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Livre électronique331 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

Tess, 16 ans, a le coeur brisé. Après une épreuve de force dans les bois, elle retourne se mettre à l’abri dans sa communauté d’Isolationnistes. Encouragée par des alliances nouvelles et plus que jamais résolue à protéger ceux qu’elle aime, elle sait cette fois qu’elle peut revenir plus forte et plus puissante qu’auparavant pour reprendre ce qui lui appartient. Pendant qu’elle s’entraîne à combattre et gagne en confiance, Tess reçoit de magnifiques lettres de la part de son amour interdit, l’élu James, qui lui écrit depuis sa prison dans le quartier général du conseil à Templeton. Il agit maintenant comme garde du corps auprès des créateurs — l’équipe de scientifiques qui, la première, a créé la vie artificielle. Et ce qu’il a découvert au sujet de la véritable origine de la maladie qui menace la vie naturelle pourrait tout changer. Les ennemis deviendront des alliés, et la mort sera porteuse d’espoir dans ce dernier volet renversant de la trilogie héroïque de Tiffany Truitt, Les âmes perdues.
LangueFrançais
Date de sortie16 juil. 2015
ISBN9782897525781
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    Aperçu du livre

    Les Créateurs - Tiffany Truitt

    moi.

    Chapitre 1

    — Tessie ? Es-tu blessée ?

    Ma bouche était devenue sèche, et je tentai de déglutir malgré la boule qui s’était formée dans ma gorge. Je ne savais pas quoi répondre à sa question. Ça aurait dû être simplement oui ou non. Mais je n’arrivais pas à parler. J’arrivais à peine à respirer. Ce n’est pas à la question qu’il était impossible de répondre — c’est à l’homme qui la posait.

    Mon père.

    Il était vivant.

    Pendant des années, j’avais cru que l’homme qui se tenait devant moi était mort. Il m’avait été enlevé par le conseil, une organisation d’hommes qui avait depuis longtemps remplacé le gouvernement disparu suite à la guerre civile. Mon père avait été considéré comme un traître. Alors les Élus, des surhommes génétiquement créés pour constituer l’armée du conseil, étaient venus un jour et avaient emmené mon père loin de moi. Il n’y avait qu’une certitude dans cette vie — tous les traîtres, tous les hommes et toutes les femmes qui tentaient de se dresser contre le conseil tout-puissant seraient éliminés.

    Ou, du moins, c’est ce que je pensais.

    J’ouvris la bouche. Je tentai encore une fois d’avaler. J’avais besoin de parler. J’avais tant de choses à dire, tant de questions à poser. Mais tout ce que je pus faire fut un signe de la tête. Il tendit avec précaution une main vers moi. Je figeai sur place. Je craignais que si je le touchais, ma main passerait à travers lui et qu’il ne serait rien de plus qu’un fantôme. Mais lorsque mon père souleva le bas de ma chemise, révélant la blessure de couteau qu’on m’avait infligée un jour plus tôt seulement, il ne disparut pas.

    Au lieu de cela, il blêmit. Ses yeux se rétrécirent, et sa tête fut agitée par un léger tremblement. Mais il ne disparut pas. Il fouilla dans une sacoche qu’il portait près de la taille.

    — Je suis navré de la tournure des événements. Je l’avais envoyée pour te ralentir. Je savais que je ne pourrais arriver à temps, et je ne voulais pas que tu rencontres cette créature sans moi. Une armée, et même s’il s’agit d’une petite armée, ne peut se déplacer aussi rapidement qu’une femme seule. Elle était une de mes plus rapides, expliqua-t-il en versant le liquide d’une bouteille sur un morceau de tissu. Je pensais qu’en la voyant ébouriffée et mal en point, tu la pren­drais en pitié. Je voulais qu’elle te ralentisse. Mais je ne lui ai jamais demandé de te poignarder.

    Une armée ? Mon père avait une armée. Et il avait envoyé la fille pour me ralentir ? Je sentis une lourdeur pénible, une brume, envahir mon esprit. J’étais désorientée. Je voulais seulement rester assise ici à écouter mon père, à boire ses paroles. Chaque respiration que je prenais entre ses mots renforçait ma certitude que l’homme qui se tenait devant moi était vraiment vivant. Il appuya le linge mouillé sur ma blessure, et la brume se dissipa à l’instant même. Je me mordis l’intérieur de la joue pour m’empêcher de hurler de douleur. Le liquide brûlait, faisant naître des décharges électriques sur toute la surface de mon abdomen.

    Mon père esquissa un sourire.

    — Désolé, Tessie. J’aurais probablement dû te dire que ça fait un mal de chien. Il est vraiment important que la blessure reste propre. Surtout dans ces conditions.

    Dans ces conditions. La réalité me frappa de nouveau, dissipant le rêve dans lequel je m’étais presque enlisée. Nous étions dans les bois sous l’autorité des Isolationnistes, dans les Terres centrales — le refuge des hommes et des femmes voulant échapper au conseil de l’Ouest et au gouvernement de l’Est. Ces humains étaient venus conquérir leur liberté dans ces territoires rudes et implacables, mais ils devaient en payer le prix. Les conditions étaient dures, et maintenant que la guerre entre l’Est et l’Ouest se rapprochait, leur patrie était devenue le nouveau champ de bataille.

    Les Naturels, ceux qui n’avaient pas été créés en laboratoire, ne participaient pas à cette nouvelle guerre. Elle se déroulait entre les conseils de l’Est et de l’Ouest. Ces gouvernements n’avaient plus besoin de nous, puis­qu’ils pouvaient maintenant créer une nouvelle race d’humains pour leur obéir aveuglément. Maintenant, ces conseils s’affrontaient pour savoir qui allait conquérir ce nouveau monde de la vie artificielle.

    Les Naturels avaient deux choix. Attendre et mourir, ou combattre pour la liberté — peu importe la forme qu’elle pourrait prendre.

    Mon père avait choisi de se battre.

    — Comment ?

    Il écarquilla légèrement les yeux. Comment se faisait-il ? Il ne m’avait pas vue depuis des années, lui non plus. Il devait être étrange d’avoir quitté une enfant et de trouver une femme à sa place. Je m’éclaircis la gorge.

    — Comment es-tu là ?

    Ses commissures s’étirèrent vers le haut.

    — C’est une bien longue histoire.

    Malgré la douleur que je sentais aux côtes et mon cœur qui battait de le voir là, je souris.

    — J’ai toujours aimé tes histoires.

    Il baissa les yeux vers le sol, me cachant l’émotion qui pouvait les traverser. Avec hésitation, il leva la main et me toucha la joue.

    — Et je te promets que je vais te la raconter un jour, mais ces bois ne sont pas sûrs, et nous devons rester en mouvement.

    Il ôta sa main de ma joue, et je voulus aussitôt la serrer fortement. Il était réel. Il était vivant et, d’une certaine façon, cela semblait replacer les choses, même si ce sentiment ne devait être qu’éphémère. Cela atténuait la douleur d’avoir perdu à nouveau James, l’élu dont j’étais devenue amoureuse. Cela apaisait l’inquiétude de ne plus avoir de foyer où rentrer, depuis que j’avais été bannie du camp des Isolationnistes. Cela soulageait la nausée qui s’emparait de moi quand je pensais au sort qui guettait Louisa, ma petite sœur, maintenant enceinte dans un monde où les femmes enceintes n’avaient que peu de chances de survie.

    Les femmes. Ma sœur ne pouvait vraiment prétendre faire partie du groupe auquel le conseil attribuait la plupart des maux de la terre. Elle avait à peine 15 ans, même si elle connaissait davantage ce que signifie être une femme que moi à 18 ans.

    Mon père arrangerait tout ça. Comme il l’avait toujours fait durant mon enfance.

    Il commença à s’éloigner de moi, puis s’immobilisa et tendit la main.

    — Viens, Tessie. Ce n’est pas sûr ici.

    Nous marchâmes main dans la main jusqu’à l’endroit où nous attendaient les autres. Un groupe hétéroclite de parias et de survivants. Assise parmi eux, adossée à un arbre et les genoux ramenés sur la poitrine, se trouvait ma sœur condamnée. En la voyant, mon père serra ses doigts de façon douloureuse autour des miens.

    Puis, il lâcha ma main. Et sans dire un seul mot affectueux, sans donner un seul encouragement, il partit devant nous. Et je savais que nous devions le suivre.

    — Nous conduis-tu à la résistance ? lui demandai-je pendant que j’aidais ma sœur à se relever.

    — Je suis la résistance, répondit-il sans se retourner.

    Chapitre 2

    — Tu es complètement fou ! s’écria Eric à l’adresse de mon père.

    J’écrasai la main de Louisa et relâchai ma poigne lorsqu’elle gémit de douleur. Je n’avais pas remarqué que je la serrais si fort. Nous nous assîmes sur le sol, nous adossant contre un arbre dans la forêt profonde qui était devenue avec le temps le cadre principal de ma vie — un cadre barbare, dangereux, imprévisible. Je levai la main pour ramener derrière son oreille une mèche des cheveux blond écla­tant de Louisa. Elle évita de croiser mon regard et s’assit silencieusement à côté de moi, ses bras enveloppant d’un geste protecteur son abdomen gonflé.

    J’essayai d’éviter de le fixer. Je n’étais assurément pas une spécialiste des bébés, mais je supposai qu’elle avait complété trois mois de grossesse. Il était impossible de ne pas remarquer qu’elle portait un enfant. Son corps menu, frêle et chétif le proclamait à la face du monde, presque avec une attitude de défi.

    — Nous devons partir, et nous devons partir tout de suite, répliqua mon père d’un ton sévère, ignorant les protestations d’Eric.

    — Ça va ? demanda quelqu’un d’une voix douce.

    Je me détournai de la dispute pour regarder en direction d’Henry qui s’accroupissait à ma droite.

    Je ne pouvais faire qu’un signe de tête. Je ne savais pas si j’allais bien. Je ne savais pas si les choses allaient bien. Chaque fois que je semblais avoir un certain pouvoir sur le monde, il se dérobait et se transformait en un lieu où je n’avais aucune chance de me débrouiller. Quelques instants plus tôt, je retrouvais mon père. Le même homme qui m’avait appris la beauté de la musique et les pouvoirs infinis de l’espoir, mais il n’était plus cet homme. C’était comme si à partir du moment où il avait regardé Louisa, qu’il l’avait vraiment vue, cet homme avait disparu.

    Rien ne restait. Rien n’était immuable.

    Je regardai la bande qui m’entourait — un regroupement de mon passé et de mon présent. Mon père et ma sœur étaient des reliques d’une famille qui avait presque été détruite par la cruauté du conseil. Henry, mon meilleur ami, un symbole de ma vie dans le complexe. Lockwood et Eric, des hommes provenant de ma vie dans le camp des Isolationnistes, des hommes qui cherchaient la liberté à tout prix. Maintenant, nous étions tous réunis dans les bois. Des mondes en collision sans qu’on puisse prédire les conséquences.

    Eric alla se planter devant mon père.

    — Je ne te connais pas, ce qui veut dire que je n’ai pas à t’obéir. Alors, excuse-moi si je ne me préoccupe nullement de ce que tu racontes. Je ne vais nulle part avant de l’avoir enterré.

    L’histoire a une étrange façon de se répéter. Lorsque j’avais fui le conseil, McNair et Eric nous avaient escortés, Henry, Robert et moi, dans ces mêmes bois. Au début de notre périple, je m’étais disputée avec McNair, le suppliant de nous aider à revenir pour sauver ma sœur, mais il avait toujours refusé. Il se préoccupait seulement de me conduire en toute sécurité à son peuple. J’étais spéciale, et c’était sa mission de s’assurer que je parviendrais à la communauté des Isolationnistes. Je pouvais accomplir ce que les autres femmes étaient incapables de faire — et je priais pour que ma sœur arrive à faire de même. Si je le voulais, je pouvais donner naissance à un enfant sans mourir. Peu importe le mal qui affectait les autres femmes, il ne me touchait pas.

    Eric n’attendit pas la réponse de mon père. Il leva ses bras au ciel et marcha d’un air furieux jusqu’à l’endroit où gisait le corps de McNair. Il s’effondra sur ses genoux, à côté de son chef tombé au combat, et commença à creuser avec ses mains.

    Je comprenais le besoin que ressentait Eric d’enterrer son ami, mais je comprenais également, du moins en partie, l’hésitation de mon père à rester sur place. Nous devions partir. Nous avions déjà perdu trop de temps à rester dans les bois, à discuter de ce que nous allions ensuite faire, à moins de deux kilomètres de l’endroit où j’avais perdu James, le garçon que j’aimais. Mais tous les avertissements du monde ne pèseraient pas lourd dans la balance. Eric n’avait pas d’êtres chers qui l’attendaient dans la communauté. Ce qu’il avait connu, qui se rapprochait le plus d’une famille, était maintenant mort, la nuque brisée sans effort par George.

    George était l’élu que j’avais rencontré durant ma période d’esclavage au complexe de Templeton. Mais il ne ressemblait en rien à l’élu que j’aimais. Il prenait plaisir à harceler les Naturels, qu’il pensait être inférieurs à lui, et il m’avait piégée en m’attirant dans les bois sous prétexte de sauver ma sœur.

    George voulait faire un échange. James contre la sœur qu’il avait souillée. Lorsque James s’était lancé à ma recherche, après avoir vu ma maladie dans l’une de ses visions, George avait deviné son don. Il avait compris qu’il pourrait utiliser James, le ramener au conseil, et être réadmis auprès des gens qui l’avaient créé. Il avait presque été excommunié par le conseil, condamné à garder les Naturels dans un complexe. Mais maintenant qu’il détenait James, maintenant qu’il avait découvert son propre don, il pourrait obtenir ce qu’il croyait lui revenir de droit — le pouvoir.

    George. Le garçon qui avait chuchoté à mon oreille que je l’aiderais à faire tomber le conseil.

    Je regardai Eric. Le désespoir qui se tapissait dans les zones les plus profondes et les plus sombres de mon âme trouvait écho dans son regard, et je savais que je devais l’aider. Que ce soit fou ou pas, je devais le faire.

    Je pris une inspiration profonde en tremblant et regardai en direction de Robert. Il croisa mon regard et fit un signe de tête, répondant à ma question muette. Il alla se placer de l’autre côté de Louisa. Robert comprenait que c’était quelque chose que j’avais à faire — j’avais peut-être besoin autant qu’Eric d’enterrer McNair. Et si je devais m’éloigner de Louisa, je voulais que la personne la plus forte de notre groupe reste à ses côtés.

    Je détachai ma main de celle de Louisa et me levai en m’appuyant sur l’arbre, réprimant le grognement qui chatouillait mes lèvres. J’avais toujours mal au flanc.

    — N’y pense même pas, intervint mon père.

    Je détournai le regard de la scène où Eric labourait furieusement le sol pour aller croiser le regard de mon père. Je pouvais y lire une colère, une intensité et une assurance que je ne lui avais pas connues durant mon enfance. Je titubai vers l’arrière. La transformation de cet homme que j’appelais mon père, la disparition rapide de l’homme affectueux qui s’était manifesté plus tôt, me laissa désorientée.

    Je déglutis. Je ne lui avais jamais tenu tête auparavant. Du moins, pas sur des questions importantes. Je n’en avais jamais eu l’occasion. Le conseil y avait veillé.

    Je pris une profonde inspiration. C’était le même homme qui avait examiné ma blessure et avait caressé ma joue. Je n’avais pas à le craindre.

    — C’est la bonne chose à faire. Je lui dois ça, fis-je d’une voix ferme.

    — Ne sois pas ridicule. C’est inutile. Nous devons retourner dans la communauté, répliqua-t-il.

    Par sa façon de me répondre, je sentais mon opinion rejetée.

    — La communauté ? lança Lockwood d’un ton sarcastique.

    Le sarcasme était une seconde nature chez ce garçon qui avait été le premier à m’offrir son amitié dans la communauté. En cours de route, après m’avoir appris à traire les vaches et agacée sans cesse, il est devenu l’une des personnes en qui j’avais le plus confiance au monde, et je serai éternellement reconnaissante de l’avoir à mes côtés.

    — Ils ne nous laisseront pas revenir, poursuivit-il. Nous sommes partis. Nous avons défié Al. Alors personne ne nous accueillera les bras ouverts là-bas. Certainement pas, alors que notre départ aurait pu conduire le conseil jusqu’à eux. Certainement pas, alors que notre départ a causé la mort de McNair.

    Lockwood s’était montré plutôt silencieux depuis notre rencontre avec George. Il était resté taciturne, veillant sur ma sœur, une fille qu’il ne connaissait même pas.

    — Lockwood a raison, dis-je. Nous sommes tous partis en sachant que nous ne pourrions revenir. Alors, à moins que tu ne connaisses un abri sûr où nous pourrions nous rendre, nous avons besoin d’un autre plan. Et cela signifie que nous avons le temps d’enterrer McNair, expliquai-je, espérant que mon père entende raison.

    Parce qu’il avait toujours été un homme raisonnable.

    — Je suis d’accord avec Tess. Il n’y a aucune raison d’errer sans but, argumenta mon ami d’enfance Henry. Certainement pas, alors que Tess est blessée et que Louisa est…

    Il ne termina pas sa phrase.

    Je ravalai la bile qui était remontée dans ma gorge à la pensée de ce qui guettait ma sœur. J’avais vu mourir notre grande sœur, Emma, pendant qu’elle accouchait. Je ne serais pas capable de revivre ça.

    Je n’avais toujours pas découvert la raison qui expliquerait pourquoi tant de nos femmes mouraient en donnant la vie. Tout ce que je savais, c’était que ça continuait sans rime ni raison à ronger notre espèce. Un mal qui ne semblait avoir aucune chance de guérir. Un mal contre lequel j’étais d’une façon ou d’une autre immunisée.

    Je tournai le dos à mon père et me dirigeai vers Eric, à côté duquel je m’agenouillai pour l’aider à creuser. Je gardai mes yeux fixés sur la terre, sur les nombreuses couches terreuses qui viendraient couvrir le corps gisant devant moi. Elles masqueraient une autre mort dont j’étais responsable. Si McNair s’était contenté de rester dans la communauté, s’il avait refusé de m’aider dans ma quête pour sauver Louisa, il ne serait pas mort. Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration.

    Il y aurait un temps pour se lamenter, mais ce n’était pas le moment. Je devais aider Eric. Il était là lorsque j’avais eu besoin de lui, et il était mon ami, un de mes rares amis. En levant la tête pour examiner ceux qui m’entouraient — Henry, Lockwood, Robert et Eric —, je savais que je ferais n’importe quoi pour eux.

    Quelques mois plus tôt, je n’aurais jamais imaginé qu’Eric soit capable de ressentir quelque chose qui ressemble à de l’affliction, mais j’avais alors l’esprit si étroit. Je vou­lais détester le monde et tous ceux qui l’habitent. Je ne voyais pas que sa soif de vengeance envers les élus difformes naissait d’une profonde tristesse.

    Le genre de tristesse qui vous façonne ou qui vous brise.

    J’observai l’homme qui avait un jour porté un toast avec moi, un toast à nos mères décédées. Son visage était blême et ses yeux, larmoyants. Sa mâchoire était contractée. Il n’irait nulle part tant qu’il n’aurait pas enterré son ami. Pas plus que moi, d’ailleurs.

    La force consiste à faire ce qui est juste, même quand ce qui est juste semble imprudent.

    Henry, qui s’était agenouillé devant moi, tendit la main et souleva mon menton. La même tristesse se lisait dans nos regards. Nous étions tous atteints par cette perte, moi et ceux qui s’étaient engagés dans les bois avec moi.

    J’ouvris la bouche pour parler, mais me sentis soudainement soulevée du sol par deux bras. Je fis volte-face pour me trouver nez à nez avec mon père.

    — Ça suffit, grinça-t-il entre ses dents. Tu arrêtes tout de suite. Nous devons retourner dans la communauté. Je connais Al. C’est un faible qui se cache derrière un fusil et qui appelle ça le pouvoir. Crois-moi lorsque je dis qu’ils nous accueilleront. Nous partons. Maintenant. Tout de suite.

    Je restai bouche bée. Je fis tout mon possible pour maîtriser le tremblement qui m’agitait.

    — Enlève tes mains de là, gronda Henry qui surgit aussitôt à mes côtés.

    — Je te suggère de te mêler de tes affaires. C’est un problème familial, répliqua mon père en me tirant vers ma sœur.

    Louisa posa les mains sur ses oreilles et se mit à pleurer.

    — Famille ? lança Henry à mon père. Aux dernières nouvelles, tu étais mort. Tu sais, mort comme dans « je ne me promène pas partout en essayant de manipuler mes filles », en leur faisant peur et en faisant de ridicules démonstrations de testostérone. Maintenant, si elle veut rester ici et enterrer son ami, c’est son droit.

    — Nous devrions peut-être tous nous calmer et en discuter, suggéra Lockwood. Respirons profondément. Nous sommes tous des adultes.

    Il jeta un regard, où se lisait la préoccupation, en direction de ma sœur qui semblait s’être refermée comme une huître, pour se protéger des seules personnes qui lui restaient.

    Je me dépris de la poigne de mon père.

    — Il a raison. Nous devons tous nous calmer et parler de ce que nous allons ensuite faire. Crier ne servira à…

    Je n’eus pas le temps de finir ma phrase. Eric avait bondi sur mon père, me projetant au sol du même coup. Je ressentis une douleur vive au flanc, qui se répandit dans mon corps au rythme du sang qui circulait dans mes veines. Il n’y eut pas une seule zone de mon corps qui fut épargnée par la douleur. Je perdis le souffle, et mon front se couvrit de sueur. Pendant qu’Henry me soutenait, je vis mon père repousser Eric. Ce dernier resta sur le dos à haleter pendant que mon père se relevait.

    — Je comprends que tu as perdu quelqu’un, mon gars. Et que la douleur te rend fou, hargneux. Mais si tu lèves de nouveau la main sur moi, je te jure que ce sera la dernière chose que tu feras sur terre, l’avertit mon père.

    Il dominait de sa stature Eric qui fulminait de rage.

    Mon père avait toujours protégé notre famille, et je savais qu’il détenait une force que je ne voulais pas voir à l’œuvre. Mais l’homme qui se tenait devant moi, qui avait déjà été attentionné et aimant, semblait maintenant si froid et distant.

    Voyant l’expression qu’affichait mon visage, il voûta les épaules.

    — Il m’a attaqué, plaida-t-il.

    Il n’avait jamais semblé aussi fatigué ni aussi vieux qu’à ce moment.

    — Je sais. Il souffre. Mais c’est vraiment un bon…

    Mon père redressa l’échine et s’approcha de moi. Il prit mon menton dans sa main.

    — Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, tout le monde souffre, répliqua-t-il.

    Il me parlait de la même façon que lors de nos leçons de piano. D’une voix douce mais autoritaire. Ferme mais bienveillante.

    — Cela ne veut pas dire qu’ils vont arrêter. Ils n’arrêteront jamais. Le conseil va revenir à la charge, encore et encore, jusqu’à ce qu’il tue le dernier d’entre nous, poursuivit-il.

    Il avait levé le ton pour que chacun entende le dernier d’entre nous.

    — Alors, nous devons partir. Nous devons rester en mouvement. Nous ne pouvons nous arrêter pour enterrer les morts. Sinon, il y aura bientôt trop de morts pour pouvoir tous les enterrer. La guerre n’est pas seulement imminente, Tess, elle est rendue ici. Et il n’y a pas de temps à perdre. Aucun endroit où se cacher. Nous devons combattre, ou nous allons périr.

    Chapitre 3

    — Il faut que tu dormes, Tess.

    Je jetai un coup d’œil sur Louisa. Elle dormait si paisiblement sur le sol à côté de moi et je pouvais quasiment prétendre que sa vie n’était pas gâchée. Si je la couvrais avec assez de couvertures, je pouvais même cacher le fait qu’elle portait un enfant qui la tuerait fort probablement. Elle était trop jeune pour avoir passé l’examen, de sorte qu’il n’y avait aucun moyen de savoir si elle était comme Emma ou comme moi.

    — Je pourrais, mais je ne le ferai pas, murmurai-je à l’adresse de Lockwood.

    — Je veillerai sur elle, proposa-t-il en s’installant par terre à côté de moi.

    — Ah oui ? demandai-je en levant un sourcil.

    Nous avions marché pendant deux jours, la plupart du temps en gardant le silence. Notre groupe avançait péniblement en direction de la communauté. Je priais pour qu’elle nous reprenne. Lorsqu’Henry avait eu l’audace de demander à mon père si nous pouvions aller plutôt dans le camp de fortune, isolé, dont il pouvait venir, il avait rejeté l’idée en grognant, continuant à avancer dans les bois. Nous n’avions aucun endroit où aller, sinon vers la communauté. Et en regardant Louisa, il devenait évident qu’il nous fallait un endroit où nous installer.

    — Non… ce n’est pas ce que je veux dire. Je v-veux dire…, balbutia Lockwood dont l’épiderme rougit, des joues jusqu’à la base du cou.

    Il avait agi de façon protectrice avec Louisa tout au long du trajet, lui offrant son bras lorsque le terrain devenait trop accidenté. Elle ne l’avait jamais pris, mais il n’avait pas cessé de lui offrir non plus.

    Je poussai Lockwood du coude.

    — Je sais ce que tu veux dire. Détends-toi. Mais je dois admettre que je suis contente de prendre l’avantage dans nos joutes d’esprit. Surtout que je sais maintenant que tu as un faible pour les blondes, plaisantai-je.

    J’étais même surprise de pouvoir faire de l’humour. Ce n’est pas que je ne comprenais pas tout ce qui venait de se passer au cours des derniers jours. C’est juste que je ne voulais pas me concentrer là-dessus. Pas tout de suite. Je devais d’abord conduire Louisa en lieu sûr. C’était tout ce qui importait, tout ce que mon petit cœur pouvait supporter.

    Parce

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