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Les beaux survivants
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Livre électronique156 pages2 heures

Les beaux survivants

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À propos de ce livre électronique

Pour qu'il y ait des survivants, ça prend des morts. J'ai survécu grâce à la mort de ma meilleure amie, Marie-Anne. On s'était promis que s'il arrivait quelque chose à l'une de nous deux, l'autre arrêterait la drogue. Alors je suis obligée de rester straight et d'écrire son histoire. Puis de mettre un timbre sur l'enveloppe qui contient mon livre. J'ai envoyé mon récit à un éditeur qui s'occupera de faire rayonner œuvre partout à travers le monde. De polissages en corrections, le manuscrit est devenu un livre publié; et ce qu'on essaie d'y faire passer comme message c'est à peu près ça : tu fais reculer un junkie dans le temps, avant qu'il commence à s'empoisonner, puis tu lui racontes ce qui l'attend. Qu'est-ce que tu penses qu'il va te dire ? - Je veux devenir junkie! Je veux voler mes parents, les inquiéter à mort, disparaître de leur bonheur, être reconnue comme un vrai déchet de la société. Passer la moitié de mon temps en prison à me faire sodomiser pour payer ma dope. J'ai confiance que ça va marcher. Ou encore : quand je serai grande? Jamais je ne serai grande !

LangueFrançais
ÉditeurCogito
Date de sortie26 oct. 2021
ISBN9798201996000
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    Aperçu du livre

    Les beaux survivants - Emmanuelle Turgeon

    PROLOGUE

    Depuis cinq minutes qu’il serrait, elle se débattait encore, de toute la rage de vivre qui lui restait et qu’elle avait ignorée jusqu’à cet instant. Une force un peu animale, « tu ne m’auras pas, c’est pas possible. » « Tu as voulu crever. Tu l’as cherché, avoue. Je t’avais prévenue de ne plus jouer dans la rue. Tu gigotes déjà un peu moins. C’est ton corps qui refuse la mort, pas toi. Tiens, c’est bien, tu souffriras plus. » Il serrait de toute sa bonne volonté confondue qui puait la haine amoureuse. Elle coulait dans ses larmes vers le centre de la Terre. « Non, pas moi, ce n’est pas ça que je voulais. Je voulais juste un dernier hit. Pas plus. Pas la Grande Faucheuse. Laisse-moi. » Son regard glissait vers celui de l’homme. Le regard de la mort. Il a baissé les yeux. « Sale pute, tu vas crever. » Elle ne bougeait déjà plus. Elle le regardait à jamais.

    1

    MARIE-ANNE

    Pour qu’il y ait des survivants, ça prend des morts. J’ai survécu grâce à la mort de ma meilleure amie, Marie-Anne. On s’était promis que s’il arrivait quelque chose à l’une de nous deux, l’autre arrêterait la dope. Alors je suis pognée à rester straight et à écrire son histoire. Pour mettre un timbre sur l’enveloppe qui nous enferme. J’ai envoyé Marie-Anne à un éditeur qui s’occuperait de la faire rayonner partout à travers la province. De polissages en corrections, le manuscrit est devenu un livre publié en cinq cents exemplaires ; et ce qu’on essaie d’y faire passer comme message, c’est à peu près ça :

    Tu fais reculer un junkie dans le temps, avant qu’il commence à s’empoisonner, pis tu lui racontes ce qui l’attend. Qu’est-ce que tu penses qu’il va te dire ?

    ––Je veux devenir junkie ! Je veux voler mes parents, les inquiéter à mort, disparaître de leur bonheur, être reconnu comme un vrai déchet de la société. Passer la moitié de mon temps en prison à me faire sodomiser pour payer ma dope. J’ai confiance que ça va marcher.

    Ou encore :

    ––Quand je serai grande ? Jamais je ne serai grande !

    Il faut savoir faire preuve de pédagogie. Les junkies méritent les problèmes qu’ils ont. Marie-Anne par exemple, quand elle s’est fait séquestrer, violer et assassiner, elle l’avait bien cherché. Elle priait depuis sa tendre enfance, grand-mère à ses côtés, pour que des choses aussi palpitantes lui tombent dessus. Plutôt que de prostituer sa vie à temps plein pour acheter le dernier char de l’année pis un condo, on fait la pute à temps partiel en bonnes fonctionnaires de la dope.

    Avant l’héroïne, Marie-Anne dansait à la folie. Et la saveur de la vie appartient aux fous. C’est un vieux Chinois qui l’a dit. Il y avait Marie-Anne, Roxanne (c’est moi) et celle qui faisait de nous la Sainte-Trinité des Anne, Johanne. Sauf qu’elle a disparu bien avant la mort de Marie-Anne, avalée par un coin de rue, qui la recrachera un de ces jours. En vie. Je touche du bois.

    Les voisins ont entendu Marie-Anne crier. Mais c’était pas de leurs affaires. S’il fallait qu’on commence à vouloir aider les autres, on en finirait plus... Le vol d’une vie, en pleine vie. Sans prévenir. Sale voleur, attends que je t’attrape. Ça aussi, je l’ai écrit. Radoter, c’est un principe d’hygiène. À force de répéter, tu finis par plus t’entendre chialer. Sa mort, comme si c’était la mienne. Comme si je m’enterrais. Comme si j’enterrais cette partie de moi qui a cru, comme elle, à un conte des mille et une nuits. Celui de la rue, de la dope et des bonshommes par milliers. J’ai survécu. J’ai allumé. J’ai pas honte de le dire.

    Elle est pas morte pour rien, c’est horrible, mais je l’ai dit à Hélène, sa mère. Retourner faire des bonshommes après ce qui lui est arrivé, non merci ! Me mettre dans les veines un bonheur qui risquait de me tuer. Impossible de me mentir. C’est plus tout à fait heureux. Ça fait peur. La peur m’a sauvée. Et Hélène aussi, parce qu’elle m’a adoptée. En plus, elle m’a tenue occupée, on a écrit Marie-Anne ensemble. Ça nous prenait ça. Pour elle comme pour nous. Enfin tout ça est écrit, c’était l’illusion d’un instant libre. Le réveil est dur, mais quand tu as une mère à consoler, une peau à sauver, tu t’y fais à la crisse de réalité.

    Quand la seule chose qui me restait à vendre, c’était mes fesses, le cou tendu, je me suis tapé un cold turkey et pis vite. C’est la peur qui fait ça. La peur dans l’autre sens. Pas la peur de la vie : la peur de la mort. Et un goût d’amour avec ça. Et des funérailles et des larmes. La junkie a eu à s’incliner sur du papier pis à y rester. Pendant ce temps-là, je me suis fait deux amies, une vraie, belle pis vivante à part ça : la mère à Marie-Anne et pis moi-même, à mon grand désespoir, parce que je reste incurablement pas fréquentable, peut-être parce que je me vois comme ça, va savoir. Toujours est-il que le téléphone sonne moins souvent que dans le temps jadis... Enfin bref, c’est du papier, c’est envoyé, ça a l’air que le message a passé. Je suis là pour en parler, l’instant libre est devenu l’instant seule. À réfléchir. Où c’est que je m’en vais avec tout ça ? Je m’en vais me coucher.

    2

    LES FESSES DE L’HOMME ATOMIQUE

    On s’endort fesses contre fesses, mais à quatre heures du matin, j’ai son souffle sur mon cou. Un souffle qui a tenu le rythme quarante-huit ans.

    J’essaie parfois de le décomposer en mots qui le racontent, d’avant notre rencontre, d’avant ma naissance. Déchiffrer ses silences agressifs, ses confessions soignées. La vie de cet homme-là n’a pas suivi un cours normal, impossible. Sa pensée a dû être sabotée par un virus qu’on lui a refilé en bas âge. Une surdose d’horreur, un souvenir de plus en plus flou, intime, parvenu à l’ultime cercle de la pensée, le cercle auquel toute la pensée est enchaînée. Un souvenir trop lourd à porter au bout des mots dits. Un tonneau de déchets radioactifs au fond de la mer. Trop de pauses entre chaque réponse, comme pour bien calculer, ne pas se trahir. De la rage au fond des yeux, mêlée de tristesse quand elle m’atteint. C’est déjà plus doux. À mi-chemin entre nous. Le seul endroit où on se rejoint, malgré l’astuce que j’ai eue de lui demander de me servir de modèle pour un livre. Prétexte trop évident pour le pénétrer. « Ma femme essaie de me sodomiser, mais elle n’est pas équipée pour ça. » Le mystère de celui qui s’est oublié.

    À mesure que nos corps gagnent en intimité, il nous est plus difficile de communiquer autrement. Depuis que je sais qu’il existe des êtres sans pitié, depuis que la mort de Marie-Anne me l’a confirmé, l’homme me fait peur. Je me perds en chemin entre lui et ce qui reste de moi. Il faut faire jouer Marjo, sinon... J’ai peur de ne plus pouvoir rentrer chez moi. Depuis trois ans, j’étais seule et je me bâtissais de l’intérieur en volant à travers ma maison quand je l’ai rencontré. Ne me demandez pas ce que je fais avec cet homme ; j’étais bien, seule. Ça doit avoir rapport avec un phénomène d’hypnose.

    Même si je ne crois pas qu’il me veuille du mal, savoir qu’il peut faire tout ce qu’il veut de moi m’horrifie. Il connaît maintenant une femme aux mille hommes pour autant de trous au creux de mon pouls. Peut-être que c’est là qu’il a appris comment me convaincre que ce que je cherche est en lui. Il sait que le livre qu’il a lu de moi a été écrit il y a trois ans. En plein drame, à quatre mains. Un livre biographique, un livre documentaire. Le livre-vengeance d’une mère.

    Le nouveau livre approche de sa fin, le silence nous empoisonne. Mon premier livre seule avec un homme dans la peau. Je sais qu’il faut se dépêcher d’écrire quand ça se passe et je l’ai fait, alors pourquoi me punir comme ça sans m’accorder la grâce de mettre le point final ?

    Je ne cesse de lui demander : « Raconte ! » Mais depuis presque un mois, je n’arrive plus à écrire. Comme si je n’avais jamais su. Comment est-il arrivé à renverser les rôles au point de faire de moi un de ses personnages ? À me couper tout accès à moi-même, à faire de moi un pur produit de son imagination ? J’ai l’impression qu’il peut me brûler vive comme un manuscrit raté.

    La chatte ne l’aime pas. Quand il n’est pas là, la chatte partage tout avec moi. Le lait, le Kraft Dinner et surtout les muffins aux carottes. Dans mon bain, je le regarde me surveiller avec attention.

    – Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu te rases en dessous des bras ?

    – À force de le faire, ça devient nécessaire, mon minou. Sinon, jusqu’où ça irait ? Jusqu’à terre ?

    Quand je m’endors, s’il n’est pas encore rentré, la chatte s’enroule dans mes cheveux sur l’oreiller. Elle me rrrrr dans l’oreille, je la gratte entre les yeux, elle caresse mes cheveux avec ses pattes, je vais frotter mon nez contre le sien. Quand il n’est pas là, moi et la chatte on s’endort en même temps.

    Mais c’est toujours pareil, qu’il soit là ou pas, je me réveille à quatre heures du matin pour vomir un litre de peur. La peur jouit d’un rôle économique très important. C’est tout un commerce. Cher payé pour pas s’ennuyer. En tant que bénéficiaire du bien-être social, je n’ai pas les moyens de me payer ce luxe qui m’écœure de toute façon. Que le règne du cafard soit croqué, écrapoutillé, écrabouillé, guillotiné pour le bonheur social démocrate qui désespère de ne plus vouloir dire grand-chose.

    Si papa te chicane, c’est pour ton bien. Si le gouvernement fait des coupures et que t’es plus capable de payer tes médicaments, c’est pour ton bien. Jean Chrétien me fait l’effet d’un film érotique : il me donne envie de passer à l’action. En attendant, le mieux à faire, c’est dormir. Un somnifère jaune va m’arranger ça.

    Couchée, mon cou étouffe sous son souffle. Maman pilule me rendort, contre cet homme atomique.

    3

    SAINT-GRATIN

    Hélène m’a téléphoné pour me dire qu’elle a reçu deux lettres pour moi. Je fais suivre tout mon courrier chez elle pour avoir des raisons d’aller la voir. J’enfile mon costume d’hiver et gambade vers ma bien-aimée. Celle qui m’a fait comprendre que ce n’est pas le plus loin possible qu’on est le mieux. Au bout de la vie, à la limite de la mort. De l’Homme comme du Rush. Par peur d’être tout seul, on a même été jusque sur Mars pour chercher de la compagnie. J’ai la chance d’en trouver à cinq minutes à

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