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Guérillera: Les larmes de cristal
Guérillera: Les larmes de cristal
Guérillera: Les larmes de cristal
Livre électronique596 pages9 heures

Guérillera: Les larmes de cristal

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À propos de ce livre électronique

Sam, jeune soldat occidental en mission de pacification sur l’île des Kornilles (Asie) est grièvement blessé lors de l’évacuation des troupes. Il rentre au pays en laissant sur place l’amour de sa vie : une jeune kornillienne. Vingt ans plus tard, sur son lit de mort, il missionne son neveu Morgan Suther, grand reporter de guerre, pour retrouver Swandy et la ramener en Occident, comme il le lui avait promis.
L’île des Kornilles renoue avec la guerre civile et avec sa lutte contre son voisin envahisseur : l’Urdikistan. L’Occident se pose de nouveau en médiateur et envoie une nouvelle fois des troupes sur l’île.
Morgan Suther est du voyage. Il n’aura de cesse de retrouver l’amour de jeunesse de son oncle disparu. Or, le conflit se durcit et l’armée occidentale se heurte à des actions de guérilla de la part des autochtones rebelles. L’un des groupes les plus meurtriers est mené par une jeune guerrière sans pitié, cruelle et sauvage…
LangueFrançais
Date de sortie20 févr. 2023
ISBN9782312126579
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    Aperçu du livre

    Guérillera - Nathalie Faure Lombardot

    cover.jpg

    Guérillera

    Nathalie Faure Lombardot

    Guérillera

    Les larmes de cristal

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    La fille de l’ombre, BoD, 2003, réédité en 2015

    Au nom d’Elisa, BoD, 2008

    Amnésie, BoD, 2010

    L’autre, BoD, 2013

    Sans illusion, BoD, 2014

    L’une ou l’autre, BoD, 2021

    Quatre temps (nouvelles), BoD, 2022

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-12657-9

    Pour Mélodie et Dylan, que j’aime de tout mon cœur.

    Pour l’homme de ma vie, Gilles.

    Pour mes ami(e)s, auteur(e)s, qui m’ont lue, soutenue,

    ils/elles se reconnaîtront…

    Avant-propos

    Peu importe que les pays dont je parle existent ou non, peu importe que mes personnages et leur histoire soient réels ou inventés. Certains événements, situations, contextes leur ressemblent tellement… L’essentiel n’est ni le lieu ni l’époque, mais la terrible mentalité de l’Homme, sa soif de combat, de pouvoir, son ignorance ou au contraire, sa trop grande connaissance des faiblesses de ses pairs. On dit que la réalité dépasse souvent la fiction. J’aimerais que cette histoire ne soit qu’une fiction, que l’espoir soit le seul vainqueur du combat, que la prise de conscience et la connaissance le surpassent…

    Prologue

    Je savais que mon île, celle sur laquelle j’étais née, était devenue une véritable poudrière. Ce qui semblait à l’Occident, être un paradis devenait notre enfer. Tout était si beau et si toxique à la fois. Les immenses plages de sable blanc, idéales pour accueillir des milliers de touristes étaient désertées, évitées comme la peste, comme toute étendue découverte, d’ailleurs. Seuls les cocotiers y balançaient leurs longues feuilles. Qui s’y risquait faisait une cible de choix pour les tireurs d’élite. Nos collines et nos vallées si vertes, si boisées, n’étaient pas des refuges beaucoup plus sûrs. Les guérilleros – dont je faisais partie – avaient pris possession des forêts et des montagnes. Un étranger s’y serait promené sans le moindre soupçon tant nous savions devenir invisibles. Mais moi, j’étais bien placée pour savoir que des centaines d’yeux étaient toujours à l’affût, que derrière chaque regard se trouvaient une arme d’abord, un corps humain ensuite, un cerveau ou une âme, je n’en suis plus très sûre. Nous vivions comme des bêtes. Je m’en rends compte aujourd’hui. Mais nous n’avions pas le choix. Nous ne savions plus ce que signifiaient compassion, sentiment, clémence, sérénité… Non, beaucoup d’entre nous n’utilisaient même plus ces mots. Chacun survivait comme il le pouvait dans la communauté. Notre seul objectif était de tuer l’ennemi pour survivre. L’ennemi, c’était ce gouvernement mené par un dictateur militaire mis en place par les étrangers. Enfin, c’est ce que j’entendais depuis ma plus tendre enfance. La seule constante, c’était notre communauté : les rebelles, les guérilleros. Une minorité ethnique qui revendiquait juste son territoire. Nous voulions notre indépendance et le droit de vivre sur notre terre, de la cultiver librement, ou presque. Les choses étaient en fait, un peu plus compliquées que mon esprit d’enfant voulait bien le comprendre. En réalité, notre petit pays était en guerre civile depuis tant d’années que ma génération et la précédente n’avaient jamais connu la paix. Il y avait des périodes d’accalmie, mais elles ne duraient jamais longtemps.

    La version des miens était la suivante. Nos grands-parents vivaient sur cette terre, la cultivaient pour les propriétaires des lieux : des colons, Occidentaux pour la plupart, considérés comme des seigneurs puissants, mais bienfaiteurs, depuis des générations. Nos aïeuls n’étaient pas riches, mais ne manquaient de rien. Ils avaient de la nourriture, du travail, et la vie s’écoulait ainsi, sans que personne ne trouve rien à y redire. Mais les retombées de plusieurs guerres civiles visant à libérer les « petits pays » du joug de la colonisation touchèrent notre île aussi. L’île des Kornilles fut annexée par le peuple du pays côtier : l’Urdikistan. Décision qui fut approuvée par les États occidentaux qui, apparemment, ne voulaient plus de nous et ne savaient pas comment se débarrasser d’une énième colonie qui leur coûtait trop cher. Afin que ce nouveau découpage des frontières soit respecté, notre île fut occupée par l’armée occidentale, venue nous apprendre à nous servir de notre nouvelle liberté – ou nous apprendre à être asservis par les Urdiks, c’était selon… – Une grande partie des Kornilliens adopta les us et coutumes des Urdiks et se rangea bien sagement à leurs côtés. Les autres, en minorité, se rebellèrent et se réfugièrent dans les montagnes, sachant qu’après le départ des troupes occidentales, une dictature serait mise en place. Une terrible guerre civile démarra alors. Ce fut le début de l’enfer. Les Occidentaux finirent par quitter notre pays, non sans avoir mis sur pied un gouvernement urdik sous leur domination avec, à sa tête, le général Nadil Pachkan. Nos anciens « dirigeants indigènes » – en particulier le seigneur Sorata San, gouverneur de l’île – ne voulant pas renoncer à leurs privilèges se lancèrent dans la guérilla. Les attentats se succédèrent, tous plus violents les uns que les autres. Le gouvernement riposta par de lourdes opérations militaires. Beaucoup des meneurs furent massacrés. Les autres formèrent des groupuscules continuant la guérilla, sous la houlette de Sorata San. Je faisais partie de l’un d’eux, non pas parce que je l’avais choisi, mais parce que j’avais été recueillie par ce groupe dès mon plus jeune âge. En tant que bâtarde, j’avais été rejetée par le peuple de ma mère. Longtemps, j’ai pensé que les rebelles m’avaient recueillie par bienveillance…

    En effet, non seulement j’étais née du mauvais sexe, mais en plus, j’avais eu l’immense tort d’avoir été conçue par un soldat occidental de passage. Comme beaucoup de ses compatriotes, il rentra au pays sans même savoir, je pense – et j’espère –, qu’il laissait sa progéniture sur place. De ma mère, je n’ai que des souvenirs respectueux. J’ai toujours su qu’elle avait énormément souffert, mais jusqu’à ce jour, je n’avais jamais vraiment compris à quel point. Née sous le signe du sexe faible, elle aussi avait fui sa famille à l’âge de seize ans pour éviter le mariage que ses parents lui imposaient. Sa fuite avait été facilitée par l’arrivée des Occidentaux. L’un d’eux l’avait recueillie et lui avait permis de vivre à sa guise. Elle avait à l’époque, des idées tellement avant-gardistes dans ce pays que personne – si ce n’était un peuple plus « occidentalisé » que le nôtre – ne pouvait comprendre. On la considérait comme folle. Comment une femme pouvait-elle décider de vivre seule et indépendante, alors qu’elle n’avait été conçue que pour servir l’homme, son maître ? Le soldat occidental qui l’aida et la recueillit, mon géniteur, lui mit dans la tête l’envie de vivre comme les femmes de chez lui, à coup de magazines et de livres. Je naquis après son départ et elle n’eut de cesse de m’élever dans l’idée qu’un jour je rejoindrais mon père pour vivre en femme libre et profiter de toutes les merveilles que m’offrirait alors l’Occident. Elle m’apprit à me méfier de tout et de tous ici, à ne croire en rien, à n’avoir confiance en personne. Elle m’enseigna à ne me fier qu’à mon propre jugement, à toujours envisager ou imaginer l’envers du décor, la situation inverse de celle que je vivais, avant de prendre la moindre décision. Elle disait que pour vaincre l’ennemi, il fallait se mettre à sa place, s’imaginer dans sa peau, le connaître… Elle fut tuée par une bombe qu’elle avait elle-même posée alors que j’allais avoir six ans. Je fus donc recueillie par son groupe de guérilleros, plus par pitié que par compassion d’ailleurs. On m’offrait de la nourriture et un endroit sec où dormir en échange de menus travaux. On me conditionna à détester nos ennemis sans chercher à comprendre. J’étais malheureusement née de sexe féminin, j’aurais dû apprendre à cuisiner, à tenir une maison et à choyer un « maître ». Très vite et très jeune, j’aurais dû être mariée et j’aurais dû donner la vie à une ribambelle d’enfants, priant pour avoir le maximum de garçons afin qu’ils aident leur père dans son travail et nous rapportent de quoi vivre. Mais très vite, on remarqua la facilité avec laquelle j’apprenais à me servir d’armes blanches, la souplesse et la ruse dont je faisais preuve pour terrasser mes adversaires masculins. Du coup, on m’enseigna les arts martiaux, on m’apprit à me servir d’une arme à feu, à tirer, à me dissimuler, à me battre à mains nues, mais surtout, à me servir d’un couteau. Je ne sais d’où me vint ce don, mais les lames devinrent mes meilleures amies. Peu d’adultes savaient s’en servir comme moi. J’appris à me faire respecter de mes compatriotes grâce à ma rapidité, à mon agilité et mon adresse. Cela m’aida grandement à supporter ma situation peu enviable dans la communauté au sein de laquelle je vivais. Jamais on ne me demanda mon avis. J’avais été conditionnée à me battre, à tuer pour la « cause ». Personne ne savait que j’avais récupéré, comme pauvre héritage, les livres que mon père avait offerts à ma mère. J’avais caché toutes ces traces de satanisme occidental dans une boîte en fer que j’avais remisée dans une excavation de la montagne. Par la suite, on découvrit que je savais lire, que j’étais instruite, que je maitrisais la langue des Occidentaux. Je dus ma survie à ce genre de détails qui rendirent de nombreux services à la communauté. Mais j’étais trop jeune alors, et la dureté de la vie de guérilleros travailla contre moi. J’eus beau tenter mentalement de me battre pour les idées de ma mère, je les oubliai peu à peu, noyées dans la difficulté de mon quotidien. Mon autre arme fatale (aussi dangereuse pour moi, que pour les hommes qui croisaient mon chemin) était mon physique. J’avais hérité de ma mère ses yeux ambrés, ses pommettes hautes, ses cheveux couleur de jais que je portais comme elle, très longs. Mais contrairement aux visages ronds et au teint « jaune » qui caractérisaient mon peuple, j’étais une « blanche » au teint mat et mon visage était oblong comme celui de mon père. J’avais hérité également de la taille de mon géniteur. Les femmes ici, mesuraient rarement plus d’un mètre soixante. J’atteignais un mètre soixante-douze. Tout cela rappelait aux autres mon origine étrangère chaque fois que leurs yeux se posaient sur moi. Dans mon malheur, j’avais hérité d’un corps aux courbes avantageuses. À quinze ans, bien que n’ayant jamais eu d’expérience des hommes, je savais déjà lire dans leurs yeux leur désir, leur admiration, leurs envies. Je savais déjà jouer de mon physique pour obtenir ce dont j’avais besoin. En ville, on ne se méfiait pas d’une gamine aux arguments non négligeables, toujours souriante, l’air si doux et angélique. On me laissait passer, même quand mes poches étaient bourrées de grenades. Quant à ceux qui essayaient d’abuser de moi, je m’en débarrassais sans le moindre scrupule. J’avais appris à fermer mon esprit quand je tuais. Je me conditionnais à penser que je n’avais pas le choix. Si j’avais, ne serait-ce qu’une seconde, hésité, réfléchi à mon acte ou à ses conséquences, je serais morte aujourd’hui. J’étais devenue impitoyable. J’avais acquis une telle notoriété que les hommes de la communauté me craignaient tout en me respectant. Très superstitieux, ils redoutaient surtout le morceau de cristal bleu que je portais autour du cou, au bout d’un lacet de cuir – cadeau que mon père avait offert à ma mère et dont j’avais hérité –. Ils disaient que ma mère avait perdu la tête le jour où elle avait mis ce cristal autour du cou. Ils craignaient aussi que la part d’Occidentale en moi me donne une force maléfique qu’ils ne savaient contrer. Fille d’un fils du démon, je ne pouvais qu’en posséder l’esprit. Je me jouais de leurs peurs et de leurs superstitions, je m’en servais également comme d’une protection des plus efficaces. Ils se servaient de moi pour faire passer des messages aux autres groupuscules de rebelles, mais aussi pour certaines opérations armées. Après deux ou trois actes d’héroïsme qui n’avaient d’héroïque que la chance que j’avais eue de mon côté, ma réputation de sorcière puissante naquit. Comme pour n’importe quelle réputation, la parole des hommes qui connaissaient des hommes qui avaient vu, entendu des choses, fit de moi une guerrière puissante et possédée de pouvoirs impressionnants. Pour les plus incrédules, je devais certainement être soutenue par une « puissance supérieure » qui me guidait. Ils s’inclinèrent donc et me suivirent, chacun par intérêt personnel. Ce fut un cercle vicieux : puisque les plus rébarbatifs et les plus fanatiques s’inclinèrent et se soumirent aux ordres d’une femme-enfant, c’est que celle-ci avait quelque chose de surhumain. Par superstition et peur de mes dons de sorcière, on me suivit donc aveuglément. A dix-huit ans, j’avais réussi le tour de force d’être la seule femme à la tête d’un petit groupe de rebelles qui dépendait d’une véritable armée de guérilleros – armée qui s’était reconstruite avec bien des difficultés –. Je savais quels risques j’encourais. Quand l’un de nous tombait aux mains de l’armée urdik, il était sacrifié. Les Urdiks étaient réputés pour leurs actes de torture sur les prisonniers. La plupart de ces derniers mouraient dans des souffrances atroces. Ils pouvaient parler car, dans tous les cas, quand un chef – aussi bas dans l’échelle de la hiérarchie soit-il – tombait, la communauté entière migrait, changeait ses plans, abandonnait les opérations en cours. Bref, toutes les informations qui pouvaient tomber entre les mains de l’ennemi devenaient obsolètes. Si par miracle, le prisonnier s’en sortait, c’est qu’il avait été acheté ou servait d’appât. Il était alors sacrifié par ses propres alliés. Le groupe ne pouvait se permettre la moindre erreur pour le bien de tous. C’était notre stratégie. J’avais même vu un fils tuer son propre père, arrêté quelques jours auparavant puis relâché.

    Je ne réfléchissais jamais à nos objectifs, nos buts réels et leurs conséquences. Depuis la mort de ma mère, je n’avais plus ni le droit ni le temps de laisser parler mes sentiments ou mes idées. Cela m’était interdit. C’était contraire à notre cause. Dès mon plus jeune âge, on m’avait appris la haine. On se servait de l’exemple de ma naissance pour me faire détester la patrie de celui qui avait gâché ma vie en me la donnant, puis en m’abandonnant. J’étais censée haïr qui n’était pas de notre bord, qui ne partageait pas notre idéologie. Tout ce qui pouvait venir ou simplement évoquer l’Occident représentait le mal, la chose à abattre, à annihiler, de toutes les manières possibles. En tant que femme, je me devais de surpasser les hommes pour me maintenir à leur tête. Les égaler équivalait à un échec. Je devais être meilleure qu’eux, plus rapide, plus rusée, plus cruelle aussi. Pendant quelques années, j’ai presque « oublié », à cause du groupe, ce que m’avait enseigné ma mère. Quand un sursaut de lucidité venait m’effleurer, quand les scrupules ou les remords, la moindre compassion tentaient de m’atteindre, je les repoussais violemment au nom de ma survie.

    Mon Dieu, comme l’ignorance est terrible ! Aujourd’hui, j’ai mal quand je pense à toutes ces années où j’ai préféré croire que la vie n’était que haine, sang, vengeance et terreur, plutôt qu’espoir, tel que ma mère avait tenté de me l’inculquer. Nous n’étions que des bêtes au service de monstres… C’est pour cela que, lorsque je décidai d’écrire mon histoire, je pris volontairement la décision de parler de moi de façon impersonnelle, à la troisième personne. Je n’ai plus grand-chose à voir aujourd’hui avec la guérillera d’autrefois. Quoique…

    Chapitre 1

    Depuis plusieurs jours déjà, Kamala était inquiète. Leur « cher dictateur » détesté, Nadil Pachkan, avait été assassiné cinq jours plus tôt. Ce n’étaient pas eux qui avaient agi. Cela ne les arrangeait pas vraiment d’ailleurs. Son groupe avait pris de l’ampleur au sein de l’armée rebelle. Elle tentait, avec ses deux lieutenants, Samoa et Yan Sung, de tenir leur position stratégique dans la montagne. En effet, perchés sur une crête, ils dominaient à l’est la côte, à l’ouest la vallée. Ils bénéficiaient également de nombreuses cavernes, tunnels et grottes naturelles qui leur servaient de refuges en cas d’attaque. Ces grottes communiquaient entre elles et leur dédale était si important que seuls de bons connaisseurs savaient s’y retrouver. Ils disparaissaient sous l’œil de l’ennemi sans que celui-ci ait une chance de les retrouver. Ils étaient également invisibles pour les armées qui tentaient de débarquer par la plage et entrer dans les terres. Le lieu était idéal pour tendre une embuscade.

    Ils haïssaient Pachkan, mais ils le connaissaient. Tant qu’il était en place, ils savaient à quoi s’en tenir. Qu’allait-il advenir maintenant ? Leur grand maître : Sorata San, le grand seigneur des Kornilles qui avait fui lors de l’invasion des Occidentaux, et qui était à la base de l’organisation de la guérilla rebelle, semblait vouloir reprendre le pouvoir. Si ses camarades accueillaient la nouvelle comme une bénédiction des dieux, Kamala restait sceptique. Sa mère s’était émancipée avec l’arrivée des Occidentaux. Elle vivait comme un homme. Que se passerait-il pour elle si Sorata San réinstaurait les anciennes traditions ? Elle devrait reprendre la longue robe traditionnelle, se trouver vite un mari et faire plein d’enfants qu’elle passerait son temps à élever ? Mais pour ça, fallait-il qu’elle se trouve un mari. Personne ne voudrait d’une bâtarde, d’une métisse. Pendant la guerre, on avait « oublié » qui elle était parce qu’elle était devenue une combattante efficace. En temps de paix, elle redeviendrait une soumise… Cette idée la révoltait au plus haut point. Quelquefois, elle se demandait si elle n’avait pas envie que la situation perdure. Et puis, autre chose la taraudait. Les Kornilles représentaient une base stratégique sur l’océan pour les Occidentaux. Traitant avec les Urdiks, ils avaient intérêt à garder ce partenariat sans que cette colonie leur coûte. Elle doutait que les gouvernements de l’Occident laissent les rebelles prendre le pouvoir. Leur but ultime était de mettre en place un gouvernement fantoche à leur solde, qui leur permettrait d’avoir une base stratégique dans l’océan Indien à moindres frais, sans avoir à gérer cette contrée. Elle redoutait plus que tout une nouvelle invasion de l’Occident et le cortège d’horreurs qui suivrait. Peut-être ne voulait-elle pas non plus, inconsciemment, se battre contre une partie d’elle-même… Les rebelles se soulèveraient avec plus de force. L’armée régulière attaquerait plus cruellement… Ils n’auraient plus aucune chance… Ils seraient exterminés. S’ils étaient faits prisonniers par l’armée régulière, ils seraient torturés sans relâche jusqu’à la mort ou exterminés des pires façons que l’esprit humain puisse imaginer. S’ils étaient faits prisonniers par les Occidentaux, les femmes seraient d’abord violées puis, hommes et femmes sans distinction seraient livrés tout simplement, en toute bonne conscience, à l’armée urdike : ils respecteraient ainsi leurs soi-disant conventions internationales : pas de massacre et une solution apparemment pacifique. Peu leur importait ce qu’il adviendrait des rebelles après le départ des troupes. La seule issue des rebelles : se battre jusqu’à la mort en priant pour mourir au combat, dans un commando suicide par exemple. Le sacrifice de sa propre personne pour éviter la souffrance de la torture : tel était son avenir, pensa-t-elle amèrement. Elle n’était qu’en sursis. Elle était même peut-être déjà morte et elle l’ignorait encore. Bizarrement, cette idée ne lui faisait pas peur. La mort ne pouvait pas être pire que ce qui l’attendait sur cette terre. Elle rêvait parfois de s’endormir et de ne plus jamais se réveiller, ce serait le moindre des maux…

    – Kamala ! Ça fait trois fois que je t’appelle ! rugit Samoa en la rejoignant. Qu’est-ce qui se passe ?

    – Je réfléchissais, dit-elle en souriant. Qu’y a-t-il ?

    – Viens à la radio, il y a du nouveau…

    À son air inquiet, elle comprit qu’il se passait quelque chose de grave. Autour d’un poste de radio, les hommes s’étaient regroupés en cercle. Les femmes et les enfants qui vaquaient à leurs occupations s’étaient immobilisés et se tenaient respectueusement en arrière. Seule Kamala, leur « chef », était autorisée à intégrer le groupe des hommes. La radio captée était l’une de celles diffusées par les Occidentaux, logiquement interdites dans ce pays. La musique en était subversive et les propos blasphématoires, mais elle diffusait également des informations qui leur importaient au plus haut point. Ils la captaient mal étant donné les quelques milliers de kilomètres qui les séparaient du lieu de diffusion, mais les grésillements ne l’empêchèrent pas de comprendre le message qu’elle traduisait au fur et à mesure.

    – À la suite de l’assassinat de Nadil Pachkan, chef du gouvernement des Kornilles, Sorata San, ex-dirigeant des groupuscules rebelles, a tenté ce matin un coup d’État qui a échoué dans un bain de sang. Sorata San aurait été tué au cours de l’opération. Les autorités occidentales, soutenues par certains gouvernements d’Extrême-Orient, inquiètes de la tournure des événements, craignent un durcissement de la situation et un soulèvement important des groupuscules rebelles. N’oublions pas que le pays est en guerre civile depuis plus de trente ans. Aussi, par mesure de précaution et pour mettre enfin un terme à ce conflit, l’UNO (l’Union des Nations Occidentales) a autorisé, en début d’après-midi, une intervention rapide et massive des forces occidentales sur place qui mèneront des « opérations militaires dont l’envergure sera sans précédent ». Dès demain soir, dix compagnies des forces armées européennes rejoindront l’île des Kornilles. Elles seront appuyées par l’intervention de l’armée de l’air, qui sécurisera – comprenez « bombardera », précisa Kamala – toute la partie montagneuse de l’île, afin de protéger l’arrivée des troupes. Alain De Bestant, le porte-parole de l’UNO, a déclaré dans une allocution télévisée, je cite : « Nous éradiquerons toute rébellion de cette terre et nous ne nous retirerons que lorsqu’une paix durable sera rétablie. Cela dût-il passer par une extermination totale des guérilleros et armées rebelles, quelles qu’elles soient… De nombreux pays occidentaux nous assurent d’ores et déjà de leur soutien, telles les nations européennes. Le président des États-Unis d’Amérique a fait part à l’Europe, lui aussi, de son soutien moral, matériel et financier »…

    Un silence glacial plomba l’assemblée. Personne n’osait prononcer tout haut ses pensées. Les Occidentaux arrivaient : ils ne viendraient certainement pas seuls. C’étaient les plus grandes puissances mondiales qui se liguaient contre eux et qui voulaient leur élimination globale et définitive. Les Occidentaux… Prononcer uniquement ces mots semblait au-dessus de leurs forces. Puis, peu à peu, les regards convergèrent vers elle. Après tout, elle était devenue leur meneuse. Ils attendaient d’elle un plan d’action, une promesse, une protection… Putain, elle venait seulement d’avoir dix-neuf ans ! Elle trouva soudain la situation d’un absurde…

    Un bruit de moteur la tira de ses pensées. Kahan, un des « guetteurs » du groupe en ville, venait d’arriver. À sa façon de laisser tomber son engin qui ressemblait à une moto, sans soin et dans la précipitation, ils surent déjà qu’il était vain pour eux d’attendre de bonnes nouvelles. Il tenait à la main une affiche froissée.

    – Kamy ! Les paysans font leurs bagages. Ils s’exilent, ils ont peur, ils partent vers le sud, ils rejoignent les Urdiks. Tiens, regarde ! Les Urdiks disent qu’ils nous laissent une chance, ils ne nous feront aucun mal si on se rend sans coups de feu. Ils sont prêts à nous accueillir…

    Kamala parcourut rapidement des yeux l’affiche. C’était tentant. Le gouvernement de l’Urdikistan promettait d’oublier qu’ils avaient pu être rebelles à condition qu’ils se rendent sans condition. Les Urdiks offraient même d’accueillir femmes et enfants des rebelles : si eux ne cédaient pas, qu’ils offrent au moins une chance à leur famille ! Kamala froissa rageusement l’affiche, la foulant du pied. Instinctivement, elle se passa la main dans les cheveux. Elle devait prendre une décision. Elle s’éclaircit la voix. Cela leur suffit pour comprendre qu’elle allait parler. Un silence religieux se fit autour d’elle, lui donnant une importance qu’il ne lui semblait pas mériter.

    – Il est temps que chacun de nous fasse un choix en son âme et conscience, commença-t-elle. Vous n’êtes pas sans savoir que nous n’avons plus aucune chance si Sorata San est mort. Nous sommes tous condamnés si nous persistons dans notre lutte, à plus ou moins long terme…

    Elle ramassa l’affiche par terre et s’appliqua à la défroisser.

    – Ils offrent de nous accueillir si nous baissons les armes. Je comprendrais que vous les rejoigniez. Cette guerre a trop duré, nous sommes trop disséminés, trop divisés… Nous pouvons continuer le combat, mais je doute de la victoire ! Dans un premier temps, je propose que les femmes et les enfants descendent dans les villes ou les villages et rejoignent les camps de réfugiés. La mort de civils ne nous apportera rien. Pour les hommes qui voudront rejoindre leur famille plus tard, la porte leur sera ouverte… mais seulement quand on aura vérifié qu’ils disent vrai !

    – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec eux ? On va devenir des esclaves ? Des mendiants ? Plutôt mourir que leur demander l’aumône ! lança l’un d’eux.

    – Moi, j’suis d’accord pour que ma femme parte avec mes deux filles : elles n’ont que deux ans… Mais si vous restez, je reste.

    – Shanyu ! Si tu veux partir avec ta famille, rien ni personne ne t’en blâmera, protesta Kamala. Ils disent qu’ils distribueront des petits lopins de terre dans un premier temps… Si leurs promesses se révèlent vraies, il vaudra mieux pour toi que tu ailles les rejoindre !

    – Ils disent ça, mais on travaillera pour eux. Mon grand-père a perdu ses terres, mon père est mort en essayant de les récupérer, moi je ferai pareil : je ne céderai jamais, murmura Samoa. Mais toi, Kamy, si tu partais avec les femmes et les enfants ? Tu n’as pas de famille, ne me dis pas que c’est pour nous que tu veux rester ?

    – Comme tu dis, je n’ai pas de famille ! répliqua-t-elle amèrement, voulant lui faire comprendre qu’elle avait espéré avec le temps, faire partie de la sienne, en vain. Mais je suis recherchée, Sam ! Ils veulent ma peau. Tu sais comme moi qu’à l’instant où je me rendrai, je serai arrêtée… Moi, je n’ai pas le choix. Je mourrai ici. Vous, vous l’avez !

    – Ils ne connaissent pas ton visage, Kamy. Si tu pars habillée en paysanne, personne ne saura qui tu es…

    – Le « Capitaine » me connaît ! Il a vu mon visage de près. Il ne me pardonnera rien. Il a juré de me tuer de ses propres mains et s’il me tombe dessus… Même si je n’ai pas de famille…

    Sa voix mourut dans le silence général. Le seul mot « Capitaine » les faisait tous trembler. L’officier urdik en question était un homme réputé pour sa cruauté et son amour de la torture. Il était parvenu à attraper Kamala une fois, mais elle l’avait à moitié égorgé pour pouvoir s’enfuir. La réputation de la jeune rebelle était passée au stade de légende grâce à cet exploit, mais tout le monde tremblait à l’idée des horreurs qu’il ferait subir à cette dernière s’il parvenait à mettre la main sur elle…

    – Tu restes, je reste ! reprit Samoa avec un léger sourire. Quand je dis que tu n’as pas de famille, je veux dire que tu n’en as pas encore… Je parle d’enfants. Tu sais bien que pour moi, tu es des nôtres…

    – Et si tu cherches quelqu’un pour t’en faire, des enfants, j’suis sûr qu’il sera d’accord, hein, Sam ? plaisanta Yan Sung pour tenter d’alléger l’atmosphère.

    – Ben ! Faudra bien qu’elle se marie un jour, non ? se défendit Samoa en faisant un clin d’œil à la jeune fille.

    Kamala se contenta de sourire sans répondre. Elle avait toujours été surprise par la faculté que Samoa avait de lire dans ses pensées. Ils avaient presque le même âge, il était à peine plus vieux qu’elle. Ils partageaient une sorte de complicité étrange. C’était grâce à lui qu’elle et sa mère avaient été récupérées par son groupe de rebelles, parce qu’il était son ami depuis leur plus jeune âge. Elle savait que s’il n’en restait qu’un sur qui elle pourrait toujours s’appuyer, ce serait celui-là. Elle savait aussi qu’un jour, il lui proposerait le mariage. Tout le monde le savait ! Et ça les arrangeait tous. Personne d’autre ne voudrait d’une bâtarde…

    – Moi, je vais partir, Kamala, murmura Soran, un peu gêné. Je suis de tout cœur avec la cause, mais j’ai pas le choix. S’il m’arrive quelque chose, je laisse deux femmes et six enfants en bas âge à la rue… Que des filles ! J’ai pas le droit…

    – Je comprends, Soran ! Ne te justifie pas, je pense que tu fais le bon choix, lui répondit Kamala. Mais laisse-les d’abord partir seules. Tu les rejoindras plus tard. Je n’ai pas confiance en eux…

    – Moi non plus, Kamy ! Et c’est pour ça que je partirai avec elles. Je préfère mourir avec elles en tentant de les protéger que retrouver leurs cadavres éparpillés dans quelques jours. Quoi qu’il arrive, je serai avec elles !

    Kamala acquiesça d’un signe de tête, sa gorge étant trop serrée pour parler. Elle comprenait Soran et connaissait suffisamment la fierté de ce peuple pour tenter de le convaincre. Il avait décidé qu’il partirait, elle ne pourrait rien faire contre, sinon l’humilier profondément. Le frère de Soran était mort lors de la dernière de leurs opérations armées. Ce dernier avait recueilli sa belle-sœur et ses quatre nièces âgées de deux à huit ans. Lui-même avait deux filles : l’une de quatre ans, l’autre de trois mois.

    Dès le lendemain, en fin de matinée, la famille de Soran, ainsi que celle de Shanyu – qui s’était finalement décidé à partir avec sa femme, malgré les mises en garde de la « guérillera », comme ils l’appelaient affectueusement – et les femmes et les enfants des autres combattants avaient plié leurs maigres bagages et avaient pris le départ, après des adieux déchirants. Les femmes et enfants savaient qu’ils avaient peu de chance de revoir les maris et pères qu’ils laissaient derrière eux. Seules deux femmes restèrent, deux jeunes femmes qui n’étaient pas encore mères. Kamala les soupçonnait de l’admirer, de l’envier, de la copier. Ce sentiment la mettait mal à l’aise. Elle se sentait coupable, responsable d’elles. Elle aurait préféré qu’elles partent.

    Dès la nuit tombée, le groupe se réfugia dans la plus profonde des grottes. Ils avaient déjà inventorié, rapatrié, regroupé leurs armes et munitions. Les premiers vrombissements d’avions retentirent dans le ciel, leur glaçant le sang. Ce fut le signal d’alarme. Le groupe s’enfonça dans les entrailles de la montagne par les galeries souterraines pour se protéger. Il y avait environ trois heures de marche pour rejoindre la ville. Les familles qui les avaient quittés devaient être arrivées dans les camps de réfugiés prévus en périphérie de la ville la plus proche, la capitale des Kornilles : Mina Wani. Enfin, tout le monde l’espérait.

    Le bombardement démarra très rapidement. Le bruit était assourdi par la paroi rocheuse. Néanmoins, chaque bombe qui explosait faisait vibrer la montagne ; des cailloux, des bouts de roche se détachaient. Les rebelles se déplaçaient au rythme des attaques. Certaines galeries furent bouchées par des éboulements, les forçant à s’enfoncer plus profondément dans les entrailles de la montagne, avec le risque d’y être enterrés vivants en cas d’effondrement. Pas un d’eux ne ferma l’œil de la nuit. Entre deux explosions assourdissantes, ils se surprenaient à prier. Kamala, elle, serrait dans ses doigts le cristal pendu à son cou, plus par habitude que par croyance… Elle espérait mourir vite si cela devait arriver. Mais ce ne fut pas pour cette nuit-là. Les bombardements cessèrent avec le lever du jour.

    – Bon ! S’ils bombardent comme ça pendant des jours et des jours, on va manquer de nourriture. Je descends en ville avec Tahany et Chen. Nous allons nous vêtir en paysannes, allez ! ordonna Kamala, faisant claquer sa voix comme un fouet.

    Il lui avait été difficile de s’imposer aux hommes dans un premier temps, de les commander dans un deuxième temps, mais elle persistait à penser qu’il lui était encore plus difficile de se faire obéir des femmes.

    – Je ne viens pas, rétorqua Tahany, comme pour appuyer ses pensées. Je pense que c’est dangereux d’y aller aujourd’hui.

    – Tu as décidé de rester : soit tu assumes ton choix, soit tu t’en vas ! l’agressa Kamala. Je ne te retiens pas. Si tu ne nous aides pas, tu deviens un poids inutile et une bouche de plus à nourrir. Choisis !

    Kamala fut reconnaissante au mari de la jeune femme de l’appuyer. D’une remarque sèche, il fit bouger sa jeune épouse. Elle pouvait s’opposer à son égale, pas à son mari et maître.

    – Je viens avec vous ! s’interposa Samoa. Les femmes ne se promènent pas seules ici, Kamy ! coupa-t-il en l’empêchant de protester. Vous allez vous faire remarquer… Et puis, une arme de plus n’est pas à négliger.

    Celle-ci ne perdit pas de temps en protestations. Elle connaissait trop Sam pour savoir qu’elle n’arriverait pas à le faire changer d’avis. Et puis, que quelqu’un se préoccupe de sa sécurité ne lui était pas désagréable. Elle s’était toujours assumée seule et se reposer sur des épaules masculines lui manquait parfois.

    Les jupons longs et les grandes étoles dont les femmes rabattaient un pan sur la tête – costume typique des paysannes – les entravaient dans leur marche, pesaient lourd et leur tenaient bien trop chaud, mais ces vêtements leur permettaient surtout de dissimuler une partie de leur visage et, le plus souvent, leurs armes. Des poches avaient été ajoutées. Elles ne sortaient jamais sans pistolets, grenades offensives et parfois même, fusil d’assaut, plus difficile à cacher. Kamala, pour sa part, portait toujours trois ou quatre couteaux à cran d’arrêt sur elle. C’était son arme favorite, celle avec laquelle elle excellait. Elle n’oubliait jamais, à l’instar de nombre de femmes, de se couvrir le visage, ne laissant dépasser que ses yeux. Cela lui permettait de se fondre dans la foule et de ne pas être trop facilement reconnaissable au cas où elle croise le Capitaine ou un de ses hommes.

    En sortant de la grotte, elle sentit son cœur se serrer à la vue du paysage désolé, fumant, détruit. Ses souvenirs d’enfant vinrent tirailler son estomac. Elle avait déjà vécu des bombardements. Elle ne se souvenait plus de quels dégâts ils étaient suivis. Les arbres fumaient, noirs de suie, des cratères rendaient les chemins impraticables. Une odeur de poudre brûlée, de mort, les pénétrait par tous les pores de la peau. Ils abandonnèrent l’idée de descendre avec des véhicules. Ils mettraient plus de temps à dégager les pistes qu’à s’y rendre à pied. De plus, leur connaissance du terrain leur permettait de fuir et de disparaître dans la forêt très rapidement. Ils étaient beaucoup plus mobiles et insaisissables à pied qu’en véhicule.

    Les villages qu’ils traversèrent étaient déserts, dévastés. Les petites cabanes de bois, de terre, de paille, étaient éventrées, les charpentes de bois écroulées fumaient toujours. Sur certaines tables, de la vaisselle trônait encore, des vêtements, des morceaux de tissus noircis étaient éparpillés. Et partout, de la fumée, des restes de flammes. Quelques poules caquetaient en courant dans tous les sens, affolées. Des porcs fouillaient les décombres et le sol à la recherche de nourriture. Mais il n’y avait pas âme qui vive. La seule chose qui rassura Kamala fut qu’ils ne rencontrèrent aucun cadavre. Les paysans avaient dû avoir le temps de fuir et de gagner les camps de réfugiés qui devaient fleurir en périphérie de Mina Wani, comme quand elle était enfant.

    Elle ne s’était pas trompée. Des tentes brunâtres à perte de vue, sur les plaines aux alentours de la ville, étaient déjà installées. L’armée tentait d’organiser la vie dans les camps. Des files de personnes résignées poussant charrettes, tirant brouettes, accompagnées d’une foule d’enfants en haillons faisaient la queue à l’entrée des camps. Tous les regards reflétaient la même souffrance désespérée, résignée… Son peuple était croyant, pas elle, plus maintenant ! Comment pouvait-on croire à un dieu, quel qu’il soit, qui tolérait tant de misère et de souffrances ?

    Arrivés en ville, ils se faufilèrent discrètement dans la foule, passant inaperçus tant l’agitation était dense. Le cœur serré, Kamy se recula vivement sur un bord de route, laissant passer un convoi de véhicules 4x4 décapotés contenant des militaires occidentaux. Elle ne put que reconnaître leur drapeau, leurs uniformes, avec dégoût et terreur. Elle en fut surprise. Ils n’avaient pas perdu de temps, leur arrivée devait être prévue bien avant d’avoir été annoncée ! L’armée urdike tentait d’endiguer le flot de la population inquiète qui hésitait entre acclamer les sauveurs ou accueillir les intrus à coups de jets de pierres. Ici aussi, des bâtiments avaient été éventrés. On marchait dans les gravats qui fumaient encore. Le marché aux volailles et aux légumes tentait de se réorganiser. Les marchands étalaient la nourriture à même le sol sur des couvertures, leurs magasins ayant été détruits ou fortement endommagés. Tahany, Chen et Kamala remplirent leurs paniers des denrées de base qui pouvaient leur manquer. Il leur fallait prendre le plus possible du plus strict nécessaire. Samoa ne les suivait que de loin. Il faisait mine d’observer, de chercher à se renseigner, écoutait et enregistrait la moindre information. Aussi, Kamala le vit-elle s’approcher, les traits soudain très tendus. Il s’arrêta à côté d’elle, au bord d’un étalage de fruits et lui parla à voix basse, sans la regarder.

    – Ils parlent d’une exécution sur la place centrale, je vais voir…

    – Je te suis… Essaie de savoir où les Occidentaux ont établi leur camp !

    Samoa s’éloigna sans plus de cérémonie. Kamala fit un signe discret à ses deux camarades et elles prirent toutes trois la même direction que Samoa, quelques mètres derrière lui. Kamala fut surprise par la vue de deux hommes de type occidental, plutôt grands, l’un châtain clair, l’autre très blond, vêtus de jeans, tee-shirts, baskets… Des vêtements luxueux ici, qui trahissaient surtout leur arrivée récente et leur origine… très occidentale. Elle reconnut le petit homme qui les accompagnait. Puis elle les perdit rapidement du regard. La foule se pressait déjà autour de l’estrade qui avait été montée pour les exécutions publiques. Kamala avait dû assister une fois à ce genre de manifestation car, prise au piège, elle n’avait pu fuir sans éveiller les soupçons. Le condamné était un soldat de l’armée régulière qui avait déserté. Il était son ennemi, mais malgré cela, elle n’avait pu dormir pendant des nuits tant la vision d’une telle horreur l’avait marquée. Le bourreau-militaire avait fait s’agenouiller le condamné, il avait sorti un pistolet, l’avait placé sur la tempe de l’homme et avait pris son temps afin de faire durer la terreur du malheureux. Puis le coup avait retenti, faisant littéralement éclater le crâne du condamné, arrosant de sang l’estrade qui les soutenait. Le corps sans vie avait fini par s’affaler lourdement sur les planches de bois. Cette image horrible s’imposa de nouveau à elle dès que l’estrade fut à portée de vue. Elle voulut s’en éloigner, quand elle fut prise d’un hoquet d’horreur. Son sang se figea dans ses veines. Elle resta stupéfiée, immobile, à regarder monter sur les planches, pieds et poings liés, visages tuméfiés trahissant la nuit qu’ils avaient dû passer, Shanyu et Soran. Leurs femmes et leurs enfants étaient maintenus au premier rang afin qu’ils ne manquent pas une miette de l’horreur. Leurs cris déchirants, leurs sanglots la frappaient en pleine face. Il fallait faire quelque chose. Elle serra son pistolet dans sa main droite. Dans sa main gauche, elle agrippa une grenade offensive, l’index passé dans la bague de sécurité. Comment la lancer sans blesser ses deux amis, comment épargner leurs enfants à quelques pas d’eux ? Elle resta là, paralysée de terreur, de colère, quand dans son dos, elle sentit la présence de Samoa.

    – N’y pense même pas, Kamala, on ne peut plus rien faire, murmura-t-il à son oreille. Ils attendent notre réaction. Ils espèrent qu’on va faire quelque chose… C’est toi qu’ils veulent, Kamy ! Surtout, ne bouge pas. Les Urdiks surveillent la foule. Si on s’en va avant la fin, on va attirer l’attention sur nous.

    Comme dans un cauchemar, elle entendit l’acte d’accusation. Ils s’étaient rendus coupables de trahison envers la patrie, de rébellion et de crimes contre l’armée régulière urdike. Elle les vit tomber à genoux tous les deux, l’un après l’autre. Ils refusèrent qu’on leur noue un foulard sur les yeux. Elle respirait aussi rapidement qu’eux, elle pouvait ressentir la terreur qui devait leur tordre les entrailles à cet instant. Elle sentait la sueur couler dans son dos. Elle se mordit les lèvres au sang pour retenir ses sanglots. Elle avait beau se dire qu’elle le savait, qu’elle les avait mis en garde, qu’elle avait tenté de les prévenir, elle se sentait tellement coupable ! C’était elle que les Urdiks voulaient, elle qui aurait dû se trouver à leur place. Il devait se passer quelque chose, elle ne pouvait rester là sans rien tenter. Elle les entendit, dans les dernières secondes de leur vie, crier leur loyauté aux rebelles et condamner les fascistes au pouvoir. Les coups de feu vinrent ponctuer leur diatribe. Leurs yeux se fermèrent et le sang coula de leur bouche, de leur tempe, avant qu’ils ne s’écroulent dans un bruit mat. Il y eut un long silence… Ou peut-être était-ce elle qui n’entendait plus rien… La foule se dispersa et elle put apercevoir les visages tordus de douleur de leurs femmes, leurs enfants qui sanglotaient contre elles. Elle n’aurait pu dire si elle ressentait plus de douleur ou plus de haine à cet instant. De façon lointaine, elle entendit Samoa l’exhorter à partir, mais elle ne parvenait pas à bouger. Ses jambes semblaient en coton, elle ne ressentait que des fourmillements dans les jambes. Dans une sorte de brouillard, elle se rendit compte qu’elle marchait, entraînée par son protecteur.

    – On aurait dû tenter quelque chose, murmura-t-elle quand ils furent de nouveau à couvert dans la campagne. On pouvait les sauver…

    – Pour quoi faire ? Tu sais ce qui s’est passé ! Ils ont été torturés. Il nous faut remonter vite et changer de camp. Ils ont sûrement parlé.

    – Non, pas eux. Ils n’ont rien dit. Ils sont morts pour la cause, tu as entendu comme moi !

    – Dans le doute, il faut partir, Kamy. Et s’ils avaient été relâchés, on ne les aurait pas repris avec nous, on s’en serait débarrassés, c’est notre loi !

    – Ils avaient dit qu’il n’y aurait pas de sanction si on se rendait !

    – On n’aurait jamais dû les croire, ce sont des fils de Satan. On ne peut pas leur faire confiance, c’était une grave erreur ! Il faut rester sur nos gardes. Nous sommes définitivement rebelles et personne ne nous le pardonnera, Kamy. On n’a pas le choix, il faut gagner à tout prix… ou mourir.

    – C’est moi qui ai poussé Shanyu à accompagner sa famille, songea Kamala à voix haute.

    – Tu n’as poussé personne. Il a pris sa décision seul. Il ne voulait que ta bénédiction. Tu la lui as donnée ! Il est mort pour la cause… Et, au moins, c’est fini pour lui… Pas pour nous…

    – Est-ce que tu sais où se sont installés les talbas ? reprit-elle en tentant de se débarrasser de la léthargie dans laquelle elle se sentait plongée.

    – Ils ont repris l’ancienne caserne de Sini Wani, au sud-ouest de l’île… L’armée urdike l’a abandonnée. Eux l’ont reprise… N’y pense pas, Kamala, reprit-il avant qu’elle n’ait eu le temps de formuler l’idée qui lui passait par la tête. C’est un camp retranché, les bâtiments sont entourés de barbelés et surveillés par des miradors. Pas d’action commando, on n’a pas d’homme à perdre bêtement !

    – Alors, on va attendre qu’ils viennent nous chercher gentiment dans la montagne ? s’écria-t-elle d’un ton rageur.

    – On va attendre au moins qu’ils sortent par petits groupes. On les aura par embuscades, on récupérera les armes. Kamy, on n’a presque plus de munitions… Il faut qu’on recharge les batteries avant d’attaquer. En plus, il serait temps que les autres groupes nous contactent et qu’on entreprenne une action globale…

    Elle savait qu’il avait raison, mais elle enrageait d’être obligée d’attendre pour se venger, pour tuer, pour avoir sa dose de sang. Elle avait l’âge de la nièce aînée de Soran quand elle avait assisté à l’explosion qui avait disloqué le corps de sa mère… Instinctivement, sa main droite s’accrocha au cristal pendu à son cou…

    Chapitre 2

    Par le hublot de l’avion, Morgan Suther put apercevoir la terre : l’Urdikistan et, à peine plus loin, l’île des Kornilles qui ressemblait comme ça à une immense montagne verte et bleue. Ils n’allaient pas tarder à atterrir.

    – Bon ! Tu vas pas faire la gueule tout le temps ? Surtout si on est partis pour plusieurs semaines ? lança avec humour Denis Bressan à son compagnon plongé dans la contemplation du paysage.

    – Je ne fais pas la gueule ! De toute façon, ça ne servirait à rien. Qu’est-ce que je peux y faire maintenant ? Mais franchement, ça me fait vraiment chier que ce soit toi qui sois là. Je devais partir avec Jeff. J’ai l’habitude de bosser avec lui.

    – Ce n’est quand même pas de ma faute s’il s’est planté en bagnole une semaine avant le départ ?

    – Non, mais c’est de ta faute si c’est toi qui as obtenu le poste ! Je ne sais pas qui tu as payé pour ça, mais…

    – Personne. Le patron a trouvé intéressant de faire partir ensemble deux beaux-frères…

    – Premièrement, je ne te considère par encore comme mon beauf ! coupa Morgan Suther. Quelques mois avec ma frangine ne me suffisent pas : fais tes preuves d’abord !… Le problème, c’est qu’en partant avec moi, tu n’auras peut-être jamais l’occase de le faire. On ne part pas en promenade de santé. Tu n’as jamais couvert de combat. Moi, je sais de quoi je parle et Jeff le savait aussi. Quand on part sur une mission telle que celle-là, on n’est pas sûr d’en revenir vivant : tu comprends ça ? Qu’est-ce que je vais dire à frangine si je rentre avec ton cercueil ?

    – Ben sincèrement, j’ai le même problème, s’amusa Denis. Qu’est-ce que je vais dire à Illona si je rentre avec le cadavre de son grand frère, qu’elle adore et adule par-dessus tout ?

    – Ils ont l’habitude que je parte aux quatre coins du monde, là où ça barde le plus, ronchonna Suther.

    – Ils ont l’habitude, mais ni tes parents ni Illona ne s’y font ! Ils passent leur vie devant la télé à essayer de savoir si tu es toujours vivant… Je sais que ça ne me regarde pas, mais… Tu comptes vraiment vivre tout le temps comme ça ?… Je veux dire… Moi, j’ai décidé de te suivre cette fois parce que je veux tout essayer dans le métier, tu es mon modèle, une star en la matière, « le » journaliste international par définition…

    – Ouais, c’est bon, le coupa Morgan agacé.

    – Mais je n’irai qu’une fois, moi ! continua Denis. Si je rentre entier, je chercherai à couvrir d’autres reportages que de la guerre… Mais toi, on dirait que tu te cantonnes au danger, là où ça pète ! T’as pas l’impression que t’as toujours eu de la chance et qu’un jour ça tournera ? T’as pas envie d’arrêter de prendre des risques, de te trouver une place cool et de vivre comme t’en as envie ? Bon

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