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Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser
Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser
Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser
Livre électronique527 pages6 heures

Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser

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À propos de ce livre électronique

Au-delà des approches usuelles, surspécialisées et cloisonnées, Nancy Fraser offre l’occasion de réfléchir en profondeur sur l’actuelle crise multi­dimensionnelle (sociale, économique, politique, écologique et sanitaire) et sur les éventuelles voies de sortie, tout en inscrivant son œuvre dans la Théorie critique dont la mission consiste à dévoiler les formes de domination et à contribuer à l’émancipation. Renouvelant les apports de Marx et de Polanyi, tout en se démarquant d’Axel Honneth, la philosophe américaine, spécialiste des mouvements féministes, se livre à une analyse éclairante de la société contemporaine, divisée par les luttes identitaires.

Membres du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), les auteurs convoquent la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser pour mieux comprendre les études de cas qu’ils présentent dans cet ouvrage. Celles-ci portent tant sur les conditions de vie des femmes immigrées monoparentales et des personnes marginalisées et itinérantes que sur les conditions de travail des professionnels de recherche dans les universités canadiennes et des travailleurs étrangers temporaires dans la filière avicole québécoise. Elles concernent également des organisations collectives précises, comme l’habitat-santé le Mimosa du Quartier, les Maisons familiales rurales en France ou les coopératives de travail dans le taxi en Europe et dans le ramassage des déchets au Brésil. Ce livre s’adresse aux universitaires, aux étudiants et au public préoccupés par les injustices sociales et les solutions pour y remédier.
LangueFrançais
Date de sortie23 mars 2022
ISBN9782760556263
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    Aperçu du livre

    Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser - Paul-André Lapointe

    Introduction 

    Paul-André Lapointe et Martine D’Amours

    Par son titre même, cet ouvrage énonce un véritable programme de recherche. Il s’inscrit dans un questionnement, porté par les chercheurs¹ du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), sur la définition et la signification des innovations sociales, dans un monde où les inégalités et les injustices sont sans cesse exacerbées par la crise multidimensionnelle (climatique, sanitaire, identitaire, économique, politique, sociale) qui sévit depuis quelques années. Comment, dans un tel contexte, arrimer les innovations sociales à la lutte contre les inégalités et à la promotion de la justice sociale ? Pour étudier cet arrimage, les auteurs de cet ouvrage ont recours à la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser, qui s’inscrit dans la Théorie critique, dont la double mission est de dévoiler la domination et la subordination et de contribuer à l’émancipation des personnes et des groupes qui y sont assujettis.

    L’approche proposée par la philosophe américaine semble particulièrement pertinente en ce qu’elle radicalise et démocratise la question de la justice sociale. Elle se démarque des positions dominantes qui considèrent la justice sociale comme une question d’égalité des chances et de méritocratie, que l’on peut même conjuguer avec la croissance des inégalités, dans la mesure où celles-ci peuvent contribuer, un tant soit peu, à l’amélioration du sort des plus démunis. Dépassant le clivage entre luttes pour la redistribution et luttes pour la reconnaissance identitaire, Nancy Fraser redéfinit la justice sociale en lui attribuant trois dimensions inséparables (distribution, reconnaissance et représentation), assises sur la parité de participation comme principe général que transgressent toutes les formes d’injustice. L’enjeu de la justice sociale est en outre inséré dans les rapports sociaux de domination et de subordination qui caractérisent le capitalisme et qui sont à l’origine des inégalités et des injustices.

    Dans le cadre de la conception fraserienne de la justice sociale, les innovations sociales sont intrinsèquement liées aux injustices et aux inégalités qui leur donnent naissance. Elles sont dès lors considérées comme des dispositifs visant l’émancipation des personnes et des groupes qui en sont victimes. À la différence des approches centrées sur la résolution de problèmes, qui cherchent à concilier le social et l’économique, voire à mettre les innovations sociales au service du développement économique, la théorie de la justice sociale les évalue à l’aune de leur contribution au recul des rapports de domination et de subordination et à la transformation sociale, portée par les mouvements sociaux. Tout en reconnaissant leur caractère pluriel, elle enracine ainsi les innovations sociales dans une conception plus critique, ancrée dans les rapports sociaux et accordant davantage d’importance aux tensions et aux conflits qui les traversent, à leur potentiel différencié de transformation sociale ainsi qu’à la diversité de leurs trajectoires.

    Notre ouvrage poursuit deux objectifs qui découlent de cette mise en contexte. Comme premier objectif, l’ouvrage souhaite contribuer à une meilleure connaissance de la spécificité et de la pertinence de la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser. Bien que présent dans tous les chapitres, cet objectif est particulièrement pris en compte dans le premier chapitre, signé par Paul-André Lapointe. De facture plus théorique, ce chapitre s’articule autour du concept de logiques émancipatoires, qui assure cohérence et complémentarité entre les différentes dimensions de la Théorie critique et de la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser : 1) l’ancrage empirique dans les pratiques émancipatoires et les luttes des groupes dominés et des mouvements sociaux qui combattent les injustices ; 2) la théorie sociale préoccupée par les divers axes de domination caractéristiques de toute société égalitaire et qui sont associés à l’origine des injustices ; 3) la théorie morale consacrée à l’évaluation des revendications et des solutions au prisme de la parité de participation et du recul de la domination.

    Le deuxième objectif se traduit par un effort d’opérationnalisation de la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser. Le défi consiste alors à passer d’un niveau d’abstraction élevé à un niveau empirique, permettant d’éclairer, différemment et mieux que d’autres approches, la réalité concrète et les causes des injustices vécues par des personnes et des groupes ciblés qui luttent pour l’atténuation et l’éradication de celles-ci. Ce défi est relevé dans les six études de cas rassemblées dans cet ouvrage et portant sur les groupes dominés suivants : les travailleurs étrangers temporaires dans la filière avicole au Québec (chapitre 2), les femmes immigrantes au Québec et principalement dans la ville de Gatineau (chapitre 3), les personnes marginalisées et itinérantes dans la ville de Québec (chapitre 4), les professionnels de recherche dans les universités canadiennes (chapitre 5), les jeunes défavorisés des populations agricoles en France (chapitre 6) ainsi que les ramasseurs de déchets au Brésil et les livreurs à vélo en Europe (chapitre 7).

    Sous la plume de Martine D’Amours, le chapitre 2 aborde les injustices dont sont victimes les attrapeurs de poulets, dont la plupart sont guatémaltèques, qui vident les poulaillers avant leur acheminement aux usines de transformation. Ces travailleurs étrangers temporaires représentent la figure emblématique de l’éclatement du salariat et de la fragmentation de la production, au sein d’une nouvelle division internationale du travail. L’importation temporaire d’une main-d’œuvre, discriminée au regard du droit du travail et sans véritable pouvoir de négociation, pour exécuter, dans les pires conditions de travail et d’emploi, les tâches les plus dévalorisées de la chaîne de valeur, constitue un faisceau d’injustices fondamentales dont l’élimination exige des changements institutionnels et législatifs majeurs.

    Écrit par Judith Lapierre et ses collègues, le chapitre 3 se penche sur une innovation sociale d’envergure, soit le premier habitat-santé au Québec, le Mimosa du Quartier, qui s’adresse principalement aux femmes immigrantes et aux mères monoparentales à faible revenu, afin de leur procurer un logement communautaire abordable, reposant sur la participation des locataires à la gestion. Les auteurs s’intéressent particulièrement aux effets positifs de cette innovation sociale sur la santé, les conditions de vie et l’émancipation des personnes concernées. Le Mimosa du Quartier se distingue par la coconstruction des savoirs et des pratiques qui associe les personnes concernées aux chercheurs impliqués dans le projet, dont certains sont les auteurs de ce chapitre.

    Dans le chapitre 4, Yves Hallée et Albert Amba Mballa traitent de la marginalité et de l’itinérance qui sont décrites et analysées selon les trois dimensions de la justice sociale de Nancy Fraser. Ce chapitre contient des témoignages éloquents sur les injustices et les discriminations que vivent les personnes marginalisées et itinérantes. Certes arrimé aux autres dimensions de la justice sociale, le mépris engendre néanmoins les blessures les plus grandes. Les auteurs se tournent en dernier lieu vers certaines solutions comme, entre autres, le revenu universel de base, dont ils analysent le caractère ambivalent.

    Le chapitre 5 porte sur les professionnels de recherche, un groupe plutôt invisible dans le monde universitaire, bien qu’y jouant un rôle absolument essentiel. Paul-André Lapointe, Rachel Lépine et Denyse Lamothe partent de ce paradoxe pour analyser les injustices auxquelles sont exposés ces professionnels, en les situant dans les axes de domination qui caractérisent l’université. Ils conjuguent les approches de Fraser et de Bourdieu pour mieux illustrer les obstacles au redressement des injustices qui témoignent de la crise annoncée d’un modèle de recherche et d’enseignement. Ce modèle repose sur un précariat universitaire en croissance de qui dépendent les bonnes conditions d’emploi d’un personnel stable, de plus en plus minoritaire et en décroissance, soit les professeurs.

    Au chapitre 6, Stéphane Pisani et ses collègues se consacrent à l’analyse d’une innovation sociale résiliente. Il s’agit d’un réseau d’organisations françaises, les Maisons Familiales Rurales, vouées à la formation professionnelle de jeunes ruraux défavorisés. La résilience et le succès de ces organisations s’expliquent par leurs contributions positives à l’émancipation des jeunes. Le recours à la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser et à celle des organisations rend possible la mise au jour, dans les relations entre les organisations de formation et les participants, d’un processus d’attachement, d’autonomisation/transformation et de détachement qu’il serait possible de transférer dans l’étude d’autres organisations similaires.

    Enfin, dans le dernier chapitre, Louis Cousin et Luc Audebrand examinent les solutions mises en œuvre pour remédier aux injustices vécues par les ramasseurs de déchets au Brésil et les livreurs à vélo en Europe. Bien qu’étant tout à fait différents, ces deux groupes de travailleurs sont confrontés à un environnement numérique, comme outil de coordination de leurs activités pour les uns et comme enjeu de contrôle et d’appropriation face aux grandes plateformes pour les autres. Selon la distinction introduite par Nancy Fraser entre les remèdes affirmatifs et les remèdes transformatifs, les coopératives se révèlent être dans ce contexte un dispositif porteur d’une transformation sociale. Les auteurs se penchent également sur le rôle des métaorganisations dans la lutte contre les injustices et dans la mise en œuvre des innovations sociales visant à les contrer.

    Soulignons en dernier lieu que cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif de chercheurs du CRISES qui sont membres du pôle de l’Université Laval, auxquels se sont ajoutés d’autres collègues. Tous les chapitres qui composent l’ouvrage ont été soumis à un processus d’évaluation qui s’est déroulé en plusieurs étapes. Dans un premier temps, les auteurs se sont échangé leurs textes dans le cadre d’une évaluation interne. À la suite de cette évaluation, ils ont soumis une version améliorée de leurs textes à une évaluation externe, orchestrée par les directeurs de l’ouvrage. Les versions modifiées à la lumière de l’évaluation externe ont été révisées par les directeurs qui ont à leur tour suggéré d’autres modifications. Tenant compte de ces dernières, les versions finales ont été enfin approuvées pour publication.

    1. Le masculin est utilisé uniquement pour alléger le texte.

    Chapitre   1

    Justice sociale et reconnaissance à l’épreuve des logiques émancipatoires

    Étude comparée des apports de Nancy Fraser et d’Axel Honneth

    Paul-André Lapointe

    Confrontés à une crise multidimensionnelle (sociale, politique, économique et écologique) qui sévit depuis plus d’une décennie ou deux et qui va en s’amplifiant sans cesse, avec, notamment, l’ajout de la récente crise sanitaire, les luttes sociales et les mouvements sociaux auraient dû, selon toute vraisemblance en s’appuyant sur les travaux de Karl Polanyi, se multiplier et s’allier pour la défense des protections sociales et contre les injustices et les « pathologies sociales » qui prolifèrent alors en dégradant les conditions de vie et de travail. Or, on assiste plutôt à une évolution contraire : le mouvement ouvrier et le syndicalisme sont victimes d’un déclin chronique, tandis que les nouveaux mouvements sociaux n’arrivent pas, pour les plus anciens (féminisme, écologisme et droits civils), à nouer des alliances durables et, pour les plus récents (Occupy Wall Street, Indignados, #MeToo et Idle No More, notamment), à tout simplement s’installer dans une certaine durabilité (Della Porta, 2017 ; Fraser, 2017b [2013] et 2019). En outre, alors que les inégalités s’accroissent sans cesse, ce sont les luttes autour de l’identité et de la reconnaissance qui prédominent largement, en reléguant dans les marges les luttes de redistribution. Tandis que la crise actuelle rend patent l’échec des politiques néolibérales, axées sur la financiarisation, la mondialisation inéquitable et l’austérité, on est confronté à « un choix qui n’en est pas un », soit entre le « néolibéralisme progressiste » et le « populisme réactionnaire » qui tous deux perpétuent le néolibéralisme, en se distinguant toutefois sur la place à accorder à la diversité : sa célébration, pour l’un, ou sa démonisation, pour l’autre (Fraser, 2017a, 2019).

    Pour rendre compte de ces situations inédites et paradoxales, les approches théoriques dominantes dans les sciences sociales s’avèrent impuissantes. Colonisées par l’impérialisme de la théorie économique du choix rationnel, elles considèrent la société comme une économie soumise aux calculs individuels de maximisation de l’utilité, tandis que les analyses des luttes sociales et des mouvements sociaux sont menées sous l’égide de la rationalité instrumentale (Streeck, 2016 ; Crossley, 2002). Surspécialisées et cloisonnées, dans des champs disciplinaires distincts et autour d’objets étroitement délimités, elles sont incapables de générer une compréhension globale de la crise et de son effet sur les conditions de vie et de travail. Même dans le camp des approches minoritaires et critiques, qui parviennent à s’affranchir de l’impérialisme économique, on demeure dans l’expectative, puisque certaines persistent dans la surspécialisation et le cloisonnement, tandis que d’autres, plus globales, faillissent à la tâche d’associer dans un même cadre théorique cohérent les analyses de la crise et de ses conséquences sur les conditions de travail et de vie, d’une part, aux analyses des mouvements sociaux et des luttes sociales pour l’émancipation, d’autre part.

    Il s’impose dès lors de se tourner vers la Théorie critique dont la double mission réside dans le dévoilement des formes de domination, de subordination, d’injustices et de pathologies sociales et dans la contribution à l’émancipation des acteurs sociaux dominés, en mettant au jour la grammaire des différentes luttes et revendications sociales porteuses de cette émancipation. Sous les bannières respectives de la justice sociale et de la reconnaissance, deux philosophes contemporains, Nancy Fraser et Axel Honneth, retiennent particulièrement l’attention. En dialogue l’un avec l’autre (Fraser et Honneth, 2003), ils cherchent à mieux comprendre les facteurs structurels ou fondamentaux, relevant soit de l’histoire de la société et du capitalisme ou de l’anthropologie, afin de jeter un regard analytique sur les contradictions et les luttes sociales, voire individuelles, tant actuelles qu’historiques. Tous deux, ils se proposent, par la clarté et l’accessibilité de leurs analyses théoriques, de contribuer à l’amélioration des conditions de travail et de vie, voire à la transformation sociale, dont sont porteurs les luttes sociales et les mouvements sociaux progressistes. L’un et l’autre se distinguent par une approche englobante et multidisciplinaire, convoquant les principales sciences sociales et humaines : philosophie certes, mais aussi sociologie, science politique, psychologie sociale, histoire et anthropologie. Bien qu’ayant beaucoup de points en commun, ils se différencient néanmoins sur des points d’une importance majeure. En s’appuyant sur des ancrages théoriques différents et à partir d’objets empiriques propres à chacun, ils produisent des diagnostics divergents sur les problèmes de la société contemporaine et sur la justice sociale et ils arriment sur des bases morales distinctes leur théorie de la justice et du progrès social.

    Ce chapitre se compose de quatre parties. Dans la première partie, nous retracerons les grandes lignes de la biographie des deux philosophes, en nous attardant aux conditions sociales de la production de leur théorie et à leurs ancrages théoriques. Il sera question dans la deuxième partie de l’ancrage empirique de chacune des théories, soit ce qui pourrait constituer le point de référence empirique qui relie la théorie à la réalité et à l’histoire, en lui donnant une légitimité concrète, au-delà d’une pure abstraction. En troisième lieu, nous procéderons à la comparaison de la théorie sociale de chacun des auteurs : l’un mettant l’accent sur les axes de domination et l’autre sur les sphères de reconnaissance. L’attention se portera alors sur la conception de la société capitaliste, sur la reconnaissance et sur la grammaire des luttes sociales. Nous poursuivrons en quatrième lieu avec la théorie de la justice. Ce sera l’occasion de mettre en parallèle les conceptions, démocratique et téléologique, de chacune des théories. En conclusion, nous apprécierons les contributions des deux philosophes au regard des deux missions fondamentales de la Théorie critique.

    1. Nancy Fraser et Axel Honneth : notes biographiques, logiques émancipatoires et ancrages théoriques

    À la fois similaires et différents, Nancy Fraser et Axel Honneth sont deux philosophes se revendiquant de la Théorie critique de l’École de Francfort et se distinguant par des origines et des parcours intellectuels spécifiques. L’une est davantage influencée par les conditions sociales et politiques de son époque, alors que l’autre est davantage préoccupé par les apories et les lacunes d’une tradition scientifique qu’il se propose de renouveler.

    Philosophe et spécialiste en sciences politiques, Nancy Fraser est américaine et enseigne la philosophie sociale à la New School for Social Research de New York. Elle est très tôt marquée par les mouvements sociaux des années 1960 et 1970 aux États-Unis (mouvement pour les droits civils, mouvement étudiant, mouvement contre la guerre au Viêt-nam et mouvement féministe). Elle se décrit comme une enfant de la New Left et à ce titre, elle est très critique du marxisme orthodoxe, dominé par l’économisme. Militante engagée et préoccupée par les questions de race et de genre, elle se tourne vers la philosophie sociale pour trouver des manières nouvelles de conjuguer la lutte des classes avec les autres mouvements sociaux progressistes, sans que ces derniers ne soient subordonnés à la première. C’est ainsi qu’elle se tournera vers la justice sociale. On peut la considérer comme une « philosophe rebelle » dans l’univers philosophique américain dominé par les hommes et par la philosophie analytique, dont la quintessence est l’œuvre de John Rawls (Bottomore, 1993 ; Fraser, 2000 ; Lee Downs et Laufer, 2012 ; Zaretsky, 2017).

    Philosophe et sociologue allemand, Axel Honneth est professeur de philosophie sociale à l’Université Goethe de Francfort, où il a été, jusqu’à tout récemment, directeur de l’Institut de recherche sociale, considéré comme le lieu de résidence de l’École de Francfort. Il a occupé ce poste de directeur, depuis 2001, alors qu’il a succédé à Jürgen Habermas, dont il a été l’assistant de recherche tout au long des années 1980. Il a fait sa thèse sur Foucault et la Théorie critique de l’École de Francfort, de Max Horkheimer à Jürgen Habermas. Déposée en 1982 à l’Université libre de Berlin, sa thèse a été publiée en français en 2017, aux éditions La Découverte, sous le titre de Critique du pouvoir. Axel Honneth est également, depuis 2011, professeur au Département de philosophie de l’Université Columbia à New York¹. Au vu de sa formation et de sa carrière scientifique et universitaire, Alex Honneth fait partie du sérail de la Théorie critique et de l’École de Francfort, au renouvellement desquelles il veut contribuer (Honneth, 2006 ; Honneth et Renault, 2018).

    Les deux philosophes appartiennent à la Théorie critique, soit un courant intellectuel, associé à l’hégélianisme de gauche et au marxisme, qui est apparu en Allemagne dans les années 1920. Parmi les principaux chercheurs identifiés à ce courant, on peut mentionner les noms de Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas et Seyla Benhabib. La Théorie critique est plus qu’une approche globale, voire plus qu’une métathéorie, de la société qui conjugue la philosophie et les sciences sociales. On pourrait plutôt la considérer comme un paradigme, au sens de Kuhn qui encadre différentes théories ou approches, se pose les mêmes questions et arbore les mêmes principes scientifiques (Honneth, 1993 ; Voirol, 2012). La Théorie critique se distingue par ses objectifs centrés sur le dévoilement des formes de domination et sur la contribution à l’émancipation des groupes sociaux et des individus dominés. Nous pouvons reconstituer la démarche intellectuelle et scientifique de la Théorie critique en identifiant et en définissant les trois principes que respectent tous les auteurs qui s’en réclament. Il s’agit des principes suivants que nous formulons sur la base de nos lectures des textes de Fraser et de Honneth, que nous citons en bibliographie, et plus spécifiquement des textes qui sont cités à la fin des paragraphes suivants qui présentent ces principes :

    Identification des pratiques sociales d’émancipation. En partant du postulat que la réalité sociale existe indépendamment de la théorie, qui essaie de l’appréhender, et qu’elle se compose de multiples pratiques, il s’agit en premier lieu d’identifier celles qui sont porteuses d’une société meilleure, d’une « vie bonne » ou d’une société plus juste. Ces pratiques émancipatoires sont censées atténuer les formes de domination et d’aliénation et ainsi contribuer à l’émancipation. Elles sont variables selon les époques historiques et les auteurs. Pour Horkheimer, dans les années 1920, les pratiques émancipatoires sont associées aux luttes du prolétariat ; pour Habermas, dans les années 1980, elles correspondent à l’agir communicationnel ; pour Honneth, dans les années 1990 et 2000, il s’agit de la lutte pour la reconnaissance ; et enfin, pour Fraser, au cours de la même période, ce sont les luttes des mouvements sociaux pour la justice sociale.

    Dévoilement des formes de domination et des obstacles à l’émancipation. Ces obstacles sont de nature différente selon les théoriciens : fétichisme et aliénation chez Horkheimer, pathologies de la communication chez Habermas, mépris et pathologies sociales chez Honneth de même que distribution inique, déni de reconnaissance et déficit de participation chez Fraser. Les auteurs se distinguent alors par une théorie sociale qui s’appuie sur des bases différentes : ordres de domination et de subordination, pour Fraser, et sphères de reconnaissance, pour Honneth.

    Insertion des pratiques émancipatoires dans un processus évolutif jugé souhaitable. Les pratiques émancipatoires et leur évolution se mesurent pour certains à l’aune d’un horizon à atteindre, soit le socialisme pour Horkheimer, ou la « vie bonne et réussie » pour Honneth. Pour d’autres, elles s’apprécient conformément à un principe spécifique : la démocratie des délibérations dans la sphère publique pour Habermas et la parité de participation pour Fraser. En se rangeant du côté des groupes sociaux dominés, en ce qui concerne Horkheimer et Fraser, ou en faisant appel à un principe transcendantal comme le développement de la raison argumentative, chez Habermas, ou en se référant à la condition humaine universelle et au développement des civilisations, chez Honneth, la Théorie critique assume ainsi son parti pris normatif, qu’elle partage en fait avec les pratiques émancipatoires (Fraser, 2012, 2003a, 2000 ; Honneth, 2008, 2003a ; Voirol, 2012, 2008).

    En l’absence de ces principes constitutifs, qui établissent un lien absolument essentiel avec la réalité concrète, la Théorie critique ne serait rien d’autre qu’une « construction intellectuelle abstraite dépourvue de référent intramondain » (Voirol, 2008, p. 21). De plus, en combinant ces trois principes, il est possible d’identifier différentes logiques émancipatoires, associées chacune spécifiquement à Marx, Horkheimer, Habermas, Honneth et Fraser. Précisons que chacun de ces principes sera davantage développé dans les sections suivantes (2, 3 et 4) qui porteront spécifiquement sur les ancrages empiriques, la théorie sociale et la théorie morale.

    Outre le socle commun de la Théorie critique sur lequel ils prennent appui, Fraser et Honneth recourent aux mêmes concepts centraux de la tradition libérale classique des XVIIIe et XIXe siècles, soit l’égale autonomie et l’égale valeur de tous les êtres humains (Fraser, 2003a, p. 224). Leur conception de l’individu se situe à égale distance du modèle utilitariste de l’économie néoclassique qui « considère la société comme une collection d’individus motivés par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil » (Honneth, 2006) et du modèle communautaire qui dissout l’individu dans la communauté. Nancy Fraser distingue, quant à elle, le modèle identitaire du modèle statutaire dans l’analyse de la reconnaissance : le premier modèle dissimule les relations de domination, notamment celles associées au genre, pour mieux renforcer l’identité de la communauté, tandis que l’autre modèle examine les relations statutaires sur le plan individuel pour, notamment et éventuellement, dévoiler la domination masculine ou toute autre forme de domination et favoriser l’émancipation des femmes ou des autres groupes dominés (Lapointe, 2020, p. 34-35). Enfin, Fraser et Honneth supposent l’existence préalable de la société et considèrent le développement de l’individu comme une construction sociohistorique dans le cadre d’une dynamique d’atténuation des formes de domination et de subordination, chez la première, et d’une dynamique d’individualisation et d’inclusion sociale, chez le second (Honneth, 2003b, p. 184-186). Cette perception différente des dynamiques sociohistoriques renvoie à des ancrages théoriques distincts, sur lesquels nous allons nous attarder dans les prochains paragraphes.

    Fraser et Honneth se revendiquent tous deux du marxisme ; cependant, ils le font dans des termes différents et autour d’objectifs spécifiques, en vue d’un renouvellement, pour l’une, et d’une justification d’abandon, pour l’autre. Certes, tous deux reconnaissent la désuétude de la thèse fondamentale du marxisme, soit l’identification des pratiques émancipatoires aux luttes du prolétariat pour le socialisme, grâce au développement d’une conscience de classe ; l’ironie de l’histoire étant l’intégration du prolétariat dans le capitalisme. Ils attribuent toutefois ce caractère suranné du marxisme à des raisons différentes : pour Fraser, il s’agit d’une vision partielle, tant sur le plan structurel que sur le plan historique ; pour Honneth, il est question de faiblesses théoriques insurmontables. Fraser se propose d’enrichir le marxisme en considérant le capitalisme autrement qu’une simple infrastructure économique soumise à des lois invariantes, déterminant la superstructure politique. Le capitalisme est, dans la perspective de Fraser, plutôt envisagé comme un ordre social institutionnalisé, associant l’économie aux conditions non économiques (exploitation des populations de la périphérie, reproduction sociale, environnement et rôle de l’État) qui la rendent possible et dont l’histoire, en référence à Gramsci, se caractérise par la succession de différents régimes, se distinguant chacun par une hégémonie et un bloc hégémonique spécifiques (Fraser, 2019 ; Fraser et Jaeggi, 2018).

    Quant à Honneth, il ne retient du marxisme, dans un premier temps, que le Marx des œuvres de jeunesse et sa vision anthropologique du travailleur luttant pour la reconnaissance et contre l’aliénation dans le capitalisme qui « empêche structurellement, totalement ou en partie, les sujets travailleurs de s’identifier à leur propre production et donc de se réaliser dans leur travail ». Il en conclut alors que « seul un tel paradigme de la reconnaissance » peut succéder « au paradigme marxien du travail » reposant sur l’exploitation (Honneth, 2013a[1989], p. 31-32 et 37). Par la suite, avec l’évolution paradoxale du capitalisme qui, dans les années récentes, aurait réussi à récupérer, pour des fins performatives, les revendications d’autonomie des travailleurs, il rejettera toute référence au marxisme pour se concentrer, en s’appuyant sur Durkheim, sur la division sociale du travail comme facteur d’intégration sociale des travailleurs, dans la mesure où leur contribution au bien-être de la société est justement reconnue (Honneth, 2013a). Dans une évaluation récente de la contribution du marxisme aux théories sociales contemporaines, Honneth soutient qu’il faut rejeter la théorie économique de la plus-value, qui fonde l’exploitation du travail, ainsi que les thèses sur l’idéologie dominante qui en découlent. Ce rejet n’écarte pas pour autant la possibilité de relations de domination au sein même du contrat de travail ; car, comme Marx l’aurait démontré, les salariés pourraient être contraints d’accepter des termes défavorables puisqu’ils n’ont pas d’autres choix, étant sans ressources pour subsister. Cependant, ces relations de domination sont pleinement prises en compte, selon Honneth, dans « la lutte pour la reconnaissance », dont l’objectif est de procurer à chacun, dans le cadre de la division sociale du travail, une rétribution conforme à sa contribution au bien-être social, que seul le marché, sans régulations appropriées, ne peut assurer (Honneth, 2017). Honneth considère enfin que l’« erreur fatale » de Marx et de ses successeurs réside dans la recherche d’un mouvement social spécifique, soit-il le mouvement ouvrier ou le mouvement féministe, qui serait porteur des revendications d’émancipation (Honneth, 2003b, p. 124). Ces dernières constituent plutôt, dans la perspective de Honneth, la base de multiples luttes pour la reconnaissance, individuelles ou collectives, qui ne sont pas nécessairement associées à des mouvements sociaux, comme on le verra plus loin. En repoussant ainsi le marxisme, Honneth rejette également toute pertinence théorique aux luttes de redistribution pour se concentrer sur la seule lutte pour la reconnaissance, sans référence aux classes sociales. En conservant un attachement au marxisme, Fraser, quant à elle, soutient qu’elle peut ainsi s’appuyer sur une base théorique pertinente pour aborder la justice sociale dans une double perspective alliant la distribution et les classes à la reconnaissance et aux statuts.

    Fraser et Honneth se revendiquent tous deux des avancées théoriques d’Habermas. Ce dernier aurait dénoué l’impasse de la première génération de l’École de Francfort qui aurait, dans les années 1940 et 1950, enfermé la Théorie critique dans la réification (Honneth, 2008, p. 186-187 ; Voirol, 2008). En naturalisant ainsi le fonctionnement et la reproduction du capitalisme, Horkheimer et Adorno auraient, d’une certaine manière, renié les principes de la Théorie critique et créé chez cette dernière un « déficit sociologique » (Honneth, 2013a [1986], chapitre 4 ; Honneth et Renault, 2018), la rendant incapable de percevoir une dynamique émancipatoire dans la société de leur époque. C’est Habermas qui a comblé ce déficit sociologique, en redécouvrant le social, par la mise au jour de l’agir communicationnel, constituant une autre logique d’action, appropriée au monde vécu, qui se superpose, tout en s’y opposant, à la rationalité instrumentale, dominante dans le système. Habermas introduit dès lors une pratique émancipatoire en faisant de l’intégration sociale le résultat d’une entente intersubjective reposant sur l’agir communicationnel et les délibérations démocratiques dans l’espace public. Il procure ainsi à la Théorie critique une « instance de justification [de ses] prétentions normatives » (Voirol, 2008, p. 22). Au fil des développements de son approche, Habermas s’oriente vers un procéduralisme de plus en plus affirmé, faisant du respect des règles de la communication le principal garant, sinon le seul, de la qualité et de l’équité du processus et des résultats des délibérations démocratiques. Dans ce cadre, les conflits émergent lorsque ces règles sont violées. C’est sur ce point que Fraser et Honneth se démarquent d’Habermas. L’une s’appuiera sur le concept de délibérations dans l’espace public pour le reformuler avec la prise en compte des mouvements sociaux, tout en le redéfinissant et en l’enrichissant, avec la notion de la parité de participation s’inscrivant dans le cadre d’une théorie de la justice sociale (Fraser, 2011 [1992], chapitre 5 ; Lapointe, 2020 ; Mansbridge, 2017). L’autre se tournera vers la recherche d’une autre pratique émancipatoire pour fonder la Théorie critique et il la découvrira dans la « lutte pour la reconnaissance » (Honneth, 2013b).

    Un autre auteur permet de différencier Fraser et Honneth. Karl Polanyi joue en effet un rôle important dans l’analyse de la grammaire des luttes sociales mise de l’avant par Fraser. Le double mouvement polanyien, opposant les forces en lutte pour un marché autorégulé à celles pour la protection sociale, a été transformé par Fraser en un triple mouvement incluant les forces en lutte pour l’émancipation (Fraser, 2017b [2013], 2017c ; Ferrara, 2017). Pour sa part, Honneth est plutôt critique à l’égard de Polanyi, considérant que celui-ci erre dans sa conception d’un pôle défini par un marché autorégulé, car, insiste-t-il, les travaux en sociologie économique ont démontré l’utopie d’un tel projet par la démonstration que tout marché ne peut fonctionner sans un minimum d’institutions et de règles d’encadrement (Honneth, 2013a[2010], p. 269-274). Or, à ce sujet, il semble bien que Honneth ait interprété de manière trop étroite les pôles du double mouvement polanyien. En effet, ce ne sont pas tant les formes historiques du marché et de la protection qui sont en opposition ; ce sont plutôt les forces sociales qui s’opposent autour de projets différents et qui, selon leur rapport de force, orientent les formes historiques dans un sens ou l’autre. Honneth pèche par une forme de fonctionnalisme que lui inspirent sans doute les auteurs auxquels il accorde beaucoup d’importance, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant.

    Honneth se propose de renouveler la Théorie critique certes en recourant à Hegel, mais il s’appuie aussi sur des sociologues, qu’il qualifie de normativistes, comme Durkheim et Parsons. C’est ainsi qu’il associe le principe central de la philosophie de l’histoire de Hegel, soit le déploiement de la raison dans l’histoire assurant un progrès continu de la vie en société, aux valeurs et aux normes, toujours davantage tendues vers l’amélioration, qui s’incarnent dans des institutions spécifiques. L’« esprit objectif » de Hegel est associé à une idée de base de la sociologie classique, celle de Durkhein et de Parsons, soit que « les sociétés sont des unités normativement intégrées dans lesquelles une variété de pratiques stables, institutionnalisées et interreliées servent une série de fonctions essentielles à la reproduction sociale² » (Honneth, 2017, p. 191). Dans plusieurs textes, Honneth reconnaît les influences que Durkheim et Parsons ont eues sur sa théorie (Hartmann et Honneth, 2008 ; Honneth et Renault, 2018). Cela est plutôt manifeste dans sa conception de l’intégration sociale autour de normes partagées et du conflit comme facteur d’intégration sociale (Voirol, 2008).

    En résumé, Fraser et Honneth s’accordent au départ sur les trois principes de la démarche de la Théorie critique qui sont à la base de la construction des logiques émancipatoires. Ils s’entendent également sur le principe fondamental du libéralisme classique, selon lequel toutes les personnes ont la même valeur morale. Par contre, ils se distinguent au regard des éléments qu’ils retiennent de deux auteurs, Marx et Habermas, qui ont exercé une influence majeure sur la conception de leur approche théorique. Tandis que Fraser fera appel à Polanyi pour enrichir son approche, Honneth se tournera vers Durkheim et Parsons et fera aussi grandement appel à la psychologie et à la psychanalyse. La contribution de ces références théoriques apparaîtra plus clairement dans la suite de ce chapitre.

    2. Ancrages empiriques

    Afin que la philosophie et, plus largement, les sciences sociales ne soient pas de pures spéculations, il faut

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