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Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables
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Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables
Livre électronique1 094 pages12 heures

Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables

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À propos de ce livre électronique

Enragée par un article intitulé « Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables », Elizabeth Cochrane écrit une lettre acerbe au Pittsburgh Dispatch, loin d’imaginer qu'un journal victorien puisse engager une femme journaliste. Adoptant le nom de Nellie Bly, elle combat un monde dominé par les hommes et rapporte des histoires que personne d'autre ne veut raconter, celles des femmes opprimées.

Chassée du Mexique pour avoir dévoilé la corruption du gouvernement, rejetée par un collègue marié auquel elle fait des avances, Bly se voit donner la chance de se faire une place dans le Newspaper Row de New York si elle peut obtenir un scoop majeur : la vie dans un asile de fous. Simulant la folie, elle berne le tribunal qui l'interne dans l'asile d’aliénées de Blackwell's Island.

Mais la réalité est bien pire que ce qu'elle avait imaginé. Dépouillée, droguée, battue, elle doit endurer une semaine de terreur et revivre les jours les plus sombres de son enfance avec le projet de s'échapper et raconter son histoire au monde entier. Seulement, à la fin de la semaine, personne ne vient à son secours, et elle craint d'être piégée pour toujours dans l’asile...

Basé sur la vie et les couvertures journalistiques de Nellie Bly, Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables est un récit de rage, de détermination et de triomphe, émanant d’un petit bout de femme courroucée, venue tout droit de Pennsylvanie. Elle refusa de laisser le monde lui décréter comment mener sa vie et changea le monde à la place.

LangueFrançais
ÉditeurNext Chapter
Date de sortie19 août 2021
ISBN9798201082550
Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables
Auteur

David Blixt

David Blixt's work is consistently described as "intricate," "taut," and "breathtaking." A writer of historical fiction, his novels span the Roman Empire (the COLOSSUS series, his play EVE OF IDES) to early Renaissance Italy (the STAR-CROSS'D series) through the Elizabethan era (his delightful espionage comedy HER MAJESTY'S WILL, starring Will Shakespeare and Kit Marlowe as hapless spies), to 19th Century feminism (WHAT GIRLS ARE GOOD FOR, his novel of reporter Nellie Bly). During his research, David discovered eleven novels by Bly herself that had been lost for over a century. David's stories combine a love of theatre with a deep respect for the quirks and passions of history. As the Historical Novel Society said, "Be prepared to burn the midnight oil. It's well worth it."Living in Chicago with his wife and two children, David describes himself as an "author, actor, father, husband-in reverse order."

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    Aperçu du livre

    Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables - David Blixt

    Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables

    Un Roman De

    Nellie Bly

    Écrit par David Blixt

    Traduit par Iléana Faedi

    Table des Matières

    Page de titre

    Note de l’auteur

    I Orpheline Solitaire

    Chapitre Un

    Chapitre Deux

    Chapitre Trois

    Chapitre Quatre

    Chapitre Cinq

    Chapitre Six

    Chapitre Sept

    Chapitre Huit

    Chapitre Neuf

    II Mlle Aux-Grands-Maux-les-Grands-Remèdes

    Chapitre Dix

    Chapitre Onze

    Chapitre Douze

    Chapitre Treize

    Chapitre Quatorze

    Chapitre Quinze

    Chapitre Seize

    III Un Bouton Suffit

    Chapitre Dix-Sept

    Chapitre Dix-Huit

    Chapitre Dix-Neuf

    Chapitre Vingt

    Chapitre Vingt-et-Un

    Chapitre Vingt-Deux

    Chapitre Vingt-Trois

    Chapitre Vingt-Quatre

    Chapitre Vingt-Cinq

    Chapitre Vingt-Six

    Chapitre Vingt-Sept

    IV Dieux de Gotham

    Chapitre Vingt-Huit

    Chapitre Vingt-Neuf

    Chapitre Trente

    Chapitre Trente-et-Un

    Chapitre Trente-Deux

    Chapitre Trente-Trois

    Chapitre Trente-Quatre

    Chapitre Trente-Cinq

    Chapitre Trente-Six

    Chapitre Trente-Sept

    V Dans l’Asile de Fous

    Chapitre Trente-Huit

    Chapitre Trente-Neuf

    Chapitre Quarante

    Chapitre Quarante-et-Un

    Chapitre Quarante-Deux

    Chapitre Quarante-Trois

    Chapitre Quarante-Quatre

    Chapitre Quarante-Cinq

    Chapitre Quarante-Six

    Chapitre Quarante-Sept

    Note de l’auteur

    Pour Tara

    Note de l’auteur

    Depuis sa fondation, l’orthographe de la ville de Pittsburgh a subi des fluctuations, comme dans certaines publications où elle apparaît écrite « Pittsburg ». Nommée en l’honneur de William Pitt l’Ancien¹, la ville originellement épelée « Pittsbourgh », dans une lettre écrite (de manière assez amusante) par un Écossais, a sans nul doute été orthographiée Pittsburgh pour la faire rimer avec « Edinburgh ».

    La prononciation américaine de « burgh » en berg a mené dès le début à des variations orthographiques. Cela a pris fin en 1911 lorsque la ville a déposé avec succès une requête auprès du gouvernement fédéral pour une exemption de la loi imposant la suppression de la lettre « h » à la fin de toutes les villes se terminant par « burgh ». À partir de là, « Pittsburgh » est devenu la seule orthographe acceptée.

    Dans cette histoire, certains journaux et certaines entreprises privilégient l’orthographe sans le « h ». Si j’ai utilisé l’orthographe correcte de la ville dans le dialogue et la narration, j’ai conservé les noms propres comme le Pittsburg Dispatch tels qu’ils étaient écrits en 1885.

    Afin de faciliter la lecture, j’ai aussi corrigé les erreurs typographiques et les maladresses dans les extraits d’articles.

    « Ainsi marche-t-elle, et lève-t-elle un pied, et le repose-t-elle,

    Alors s’illumine la ville et joue la fanfare en l’honneur de la belle,

    Nelly Bly !  Nelly Bly ! Jamais, Jamais, ne soupirez, 

    Une larme au coin de l’œil, jamais, ne laissez couler... »

    Nelly Bly

    Stephen Foster

    I

    Orpheline Solitaire

    Qui est cette jeune femme démente ?

    Elle est belle, bien vêtue et parle espagnol

    Elle a erré jusqu’au lieu d’hébergement pour femmes de la Matrone Stenard en réclamant un pistolet pour se protéger – S’appelle-t-elle Marina ?

    Modeste, amène et bien vêtue, une jeune femme de 19 ans, s’étant présentée sous le nom de Nellie Brown, fut déférée hier à Essex Market sur décision du Juge Duffy, afin de lui faire subir des examens médicaux visant à évaluer sa santé mentale. Les circonstances entourant sa venue seraient telles qu’elle pourrait très bien devenir l’héroïne d’un intéressant récit. La jeune femme fut amenée au tribunal par Irene Stenard, Matrone de la Maison d’Accueil pour Femmes, située au 84 de la Deuxième Avenue. La matrone rapporta que Nellie était venue seule à la Maison ce vendredi aux alentours de midi, réclamant ses malles. Nellie portait une robe en flanelle grise bordée de marron, des gants de soie de couleur marron, un chapeau marin en paille noire bordé de marron ainsi qu’une fine voilette de couleur grise. Un interrogatoire plus poussé n’a pas permis d’obtenir plus d’informations pertinentes la concernant. Pendant la nuit, l’agent fut effrayé par ses propos alors que la jeune femme maintenait son désir de posséder un pistolet de défense. Elle a expliqué qu’elle avait de l’argent dans son portefeuille mais que cette somme lui avait été volée. Elle s’exprimait à voix basse, son ton était doux, ses manières raffinées. Sa robe lui seyait à merveille. Ses manches étaient de la dernière mode.

    Au tribunal, Nellie ne fut même pas terrifiée, à l’image de son attitude, à l’annonce de son inculpation pour aliénation mentale. Elle demeura parfaitement silencieuse et suivit la matrone sans broncher. Le poids de ses propos, en réponse aux nombreuses questions qui lui furent posées par la matrone et le Juge Duffy, peut être apprécié ci-dessous :

    « Je n’ai pas de père. Il est mort. Je ne sais pas d’où je suis venue. Je me rends à New York. Le chapeau ne m’appartient pas. Je ne sais plus comment parler espagnol. Ah, le nombre de questions qu’ils me posent, pourquoi m’en posent-ils autant ? Quelle en est la raison ? Je veux que ces hommes s’en aillent. Cet homme-là est un journaliste. Je ne veux rien avoir affaire à des journalistes. Je suis venue par le train. C’est le moyen de transport que j’utilise toujours. Je ne vois pas pourquoi mes histoires personnelles devraient être rendues publiques. Je suis venue ici pour essayer de trouver un travail mais je ne sais pas comment y parvenir. »

    The New York Sun

    Le dimanche 25 septembre 1887

    Chapitre Un

    Observateur Inquiet

    Pittsburgh, PA

    Le mercredi 14 janvier 1885

    « Voilà qu’il remet ça ! »

    Mère était tournée de dos, affairée à frire un œuf.

    « Qu’est-ce que tu dis ? »

    Je secouai le journal comme s’il m’avait causé du tort.

    « Voilà qu’il remet ça ! »

    Sarah entra dans la cuisine, mon neveu sur sa hanche.

    « Qu’est-ce qui se passe ?

    — Ce qui se passe ? rétorquai-je. Je deviens folle, voilà ce qui se passe. »

    Sarah fit une grimace.

    « Pourquoi maintenant, Rose ? »

    Agitant l’air du journal outrageant, je le jetai sur la table.

    « Cet article dans le Dispatch² ! Ah, il me rend folle ! »

    Poussant un soupir dans ma direction, ma belle-soeur s’assit et se mit à faire rebondir son bébé sur ses genoux.

    « Grant, non mais vraiment, pourquoi Tata Rose s’embête-t-elle à lire ce journal si ça doit la rendre folle à chaque fois ? »

    Je n’aimais pas qu’elle m’appelât Rose. Je n’aimais pas que qui que ce soit m’appelât Rose. Cependant, comme Charlie utilisait encore ce prénom enfantin, sa femme se le permettait. Me levant pour aider à servir le petit-déjeuner, je fus enclin à me moquer d’elle. « Mieux vaut lire et être agacée que de ne pas lire et être ridicule. » Néanmoins, avec Mère à la cuisinière, Albert et Charlie dans la maison, et la présence de Harry, du bébé et des locataires, ne pas mâcher mes mots à ce moment précis n’était peut-être pas le moment choisi.

    Raclant l’œuf frit et le déposant dans une assiette, je décidai d’ajouter Sarah à mon courroux.

    « Le Quiet Observateur est retourné à ses vieux démons ! »

    S’adressant une fois de plus à son bébé, Sarah lui glissa dans un faux murmure :

    « Je crois que Tata Rose est amoureuse du Quiet Observateur. »

    Je me retournai si vite que je faillis emporter avec moi le deuxième œuf tout entier.

    « Quoi ?!? » 

    Sarah chuchota à la minuscule oreille de Grant.

    « Aucune femme ne discute autant d’un homme, à moins qu’elle n’en soit amooouuureuse. »

    Je sentis le rouge me monter aux joues. Quel culot ! Oui, d’accord, je prenais plaisir à lire les articles du Quiet Observateur dans le Pittsburg Dispatch. Ses rubriques étaient bien écrites, amusantes et inoffensivement avunculaires. Je l’avais imaginé tel un vieil homme courtois et aimable, portant des lunettes et une casquette tricotée, une pipe débordant d’une commissure.

    Tout avait changé une semaine auparavant lorsque le Quiet Observateur avait abordé un sujet aujourd’hui répandu : celui de la femme au travail. Dans un article outrageusement intitulé « Ce Dont Les Jeunes Femmes Sont Capables », le Q.O. avait adhéré à la classique rengaine qui était de fulminer contre « ces femmes toujours insatisfaites, qui pensent être en dehors de leurs sphères et qui fustigent autour d’elles tous ceux qui les abandonnent à leur sort… se noyer dans les détails et ne pas voir ce qui crève les yeux… elle devrait faire de sa maison un petit paradis et jouer elle-même le rôle de l’ange ». Avec sans aucun doute pour époux le Dieu Tout Puissant !

    Le Quiet Observateur avait résumé son article avec cette phrase tout à fait accablante : « La vie d’une femme est définie et réduite à un seul mot : le foyer. »

    Instantanément, le Q.O. se transforma dans mon imaginaire en une brute épaisse et intimidante, portant moustache et chapeau melon, un cheroot saillant en plein milieu de son visage. Un homme fait homme, un goujat, un satyre, un ennemi monolithique de la modernité et des vierges.

    L’idée que mon indignation puisse dissimuler une sorte d’admiration, digne d’une petite fille, était typiquement le genre d’absurdités que j’étais en train de décrier. Ma frustation trouvait son origine dans ses mots, dans les idées révulsantes – et si répugnamment populaires ! – que le Q.O. avait exprimées. Avais-je besoin d’une motivation cachée ? Une jeune femme ne pouvait-elle même pas exprimer ses propres émotions sans être accusée de tous les torts ?

    Avec ou sans enfant, j’étais sur le point de m’en prendre violemment à Sarah lorsque Harry fit irruption dans la pièce, tout sourire. À quinze ans, mon plus jeune frère était le plus aimable de nous tous confondus. Il se glissa dans son siège, me remerciant de lui servir le petit-déjeuner, puis Mère de l’avoir cuisiné et enfin notre petit neveu de « le partager ».

    Charlie arriva juste derrière, embrassant sa femme sur la joue et tapotant son fils sur la tête. Mon frère cadet fit une grimace lorsque je laissai tomber lourdement l’assiette devant lui.

    « Par quoi Rose est-elle obsédée aujourd’hui ? »

    Sarah savait manier son arme lorsqu’elle en avait une en sa possession.

    « Elle est amooouuureuse. »

    Au prix d’un effort héroïque, j’ignorai sa remarque. Au lieu de lui répondre, je soulevai le journal à ma hauteur.

    « Écoutez ça. Il y a un homme qui se prénomme Père Anxieux qui a besoin de conseils à propos de ses filles. J’en ai cinq encore à ma charge. Je n’ai aucune idée, ni de comment m’en débarrasser, ni de l’utilité que l’on pourrait en tirer. 

    — Il suffit de leur trouver un époux, répondit Charlie tout bonnement, s’attaquant à son petit-déjeuner.

    — Pas toutes les filles ne rêvent de se marier, Charlie. »

    Ma voix était emplie de dédain.

    Charlie haussa les épaules.

    « Pas tous les hommes ne rêvent d’être employés de bureau. Et pourtant me voici. »

    C’était mon frère cadet tout craché. Franc, tenace, sincère. Guère adorable mais jamais méchant.

    N’ayant pas de réponse toute faite, je lus à haute voix le reste de la lettre écrite par le Père Anxieux :

    La plus âgée a 26 ans. Elle peint des – en vérité, elle peint des tableaux et de la vaisselle. La cadette a 23 ans passés. Elle a un goût pour la musique et je me dois d’avouer qu’elle n’est pas si mauvaise, que ce soit au piano ou au chant. Vient ensuite Anna qui va tout juste sur ses 21 ans. Elle est tournée vers les questions de moralité et de religion, passant le plus clair de son temps à des réunions de tous types et à collecter de l’argent pour les pauvres et les païens. La quatrième me donne du fil à retordre. Elle déclare qu’elle a « 18 ans et que l’on n’a pas intérêt à l’oublier ». Elle en viendrait presque à immobiliser une baignoire ou à démolir un piano en un seul round comme vous ne l’avez jamais vu. Et je suis convaincu qu’elle peut gober un plat en aussi peu de temps que le suivant. Et lorsqu’elle décide de faire le tour de la maison avec un plumeau et un chiffon à poussière, on pourrait croire qu’un blizzard a tout emporté ou qu’une explosion de gaz naturel a tout soufflé. Néanmoins, une fois le calme revenu, toute chose retrouve idéalement sa place.

    Je n’ai pas grand-chose à dire concernant la dernière. Petite, elle était sujette à des crises et ne s’est pas bien développée. Certains docteurs ont pensé qu’il s’agissait de vers et d’autres ses nerfs. Elle est assise à longueur de journée occupée à lire des histoires, à boire de l’eau chaude, à fabriquer des dessus-de-lit insensés et à papoter.

    Que puis-je bien en faire ? Je peux m’en sortir financièrement avec Nervie, la servante. Cependant, le sort des autres me tient éveillé toute la nuit. J’y pense sans arrêt. Mère me conseille de les marier. Je m’y exécuterai dans la minute si j’en avais l’opportunité mais elles ne semblent pas attirer l’attention de qui que ce soit. Si vous vouliez bien me donner quelques conseils, je vous serais extrêmement reconnaissant.

    « Pauvres d’elles », confia Sarah, faisant rebondir Grant sur son genou alors qu’il s’avançait à tâtons vers son visage.

    Charlie ne pipa mot, dévorant son œuf et buvant son thé d’un seul trait.

    « Je suis certain qu’elles sont plutôt belles, lança Harry, mangeant au-dessus de son assiette pour ne pas tâcher ses vêtements d’école.

    — Si leur propre père ne les vante pas, probablement non », s’exclama une voix malveillante depuis la pièce d’à côté.

    Mon estomac puis mes poings se serrèrent. Albert, encore à écouter aux portes. Que mon frère aîné se marie et déménage de la maison, j’attendais ce moment-là avec impatience. Lui n’était pas comme Charlie, il ne resterait pas vivre ici après le mariage. C’était du moins ce que j’espérais.

    Comme toujours, Mère s’attaqua au cœur du problème.

    « Et quelle est la réponse du Quiet Observateur ? 

    — Mère, ne l’encouragez pas ! » s’écria Albert, feignant le désespoir.

    Trop tard. J’affrontais déjà le passage le plus incendiaire.

    « Il dit d’abord que si Père Anxieux est avide de conseils, il ferait mieux d’écrire à Bessie Bramble³. S’abstenant en fait de la contrainte d’une réponse sensée, le Quiet Observateur débite alors sa longue tirade. »

    Et je lus ce qui suit :

    Certaines personnes attirent toujours les ennuis… Certaine femme aura toujours du pain au levain, une autre pourra être sûre qu’une migraine l’assaillira le soir de son opéra préféré et une autre encore aura toujours vent des commérages une fois qu’ils sont passés d’actualité.

    Tout ceci est bien affligeant, mais c’est tourner le fer plus profondément encore dans la plaie que de leur apprendre que d’autres femmes connaissent, elles, les plus récents parfums de commérages, sont toujours des plus élégantes quand une place d’opéra est à vendre et excellent dans la fabrication du pain alors que les mêmes marques de farine et de levure sont utilisées.

    « Certaines personnes attirent la chance, concéda Charlie. Cela ne sert à rien de pleurer. 

    — Bien sûr que non, dis-je.

    — Alors, quel est le problème dans ce cas ? » 

    J’agitai le journal.

    « Il pense que ce sont ces types de problèmes que nous avons à affronter ? Il pense que c’est cela qui tient les femmes éveillées la nuit ? 

    — Je sais que je m’inquiète toujours de ma tenue pour l’opéra », constata Mère en éclatant de rire.

    Si Mère avait retenu une chose dans sa vie, c’était bien l’art de relâcher la tension.

    Je n’étais pas d’humeur à rebondir.

    « Voici la meilleure partie. »

    En Chine et en d’autres pays anciens, les filles sont tuées à la naissance ou vendues comme esclaves parce qu’on ne peut en tirer aucune utilité. Qui sait, peut-être que ce pays devra un jour recourir à cette option – disons dans quelques milliers d’années ? Les jeunes femmes affirment qu’elles préféreraient mourir plutôt que de devenir vieilles filles ; les jeunes hommes prétendent qu’ils ne peuvent affronter le mariage tant que leur richesse n’est pas acquise parce que les épouses sont de si dispendieux objets de luxe.

    Je jetai le papier journal sur la table.

    « Objets de luxe ! Ce sont les hommes ces objets de luxe que les femmes ne peuvent se permettre ! »

    Mon emportement provoqua des réactions prévisibles. Pauvre Harry plongea son regard dans le jaune coulant de son œuf comme si celui-ci pouvait miraculeusement cacher un steak. Sarah leva les yeux au ciel et sirota son thé – elle ne mangeait plus de petit-déjeuner afin de retrouver sa silhouette, celle d’avant sa grossesse. Mère se tint immobile, se refermant sur elle-même.

    Tout en mâchant, Charlie dit : 

    « Réfléchis, Rose. Comment une femme pourrait-elle vivre sans un homme pour s’occuper d’elle ? »

    Je me crispai, littéralement.

    « Vraiment, Charlie Cochrane ? Dis-moi, comment tu t’en sortirais sans une femme pour s’occuper de toi ? Tu en as trois ici qui te cousent tes boutons, te préparent à manger, te nettoient tes bottes et élèvent ton fils. Mère paie le loyer pendant que tu économises ton argent. Elle achète la nourriture ainsi que les habits que tu portes. Alors, dis-moi, qui subvient ici aux besoins de la famille ? Tu es aussi redevable à ta mère que le petit Grant l’est à la sienne ! »

    Frappant du poing la table, Charlie se leva.

    « Je dois aller travailler. »

    Il s’avança d’un pas raide vers la porte.

    Surpris par le bruit violent, la lèvre inférieure de Grant se mit à trembler. Avec une voix chargée de reproches, Sarah répliqua sèchement :

    « Elizabeth ! »

    Au moins, elle ne m’appelait pas Rose.

    Je ressentis cette terrible frustration que l’on peut éprouver quand la perception de l’idée que l’on cherche à développer n’est pas celle escomptée. J’avais seulement espéré que Charlie se rendrait compte à quel point sa vision du monde était erronée. Au lieu de cela, je l’avais humilié et sa virilité avait été mise en cause. Mais cela m’était familier. Les premiers mots sortis de ma bouche sont toujours de nature acerbe. J’ai la répartie facile, une réplique toujours prête. Disgracieuse, on m’a toujours décrite ainsi. Mieux vaut réfléchir avant de parler, se plaisaient-ils à me répéter.

    Me lançant un regard, Mère tendit ses mains vers le bébé.

    « Donne-le moi. »

    Confiant Grant à Mère, Sarah fila pour réconforter son mari, passant devant Albert qui maintenant s’attardait sur le pas de la porte.

    « Ne prête pas attention à Rose, Sarah, lança Albert par-dessus son épaule. Elle est seulement frustrée parce qu’elle est incapable d’exercer un travail et qu’aucun homme ne veut d’elle.

    — C’est faux ! cria Harry, prenant ma défense. Beaucoup de garçons l’admi-              rent. »

    J’étais reconnaissante à Harry pour ses bonnes intentions mais ses mots me mirent en rogne. Ma dignité était-elle uniquement tributaire de l’intérêt que les hommes pouvaient me porter ?

    « Il n’empêche que personne ne veut la marier, je me trompe ? »

    Albert se déplaça jusqu’au siège de Charlie pour y manger les restes du plat. Je retirai l’assiette et la plaça devant Harry. Au regard noir que me jeta Albert, je répondis :

    « Il est encore en train de grandir. Toi, tu resteras toujours tel que tu es. »

    Prudemment, Albert esquissa un sourire narquois.

    « Ne t’inquiète pas. Une fois que je serai marié, je me ferai un point d’honneur à te trouver un époux. »

    Sur ce, il disparut derrière le journal que j’avais mis de côté.

    « Est-ce que Lizzie a besoin d’un mari ? » demanda une voix depuis l’escalier du fond dans le bruit des marches dévalées.

    Un instant plus tard, Tom Smiley fit irruption dans la pièce, large d’épaules et belliqueux.

    « Tony est célibataire et n’a pas mauvaise haleine. »

    Il fut suivi par notre autre locataire, Tony Orr, une beauté enfantine aux joues roses et aux cheveux blond vénitien.

    « Je mâche de la menthe, il est là le secret. »

    Avec Grant encore dans le creux de ses bras, Mère commença à se lever mais Tom l’éloigna d’un revers de main de la poêle.

    « Ne vous embêtez pas Mme Cochrane. Je sais frire un œuf. 

    — Ou plutôt le brûler, tu veux dire, plaisanta Tony, se chahutant gaiement avec Harry. Et on a besoin de deux œufs, abruti. 

    — C’est quoi ce vocabulaire ! »

    Me confiant le petit Grant, Mère, avec ses 55 années derrière elle, s’interposa gentiment entre notre locataire et la cuisinière. Acquiescant, Tom s’assit et se servit un thé léger.

    Assis sur mes genoux, je retournai Grant vers moi, le laissant empoigner mes doigts de ses mains minuscules. Tony désigna mon épaule du doigt.

    « Oooh, désolé, Lizzie. Bébé a vomi. »

    Je penchai la tête. Remontant son doigt, toujours pointé dans ma direction, il me donna une petite tape sur le menton.

    « Je t’ai bien eue. »

    Je le fusillai du regard.

    Depuis la cuisinière, Mère demanda :

    « Vous partez aujourd’hui, les garçons ? »

    Leurs malles étaient posées au pied de l’escalier.

    « Oui, m’dame, répondit Tony. La Compagnie de chemins de fer a presque terminé la rénovation des voies. Au lieu d’avoir une ligne à voie étroite, on va maintenant avoir une ligne à voie normale.

    — Enfin ! s’exclama Tom.

    — Oui, sa filiale Baltimore and Ohio Railroad⁴ pourra bientôt être mise en service, conclut Tony.

    — Vous serez à Washington ce soir ? s’enquéra Mère froidement tout en servant un œuf à Tony.

    — Oui, m’dame, répliqua Tony. Et pour une semaine au moins. »

    Mère était en train de calculer la perte de loyer. Ma propre dépression était de nature plus personnelle.

    « Si seulement je pouvais y aller. 

    — Aller où ? demanda Tom, s’asseyant pour manger.

    — N’importe où, rétorquai-je, faisant rebondir Grant sur mes genoux. Washington, pour commencer.

    — C’est Washington dans l’État de Pennsylvanie, pas Washington, D.C. », remarqua Tony sèchement.

    Je ne me laissai pas découragée.

    « J’aimerais tellement pouvoir travailler dans les chemins de fer. »

    Les deux locataires se mirent à rire sans raison. Il n’y avait rien à expliquer. Quel poste une femme pouvait-elle bien occuper à bord d’un train ? Je me mordis la langue plus d’une fois. La seule présence de Mère me dissuada de répondre et Grant demeura une belle distraction.

    Harry avait la tête penchée en avant. Tony lui tapa sous le menton.

    « Qu’est-ce qui chagrine le petit bonhomme ? 

    — Rien », dit Harry, la tête résolument penchée en avant. 

    D’abord déconcerté, Tony finit par grogner.

    « Oh, Harry ! Oh, je suis désolé, j’ai complètement oublié. 

    — Quoi ? demandai-je.

    — Je lui avais promis de l’amener demain à la patinoire. Harry, je ne savais pas que l’on partirait de Pittsburgh aussi tôt. Je t’y amènerai dès qu’on rentre, je te le promets. C’est d’accord ? »

    Harry acquiesça, la déception se lisant sur son visage. À son expression, l’envie de le couvrir de câlins me prit soudain. Mais il avait passé l’âge, je lui glissai alors:

    « Moi, je t’y amènerai. »

    Vite enclin à oublier sa peine, le visage de Harry s’anima d’un large sourire.

    « Vraiment ?

    — Oui, mais il faudra que tu m’aides à rester sur mes deux jambes. 

    — Tu patines mieux que moi. 

    — Arrête les flatteries. Je patine les jambes écartées. Et, ajoutai-je sarcastiquement, on dit de moi que je ressemble à une fouine lorsque je patine, tellement je grimace. »

    Albert agita le papier journal.

    « Je ne dis que la stricte vérité, fabula-t-il.

    — Je paierais bien pour voir une fouine sur des patins, remarqua Tom gaiement.

    Chèrement.

    — Combien ? demandai-je, la voix soudain un peu rauque.

    — Nous irons tous, intervint Mère, coupant court à toute insinuation séductrice. Une sortie en famille. Cela fait trop longtemps.

    — Est-ce vraiment dans nos moyens ? » demandai-je.

    Son regard s’attarda un instant sur le mien avant qu’elle ne me réponde.

    « Je pense que l’on peut se le permettre. »

    Formidable. Mentionner les questions d’argent devant Tom et Tony était terriblement embarrassant pour Mère. Après Charlie, c’était son tour. J’étais en veine.

    Alors que les cloches de l’église Sainte Catherine se mirent à sonner, Albert tapota l’épaule d’Harry.

    « Il est l’heure de partir. Tu peux m’accompagner jusqu’à la ligne de tramway. »

    Harry m’embrassa sur la joue, puis fit de même avec Mère. Enfin, il donna un petit coup sur le nez de bébé Grant.

    « Sois gentil. Sois. Gentil. Et souviens-toi, ton premier mot est Harry.

    — Il n’est pas prêt d’y arriver, railla Albert. Il n’y est pas encore et loin d’y être ! À trente ans, peut-être y arrivera-t-il ! Allez, au revoir tout le monde. Et Rose, ne t’inquiète pas. Je te cueillerai un mari dans le tramway sur le chemin du retour. »

    Il gloussa face à mon expression horrifiée.

    Mère regarda mes frères se contorsionner pour sortir de la cuisine exigüe, croisant Sarah qui y revenait. Avec un air renfrogné, ma belle-sœur m’arracha le bébé que je tenais dans les bras et m’ignorant ostensiblement, grimpa à l’étage pour lui servir son petit-déjeuner.

    Mère me regarda de cet air pincé que je connaissais si bien.

    « Tu as fini avec le journal ? Je suis certaine que Tom et Tony aimeraient le lire aussi. »

    Ce qui me renvoya à ce que j’étais en train de lire. À la différence de Harry, je ne m’étais jamais volontiers débarrassée de ma rancœur. Alors que nos pensionnaires s’octroyaient chacun un bout de journal, je demandai :

    « Vous ne pensez pas que les femmes soient vouées à rester à la maison, n’est-ce pas ? 

    — Bien sûr que non, dit Tom.

    — Non, convint Tony. Elles ont aussi leur utilité dans les salles de bal.

    — Anthony ! s’exclama Mère avec reproche.

    — Désolé, Mme Cochrane. »

    Esquissant un large sourire, ils mangèrent dans un silence modéré tout en lisant le journal. Pendant ce temps, je rangeai la cuisine. Nos pensionnaires récupérèrent alors leurs malles, enfilèrent leur manteau pour se protéger des températures hivernales et firent leurs adieux.

    « On se revoit dans environ une semaine ! »

    À peine avaient ils quitté la maison que je m’emparais du Dispatch pour relire l’article. Nettoyant les assiettes des pensionnaires, Mère me dit avec reproche : 

    « Ils dressent une liste des postes vacants dans la rubrique des petites annonces, pas dans celle dédiée au courrier du cœur, Elizabeth. »

    Elizabeth. Je détestais le prénom Elizabeth, encore plus que Rose. Et les surnoms affectueux me révulsaient encore davantage. Liz, Lizzie, Beth, Betsy – tous plus affreux les uns que les autres. Cela ne m’empêchait pas d’apprécier la reine Élisabeth⁵, qui eu un beau règne sans jamais se marier.

    J’aurais dû être fière de mon nom de famille. Cochrane. La fille du Juge Cochran, voilà qui j’étais. Seulement, personne à Pittsburgh ne savait qui avait été le juge Cochran. Le nom de famille n’évoquait rien ici.

    Durant mon bref séjour au pensionnat, je lui avais ajouté un « e » à la fin, voulant me distancier de mes demi-frères et sœurs, la première famille de Père. Albert et Charlie apprécièrent ce changement. Même Mère finit par s’en satisfaire. Loin de Cochran’s Mills⁶, nous étions désormais les Cochranes de Pittsburgh.

    Elizabeth Jane Cochrane, connue familièrement sous les noms de Lizzie, Rose ou encore Rosie. Des surnoms qui ne me correspondaient pas.

    Tout comme ma vie ne me correspondait pas.

    J’aidai Mère avec la vaisselle. Puis, nous fîmes les lits. Alors que nous dépliions les draps, Mère me rappela :

    « Souviens-toi que Kate vient avec la petite Béatrice ce vendredi. 

    — Pour combien de temps cette fois ? »

    Mère soupira face à ma question.

    « Aussi longtemps qu’elle en éprouvera le besoin. »

    Redressant un dessus-de-lit, je ressentis un besoin de justification. Ma petite sœur s’était mariée à l’un de nos anciens pensionnaires, un conducteur de wagons-lits. Il ne la méritait pas selon moi et Kate ne m’avait jamais pardonnée de le lui avoir dit. Ou d’avoir eu raison à ce propos.

    L’arrivée de Kate et de sa fille signifiait mon déménagement temporaire dans la chambre de Mère. Pour être honnête, cela ne me dérangeait pas et de revoir la petite Béatrice ici dans la maison me remplissait de joie. Elle, Grant et Harry étaient les étoiles de ma petite vie.

    La vie d’une femme. Une fois de plus, je fulminai contre le Quiet Observateur, avec ses filles chinoises, son pain au levain et ses opéras. Fermant les boutons-pression situés aux coins des draps, je m’imaginais le confronter et lui dire tout ce que j’avais sur le cœur.

    Sauf que mes paroles dépasseraient mes pensées, comme à chaque fois qu’elles sortent de ma bouche. Si seulement je pouvais choisir à l’avance mes mots…

    C’est alors que je pris ma décision.

    Les tâches ménagères étant terminées pour la matinée, Mère alla s’allonger. J’en profitai pour descendre lentement l’escalier et me glisser derrière le minuscule bureau situé dans un coin du salon. Appuyant le bec du stylo sur une nouvelle feuille de papier, les mots jaillirent hors de moi comme si les veines tranchéées de mon poignet abreuvaient la page d’encre.

    À l’attention du Quiet Observateur,

    J’ai lu avec intérêt les observations et conseils que vous avez récemment prodigués aux jeunes femmes d’Amérique, et de Pittsburgh en particulier. Bien que je ne puisse douter de l’honnêteté et de l’équité de vos propos, je ne peux m’empêcher de penser que certains aspects de la vie d’une femme ont peut-être été négligés dans votre étude.

    Vous semblez conclure que la vie d’une femme doit être terne si elle n’est pas tenue au courant des derniers commérages, si elle n’est pas capable de se rendre élégante pour l’opéra et si son pain est fabriqué avec du levain. Peut-être si sa fortune est faite, peut-être si elle vient d’une bonne famille, peut-être si elle n’est pas en manque d’habits, de nourriture ou d’un toit, alors peut-être que ce que vous dites est vrai et que telles sont ses occupations. Pour ces femmes, le travail est un choix, non pas une nécessité.

    Prenons quelqu’un d’un peu moins aisé, voulez-vous ! Peut-être avez-vous pu observer cette femme à bord d’un omnibus, ou même dans la rue, pressant le pas devant vous avec des habits datant de l’année passée, des cheveux un peu hirsutes ainsi qu’un ourlet un brin effiloché. Peut-être l’avez-vous toisée en la croisant, un doigt sur le bord de votre chapeau, en vous disant qu’elle pourrait bien trouver un mari si elle se donnait la peine de mieux paraître.

    Si vous pouviez seulement éplucher les chapitres de votre vie, peut-être y trouveriez-vous moins à mépriser et plus à admirer.

    Gardez tout cela en tête la prochaine fois que vous conseillerez un père – une jeune femme peut même s’avouer chanceuse de nos jours d’avoir un père qui écrive en son nom. Mon propre père est décédé alors que j’avais six ans. C’était un homme fortuné, marié deux fois, avec quatorze enfants dont les naissances ont rythmé sa vie. Un soldat et un juge, un homme d’affaires qui donna son nom à une ville, et mort sans laisser de testament. Les enfants de son premier mariage, mes demi-frères, nous ont presque aussitôt réclamé leur dû, obligeant ma mère à vendre notre belle maison et notre terrain, nous contraignant mes frères et sœur et moi-même à occuper une maison beaucoup plus petite.

    Mère avait déjà été mariée une première fois, mais son premier époux étant décédé jeune, elle avait ainsi marié mon père. Alors veuve par deux fois, elle ne chercha pas à trouver du travail à l’extérieur de la maison. Elle anticipa au contraire vos conseils et se maria une nouvelle fois.

    Son troisième époux était un homme sans morale, pétri de belles promesses, et puisant son pauvre courage dans l’alcool, avec son lot de colère et de morosité. Ce mariage a pris fin de manière prévisible, c’est-à-dire par un divorce. Il aurait tout aussi bien pu faire de moi une orpheline, tant cet homme était enclin à des accès de violence.

    À quatorze ans, j’ai postulé et j’ai été acceptée dans une école prestigieuse de l’État de l’Indiana, où je pouvais recevoir l’instruction nécessaire pour exercer le métier d’enseignant, l’une des quelques professions permises au sexe féminin. Après un semestre seulement, je découvris que je ne pouvais plus subvenir à mes frais de scolarité. Ce que mon beau-père n’avait pas dilapidé en alcool et ce que ma famille n’avait pas volé en justice, mon tuteur l’avait mal géré.

    Je n’ai pas encore 21 ans et mon héritage a déjà été dilapidé.

    Ma famille a déménagé à Pittsburgh pour y chercher du travail. Et, les dernières années passées, je me suis escrimée à trouver un emploi respectable et bien payé. Je me suis essayé à donner des cours particuliers, à m’occuper d’enfants et à me proposer comme gouvernante. Tous mes efforts se sont soldés par un échec. Même les tâches cuisinières ne durent qu’un temps, d’autres femmes me trouvant trop petite, trop frêle et me traitant avec ignominie. 

    Partout où je me rends, je suis décrite comme une personne volontaire, curieuse et franche – des traits de caractère que vous devez sans doute considérer comme louables chez un homme, mais épouvantables chez une femme. Lorsque j’étais en quête de travail, mes deux frères les plus âgés, bien que moins éduqués que moi-même, ont obtenu de bons emplois de bureau. Hélas, leurs salaires ne sont pas suffisants pour subvenir à leurs propres besoins, à ceux de leur famille réciproque, de ma mère, mon petit frère et moi-même. En réalité, c’est à nous de subvenir à leurs besoins.

    Je ne vous écris pas pour que vous ayez pitié de moi. Je vous écris pour corriger la notion dévoyée qui vous fait penser qu’une femme est uniquement destinée à son foyer. Je vaux bien plus que ce à quoi vos « directives » me restraignent. Si mon foyer était mon unique sphère, elle quitterait bien vite son orbite pour rejoindre la surface du soleil et y être consumée.

    Je suis déterminée à travailler à trouver un emploi, jusqu’à découvrir ma propre « sphère », et ajouter à mon indépendance de l’esprit celle financière.

    Alors, dites-moi donc, moi, jeune femme d’une famille respectable, qui – et qu’on ne m’accuse point de la moindre faute – n’a ni argent, ni père, ni perspectives d’avenir, que suis-je censée faire ? Ai-je pour seule option celle de me donner en mariage ? En quoi est-ce différent d’une vie honteuse ? Comment une honnête jeune femme peut-elle bien gagner sa vie ?

    En bref, à quoi suis-je bonne ?

    J’attends votre réponse.

    Votre amie,

    L’Orpheline Solitaire

    Euphorique, je relus ma lettre. Peut-être qu’il y avait trop de « peut-être ». Quelques phrases mieux tournées et certaines répliques plus sèches me vinrent à l’esprit. Rien cependant pour rendre mon argument plus solide encore.

    L’idée me vint de montrer ma lettre à Mère. Mais elle n’apprécierait pas ma franchise au sujet de notre situation familiale. Adressant une enveloppe à l’attention du Quiet Observateur, au Pittsburg Dispatch, j’enfilai mon manteau et marchai jusqu’à la boîte postale située au coin de la rue.

    Il neigeait mais l’air empestait le soufre. Tout à fait approprié dans une ville étiquetée « L’enfer à ciel ouvert ». Pittsburgh était un pôle industriel avec ses inconvénients. Je marchai dans un nuage flottant de suie, duquel je ressortis en toussant et époussetant mes habits. L’odeur nauséabonde avait gagné mes narines et le goût du cuivre était sur ma langue, un goût de sang. Ah, la saveur du chez-soi ! 

    Depuis quatre ans que nous vivions ici, la qualité de l’air s’était brièvement améliorée grâce à l’insistance de ceux qui vendaient les bienfaits du gaz naturel. Le charbon demeurait néanmoins trop attractif et la ville avait retrouvé des cieux pollués. Pendant vingt jours au moins, on ne pouvait distinguer le ciel.

    Comme la plupart des habitants de Pittsburgh, je défendis la réputation ternie de ma ville avec fierté. Tête baissée, la lettre serrée dans ma main, j’atteignis la petite boîte métallique au bout de Miller Street. Ouvrant la trappe, je laissai la lettre s’attarder entre mes doigts pendant un instant, hésitant à la lâcher.

    Puis j’ouvris les doigts, laissant tomber la lettre. La petite trappe se referma dans un bruit métallique, emprisonnant la lettre et scellant ma décision.

    Il fut difficile pour moi de faire demi-tour et de rentrer à la maison. J’attendis longuement que quelque chose se passe. Sans succès.

    Ce n’était pas l’heure.

    Chapitre Deux

    Tourner en Rond

    Vendredi 16 janvier 1885

    L’air sifflant dans mes oreilles, je zigzaguai entre des corps se balançant, chancelants, mes roues en bois me propulsant toujours plus vite sur le sol vernis, fendant l’espace tel un train fou.

    La « rinkomanie⁷ », voilà comment ils la nommaient. Les prétendants invitaient leur bien-aimée pour leur tenir la main. Les mères y amenaient leurs enfants afin de les épuiser et de libérer quelques dents sur des pommes au caramel. Les invalides venaient y faire de l’exercice. D’après la légende, c’est par ce biais que M. Plimpton avait inventé en premier lieu les patins à roulette. Sur ordre de son médecin, il avait patiné jusqu’à ce que le dégel du printemps l’en empêche. Refusant de laisser le temps ralentir sa convalescence, il avait ajouté des roues à ses chaussures. C’est ainsi que l’engouement fut créé.

    Ces patinoires intérieures avaient remplacé le patinage sur glace en extérieur, même au mois de janvier. C’était nouveau, c’était à notre portée et c’était merveilleux.

    Débordant d’enthousiasme, j’étais en train de terminer un autre tour de la patinoire lorsque Harry me fit signe d’approcher de la main. Je me dirigeai vers une ouverture située au niveau de la rambarde.

    « Je suis aussi grand que toi », affirma-t-il avec fierté depuis la plus haute marche.

    Pas si impressionnant que cela, étant donné que je ne mesurais qu’1 m 64. Cependant, je ne pouvais me comporter méchamment avec Harry.

    « Et tu seras toujours plus grand que moi. Plus grand qu’Albert. »

    Harry me sourit timidement.

    « Il n’aimera pas ça. 

    — Pauvre de lui. Allez. Prends ma main. 

    — Je n’ai pas besoin de ton aide, protesta-t-il avec l’aspérité d’un jeune homme qui s’agrippe au bras d’une femme.

    — Peut-être que moi, j’ai besoin de ton aide. »

    Ce n’était pas vrai mais ma réponse apaisa son orgueil d’adolescent. Quelques instants plus tard, nous étions bras dessus bras dessous, ayant trouvé notre rythme. Nous rejoignîmes en chemin les rangs des patineurs.

    Après deux tours bien réussis, le groupe de musique de la patinoire se mit à jouer The Jam on Gerry’s Rocks⁸ comme un signal donné aux jeunes femmes de quitter la patinoire pour laisser tout loisir aux garçons de faire la course.

    Je fis semblant de ne pas remarquer les femmes qui s’en allaient l’une après l’autre. J’adorais faire la course. Alors que le tempo de la chanson reprenait, je lâchai le bras de Harry et commençai à prendre de la vitesse au rythme de la musique.

    Le premier coup de coude me prit par surprise, uniquement parce que je pensais me déplacer trop vite pour pouvoir être l’objet de telles manigances. C’était plus violent, aussi, que la plupart des bousculades vécues dans le tramway. Je sus rapidement quels coureurs il me fallait éviter alors que ma vitesse continuait d’augmenter après chaque tour.

    Source d’amusement au départ, je devins rapidement un embarrassement pour mes compétiteurs masculins. Une jeune femme qui patine plus vite que la moitié des hommes réunis ? Intolérable.

    J’esquivai le premier coup de coude mais le second percuta mes côtes. Je me baissai à l’approche d’un bras tendu et faillit tomber à la renverse, mes jupes effleurant mes roues. Je les relevai, serrant les dents et patinant encore plus vite.

    Je dépassai Harry qui avait trouvé le pied-marin. Charlie était aussi dans la course, glissant heureux sur la glace, tel un canard dans sa mare. Je lui fis signe de la main. Il secoua la tête, tout sourire. Puis il fronça les sourcils, son attention se portant derrière moi.

    Trop tard, je fis volte-face. Un homme me donna un coup sur le côté, si bien que je me cognai à la rambarde. Je m’y cramponnai, comme mes patins continuaient de rouler, et je parvins à me tenir droite. Je cherchai du regard celui qui m’avait attaquée mais il avait disparu, fondu dans la masse des hommes.

    Des spectateurs derrière la rambarde protestaient à mon encontre. Je ne leur prêtai pas attention et me remis à patiner. La chanson était en revanche sur le point de se terminer, et de ce fait la course l’était aussi. Furieuse, je fis un dernier tour de la patinoire, permettant à mes yeux de se désembuer et à ma gorge de se dénouer. Lorsque j’approchai enfin d’une ouverture ménagée au niveau de la rambarde et que je quittai le sol de la patinoire pour me mêler à la foule, je pus me tenir la tête haute.

    Débouclant les sangles de mes patins, je vis Mère assise à une table avec Sarah et Grant. Je décidai de rester à l’écart. Jetant les patins par-dessus mon épaule, je me mélangeai à la foule qui s’agglutinait autour de tables pour se rafraîchir. J’avais besoin de boire quelque chose.

    Non pas que je puisse acheter quoi que ce soit. J’avais remis une pièce de dix cents à l’entrée, ce qui était ma contribution pour les frais de la soirée et tout ce que je pouvais me permettre de dépenser raisonnablement. Pas de thé chaud pour moi mais l’eau était donnée gratuitement.

    Patientant dans la queue, je vins soudain à me demander si la patinoire recrutait des femmes. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Une femme pouvait vendre un billet ou servir de la limonade tout aussi bien qu’un homme. Voire même mieux qu’un homme ! Ce lieu prospérait assurément grâce aux femmes. La patinoire pouvait au moins en recruter quelques-unes.

    J’avais tort. Regardant autour de moi, je me rendis compte que tous les employés ici étaient de sexe masculin. Ce qui m’amena à réfléchir à tout l’argent dépensé par les femmes pour venir à la patinoire. Le prix d’entrée, la location des patins, les boissons. Mais aussi de nouvelles jolies chaussures, entretenant ainsi le commerce des cordonniers, et justifiant un tramway pour les véhiculer. Les journaux, payés pour inciter les femmes à dépenser leur argent ici, le temps d’une soirée, réalisaient une fortune grâce aux publicités des pages féminines. Oui, ce lieu le devait aux femmes, se devait d’en recruter au moins une…

    Je sentis quelqu’un me pincer le coude. Levant le poing, j’entendis Albert me dire :

    « Bonjour Rosie. 

    — Salut Bertie. »

    Utilise un surnom que je déteste, attends-toi au même traitement. Je baissai cependant la main.

    « Tu ne patines pas ? »

    Albert fit semblant de s’étirer.

    « Faut bien que je laisse la place aux autres bonhommes. Je n’aime pas frimer. 

    — Depuis quand tu n’aimes plus frimer ? demandai-je.

    — Depuis que j’ai décidé que pas plus d’un membre de la famille ne pouvait se donner en spectacle. C’est largement suffisant comme ça. Tu avais l’air ridicule tout à l’heure.

    — Tellement ridicule qu’ils ont dû me faire tomber pour m’empêcher de gagner, répliquai-je.

    — Non, ils t’ont renversée seulement parce que c’était toi, Lizzie. Si on te connaît, on aura forcément envie de te faire tomber. 

    — L’idée doit se répandre dans la famille, alors. Je ne comprends pas ce que Jeanne te trouve. »

    Hélas, c’était mentir. Un démon séduisant, mon frère Albert, avec ses cheveux noirs bien peignés, sa  raie au milieu, et une fine moustache aux extrémités cirées. La seule chose qui le dévaluait à mes yeux était sa taille – il faisait à peine une demi-tête de plus que moi.

    La beauté d’Albert était un cadeau insidieux. Ça, et cette capacité qu’il avait de devenir quelqu’un d’autre en un claquement de doigts. Pour Mère, Albert était le fils ambitieux à qui l’on donne tout, en échange de remerciements succincts. Pour Harry, Albert était vaguement abusif, adoptant un comportement éternellement propre au sexe masculin. Pour sa fiancée, une charmante jeune femme prénommée Jane Hartley, il était le portrait incarné de la politesse, de l’estime pour autrui et de l’intégrité.

    Pour moi, il était une terreur.

    À ma remarque, il fit juste un large sourire.

    « Jane voit un homme qui la protègera d’une existence comme la tienne. Mais j’oublie, tu aimes ta vie, n’est-ce pas ? 

    — Pas particulièrement, répondis-je. Certains pans de ma vie sont répugnants.

    — Tu ne trouves pas les hommes répugnants par contre, rassure-moi ?

    — Qu’est-ce que tu insinues par là ? 

    — Tu préfères être en compagnie des hommes. Même s’ils te traitent de manière un peu rude. Tu devrais faire attention. Il y a un adjectif pour qualifier ce type de jeune femme. 

    — Oui je sais, dis-je. Indépendante.

    — Disgracieuse, répondit-il.

    — Intelligente. 

    — Immorale. 

    — Brillante. 

    — Facile. 

    — Forte. 

    — Souillon. » 

    J’aurais dû en avoir le souffle coupé, mais c’était aller dans son sens. Ses joues rougissaient d’excitation. Je fus tentée de le gifler et rendre l’une de ses joues encore plus rouge, mais Jane choisit ce moment pour nous rejoindre.

    « Mon Dieu, tout le monde est si serré là-bas ! Qu’est-ce que tu racontais, Albert ? »

    Tout d’un coup, Albert devint la sollicitude incarnée.

    « J’expliquais à Rose la nature du motif sur ta dentelle. Elle trouve que c’est trop décoré mais moi je trouve que sa complexité lui donne un bel aspect. 

    — Tu devrais l’aimer, taquina-t-elle. C’est toi qui me l’as acheté.

    — C’est vrai ! Mais alors, à qui d’autre pourrais-je offrir des cadeaux ? Ma sœur aime les choses sans fioritures. C’est dans sa nature. 

    — Je n’ai rien dit à propos de sa dentelle…, commençai-je.

    — Oh, arrête de mentir, Rosie, coupa Albert, sa voix trahissant une réelle douleur. Tu n’as jamais réussi à duper personne. Oh, écoute Jeanne – c’est Lover’s Stroll qui nous appelle. »

    Et sans m’accorder un seul regard, il prit Mlle Hartley par le coude et retourna à la patinoire sur les accords de My Wild Irish Rose.

    Je restai là figée, bouillonnant sur place. Qui l’eût cru, lui me traiter de menteuse ! Et nous à lésiner, à économiser, pour pouvoir garder un toit au-dessus de nos têtes, et Albert, dépensant son salaire à s’acheter de beaux habits flambant neufs et offrir des cadeaux hors de prix à sa fiancée. Quelle satisfaction de savoir que nous lui permettions de mener un train de vie au-dessus de ses moyens.

    Je jetai un coup d’œil à Mère. Elle avait pris le petit Grant dans ses bras pour que Sarah puisse rejoindre Charlie sur Lover’s Stroll. J’envisageai de la retrouver pour me plaindre d’Albert, de son égoïsme, de sa méchanceté. Mais Mère lui trouvait toujours des excuses ou alors me reprochait d’exagérer. Comme la fois où un homme s’était présenté avec sa fille sur le pas de notre porte pour nous rapporter qu’Albert l’avait mise enceinte. Mère avait prétexté la confusion, puis, avec un ton des plus civils et attentionnés, demanda comment elle pouvait être certaine qu’Albert était le père de son enfant. L’insinuation de Mère avait provoqué les pleurs de la jeune femme et la colère du père. Il s’était éloigné furieusement de la maison en la traînant par le bras, et elle d’invoquer à cor et à cri le nom d’Albert. Albert, qui était resté dans l’ombre jusqu’à ce que père et fille disparaissent. Mufle et lâche à la fois.

    Mais cette expérience lui avait appris une chose. Il n’y avait rien qu’il ne puisse faire que Mère n’excuserait pas.

    Dans ma famille, on a toujours entretenu l’idée selon laquelle j’étais une fauteuse de troubles. Ce qui était faux. Je n’ai jamais été une fauteuse de troubles. C’était lui, Albert, l’élément perturbateur, celui qui semait le trouble comme un agriculteur sème le blé. Non, mon péché était de pointer du doigt les problèmes lorsque j’en voyais. Je refusai de garder le silence. Ce qui, pour nombre de gens, était troubler son monde.

    J’étais en train de me persuader qu’il me fallait dépenser ma dernière pièce de cinq cents sur des Necco Wafers⁹ lorsqu’un cri perçant retentit dans mon oreille.

    « Lizzie ! Lizzie Cochrane ! »

    Je me retournai et me retrouvai aussitôt étreinte par une femme de mon âge, les cheveux blonds, de grandes fossettes et un trop large sourire.

    « Ada ! Cela fait si longtemps ! 

    — Trop longtemps », acquiesça-t-elle en me serrant dans ses bras.

    J’avais rencontré Ada à la patinoire l’été précédent et nous avions rapidement pris l’habitude de patiner ensemble afin d’éloigner les satyres.

    « Je sais, soupirai-je. Nous n’étions pas retournés ici depuis des semaines et des semaines. 

    — Moi non plus, confia Ada. Viens. Mon rancard est allé chercher à boire. Tu peux donc rester avec moi quelques minutes, et il ne peut pas être jaloux de te voir appuyée à mon bras. Jouons les amoureuses. »

    Riant, je rebouclai rapidement mes patins. Puis, nous nous lançâmes toutes les deux sur le sol poli, rejoignant les couples qui se balançaient avec rythme.

    « Alors, quoi de neuf ? Toujours gouvernante ? »

    Ada fit une grimace.

    « Non. La maitresse de maison m’a dit que je souriais trop. Elle m’a fait cette remarque, assez curieusement, juste après que son époux m’ait complimentée sur mon sourire. Il n’y a malheureusement plus matière à sourire pour moi maintenant. Je travaille à l’usine. »

    J’en eus un pincement au cœur mais je m’efforçai de rester diplomatiquement neutre.

    « Et c’est comment ? 

    — Ennuyeux. Épuisant. Dégradant. Je travaille de 7 à 18 h tous les jours, avec une pause d’une demi-heure seulement à midi, et je ne gagne que quatre dollars par semaine. Ce qui explique pourquoi je ne suis plus venue ici ces derniers temps. Cinq cents, c’est précieux. 

    — Je suis vraiment désolée. »

    Je serrai son bras.

    « Mais tu es venue ce soir ! 

    — Grâce à Benjamin. »

    Son visage s’anima quelques instants d’un pauvre sourire, parti aussi vite qu’il n’était apparu.

    « Benjamin ? demandai-je.

    — Un employé de banque. Je l’ai rencontré dans le tramway sur la Shady Avenue. Il m’a demandé où il pouvait m’amener pour passer du bon temps. Je lui ai donné l’adresse de la patinoire. Comme ça, si je chute, je suis en bonne compagnie. »

    Elle rit.

    Je me forçai à rire avec elle, sans grande conviction. Pour une femme, « chute » était un mot empli de signification. Je décidai de le prendre au sens littéral du terme.

    « Tu as entendu parler de la jeune femme de New York ? 

    — Celle qui est décédée d’un crâne fracassé ? s’enquéra Ada sur le champ.

    — Oui. Après avoir chuté sur une piste de patinage », ajoutai-je avec insistance.

    Ada haussa les épaules nonchalamment. 

    « Heureusement pour moi que la plupart des chutes ne sont pas mortelles. »

    Je changeai de sujet, passant à celui qui avait focalisé toute mon attention ces deux derniers jours.

    « En parlant de nouvelles, tu as vu l’article dans le Dispatch ? La réponse du Quiet Observateur à Père Anxieux ? 

    — Lizzie, me réprimanda Ada d’un coup de hanche. Je n’ai pas les moyens de m’acheter un journal. 

    — Laisse-moi te raconter, alors. »

    Je lui rapportai tout le contenu de l’article, et durant les deux tours de piste de la patinoire, nous accablâmes le Quiet Observateur d’invectives. Lorsque je lui expliquai avoir écrit ma lettre, elle laissa échapper un cri de surprise et empoigna mon bras, le serrant fort.

    « Tu ne l’as pas envoyée, dis-moi ! 

    — Je l’ai envoyée ! Je le jure, je l’ai envoyée ! »

    Son visage s’empourpra et ses fossettes se creusèrent.

    « Oh que Dieu te bénisse, Lizzie ! »

    Changeant de sujet, nous discutâmes ensuite du cas du patineur bigame qui avait fait le tour des journaux. Un homme prénommé Osborn avait courtisé une riche héritière sur les pistes de patinage de l’Ohio. Malheureusement, le jour du mariage, son autre épouse – ici en Pennsylvanie – avait donné naissance à son fils. Un mandat d’arrêt fut lancé contre lui. Nous éclatâmes de rire, pointant du doigt tous les hommes sur la piste qui pourraient être Osborn, en quête d’une troisième femme.

    « Cette patinoire, c’est comme la vie, dit Ada. Tourner en rond et en rond, scrutant les hommes, priant pour qu’ils ne soient pas des vauriens.

    — Et en essayant de ne pas chuter », ajoutai-je prudemment.

    Lorsque la musique prit fin, nous retournâmes près de la rambarde pour y trouver le jeune homme avec qui Ada était venue, patientant avec deux verres de limonade.

    « Je les ai pimentés, expliqua-t-il d’un clin d’œil. Pour te réchauffer. »

    Acceptant la boisson, Ada me présenta.

    « Lizzie, mon amie. »

    Benjamin s’attarda un long moment sur moi, ses yeux me scrutant de la tête aux pieds. Il s’attarda sur mon visage, sans aucun doute l’un de mes plus beaux attributs. Nombre d’hommes me confiaient avoir de l’admiration pour mes yeux, les décrivant alternativement comme « profonds », « limpides », « emplis d’expression » ou « renfermant toute la tristesse du monde ». Mère disait que mes yeux étaient parfaitement réguliers ; Harry qu’ils étaient jolis ; Albert qu’ils étaient trop grands et que je les ouvrais excessivement. « Tes yeux me donnent le sentiment d’être mis à nu », avait-il affirmé.

    Le reste de mon visage était assez banal. Rond, avec des sourcils qu’un peintre aurait pu tracer comme un rajout. Une bouche solide avec une lèvre supérieure mince et une lèvre inférieure pulpeuse. Mon nez, légèrement à la retrousse, était la partie du visage qui me ravissait le moins. Cependant, je n’avais pas d’oreilles décollées et ma peau était douce. Une victoire en quelque sorte.

    Mais rien qui ne puisse compenser mon manque de formes. Je n’essayais jamais de berner qui que ce soit en leur faisant croire que j’avais une poitrine, et j’étais trop mince pour prétendre à des courbes autre part. La plate Lizzie Cochrane.

    « Ravie de vous rencontrer. »

    Benjamin, l’employé de banque, avait apparemment écarté l’idée d’évincer Ada pour moi. Il prit sa main et lui dit :

    « Tiens, Ada, bois ! Je suis désolée, Lizzie, de n’avoir rien à t’offrir. 

    — Il n’y a pas de mal. »

    À l’odeur que dégageait le verre d’Ada, j’étais reconnaissante de ne pas en boire. Autant de scotch dans une seule limonade, c’était inconcevable pour moi.

    « Permets-moi de te donner de l’argent pour t’en acheter une », proposa-t-il afin de se débarrasser de moi.

    Son empressement, celui d’avoir Ada rien que pour lui, facilita ma décision. La voix empreinte d’un sourire affecté, je répondis : 

    « Oh, Benjamin, je suis tellement désolée mais il faut que je t’enlève Ada. Un énorme problème se pose à moi et j’ai besoin de son aide pour le résoudre. »

    M’emparant de son verre, je le rendis à Benjamin et je attirai Ada vers la foule.

    Une fois hors de portée de voix, Ada me lança : 

    « Tu n’aurais pas dû faire ça, Lizzie ! »

    La colère contenue dans sa voix me surprit.

    « Tu ne vas pas me faire croire que tu voulais rester avec lui ! 

    — Bien sûr que je le voulais, rétorqua-t-elle sèchement. Au moins jusqu’à ce qu’il m’invite à dîner. »

    Je m’arrêtai net.

    « Tu ne penses pas ce que tu dis. 

    — Mon estomac le pense. Je n’ai pas eu de vrai repas depuis des jours. »

    Ada arracha sa main de mon emprise.

    « À bientôt, Lizzie. »

    Sur ce, elle se retourna et patina vers son séducteur.

    Stupéfaite, je l’observai rejoindre Benjamin et sous son évidente insistance, boire quelques gorgées de sa mixture. Puis, me tournant le dos, ils firent leur entrée sur la piste, les mains de Benjamin sur les hanches de Ada.

    Très bien. Ce que Benjamin pensait de l’utilité des femmes était sans équivoque. Le pire dans tout cela était que Ada semblait l’accepter.

    Me sentant profondément malheureuse, je retournai à la table occupée par ma famille. Harry y était assis, soignant une lèvre enflée et tenant son coude. Mère repoussait de la main le docteur de la patinoire.

    « Ce n’est qu’un bleu. 

    — Ou cinq, intervins-je, m’écroulant à ses côtés. Que s’est-il passé ?

    — J’ai participé à une course ! » 

    Le sourire triomphant de Harry était manifestement douloureux. Tout aussi manifestement, il n’en avait cure.

    « Il n’a pas gagné, dit Albert, tout en se rapprochant de Jane.

    — Il a fait le spectacle, répondit Charlie.

    — Et il a pris garde à ne rien se casser, ajouta Sarah.

    — Vous ne pouvez être certaine de cela tant que je ne l’aurai pas examiné, persista le docteur.

    — Il dit qu’il va bien », rétorqua Mère sèchement.

    Bien sûr qu’elle sollicitait désespérement l’avis du docteur. Mais nous n’avions pas les moyens de le payer, quel que soit le montant exigé.

    « Nous devrions rentrer à la maison, tous. Harry a son compte pour la soirée, Grant s’agite et le train de Kate va bientôt arriver. Quelqu’un devrait la rencontrer à la gare. 

    — Mère, Jane et moi allons nous en charger, proposa Albert, se portant volontaire. Ensuite, Kate et moi ramènerons Jane chez elle. Nous serons de retour avant que tu n’aies été te coucher. »

    Mère embrassa Albert pour le remercier et nous quittâmes la patinoire tous les huit.

    Je fulminai. Je n’avais pas terminé de patiner. Personne n’avait même demandé mon avis. Si j’avais osé dire quoi que ce soit, on m’aurait qualifiée d’exigeante, ou d’égoïste, ou d’obstinée. C’est Rose tout craché. Toujours la fauteuse de troubles.

    Je décidai donc de garder le silence et de fulminer.

    Le petit-déjeuner fut bruyant. Depuis sa dernière visite, ma nièce Béatrice avait découvert le chant ; elle se leva pour accueillir une nouvelle journée du haut de ses deux ans, tonitruant à gorge déployée My Darling Clementine¹⁰ de sa voix de soprano.

    Dans une caverne, dans un canyon,

    Creusant une galerie

    Vivait un mineur, de 49¹¹

    Et sa fille Clémentine.

              Mes trois frères trouvèrent cela hilarant que leur minuscule nièce chantât cette chanson sur un rythme légèrement rapide, une parodie des tristes ballades appartenant désormais au passé. Mère n’était pas trop heureuse d’apprendre que sa petite-fille en connût toutes les paroles. Je la vis lancer des regards douteux à Kate mais ma sœur était trop épuisée pour le remarquer. Elle faisait déjà plus que ses dix-neuf ans et elle se cramponnait à sa tasse de café comme un homme en train de se noyer s’accroche à un mât.

                J’aurais pu chanter en cœur mais j’étais occupée à feuilleter les pages du Dispatch du jour. J’étais déçue. Même si j’avais conscience que ma lettre ne serait jamais publiée, j’avais espéré qu’elle tomberait entre les mains de Bessie Bramble et que cette dernière l’utiliserait pour réprimander le Quiet Observateur. Mais il n’y avait rien, ni de l’un, ni de l’autre. La seule histoire palpitante était celle d’une tentative d’évasion au Nouveau-Mexique, où un shérif adjoint avait repoussé une bande de 80 cowboys du Texas. Le reste abordait la pierre de faîte du Washington Monument et la colonisation de l’Afrique.

    Béatrice sautilla, passant devant moi. Elle marchait d’un pas lourd et chantait :

    Elle était légère et telle une fée,

    Et elle chaussait du 43,

    Des boîtes de harengs sans couvercle,

    Étaient les sandales de Clémentine.

    Elle conduisait les canetons à l'eau,

    Tous les matins à 9 h,

    Elle se cogna le pied contre un bout de bois,

    Et tomba dans l’écume salée.

    Remettant nonchalamment le Dispatch dans le Compartiment à Journaux, je restai figée comme un lapin hors de son terrier. Sur le haut de la page réservée aux lettres à l’éditeur, dans son propre encadré et en caractères gras, était inscrit un message :

    ORPHELINE SOLITAIRE

    SI LA RÉDACTRICE DU COURRIER PRÉNOMMÉE « ORPHELINE SOLITAIRE » POUVAIT COMMUNIQUER SES NOM, PRÉNOM ET ADRESSE À NOTRE BUREAU, SIMPLEMENT COMME PREUVE DE BONNE FOI, ELLE NOUS ACCORDERA UNE FAVEUR ET RECEVRA L’INFORMATION QU’ELLE DÉSIRE.

    Mon cœur cogna dans ma poitrine. J’avais l’impression d’être la mauvaise élève, appelée à venir au tableau pour se prendre des coups de règle sur les doigts. Une invitation à m’identifier ? Pour révéler mes nom et prénom au journal ? Que pouvaient-ils bien vouloir de moi ? Avais-je enfreint la loi ? Avais-je diffamé quelqu’un ?

    Mentalement, je me remémorai la lettre que j’avais écrite. Non, en ses termes, elle avait été en tout point correcte. Le ton acerbe, peut-être. Un contenu plus franc que ce à quoi ils étaient habitués, sans doute. Mais rien qui ne justifiait une réprimande !

    Était-ce véritablement une réprimande ? Assurément, si le Dispatch l’avait voulu, ils auraient pu publier ma lettre très personnelle et y joindre une réponse cinglante. Au lieu de cela, ils avaient déposé cette étrange requête. Preuve de bonne foi ? De quelle bonne foi parlaient-ils ? Et quelle faveur pouvaient-ils bien accorder ?

    Mes frères chantaient désormais en chœur :

    Comme elle me manqua ! Comme elle me manqua !

    Comme ma Clémentine me manqua,

    Jusqu'à ce que j'embrasse sa petite sœur,

    Et que j'oublie ma Clémentine.

    Dans mes rêves, elle me hante encore,

    Vêtue d'habits, trempés d'eau salée,

    Puis elle renaît de l’eau,

    Et j’embrasse ma Clémentine.

    Osais-je ou non m’y rendre ? De me présenter au journal impliquait la révélation de mon identité, de mes véritables nom et prénom. Je ne pourrais plus me cacher derrière un nom de plume. Je ne pourrais plus envoyer en toute sécurité des lettres depuis la maison.

    Y rencontrerais-je le Quiet Observateur ? Pouvais-je braver le lion dans sa tanière ?

    Jamais dans ma vie, un tel moment de décision ne s’était annoncé si clairement.

    Osais-je ou non ? Vraiment ?

    Oh, ma chérie, oh ma chérie,

    Oh, ma Clémentine chérie.

    Tu es perdue et partie pour toujours,

    Je suis terriblement désolée, Clémentine.

    Tu es perdue et partie pour toujours…

    Il est stupide de

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