Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Inégalités: mode d'emploi: L'injustice au travail au Canada
Inégalités: mode d'emploi: L'injustice au travail au Canada
Inégalités: mode d'emploi: L'injustice au travail au Canada
Livre électronique540 pages6 heures

Inégalités: mode d'emploi: L'injustice au travail au Canada

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les débats sur les inégalités dans l’emploi adoptent habituellement un point de vue économique en se concentrant sur la distribution des revenus plutôt que sur les processus de différenciation sociale. Pourtant, avant d’être un facteur de production, le travail est foncièrement un rapport social, essentiel à l’intégration des individus. La question des inégalités dans l’emploi doit donc être approchée d’un point de vue sociologique. C’est ce que propose cet ouvrage qui, tout en s’inscrivant dans les débats en cours sur la justice sociale, offre une synthèse remarquable des perspectives théoriques, historiques et comparatives sur les inégalités dans les relations d’emploi. Se fondant sur un ensemble de données statistiques récentes, l’auteur décrit les forces qui animent le champ de l’emploi et qui contribuent à définir le statut social au Canada, et dégage ainsi le rôle décisif des politiques publiques dans ce domaine.
LangueFrançais
Date de sortie11 janv. 2016
ISBN9782760636132
Inégalités: mode d'emploi: L'injustice au travail au Canada

Lié à Inégalités

Livres électroniques liés

Discrimination et relations raciales pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur Inégalités

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Inégalités - Stéphane Moulin

    PARTIE 1

    La sociologie des inégalités

    et des injustices

    dans le champ de l’emploi

    CHAPITRE 1

    La perspective sociologique

    Comment caractériser la perspective sociologique d’analyse du travail et des inégalités qui lui sont associées? Une des manières de procéder est de comparer la perspective sociologique avec la perspective qui lui est concurrente, celle de la science économique, pour souligner, par contraste, sa spécificité et sa valeur heuristique. Trois traits spécifiques semblent pouvoir être dégagés, ils se rapportent à l’analyse du travail, à celle de la dynamique des relations d’emploi et à celle des inégalités dans l’emploi. D’abord, le sociologue aborde le travail non comme un facteur de production, mais comme un rapport social. Ensuite, il aborde le lieu de la dynamique des relations de travail non comme un marché, mais comme un champ de forces. Enfin, l’approche sociologique aborde les inégalités non comme la résultante des différences interindividuelles, mais comme des processus de différenciation sociale.

    Le travail comme rapport social

    En économie, le travail est vu comme un facteur de production. Mais comment l’économiste définit-il la production? Dans quelle mesure les variations des représentations du travail rendent-elles inopérante toute tentative de définition? Comment la sociologie aborde-t-elle les frontières entre le travail et le non-travail ainsi que les variations des représentations du travail à travers le temps?

    Une définition économique du travail productif

    Une des définitions économiques de référence de l’activité productive recourt au critère de la «tierce personne»: la production est un processus physique de création ou de transformation de biens et services qui sont susceptibles d’être fournis par une autre personne ou unité économique1. Ainsi sont exclues des frontières de la production certaines activités telles que dormir, se nourrir, s’instruire ou se divertir, par exemple en lisant ou en regardant la télévision. Toutes les autres activités entrent dans le domaine de la production, en particulier les activités domestiques (préparation des repas, entretien de la maison), les activités de soins (apportés aux enfants, aux vieillards, aux handicapés), les activités bénévoles, et tous les déplacements liés à ces activités.

    L’intérêt de cette définition économique du travail productif est qu’elle ne restreint pas le travail à sa forme marchande et permet ainsi d’ouvrir la voie à l’évaluation de la contribution du travail non marchand à l’économie. Concourt à la production non marchande tout travail non rémunéré exercé par un membre du ménage pour le ménage, résultant en la création d’un bien ou d’un service nécessaire au déroulement de la vie quotidienne et pour lequel il existe un substitut marchand (service disponible sur le marché ou tierce personne rémunérée). Cette contribution peut ainsi être évaluée, soit en prenant le prix de marché des substituts de l’activité non marchande (approche dite par les outputs), soit en imputant une valeur financière au travail non marchand et en utilisant des données d’enquête sur les emplois du temps (approche dite par les inputs).

    L’évaluation des activités non marchandes modifie substantiellement l’analyse que l’on peut faire des inégalités sociales entre les hommes et les femmes dans la mesure où les femmes contribuent davantage à l’économie non marchande2. Cela change aussi l’évaluation de la richesse: de nombreux économistes, un des premiers étant l’économiste et statisticien américain d’origine russe Simon Kuznets3, ont ainsi pu être amenés à considérer une grande partie de la croissance du produit intérieur brut comme un artefact ne résultant que d’un problème de comptabilisation des activités productives dans le produit intérieur brut, c’est-à-dire s’expliquant avant tout par la marchandisation d’activités productives qui étaient auparavant non marchandes et essentiellement réalisées par les femmes.

    La porosité des frontières

    et les variations des représentations

    Cependant, dans la pratique, l’application du critère de la tierce personne se heurte à la porosité des frontières entre le travail et le non-travail ainsi qu’au fait que la plupart des activités se pensent et se vivent par rapport aux pratiques et normes sociales courantes: ce qui est considéré comme travail pour certaines personnes ne le sera pas pour d’autres; de même, ce qui est considéré comme travail à tel moment et dans tel lieu ne l’est plus à d’autres moments ou en d’autres lieux. L’étude de ces frontières et variations conduit à critiquer l’idée même de fournir une définition du travail permettant de ranger les activités, soit dans le travail, soit dans le non-travail. Plutôt que de fournir une définition du travail, la sociologie s’intéresse ainsi plutôt aux contours du travail et du non-travail ainsi qu’aux variations des formes et des représentations du travail dans l’espace et dans le temps.

    D’abord, un certain nombre d’activités ne peuvent pas se ranger de manière claire dans le travail ou dans le non-travail. Entre le travail et les études, on trouve un ensemble de statuts intermédiaires, des situations d’études qui intègrent des temps en situation professionnelle, tels que l’apprentissage, les stages ou les formations professionnelles, ou des situations d’emploi qui comportent des dimensions formatrices pouvant être valorisées sous forme de crédits de cours par la suite4. Alors que du point de vue de l’employeur, le stagiaire ou l’apprenti représente souvent une main-d’œuvre qualifiée à moindre coût, du point de vue de la personne en formation, il s’agit de trouver préalablement un employeur pour pouvoir être autorisé à s’inscrire à la formation et à faire reconnaître ultérieurement sa qualification. Il en va de même pour la frontière entre le travail et les loisirs: on trouve une constellation d’activités que le sociologue canadien Robert Stebbins range dans la catégorie des «loisirs sérieux» et qu’il divise en trois types: l’amateurisme, l’activité de hobby et le bénévolat professionnel5. Les frontières qui régissent les relations entre les catégories du travail, des études et des loisirs sont transformées en permanence par l’évolution des politiques publiques, des pratiques individuelles et des représentations collectives.

    Par ailleurs, l’inclusion de toutes les activités non marchandes dans la sphère de la production ou du travail peut donner lieu à des anachronismes. Selon la sociologue française Dominique Méda, il ne faut pas projeter sur le passé «une catégorie profondément moderne» telle que le travail: c’est parce que le travail rémunéré est devenu noble qu’on y a progressivement inclus, sous l’influence des mouvements féministes, les formes d’activité non marchandes jugées essentielles comme les tâches domestiques, le bénévolat, l’éducation des enfants ou l’engagement militant6. Avant le milieu du XXe siècle, ces activités étaient plutôt considérées comme improductives, et ce, même si le critère de la tierce personne pouvait s’appliquer.

    À l’inverse, certaines activités dorénavant considérées comme non susceptibles d’être fournies par une autre personne n’ont pas toujours été des activités «improductives». C’est le cas, par exemple, du lavage corporel et de l’habillement. En effet, dans le passé, des domestiques étaient employés pour laver et habiller des adultes en bonne santé. La relation sociale qui existait entre les maîtres et les domestiques se caractérisait par un ordre inégalitaire dans lequel les domestiques étaient considérés comme des êtres inférieurs à qui les maîtres ne reconnaissaient aucun droit d’expression. Un incident illustratif, qui est repris par Norbert Elias dans La société de cour, est rapporté par le secrétaire de Voltaire, Longchamp, à propos de l’ancien valet de chambre de son amie, la marquise du Châtelet: «La marquise ayant profondément troublé son valet de chambre en lui dévoilant, au bain, sa nudité, lui reproche sur un ton insouciant d’être négligent et de ne pas l’arroser convenablement d’eau chaude7.» Dans cette relation sociale entre le domestique et sa maîtresse, le domestique n’est pas reconnu comme un être humain sensible pouvant être ému par la nudité d’une femme: cette absence de reconnaissance est corrélative de la possibilité de la délégation de l’activité intime. Aujourd’hui, dans la quasi-totalité des milieux sociaux, se laver apparaît comme une activité trop intime pour pouvoir être déléguée à d’autres, du moins pour ce qui concerne les adultes qui ne sont pas en perte d’autonomie.

    L’évolution des pratiques relatives à l’allaitement fournit également un bon exemple des variations dans le temps des formes de relations sociales prises par le travail. Dans le lointain passé, seuls certains groupes privilégiés faisaient appel à des nourrices pour allaiter leurs enfants: les reines égyptiennes, les Romaines aisées, les dames de la noblesse française aux XVIe et XVIIe siècles, et les bourgeois de la même époque qui en avaient les moyens. Cependant, au XVIIIe, on observe une nette massification de ce comportement, les populations urbaines envoyant massivement leurs enfants en nourrice à la campagne: sur les 2100 bébés nés à Paris en 1780, 90% sont envoyés deux ans ou plus en nourrice à la campagne, 5% restent avec leur mère et 5% sont allaités par une nourrice au domicile des parents8. Ces nourrices ont pourtant maintenant disparu dans les sociétés contemporaines qui préconisent un allaitement maternel ou au biberon, ce qui s’explique à la fois par des progrès techniques (lait en poudre), mais aussi par l’évolution de la psychologie enfantine. Notons cependant l’apparition dans certains pays (comme au Canada) de nouveaux métiers connexes tels que ceux d’accompagnatrice périnatale ou de conseillère en lactation.

    L’analyse sociologique des rapports sociaux

    Dans ces variations, il apparaît, comme le rappelle le sociologue Michel Lallement, que le travail est «en transformation […] car le travail ne préexiste pas aux rapports sociaux, il est rapport social9». Cela signifie que ce n’est pas seulement le contexte social qu’il s’agit de comprendre, mais la relation que le travail institue et qui définit elle-même le contexte. En fait, il est utile de distinguer deux approches du travail comme rapport social, une davantage anthropologique et l’autre plus strictement sociologique. Comme le note Marie-Noëlle Chamoux dans une synthèse sur les représentations du travail, ce sont deux manières complémentaires d’appréhender les rapports sociaux10.

    La première approche, plus anthropologique, part des catégories indigènes, celles qui sont reconnues par les groupes étudiés, pour mettre en cause des catégories tenues au départ pour évidentes ou universelles, y compris la frontière même qui distingue le travail du non-travail. Cette approche nous apprend d’abord que les notions de travail et de non-travail sont soit absentes – c’est le cas dans de nombreuses sociétés tribales, comme chez les Maenge d’Océanie ou les Achuars d’Amazonie –, soit éclatées en divers termes comme chez les Grecs – ponos désignant l’effort, ergon la tâche ou l’œuvre, et techne la connaissance technique – ou chez les Romains – opus désignant le travail effectué ou l’œuvre, opera(e), l’activité de travail, labor, le travail agricole et militaire, otium, le loisir et negotium, le non-loisir, source linguistique de «négoce». L’approche anthropologique nous apprend également que les connotations que prend le travail ne sont pas toujours semblables selon les lieux et les époques. Contrairement à ce que suggèrent tant l’étymologie latine (tripalium, trois pieux) que le rapprochement fait avec l’accouchement douloureux (le travail de la femme en couche), le travail n’est pas toujours associé à l’effort ou à la pénibilité. L’approche anthropologique bouscule nos habitudes de pensée et nous force à reconsidérer comme des construits sociaux ce que l’on considère comme naturel ou allant de soi.

    La seconde approche, davantage sociologique, part de catégories prédéfinies selon les classifications familières à notre pensée – notamment celle qui distingue le travail du non-travail – pour dégager les grandes évolutions de rapports sociaux. L’étude de ces variations permet de mettre en perspective le travail par un regard historique et de comparer des contextes sociaux ou temporels très distincts. Par ailleurs, cette démarche sociohistorique opère un tour d’horizon préalable pour l’étude de la manière dont le travail est construit par les acteurs collectifs et vécu et pensé par les personnes. De ce point de vue, la démarche sociologique présente donc un double avantage. D’abord, elle conduit à ne pas imposer, comme en science économique, une définition abstraite du travail qui ne tiendrait pas compte des formes concrètes que prennent les relations de travail entre groupes sociaux. Ensuite, elle a une portée universaliste en ce qu’elle permet de comparer sur une même base des contextes aux configurations sociales variées, contrairement à la démarche anthropologique qui, partant des catégories indigènes, celles qui sont reconnues par les groupes étudiés, tend davantage à une juxtaposition d’études de cas.

    Suivant une telle démarche, le sociologue français Robert Castel offre dans Les métamorphoses de la question sociale11 une synthèse sur les transformations du travail dans le contexte français en plus d’une réflexion sur l’évolution des problématiques sociales. De telles synthèses permettent in fine d’identifier les principaux groupes sociaux qui entrent en relation de travail dans chacune des configurations successives des rapports sociaux et les dynamiques régissant leurs apparitions/disparitions: esclaves, colons et maîtres dans la société romaine; cerfs, ecclésiastiques, nobles et roturiers dans la société féodale; paysan, bourgeois et seigneurs dans l’Ancien Régime; chefs d’industrie et travailleurs libres après la Révolution; et enfin salariés et employeurs dans les sociétés contemporaines. Ainsi Robert Castel nous montre que tel que nous le concevons aujourd’hui, c’est-à-dire sous la forme de la relation salariale productive, l’emploi est une invention historique qui n’apparaît qu’avec la fin des sociétés hiérarchiques d’ordre, l’avènement des sociétés industrielles modernes et le développement de l’État social.

    Les relations d’emploi comme champ de forces

    C’est à l’économie que l’on doit la représentation la plus communément partagée des relations contemporaines qui se tissent autour de l’emploi. L’économiste se représente ces relations par la métaphore du marché du travail, défini comme le lieu théorique de rencontre de l’offre et de la demande de travail. De ce point de vue, contrairement au travail qui recouvre des activités très contrastées, tant marchandes que non marchandes, le marché du travail, lui, renvoie à des échanges marchands. Comment l’approche économique aborde-t-elle la complexité des relations d’emploi au moyen de cette métaphore du marché du travail? Pourquoi le sociologue peut-il avantageusement substituer à la métaphore du marché celle du champ de forces? Enfin, quelle est la valeur heuristique de l’analyse sociologique du champ de l’emploi?

    L’approche économique du marché du travail

    L’analyse économique de la rencontre entre offre de travail (par les employés) et demande de travail (par les employeurs) est représentée de manière simplifiée par deux courbes: une offre de travail (respectivement une demande de travail) qui croît (décroît) en fonction du niveau de salaire horaire (figure 1.1). Au croisement des deux courbes, on trouve donc la position d’équilibre définie par le salaire horaire w* et le nombre de travailleurs N*. Dans cette approche économique simplifiée du marché du travail, la rencontre entre offre et demande de travail est le produit de deux programmes d’optimisation, celui de l’employeur qui maximise son profit et celui des travailleurs qui maximise leur utilité. La condition de la maximisation du profit indique que l’employeur devrait acquérir une quantité de travail telle que la recette marginale générée par l’utilisation d’une unité supplémentaire de travail soit égale au coût marginal d’acquisition de cette unité. L’offre de travail résulte quant à elle d’un arbitrage fait par le travailleur entre le travail et les loisirs: les travailleurs offrent des quantités de travail tant que le pouvoir d’achat de leur rémunération (le salaire réel) est supérieur à la perte d’utilité du travail supplémentaire offert (ou la valeur financière de l’effort que leur demande le travail).

    Notons qu’il n’existe pas un seul marché du travail, mais autant de marchés du travail que de types de travail. Et les types de travail se distinguent en fonction des spécialités et des niveaux de compétence exigés. De façon correspondante, les travailleurs se différencient entre eux en fonction de la nature de leurs qualifications, c’est-à-dire de la nature et du niveau de leur éducation et de leur expérience professionnelle. Dans l’approche économique, les qualifications ou les compétences des travailleurs sont le fruit des investissements individuels. En effet, selon la théorie du capital humain, proposée pour la première fois en 1961 par l’économiste américain Theodore Schultz, puis développée par l’économiste Gary Becker12, les savoirs et savoir-faire qui sont liés à l’éducation et à l’expérience professionnelle constituent une forme de capital qui, pour une part substantielle, est le produit d’un investissement délibéré, dont le rendement est le revenu du travail.

    L’approche économique consiste ensuite à partir de cette représentation économique simplifiée de l’échange entre l’employeur et l’employé pour tenir compte d’autres acteurs, en particulier de l’organisation productive, de l’État social et des syndicats. Dans la représentation économique simplifiée, le marché du travail propose à chaque heure des mises aux enchères des offres et des demandes de travail dans lesquelles les employeurs et les travailleurs sont libres de proposer ce qu’ils entendent. En analysant le rôle de l’entreprise, de l’État et des syndicats sur le marché du travail, l’approche économique complexifie la relation d’échange sur le marché du travail entre l’offre et la demande de travail qui devient une relation encadrée par les marchés internes et par un cadre conventionnel ou légal.

    D’abord, la prise en compte de l’acteur organisationnel a conduit les économistes Michael Piore et Peter Doeringer à analyser les marchés internes aux organisations13. Dans les marchés internes, les rétributions et conditions de travail ne sont pas mises aux enchères à chaque heure, donnant lieu chaque fois à une nouvelle rémunération horaire, comme la représentation économique simplifiée le suggère. Au contraire, ces rétributions et conditions de travail sont stabilisées par des contrats de moyen ou long terme ou encore au terme indéterminé. Cette stabilisation est bénéfique non seulement pour l’employé qui sort ainsi de l’incertitude sur les revenus qu’il va pouvoir obtenir, mais aussi pour l’employeur qui peut ainsi s’assurer du maintien de sa main-d’œuvre en poste et diminuer la rotation et les coûts qui en résultent en matière de recherche de main-d’œuvre ou de formation.

    Ensuite, la prise en compte de l’action des syndicats et de l’État social conduit à introduire des contraintes sur les divers types de rémunération offerts par les employeurs ou proposés par les travailleurs. La rencontre entre l’offre de travail (par les employés) et la demande de travail (par les employeurs) n’est pas seulement individuelle, mais collective dans le sens où elle est encadrée par des normes minimales et des conventions collectives négociées. L’économie reconnaît l’importance de l’action des administrations publiques sur le marché du travail, notamment en raison de l’existence de marchés incomplets (par exemple, pour combler les besoins en matière de protection sociale), d’information imparfaite (par exemple, pour informer sur les maladies professionnelles) ou pour redistribuer le revenu (si la population est gênée par l’ampleur des inégalités ou par la pauvreté). La perspective économique intègre aussi les syndicats en les concevant comme une organisation cherchant à maximiser les rémunérations de ses membres. La négociation collective est ainsi conçue comme un processus d’échange de propositions salariales entre les parties: le point de rencontre des courbes de coûts d’accord et de désaccord définit le salaire maximal acceptable par la partie patronale14.

    De la métaphore du marché

    à celle du champ de forces

    Cependant, en dépit de l’introduction de cette complexité, la représentation économique du marché du travail suggère in fine que le marché permet d’acheter et d’offrir du travail dans des relations d’échange symétrique qui répondent à des programmes d’optimisation dont l’unique enjeu est la détermination du salaire. Au contraire, dans l’approche sociologique, l’expression «marché du travail» désigne seulement une construction théorique et non un réel observé, et la rigueur voudrait que l’on n’emploie pas ce mot15.

    Selon le sociologue français Pierre François, la sociologie contemporaine s’est attachée à déconstruire la notion de marché pour lui substituer un autre vocabulaire16. Trois stratégies de déconstruction peuvent être distinguées. La première consiste à montrer comment les activités marchandes sont encastrées dans le social, ce qui conduit à analyser le contenu des interactions, ainsi que l’illustre l’analyse faite par la sociologue américaine Viviana Zelizer du marché de l’assurance décès17. Une deuxième stratégie consiste à se doter d’un autre appareil de concepts, tel que celui des réseaux18, qui conduit à analyser par exemple le rôle des contacts dans l’accès aux emplois19, ou encore celui de systèmes d’action20, pour faire apparaître les formes organisationnelles engendrées par les interactions. Enfin, une troisième stratégie consiste à analyser les logiques de différenciation et de spécialisation des activités sociales en sous-espaces relativement autonomes que l’on peut désigner comme des «champs». C’est ce type de stratégie qui nous semble le plus fécond dans la perspective d’une analyse des inégalités dans l’emploi.

    Au sein de cet ensemble de stratégies, la conceptualisation du sociologue français Pierre Bourdieu conduit à analyser des sous-champs du champ économique, comme le marché de la maison individuelle, ou des champs qui disposent d’une relative autonomie par rapport au champ économique, tels que le champ littéraire ou le champ journalistique. Certes, ce n’est pas le cas des mondes du travail et en toute rigueur on ne peut pas appliquer la notion bourdieusienne de champ à l’analyse des relations d’emploi. Mais il nous semble cependant que la métaphore du champ peut être détournée et mobilisée afin de faire apparaître plus clairement la différence entre la perspective sociologique et la perspective économique qui s’appuie sur la métaphore du marché.

    Inspirée de la physique, la métaphore du champ de l’emploi signale que de la même manière que l’électron, qui est soumis à un champ de forces électromagnétiques, exerce lui-même une force qui participe au champ, les travailleurs qui occupent une position dans le champ de l’emploi sont à la fois agis et agissants, soumis à des forces économiques, sociales et politiques, mais aussi acteurs de la dynamique de leurs positions professionnelles. Retenons ici que le champ de l’emploi peut se définir comme un espace structuré de positions et de relations d’emploi encastrées entre l’économique, le politique et le social et qui entrent en interaction avec les schèmes de représentation et d’action des travailleurs.

    Le champ de l’emploi se définit d’abord comme un espace structuré de relations d’emploi, un réseau de relations objectives entre des agents ou des institutions qui s’interdéfinissent par la distribution inégale des formes de capitaux spécifiques à l’emploi. Dans le champ de l’emploi, deux types de capitaux peuvent être distingués, ceux relatifs à la quantité de travail (continuité dans l’emploi et temps de travail) et ceux relatifs à la qualité du travail (qualifications et responsabilités, protections sociales et avantages sociaux). L’inégale répartition de ces capitaux est au principe des luttes qui animent le champ du travail et qui explique la distribution inégale des revenus directs et indirects du travail. Les luttes ont pour objet l’appropriation des capitaux (trouver un emploi à temps plein continu et qualifié ou à responsabilités), mais peuvent aussi avoir pour objet la redéfinition des formes de capitaux (de la qualification, de la responsabilité ou de l’étendue de la couverture des protections sociales). Sur le plan collectif, les luttes qui animent le champ de l’emploi sont encadrées par les syndicats, les entreprises et les administrations publiques, acteurs qui configurent la négociation des conventions collectives et la définition des programmes sociaux et des normes minimales de travail.

    Le champ de l’emploi se définit ensuite par son triple encastrement relatif dans l’économique, le social et le politique. Les relations objectives qui se déroulent dans le champ de l’emploi sont en grande partie le produit historique d’un équilibrage de forces externes à ce champ proprement dit et qui proviennent du champ économique (gouverné par la concurrence des entreprises dans des contextes de fluctuations macroéconomiques), du champ des mouvements sociaux (qu’il s’agisse des mouvements féministes ou écologistes ou encore des mouvements éthico-démocratiques) et du champ politique (qui conduit à la définition par les gouvernements des régimes et des droits minimaux offerts). L’évolution de ces forces externes pèse fortement sur l’issue des rapports de force internes au champ de l’emploi. À l’inverse, l’autonomie de ce dernier se mesure à sa capacité à ne pas dépendre des forces externes, économiques, sociales et politiques.

    Enfin, le champ de l’emploi se définit comme un espace d’interaction entre les structures objectives (les positions et les ressources) et les structures subjectives (les représentations et les dispositions qui orientent les actions). Au fondement de cette interaction, il y a la conviction (l’illusio dans le vocabulaire de Bourdieu) que le capital spécifique du champ de l’emploi (travailler de manière continue, à temps plein, avec des responsabilités et des qualifications) est désirable. Cette conviction est inégalement partagée dans la mesure où les prises de position au sein du champ de l’emploi sont influencées par l’espace des possibles au sein du champ, ce qui fait que certaines personnes préfèrent renoncer à chercher un emploi à temps plein, ou un emploi qui comporte davantage de responsabilités ou de qualifications.

    La valeur heuristique de l’approche

    sociologique du champ de l’emploi

    La valeur heuristique de l’approche sociologique du champ de l’emploi ainsi définie apparaît triplement. En premier lieu, l’analyse sociologique insiste sur le fait que c’est non pas le travail, mais une force de travail qui est vendue dans le cadre d’un rapport social dissymétrique: ainsi c’est la division sociale et technique du travail qu’il importe d’analyser plutôt que la logique des programmes d’optimisation des acteurs. Par ailleurs, elle éclaire le fait que derrière la rémunération, ce sont d’autres enjeux qui sont négociés dans les relations d’emploi et qui touchent à la reconnaissance sociale d’identités professionnelles, de droits sociaux ou de qualifications professionnelles. En particulier, les acteurs collectifs, l’État social, les syndicats, les ordres et associations professionnels ne font pas qu’introduire de simples contraintes dans la fixation des rémunérations, mais conduisent à la reconnaissance de droits qui se traduisent par des normes collectives minimales de travail ou en termes de conventions collectives, ainsi que par une limitation de l’arbitraire patronal à encadrer les droits à produire et à vendre des biens et des services ainsi qu’à définir les obligations de l’employeur et de l’employé et, notamment, à reconnaître des droits aux travailleurs dans des normes collectives minimales de travail ou des conventions collectives qui limitent l’arbitraire patronal.

    D’abord, ce n’est pas le travail qui est vendu ou offert à un employeur par le travailleur, comme la représentation économique orthodoxe l’affirme. Comme l’a analysé Karl Marx, le travail en soi constitue une marchandise fictive parce que ce n’est pas celui-ci qui est vendu, mais le travailleur lui-même en tant que force de travail: «Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n’est pas le travail, mais le travailleur. Ce que celui-ci vend, c’est lui-même, sa force de travail. […] Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n’a lui-même aucune valeur21.» L’historien hongrois Karl Polanyi nous rappelle également que la force de travail elle-même n’a pas été produite en vue d’être vendue et n’a pas de prix naturel, tout comme la monnaie et la nature22. Autrement dit, il n’y a pas un marché du travail comme il y a un marché des fruits et légumes, car celui qui offre est également ce qui est vendu.

    En outre, le travail ne s’inscrit pas dans un échange symétrique entre une personne qui offre sa force de travail et une autre qui demande une force de travail, mais dans des relations dissymétriques de pouvoir entre ceux qui dirigent, ceux qui supervisent, et ceux qui exécutent. L’échange est inégal dans la mesure où les employés ont des devoirs définis par le contrat de travail qui institue un lien de subordination envers ceux qui ordonnent ou ceux qui sont mandatés pour faire appliquer les directives et superviser. Qu’il soit écrit ou non, le contrat de travail autorise certains travailleurs à exercer un pouvoir de direction sur d’autres, ce qui comprend le pouvoir de donner des directives, celui d’en contrôler l’exécution et celui d’en sanctionner la mauvaise exécution. Au contraire de l’employé, l’entrepreneur autonome garde le libre choix des moyens d’exécution du contrat, car aucun lien de subordination juridique n’existe entre un travailleur autonome et son client. Notons que les frontières entre les travailleurs et les employeurs deviennent de plus en plus floues dans le capitalisme avancé en raison tant de la dilution du capital sur les marchés financiers que de la salarisation des capitalistes comme gestionnaires des sociétés par actions. En outre, les entrepreneurs ou travailleurs autonomes louent parfois leurs services ou vendent leur production à une seule entreprise cliente, ce qui fait d’eux de faux travailleurs autonomes ou des employés déguisés qui dépendent pour leur subsistance des commandes d’un seul client.

    Plutôt que de poser le modèle d’une relation d’échange symétrique entre une offre et une demande de travail, l’approche sociologique analyse la morphologie et la dynamique des divisions du travail. Deux champs d’analyse sociologique distincts ont été développés selon que la division du travail considérée est technique ou sociale. La sociologie des organisations et des entreprises23 étudie la morphologie et la dynamique de la division technique du travail, c’est-à-dire la décomposition de la production en de nombreuses opérations ou tâches limitées et complémentaires, ainsi que son évolution. Les sociologies de la stratification, des classes sociales et de la mobilité sociale24 analysent la morphologie et la dynamique de la division sociale du travail, c’est-à-dire la répartition dans la société des différentes activités entre les individus ou les groupes sociaux. Notons que ces deux champs d’analyse s’interpénètrent dans la mesure où toute division technique génère en partie une division sociale du travail et inversement: les croyances, les idéologies, qui s’appuient sur la division sociale du travail, ont en retour un effet sur la division technique du travail; et la division technique génère une division sociale, car elle crée d’autres rapports de production.

    Par ailleurs, alors que la représentation économique du marché du travail suggère que les relations d’emploi ont pour unique enjeu la détermination du salaire, le champ de la sociologie du travail approfondit des enjeux qui sont absents des approches économiques tels que les façons effectives d’organiser le travail, l’autonomie professionnelle, l’appartenance et l’attachement à des collectifs ou à des collectivités, ou les subjectivités au travail et le vécu des épreuves (plaisirs et souffrances; tensions et harmonies)25. Notons que la sociologie du travail tend aussi à montrer que les relations d’emploi ne sont pas réductibles à la contrainte juridico-économique salariale dans la mesure où d’autres formes de relations se maintiennent en dehors de cette contrainte, telles que la vente directe de produits agricoles ou artisanaux, ou les services directs à domicile.

    Dans le champ de la sociologie de l’État social et de la protection sociale, les administrations publiques ne sont pas considérées comme assurant seulement une protection ou une redistribution efficace du point de vue des théories des décisions politiques, comme le suggère l’économie publique. Elles établissent en même temps des critères de justice qui servent à sélectionner les bénéficiaires des programmes d’assurance sociale ou des politiques d’emploi. Les régulations publiques nationales ou locales établissent des salaires minimaux, des cotisations obligatoires et une redistribution du revenu par les transferts et les impôts. Mais en même temps, elles ouvrent à la reconnaissance de droits sociaux: droits à la protection sociale (c’est-à-dire à l’assurance-chômage, aux retraites, aux assurances vie et santé et à la protection contre les accidents du travail), aux congés payés, aux congés de maternité, de paternité ou parentaux ou encore à des indemnités en cas de licenciement. L’analyse sociologique de ces droits conduit à distinguer les espaces nationaux selon les régimes de droits sociaux qu’ils mettent en place: depuis les travaux du sociologue Gøsta Esping-Andersen, on distingue ainsi le régime social-démocrate, le régime corporatiste et le régime libéral26.

    Si, dans l’approche économique, les syndicats ont une visée exclusivement économique – ils cherchent à augmenter la rémunération de leurs membres –, l’analyse sociologique des syndicats conduit aussi à analyser leurs rôles social et politique27. Par les conventions collectives qu’ils négocient, les syndicats contribuent à protéger les travailleurs et leurs droits, à établir des conditions de travail équitables, à fixer les critères d’embauche et de promotion, et à contrôler l’arbitraire patronal, notamment en matière de sanctions disciplinaires28. Les conventions collectives sont ainsi des instruments de justice sociale qui permettent d’imposer des règles à la fois entre l’entreprise et les travailleurs, et entre les membres du syndicat. Par ailleurs, par leurs luttes sociales et leur action politique, les fédérations syndicales contribuent à orienter les politiques sociales de l’État.

    Dans ce cadre, les qualifications ou les compétences des travailleurs ne sont pas seulement le fruit des investissements individuels comme le veut l’approche économique orthodoxe du capital humain, mais également le produit des négociations collectives, de luttes et de processus qui concourent à la codification des emplois (dans les classifications) et à leur évaluation (sous la forme du salaire). De ce point de vue, ce n’est pas la qualification qui fait le salaire, mais les négociations sur le salaire qui construisent la qualification. L’État social par le système d’éducation ainsi que les syndicats par les négociations collectives construisent la qualification. Les ordres professionnels contribuent aussi à construire la reconnaissance des qualifications en régissant le droit d’exercice dans les professions. Ces approches sociologiques relativistes de la qualification s’opposent à l’approche

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1