Fait d'hiver au 4 septembre
Par Joseph Ouaknine
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Aperçu du livre
Fait d'hiver au 4 septembre - Joseph Ouaknine
Fait d’hiver au
4 septembre
Joseph Ouaknine
Fait d’hiver
au 4 septembre
Les Éditions Chapitre.com
123, boulevard de Grenelle 75015 Paris
Du même auteur
Sans rancune, SAFED Éditions, 2001.
Le miroir aux alouettes, Publibook, 2001.
Le sixième visage, Cylibris, 2001, Edition du bout de la rue, 2009.
Au-delà de la rivière, Publibook, 2002.
Une minute interminable, Edition Ixcea, 2004.
Identité sous contrôle, Edition du bout de la rue, 2007.
Le sang des Catacombes, Edition du bout de la rue, 2008.
A l’ombre d’Halloween, Edition Rivière Blanche, 2009.
Le pont des anges, Edition du bout de la rue, 2009.
Le mystère du Nain Jaune, Edition du bout de la rue, 2010.
Le voleur de lumière, Edition du bout de la rue, 2011.
Une étrange statuette, Edition du bout de la rue, 2012.
© Les Éditions Chapitre.com, 2014
ISBN : 979-10-290-0094-2
Chapitre 1
Il faisait si froid qu’une vitre de la cuisine s’était craquelée ; elle s’effilochait comme une toile d’araignée ou une figure géométrique élaborée. Laissant passer un courant d’air que je tentais de colmater avec du papier journal, les morceaux de verre encore soudés par la glace semblaient tenir miraculeusement en état d’apesanteur. Le terne carreau ridé me renvoyait une image blafarde, celle d’un centenaire… Pourtant, je n’avais que quarante-six ans, les cheveux blancs, certes, la moustache en bataille, mais le front haut et le menton volontaire, des yeux vifs, une dentition parfaite.
Au dehors, une brume opaque s’étalait par lambeaux nettement visibles, laissant transpercer la pâle luminosité d’un soleil hivernal sur le chemin figé. Pourtant nous n’étions qu’au début de septembre. Les rameaux pliaient sous la glace, les rosiers ressemblaient à des cactus, le cerisier paraissait si chétif qu’un bourgeon n’aurait pas daigné germer dessus. De toute façon, peu m’importait, le jardin était à l’abandon. Il faut dire que depuis le départ d’Anissa, six ans déjà, je n’avais plus taillé une branchette, ni entretenu la moindre parcelle de ce jardin qui s’étalait à perte de vue quand le brouillard était absent.
Même mon intérieur, au départ si coquet, faisait désormais davantage penser à un squat délabré qu’à la demeure du riche homme d’affaires que j’étais toujours. Mes affaires fluctuaient de façon hasardeuse ; les comptes s’empilaient dans un coin de mon bureau, ma fortune était livrée à elle-même, victime de ce même manque d’entretien.
Tout en buvant un café déjà froid, je laissais vagabonder mon esprit nostalgique, me demandant pour la énième fois, le cœur amer, pourquoi elle était partie. Six années passées à me poser cette même question, tous les matins, invariablement, debout devant une fenêtre dont un carreau était désormais cassé. Cela faisait longtemps que je ne pleurais plus que par le cœur, mais aujourd’hui, j’avais l’impression que le climat se désolait pour moi dans mon jardin, figeant à tout jamais mon chagrin dans une désolation hiémale.
Quand la sonnette d’entrée a retenti, j’ai sursauté. Qui pouvait bien me rendre visite à cette heure matinale, moi qui n’avais plus reçu personne depuis des lustres ? Qui avait pu braver le froid alors que déjà, dans les chaumières, on prédisait la fin du monde ou le début d’une nouvelle glaciation ?
J’ai posé ma tasse sur l’évier et me suis pressé vers la porte, qui s’est ouverte sur une apparition fantomatique. La jeune femme était grande, élancée, sans doute assez belle, mais au travers de mon amertume, je ne savais plus discerner où s’installait la grâce. De jolis souliers presque neufs, un manteau à la mode jeté sur de frêles épaules et des cheveux fins bien coiffés attestaient d’une certaine aisance. D’ailleurs, la Panhard de collection garée devant la porte confirmait ma première impression.
– Monsieur Richard Messier ?
– Oui, c’est moi. À qui ai-je l’honneur ?
– Mylène.
– Mylène comment ?
– Appelez-moi Mylène, ce sera suffisant. Je viens de la part de votre femme.
J’ai senti comme un coup de poignard dans le dos, un filet de sueur me dégoulinant instantanément entre les reins. Sous son regard amusé, j’ai ouvert un instant la bouche sans qu’aucun son ne puisse sortir. J’ai dû secouer la tête pour m’extirper de ce coup d’assommoir.
– Anissa ? Mais… où est-elle ? Je…
– Puis-je entrer ?
La jeune femme frissonnait ; moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Je l’ai laissé passer, abasourdi, me demandant si je n’étais pas en train de rêver. Elle a traversé le vestibule, et s’est dirigée vers le salon comme si elle connaissait les lieux. Je l’ai suivie, la bouche toujours entrouverte et les bras ballants. Elle s’est installée dans un fauteuil et m’a observé longuement en souriant, visiblement ravie de son effet de surprise.
– Où est Anissa ? Je n’ai plus eu de nouvelles depuis qu’elle m’a quitté ! Encore ce matin, je me suis demandé si elle était toujours vivante…
– Votre femme ne vous a pas abandonné !
J’avais trop souvent lu le simple billet que mon amour de jeunesse avait laissé accroché sous un aimant sur la porte du réfrigérateur pour croire au miracle. Pourtant, les yeux noirs de la jeune femme paraissaient sincères, et ses fines mains trop fragiles pour être celles d’une sorcière. Elle a subitement relevé la tête, me toisant du regard :
– Vous avez du café chaud ?
Je me suis secoué, encore sous le choc, et suis allé lui réchauffer un bol de café au four à micro-ondes. Scrutant les secondes qui ne s’égrenaient pas assez vite sur le compteur, l’esprit ressuscité et le cœur battant à tout rompre, j’essayais d’imaginer : et si Anissa revenait !
J’ai déposé le café brûlant sur la table basse et me suis installé en face de la jeune femme. Son manteau avait glissé derrière elle, découvrant une jolie robe de velours vert dont le décolleté aguichant en aurait envoûté plus d’un. C’était une robe de bonne coupe, un peu légère pour affronter le blizzard, mais qui lui allait à merveille. Elle a commencé par se réchauffer les mains en me jetant de vifs coups d’œil.
– Expliquez-moi, ai-je imploré.
– Anissa est en prison.
– Quoi ? Anissa en prison ? Qu’a-t-elle fait ?
– Je ne sais pas. Enfin, pour cambriolage, mais je n’ai pas de détails. Elle n’a jamais rien voulu me dire. J’étais sa codétenue. Je viens de sortir. Hier matin, j’étais encore avec elle.
– C’est impossible ! Anissa ? Une cambrioleuse ?
– Oui ! Là où j’étais, il n’y a que ça : meurtre, drogue, prostitution… La misère de la société. Avec son cambriolage, votre femme faisait figure de sainte-nitouche.
– Vous racontez n’importe quoi !
– Évidemment ! Je suis passée devant chez vous, et je me suis dit : Tiens, je vais faire une blague à ce monsieur dont j’ai connu l’épouse, au hasard de mes randonnées, sur une plage d’Acapulco !
J’ai été forcé de sourire, et cela a eu pour effet de détendre l’atmosphère, ou plutôt d’engendrer un nouveau climat dans la pièce, un soleil de printemps dans mon capharnaüm. Certes, au fond de moi, j’étais sceptique, mais l’inconnue n’a pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour raviver mon bonheur. Elle connaissait bien Anissa, je m’en suis vite rendu compte. Pourquoi aurait-elle inventé une histoire aussi farfelue ? Par ailleurs, j’avais éperdument besoin de me raccrocher à quelque chose dans l’espoir de retrouver ma femme, fût-elle cambrioleuse, infidèle, droguée, que sais-je encore !
– Et on ne m’aurait rien dit ? La police aurait dû m’interroger, me suspecter. J’étais son mari, tout de même !
– Elle s’est fait attraper sous une fausse identité.
– C’est insensé ! Pourquoi aurait-elle fait cela ? Quand est-ce arrivé ? Quand elle est partie ? Le jour où elle m’a quitté ?
Je me demandais déjà qui j’avais bien pu épouser. Qu’Anissa puisse se cacher sous une fausse identité me paraissait encore plus incongru que cette histoire de cambriolage.
Celle qui se faisait appeler Mylène n’a pas répondu. Visiblement, elle ne voulait pas en dire plus.
– Pourquoi ce silence ? Tant d’années ! Elle aurait dû m’aviser, me faire passer un message… Pourquoi me l’avoir caché ? Dans quelle prison est-elle ?
– Elle avait sans doute ses raisons. Elle ne veut pas vous voir tout de suite. Elle a besoin que vous l’aidiez avant sa sortie, prévue pour l’année prochaine. Elle vous aime toujours ; ce qu’elle a fait, elle n’avait pas le choix. Je vous ai apporté une lettre, écrite de sa main.
Tandis qu’elle ouvrait son sac en cuir fin et au fermoir ciselé dans de l’or massif, j’ai secoué la tête. J’avais l’impression de sombrer dans un cauchemar, la lumière du salon se transformait en brouillard. Je revoyais Anissa quand nous étions au lycée. Elle rayonnait de partout, elle était la coqueluche du groupe d’amis dont je faisais partie. Elle ne parlait que de paix, d’amour, de mondes merveilleux. Bien sûr, c’était avant qu’elle découvre qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant, mais tout de même, cela n’expliquait pas tout. Nous étions heureux… Comment avait-elle pu descendre si bas sans que je ne m’en rende compte ? J’étais passé à côté d’une femme, sans voir qu’elle en cachait une autre !
– Quelle identité a-t-elle prise ?
– Marianne Leblanchu.
– Leblanchu ? Celle du Crédit coopératif ? Le fameux cambriolage du 4 septembre ? Leblanchu, c’est ma femme ? Allons, vous voulez rire !
La jeune femme a posé une enveloppe sur la table et s’est levée en empoignant son manteau.
– Je ne connais pas cet événement, et à vrai dire, je m’en moque ; de vous, de votre histoire et du reste. Je vous ai apporté la lettre, comme je lui ai promis. Maintenant oubliez-moi, je ne suis jamais venue ici.
Je me suis redressé à mon tour.
– Comment puis-je vous recontacter ?
– Pourquoi faire ?
Elle s’est dirigée toute seule vers la porte. Mes yeux ne l’ont même pas suivie, hypnotisés qu’ils étaient déjà par mon nom sur le rectangle blanc. La porte a claqué, le moteur de la Panhard s’est élancé dans un bruit de tondeuse à gazon et le calme est retombé. Je me suis emparé de l’enveloppe et l’ai ouverte lentement en m’asseyant à la place qu’avait occupée la jeune femme, encore toute imprégnée de son délicieux parfum.
L’écriture d’Anissa a dansé un moment devant mes yeux, puis, m’essuyant les joues déjà humides, j’ai entamé la lecture :
Mon cher Richard,
Ce n’est pas la peine de chercher des explications. J’ai commis une faute, je dois payer. Pourquoi j’en suis arrivée là, peu importe, j’ai sombré, je me suis laissé entraîner et désormais, tout est à reconstruire. Je ne te demande pas de me reprendre, je te demande seulement de me sauver. Tu dois me détester, je devrais te fuir, ne pas remuer le couteau dans la plaie, pourtant j’ai besoin de toi. Toi seul peux m’aider, car je suis en danger. J’ai mal agi, et pas seulement contre toi, ni contre la société. Quelqu’un m’attend, un homme que tu connais bien : François Montlouis. Eh oui ! Mon cœur a trop longtemps hésité entre vous deux, et si je t’ai choisi, ce n’est pas pour ta situation, enfin, je ne pense pas, sincèrement. Il me fallait un mari, l’autre ne pouvait que devenir mon amant !
François est vite devenu jaloux, de toi, de la vie que tu menais, du grand train que tu me procurais, lui qui ne pouvait même pas s’offrir des vacances de Français moyen. Quand il a monté cette affaire de cambriolage du Crédit coopératif, j’ai voulu l’aider, stupidement. Le plan semblait si bien au point ! C’est moi qui ai tout pris,