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Scènes de chasse au Tamour
Scènes de chasse au Tamour
Scènes de chasse au Tamour
Livre électronique271 pages4 heures

Scènes de chasse au Tamour

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À propos de ce livre électronique

C’est souvent en riant comme deux ânes que Benigno et son ami Séraphin parlent femmes, sexe et affaires de cœur… Mais, s’ils se bidonnent parfois jusqu’à échanger bourrades et coups de poing, ces deux esseulés aux propos de machos rigolards ne sont pas précisément des joyeux drilles… En réalité, tous deux traînent leur solitude et leur mal de vivre, à la recherche désespérée de l’âme sœur.

Le lecteur suit ces deux compères mal assortis dans leurs aventures et tribulations sentimentales, tantôt exaltées, tantôt burlesques et tumultueuses, tantôt répétitives et mortifères comme leurs ressassements. Sous le rire et l’humour noir rôdent bientôt la trahison, la violence, le crime passionnel… Les femmes indociles et meurtries qu’ils aiment ou croisent en chemin pourront-elles les ramener à de meilleurs sentiments ?… Le voudront-elles ?…

Au cours de cette quête déroutante, galerie de scènes de chasse où le chasseur et la proie échangent parfois leur rôle, on découvre les grinçantes amours d’hommes immatures et dangereux, aveuglés d’idéalisme ou de poncifs misogynes, affolés par l’incompréhensible «continent noir», et livrés, bourreaux dérisoires, à la paradoxale toute-puissance de leurs victimes.

Un roman baroque, émouvant, cruel et drôle, sur la difficulté d’aimer et l’espoir, à jamais chevillé au cœur.


LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie16 déc. 2023
ISBN9782384549115
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    Aperçu du livre

    Scènes de chasse au Tamour - Jacques Alisier

    Il faisait vraiment très beau, ce jour-là, et la baie vitrée était grande ouverte sur un ciel sans nuages. J’étais de bonne humeur. Mes côtes allaient mieux, les fractures semblaient bien consolidées... Tranquillement allongé sur le parquet du salon, je faisais un peu d’exercice au soleil. De temps en temps, pour souffler un peu, je regardais voler les mouettes dans le bleu du ciel.

    Évidemment, au fond de ma tête rôdait tout de même un petit souci. Cette liaison avec Sylviane ne menait nulle part, je le savais bien ; nous étions tous deux si mal accordés...

    J’ai toujours eu un talent fou pour aller me fourrer dans les aventures les plus scabreuses. Et à cette période de ma vie, chaque fois que j’étais sur le point de m’en tirer, je faisais exactement ce qu’il fallait pour retomber dans la nasse ou me précipiter bêtement dans une autre, pire encore. (Bon Dieu ! Quand allais-je cesser de me conduire comme un crétin ?) Avec Sylviane, j’espérais seulement que l’affaire ne tournerait pas au vinaigre, comme d’habitude.

    De toute façon, nous n’en étions pas encore là ; je la connaissais depuis trois mois à peine. Pour le moment, elle pensait surtout à prendre du bon temps avec moi, et je ne trouvais vraiment rien à redire à ce délicieux programme ! Simplement, je me méfiais un peu de son fichu caractère… À l’horizon, il me semblait déjà voir s’amonceler nuages et complications… C’est donc si difficile, de vivre un peu tranquille ?  

    La sonnerie du téléphone me tira en sursaut de ces réflexions et de ma petite séance d’abdominaux :

    « Allô, Benigno ? fit une jolie voix.

    –Bonjour, Sylviane.

    –Qu’est-ce que tu faisais, là ?

    –Là ?

    –Oui, tu as l’air essoufflé.

    –Oh, rien... juste un peu de gym.

    –Arrête tout, mon chéri ! Les pompes, la muscu, tout ça, c’est du gâchis, tu ne crois pas ? J’ai beaucoup mieux à te proposer : si tu as énormément d’énergie à dépenser, dans dix minutes je suis chez toi ! Tu m’invites, mon chou ? »

    J’avais rencontré Sylviane dans une salle omnisports où se croisaient des pratiquants de toutes les disciplines. Je tentais de m’y prémunir contre les années à venir, la perte de masse musculaire et le tissu racorni. En pleine forme, mais prévoyant, et sur la défensive, j’entrais déjà en résistance. Pendant ce temps, tout à fait d’attaque, elle se sculptait avec passion un fessier de rêve… Nous n’avions pas le même âge.

    Comment ne l’aurais-je pas remarquée ? Un mètre quatre-vingts, un caractère exubérant, et surtout une chute de reins... (Ah ! Bon Dieu ! Quelle croupe !) Jeune, grande, appétissante, elle était belle comme un gros gâteau ; elle me plut tout de suite.

    Il faut dire que, depuis des années, je vivais seul et désœuvré, ayant perdu ma femme, donné mon chat, vendu mes livres et laissé mourir mes plantes vertes. Tout ce que j’avais autrefois adoré, je l’avais brûlé. L’ordinateur, surtout, je lui avais carrément craché à la gueule ; nous avions vraiment eu des mots, tous les deux. Des millions de mots. Je n’étais pas près de le rallumer.

    Les livres, après Marie, je les avais maudits. Ceux que j’avais publiés, d’abord, et qui avaient dévasté ma vie privée ; ceux que je rêvais d’écrire, aussi, qui roulaient encore dans ma cervelle comme de dangereux orages ; et puis tous les autres, en vrac ! Tous les livres de la terre. (Ouais. Saloperie !) Au diable l’écriture, la littérature, le personal computer with monitor built in disc drive, et tout le fourniment... On n’était pas près de m’y reprendre. J’en étais là.

    Dégoûté des mots, des lettres et des arts, j’avais changé de métier, abandonnant mon poste à l’université pour un emploi d’agent immobilier, étonnamment plus lucratif. J’avais changé de vie, de relations, d’occupations, et même de voiture, pour le plaisir mauvais de vivre enfin comme tout le monde, et de ressembler à mes voisins de résidence, que je n’estimais pas.

    Mais surtout, je m’étais jeté dans les aventures faciles et les sports brutaux. De temps en temps, je me dégotais au décrochez-moi-ça une maîtresse décérébrée et athlétique. Dans les gymnases et les dojos, je recherchais des primates avec qui échanger des gnons, comme au temps de ma jeunesse. Rien de tout cela, d’ailleurs, ne me réussissait vraiment. En fait, je passais mon temps à me divertir, le plus stupidement possible, et, en ce sens, Sylviane me sembla tout d’abord une sorte d’idéal féminin.

    Je ne fus pas déçu. Mais je m’aperçus assez vite que si je voulais faire n’importe quoi de mes jours, elle dépassait tout de même un peu trop mes espérances.

    Inscrite à l’ASPTT en section basket, cette fille superbe parlait trop haut et riait trop fort. Exprès. Quand elle s’esclaffait, elle aimait se renverser en ouvrant comme un four une bouche magnifique, pour montrer ses dents, sa langue et sa luette rose. Elle avait à table un appétit effrayant, au lit une étreinte de lutteuse et, pour finir, un coup de reins meurtrier. Dans la conversation, elle me donnait volontiers de grandes bourrades, en racontant par snobisme des blagues de vestiaires... et depuis quelque temps, tout cela m’amusait moins.

    En privé, bien sûr, j’appréciais toujours énormément ses charmes, et certains de ses avantages. Mais j’évitais un peu de me montrer en sa compagnie. Son caractère, sa taille, sa brutalité, sa croupe étonnante et sa magnifique santé, tout ce qui m’avait d’abord affriolé, se révélait parfois très embarrassant en public. J’en étais donc réduit à la voir surtout chez moi, puisqu’elle-même m’avait dit vivre encore chez ses parents... Ce jour-là, du reste, je ne m’attendais pas du tout à son coup de téléphone, qui me prenait un peu au dépourvu.

    Je l’entendis roucouler impatiemment dans le combiné :

    « Alors, Benigno ?... Je viens ? Tu dors ou quoi ? Je t’avertis : je suis en pleine forme ! J’ai pensé à toi toute la journée. Ouh là là ! Mon pauvre chéri, je te plains ! Prépare-toi : tu ne peux pas savoir comme je suis excitée ! »

    Cette fille savait exactement par quel bout me prendre. En l’attendant, les sens déjà en feu, je me dépêchai de mettre un peu d’ordre chez moi.

    Nous avions déjà essayé ensemble toutes les pièces du duplex, même les chambres du haut, que je n’occupais plus, et jusqu’aux coins les plus bizarres de l’appartement. Mais, en général, nos ébats agités nous conduisaient finalement sur mon grand futon, une couche un peu dure et martiale, jetée sur un simple tatami, que j’avais adoptée depuis que je vivais seul dans mon appartement déserté. Depuis que j’en avais tellement bavé avec Marie. Un rêve de Spartiate un peu simplet : je voulais m’aguerrir.

    Sans fanatisme, tout de même... Par prudence, les derniers temps, je portais même parfois, pour me coucher avec Sylviane, les sangles élastiques à griffes de fer qui avaient maintenu mes côtes convalescentes, après mon récent accident de boxe Thaï. Car elle était si enthousiaste en amour, et tellement rompue aux sports d’équipe que la vieille dame de l’étage inférieur s’inquiétait pour son lustre à pampilles, et moi pour mon sternum rafistolé. Ces craintes faisaient rire Sylviane. Elle m’appelait « délicat ».

    Je n’allais pas me plaindre ! Je me trouvais même sacrément chanceux. Tout en mettant de l’ordre, ce jour-là je me demandais d’ailleurs ce qui avait bien pu pousser vers moi une créature si magnifique ; les hommes ne manquaient pas, au gymnase ou ailleurs. Et de plus jeunes que moi.

    Je vieillissais, je le savais ; certains signes ne trompent pas. Les derniers temps, je commençais à collectionner les accidents sportifs ridicules : doigts foulés, orteils fêlés, effroyables tendinites... Deux côtes récemment fracturées au ras du sternum par cette brute de Hakim, le moniteur du club, un mulet qui ne savait même pas contrôler un coup de genou...

    En fin connaisseur, un œil admiratif sur les clichés, le radiologue s’était exclamé : « Joli ! Accident de voiture ? » Je n’avais pas osé démentir ; à trente-sept ans sonnés, qui aurait voulu se donner le ridicule de seulement prononcer le nom de boxe ?

    Sylviane, au contraire, était un animal superbe, dans la pleine force de l’âge. Autour d’elle, elle allumait tous les désirs. Elle n’avait que l’embarras du choix. Alors ? Pourquoi m’avoir choisi ? Pourquoi moi, précisément ?...

    J’en étais là de mes questions, quand le téléphone retentit de nouveau. « Ça y est, elle s’est ravisée ! », me dis-je, avec un pincement désagréable au creux de l’estomac. « Elle ne vient pas !... Tu vas voir qu’elle ne vient pas ! » Je lançai nerveusement par-dessus le futon les vieilles chaussures de sport que j’avais ramassées pour les ranger. Le doigt sur la couture du pantalon, elles allèrent s’encastrer sans moufter au fond du placard, et je décrochai le combiné.

    « Allô ? », dis-je, en m’efforçant de paraître naturel et tranquille. (Et allez donc ! Qu’avait-elle encore trouvé pour m’énerver ?)

    J’adorais la voix de Sylviane. Ses intonations gardaient encore quelque chose de l’enfance, qui me désarmait complètement. En même temps, l’entendre parler me faisait toujours de l’effet. Un effet très adulte. Enfin, c’était un drôle de mélange, une musique extrêmement troublante, même quand elle disait simplement, comme ça, avec sa jolie bouche : « Allô, Benigno ? »

    « Allô, Benigno ? », dit la voix au bout du fil.

    Mais, Bon Dieu, ce n’était pas Sylviane, c’était ce gros con de Séraphin !

    Séraphin, c’était mon ami. Un brave type, et une plaie. Depuis que Santa l’avait quitté, il vivait seul, lui aussi, et il m’assassinait tous les jours de ses appels téléphoniques. Mine de rien, après la rupture, il avait sacrément accusé le coup.

    Il n’était pourtant pas du style à pleurnicher. C’était une espèce de dur à cuire méridional, gueulard, rigolard et pas commode. Et j’aimais bien ça. En même temps, c’était un abruti, je le savais bien… Le genre d’écervelé qui va se faire ridiculiser les deux biceps par un tatoueur analphabète, et qui, du coup, ne peut même plus aller à la plage. Les bras déshonorés, il gardait son tee-shirt même pour boxer, ou bien il mettait des brassards indiens à la noix ; tous ces efforts désespérés pour que personne ne vienne lui dire :

    « Hé ! T’as vu ? Il y a une faute d’orthographe, là ! »

    Cette remarque le rendait malade. De nos jours, il est très rare de croiser quelqu’un à ce point torturé par l’orthographe. Il faut dire que, à droite, il s’était fait inscrire : « AU DESU DES LOI », et à gauche : « SOUFRE ET TÉTOI ». Par chance, il n’avait que deux bras.

    Dans mon existence antérieure, jamais je n’aurais eu l’occasion de hanter un citoyen de cet acabit : Séraphin avait inauguré la série des primates cogneurs, mal embouchés et portés sur la bagatelle, et mis un point final à l’époque des universitaires, artistes frémissants, protes et plumitifs de tout poil. À dater de cette époque, on ne m’avait plus vu à un cocktail littéraire, j’avais cessé de grignoter des gâteaux secs au centre international de poésie. Et je ne regrettais fichtre rien !

    Parce que, Séraphin, au moins, ce n’était pas le mauvais bougre, il n’était pas puant et maniéré, ni méchant, ni langue de vipère. En plus, il me faisait bien rire... Et puis, surtout, je lui devais une fière chandelle ; alors, je pouvais bien supporter ses coups de téléphone… Ce jour-là, tout de même, il tombait mal, et je tentai de faire court :

    « Salut, Séraphin. Pas d’ennuis, au moins ?

    –Hein ? Non, non. Pourquoi ?...

    –Tant mieux. Alors, écoute, je peux te rappeler ce soir, plutôt ? Je suis complètement débordé, là...

    –Ho ! T’attends quelqu’un ?... Parce que si t’attends une copine, pas de problème, hein ! Tu dis à ta copine qu’elle s’amène avec une copine, et moi je rapplique la bite à la main ! Hi ! Hi ! Ça va perforer !

    –Séraphin ! Je suis vraiment pressé, je... je dois partir… chez ma mère.

    –Non, arrête, je déconne ! Tu sais pourquoi je téléphone ? Devine de qui j’ai reçu un coup de fil !

    –Euh... vas-y, fais vite, comment veux-tu que...

    –SANTA !... Mon agnelle adorée ! Mon agnote ! Ma bichette en susucre, qui me réveille, en pleine sieste ! Et coucou ! Surprise ! Me revoilà ! Celle-là, elle a toujours aimé me les troubler, mes siestes !

    –Ça alors, Santa ? Pas possible ! Santa ? Elle t’a téléphoné, après tout ce temps ? Et qu’est-ce qu’elle voulait ?

    –Ma foi ! Je le sais, moi ? Un petit revenez-y, peut-être. Une crise de vague à l’âme... Je lui ai dit : Eh ! Ma cocotte ! T’as un renvoi de figues ?

    –Oh ! Tu lui as dit ça ?

    –Aussi sec ; je vais me gêner ! »

    Tout en l’écoutant, je rangeais le gros du désordre, autour de moi, et ramassais fébrilement chemises, chaussettes et tee-shirts pour les fourrer en vrac dans le placard.

    « Tiens-toi bien, Benigno ! Elle me téléphonait juste en ammie !... Elle passe par ici, la semaine prochaine, pour un tour de chant. Alors, si je veux la revoir... Juste en ammie, bien sûr ! Eh ! Tu l’imagines, en train de dire ça, toutes lèvres dehors ? En ammie ! Moi, je vois ça d’ici. Rappelle-toi son cinéma, avec ses lèvres en avant, là, qu’on dirait qu’elle te pompe : Ammour !

    –Elle a une jolie moue, c’est vrai.

    –Tu l’as dit, bouffi ! Une moue qui me rendait dur ! Hi ! Hi !... Eh bien tu me croiras si tu veux, j’ai pas dit non.

    –...

    –Ho ! Silence radio ?... T’es mort, Benigno, que tu ne dis rien ? »

    Je n’étais pas mort, j’étais debout sur une chaise, la tête penchée, l’appareil téléphonique coincé sur l’épaule, et je tentais vainement de décrocher le sac de frappe du plafond.

    « Ne te fais pas de souci pour moi, va ! poursuivait Séraphin. Je ne vais pas remettre le couvert. J’ai déjà donné ! C’est juste pour voir la tronche qu’elle a, après tout ce temps. Eh ! Oh ! Parenthèse : tu sais combien ça lui fait, maintenant ?

    –Son âge ?... ouf !... dans les... han !… han !… sais pas... moi… »

    Excédé, à coups de pied rageurs, j’essayais d’enfoncer le sac Décathlon dans la penderie. Ma diction s’en trouvait quelque peu affectée. Mon ami exulta :

    « TRENTE-HUIT, mec ! TRENTE-HUIT BALAIS ! Putain, bonjour les rides ! Je veux voir ça ! Avec toutes ces crèmes qu’elle se tartine sur le museau, en plus... Je vais m’éclater. Hi ! Hi ! Sous les projecteurs, ça va payer ! Et tu ne sais pas le plus beau ? (Eh ! Tu vas te casser le ventre de rire !) Tu ne sais pas où elle chante ?

    –Arrête, Séraphin ! Je m’en vais, tu me diras ça ce soir.

    –Ça va ! Ça va ! O.K. ! Tire-toi ! (Tu vas voir, ça vaut l’os ! Hi ! Hi ! Tu vas te fendre la gueule !) Allez ! Barre-toi !

    –Ouais ! Ouais ! À ce soir, hein, vieux !

    –O.K. ! Ciao !

    –Ciao ! Ciao ! »

    En jurant, je me ruai dans la salle de bains.

    Casse-pieds ! Butor ! Emmerdeur ! Je m’ébouillantai, renversai la moitié du gel douche, éclaboussai le sol et le miroir. Par la faute de ce maudit bavard, sûr que je serais encore couvert de mousse quand Sylviane sonnerait !

    Chuintement... Cataractes bienfaisantes... Ouf. Sauvé. Enfin, rincé, tout au moins...

    Mais sans serviette ! Malheur !

    Je glissai sur le carrelage mouillé, me rattrapai in extremis au bord du lavabo. En me séchant, j’entrevis mon visage tracassé dans le miroir. Pourquoi avais-je cet air, si souvent ? Aucune raison... Je vivais plutôt tranquille. Seul, sans femme, sans enfant. Pas de charges, pas de souci. Je n’écrivais plus... Libre !

    L’enfer était loin derrière moi. L’oubli, apparemment, était venu. Presque dix ans déjà, depuis Marie. Alors ? Ce visage, quelquefois... Est-ce que je vivais si mal ?... Bah ! Je songeai à Sylviane, à ses seins, ses épaules, ses hanches (« Ouais !!! »), et cette idée me réchauffa le cœur comme un soleil.

    En même temps (« Un peu d’eau de toilette... pas trop »), le retour de Santa m’avait fichu le bourdon, je m’en rendais bien compte. Comme la certitude que rien de durable n’est possible, jamais, entre deux êtres. Séraphin et Santa ? Ces deux, c’était bien fini. Depuis... deux ans ? Je bouchonnai vigoureusement mes cheveux. Deux ans, déjà ! Et puis soudain, de nouveau, il faudrait y croire ?

    Mensonges... Tiroirs à double fond... Ces deux-là, je savais sur eux des secrets que chacun avait toujours cachés à l’autre. Ainsi va le monde. Ainsi vivent les amants et les époux mal appariés. Je passai rapidement un pantalon et un tee-shirt, et songeai à balayer plutôt devant ma porte.

    Moi-même, qu’avais-je de commun avec Sylviane ? Et je ne songeais pas aux profondeurs de l’âme ! Physiquement, nous étions si différents l’un de l’autre... Même à l’œil nu, le couple que nous formions devait avoir l’air d’une impasse biologique. D’une aberration de la nature. Sans talons, elle était aussi grande que moi ; et des talons, bien sûr, mademoiselle en mettait tous les jours. Sa chair épanouie n’était qu’abondance, profusion, exubérance ; et moi, j’étais sec comme un coup de trique et affûté à mort. Un vrai poids moyen : un mètre quatre-vingts, teigneux et électrique, tout de nerfs et de tendons.

    Total : elle et moi, physiquement, c’était la carpe et le lapin. Nous n’avions pas l’air d’appartenir à la même espèce animale. Je passai mes mains dans mes cheveux courts, et me redressai avantageusement devant la glace. Peine perdue...

    Ce qu’il eût fallu à Sylviane, je le savais bien : c’était un bon bourrin de son âge, bien viandu, un peu entrelardé, même. Un taureau, oui ! Un bon gros poids lourd, bien massif, pour pétrir comme bon pain toute cette opulence, cette chair généreuse, cette fastueuse chair de femme.

    Cela dit, quand elle sonna, c’est le cœur battant que je me précipitai pour lui ouvrir. Et pas une seconde il ne me vint seulement à l’idée d’aller chercher le voisin !

    Je ne me suis jamais pris pour le numéro 1, ni au lit, ni dans les cordes, ni la plume à la main ; mais partout j’ai toujours tenu ma place vaillamment, en bon petit soldat, sans céder un pouce ni baisser les yeux. Et, avec Sylviane, pour rien au monde je n’aurais cédé ma part à qui que ce soit. Cette fois-là, pas plus que les autres, elle n’aurait à se plaindre de moi. Ça... Je l’attendais de pied ferme, elle n’avait qu’à bien se tenir !

    De son côté, elle connaissait sa partie. Je n’eus pas plus tôt ouvert la porte que, le rose aux joues, elle se jette sur moi, me bouscule, m’embrasse en riant, en cognant ses dents contre les miennes, en me mordant les lèvres, en me balbutiant dans la bouche des tas de trucs bizarres.

    Sans attendre, elle me pousse vers la chambre et me marche sur les pieds au risque de nous faire tomber, elle jette un à un derrière elle tous ses vêtements, dans lesquels elle s’emberlificote, et qu’elle abandonne gaiement en chemin, avec ses souliers, sa ceinture et des tas de colifichets, de colliers, de bracelets en toc, comme un Petit Poucet excité.

    Mais elle, ce n’est pas le chemin du retour, qui la préoccupe ; ce qu’elle a en tête, c’est le futon, là-bas, droit devant, dans la chambre ! Couche que nous réussissons à atteindre tant bien que mal, et sur laquelle nous nous abattons finalement comme une seule masse, enlacés, gémissants, les pieds entravés, en ébranlant comme d’habitude le lustre à pendeloques de la vieille du dessous, olé !

    Cependant, après un pareil début, et un après-midi de caresses et de plaisir, j’étais bien à cent lieues d’imaginer la suite.

    La suite ?… Ah ! La garce ! Deux heures plus tard, me voilà la poursuivant à gifles dans le salon, tout nu, furieux, avec une belle estafilade sur le front. Cette folle venait de me casser sur la tête mon combiné téléphonique !

    Pendant que je prenais une douche entre deux reprises, mademoiselle s’était sournoisement levée, pour s’en aller fouiner dans les messages du répondeur, et elle y avait trouvé l’appel anodin d’une amie, qui se terminait par un innocent « Bisou » ! Ce qui l’avait rendue folle de rage. Malheur ! Mais cette toquée m’avait fait mal ! Je saignais ! Bon Dieu ! Cette fois, ça allait chauffer pour elle !...

    Hurlements, piétinements, couinements et course-poursuite.

    Finalement, pour éviter les coups, elle va se percher debout sur le canapé du salon, croyant que sa grande taille la mettra à l’abri des gifles. De sorte que, là-haut, toute nue et criant comme une folle, elle a l’air d’une femme épouvantée par une souris, qui se réfugie stupidement sur un meuble.

    Il est vrai que je ne suis pas particulièrement grand : le visage de Sylviane est presque hors de portée de mes claques. Le mien est pratiquement à hauteur de sa jolie toison ; c’est dire la longueur des jambes de la belle !

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