fraîches et des points de suture sur le ventre de la petite chose.

    Et du sang. Il y en avait partout. Un souvenir me revint en mémoire. J’avais déjà vu quelque chose comme cela auparavant. Quelque chose qui avait un lien avec mon père.

    Je ne pouvais pas détourner le regard et j’étais incapable de nier ce que je voyais. Je remarquai la saleté et le sang qui s’étaient incrustés sous ses ongles. Cette chose avait tenté de résister. Il était impossible qu’on lui ait permis d’être éveillée, en tout cas pas entièrement, mais elle avait su se battre d’une façon ou d’une autre.

    — Je t’en prie, nettoie-moi tout ça. Quelqu’un viendra pour le corps.

    Il n’attendit pas que je lui serre la main.

    Je voulais crier à la tête de l’homme, le supplier de ne pas me laisser dans cette pièce, mais il partit avant que je ne puisse prononcer ces mots. Cela faisait des années que je ne m’étais pas retrouvée seule. Le fait de vivre dans un complexe avec des centaines de personnes rendait cela impossible. Et voilà qu’ici, où il n’y avait que moi et ce corps, j’étais incapable de lutter contre le sentiment de panique qui grandissait en moi en dépit de tous mes efforts pour y arriver. Si la peur allait me dévorer, ce serait ici et maintenant.

    Je me laissai choir sur le plancher en tirant mon seau tout près de moi. Je ne tendis pas la main vers le chiffon, mais posai ma main directement dans une flaque de sang. Je laissai le sang se glisser entre mes doigts. Il avait la même apparence et la même consistance que notre sang. Il n’y avait pas de quoi avoir peur. « Tu dois faire face à tes peurs pour les dominer. » Mon père m’avait toujours dit cela. Ce n’était que du sang.

    Je ne pouvais toutefois pas chasser les images.

    Je pensai à elle, ma sœur. Je pensai à la chose morte qu’ils avaient arrachée de l’intérieur de son corps.

    Je me posai alors la question. C’était ça, la vie ?

    Du sang.

    Je le laissai dégoutter de mes doigts.

    Pas de quoi avoir peur.

    Je m’emparai du chiffon d’une main tremblante et je commençai à nettoyer à fond.

    Une fois cela accompli, je me retrouvai au rez-de-chaussée de Templeton, d’une façon ou d’une autre, où ma sur-veillante m’attendait. C’était une naturelle comme moi ; je me souvins vaguement de l’avoir entendue dire que son nom était Gwen. Tout à propos d’elle était parfaitement ajusté, de sa jupe amidonnée à ses cheveux gris qu’elle avait fermement tirés vers l’arrière.

    Je me demandai combien de temps elle avait ainsi passé à Templeton. Quel péché avait-elle commis pour travailler ici assez longtemps avant d’être promue ? Mais ce n’était pas vraiment une promotion.

    Une esclave demeure toujours une esclave, peu importe le nom qu’on lui donne.

    — Tu penses probablement que je t’ai envoyée en bas comme si c’était une plaisanterie cruelle de ma part, dit-elle en s’appuyant contre le mur.

    C’était la première fois

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