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Piana, notre « grand et petit village »
Piana, notre « grand et petit village »
Piana, notre « grand et petit village »
Livre électronique535 pages4 heures

Piana, notre « grand et petit village »

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À propos de ce livre électronique

Ce livre raconte un cheminement. D’abord ma rencontre avec Piana : un éblouissement qui m’a donné à moi, femme immigrée, le désir immédiat d’y faire pousser une racine. « Racine, au sens où l’écrit Khalil Gibran, cette fleur tournée vers la terre et qui néglige la gloire». Cela s’est poursuivi, avec les habitants de Piana et surtout les anciens, par un apprivoisement réciproque. J’ai commencé à écouter leurs vécus respectifs et eux même ne demandaient qu’à raconter. Je me suis mise à enregistrer leurs récits. C’est ainsi que le livre des anciens a pris naissance dans ma tête. Puis arriva cette histoire de pierre sarrasine apprise de la bouche d’un ancien: elle fut trouvée dans sa boutique, au cœur du village, puis hélas perdue sans doute intégrée à la construction d’un muret. Cela m’a donné le goût d’aller chercher dans les livres et les Archives tout ce qui pouvait concerner Piana. Ce ne fut pas tâche facile eu égard à la petite taille du village, surtout que je ne suis pas historienne. Je restais entre histoire et mémoire : il me fut difficile de distinguer l’histoire locale de l’histoire générale de l’île, d’où le survol inévitable mais bref des différentes occupations, à l’affût du moindre détail sur Piana. Enfin mon chemin s’est poursuivi par une question lancinante que je me suis toujours posée depuis que je vis dans l’île, question à laquelle les anciens ont bien voulu répondre :« qu’est ce que l’être corse ? » L’intérêt est dans la question, somme toute universelle, celle de l’identité que tout être ou tout peuple se posent à des moments critiques de leurs histoires. Question à laquelle je ne prétends pas avoir donné de réponse, mais simplement livré mon ressenti : celui de quelqu’un qui vient de « l’autre côté ». Mais après tant d’années vécues et partagées avec les gens de l’île, suis je restée vraiment de l’autre côté ? A quel moment on cesse de l’être pour aborder la même rive ensemble ?
LangueFrançais
Date de sortie20 juin 2013
ISBN9782312011288
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    Aperçu du livre

    Piana, notre « grand et petit village » - Boni Baracucca

    cover.jpg

    Piana,

    notre « grand et petit village »

    Boni Baracucca

    Piana,

    notre « grand et petit village »

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Edouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01128-8

    Il est habituel de voir que, pour manifester leur filiation ou leur lien affectif à l’île, nombreuses sont les personnes qui ajoutent à leur nom, derrière un tiret, celui d’une grand mère ou d’une grande tante indigène. C’est pourquoi, moi qui n’ai pas la moindre goutte de sang corse coulant dans mes veines, l’idée m’est venue, pour marquer mon attachement ou mon affiliation à l’île, de jouer avec la langue corse laquelle me devient chaque jour plus familière : Boni Baracucca sera mon nom de plume ; il est simplement la traduction en Corse de mon patronyme.

    Je dédie ce livre à tous ceux qui aiment Piana et la Corse.

    Genèse du projet

    Un jour Faé, appelé aussi Fanfan l’ancien, m’a raconté : « En 1956, quand j’ai voulu refaire l’entrée de mon épicerie (située au centre du village), en enlevant le vieux crépi qui recouvrait la façade, j’ai mis à nu un linteau de porte gravé d’inscriptions en arabe. Étonné, je l’ai montré au général Nesa, natif du village qui, ayant vécu en Tunisie, était versé en cette langue. Il s’agissait d’une pierre sarrasine sur laquelle était gravée une sorte de prière à Allah. Longtemps, la pierre est restée au village, là où se trouve la stèle dédiée à Danièle Casanova. Puis un jour elle a disparu, pour être intégrée sans doute à la construction d’un muret ».

    Une pierre sarrasine au cœur du petit village de Piana !

    Ce récit fut l’aiguillon qui me poussa à parler aux anciens et à aller chercher dans les livres et les archives tout ce qui avait trait au passé de Piana.

    Pour le monde entier, Piana évoque toujours la même image d’Épinal : ses Calanche, sa lumière et le somptueux golfe qu’elle domine du haut de ses 440 mètres d’altitude. Ce sont surtout les Calanche qui ont fait flamber les imaginaires. Cela ne date pas d’aujourd’hui : de nombreux voyageurs depuis le XVIIIe siècle, écrivains, artistes, aristocrates impressionnés par le site ont chanté, peint, ou écrit la beauté de Piana et surtout le mystère de ses Calanche. Ces gens-là se sont souvent déplacés semble-t-il avec un guide et des recommandations aux notables locaux. La Corse représentait une alternative au voyage d’Orient. C’était l’époque où il était de bon ton d’exalter l’image d’une île romantique en évoquant des stéréotypes qui fascinaient : bandits d’honneur, vendetta, nature sauvage, berger mélomane la main collée à l’oreille et le nez pincé etc. Certains sont connus : Prosper Mérimée, Gustave Flaubert, Stendhal, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Alphonse Daudet ; mais il y en eut beaucoup d’autres, auteurs moins connus ou simples voyageurs étrangers{1}. Plus récemment deux artistes qui ont peint le village, Kraft et Marec, ont séjourné au moulin des Calanche.

    Mais l’esprit des lieux ne s’inscrit pas seulement dans le paysage et les pierres, ni non plus dans les clichés touristiques. Il y a le lieu, ce golfe somptueux toujours changeant, jamais semblable à lui-même ; et il y a aussi les hommes : ceux qui sont nés là, ont vécu, aimé et souffert là, ont travaillé là. Sans eux la connaissance de Piana serait impensable : ce livre n’aurait jamais pu se faire sans la confiance des anciens et la narration de leurs souvenirs vécus. J’ai eu beaucoup de plaisir à transcrire leur parole, mon seul but étant de faire revivre Piana et son passé à travers leurs témoignages. Chacun m’a raconté « son Piana », chacun a fait revivre le village à sa façon et avec sa subjectivité. Ce livre est en quelque sorte une mise en commun de leurs mémoires. C’est un livre à cinquante voix, et même plus si je compte ceux qui m’ont parlé de manière informelle. Cinquante anciens qui n’ont demandé qu’à se remémorer le temps d’antan avec une indéfectible émotion dans la voix. Nous n’avons pu remonter plus loin que la troisième génération. Ils ont raconté un siècle d’histoire du village, en particulier son passé pastoral et agricole, ainsi que le passé de ses pêcheurs. Leurs souvenirs, les rires et les émotions qui accompagnaient leurs narrations méritent d’être partagées.

    Les anciens m’ont aussi beaucoup aidée à raconter l’histoire des églises puisqu’ils ont eu la générosité de me confier les documents qui étaient en leur possession. De ceux qui nous ont quittés, il me reste les voix chères enfermées dans des cassettes. Qu’ils en soient tous remerciés du fond du cœur.

    Ce livre est une simple invitation à un voyage dans le passé de ce petit coin de Corse que j’aime tant : un passé proche raconté par les anciens du village, un passé plus lointain glané dans les livres d’histoire et les documents d’archives, Le texte sera enrichi de documents photographiques anciens et récents. Ce sera aussi un voyage dans le présent, à travers les interrogations qui se sont posées à moi dans mes relations à la Corse et aux Corses.

    Ce travail n’est qu’un début. On y repèrera des oublis, des lacunes, des omissions. Mais si en le lisant, on éprouve du plaisir et le désir de découvrir et aimer le village, son passé, ses traditions particulières – car je souhaite ne m’attacher qu’à ce qui est spécifique à Piana –, mon but aura été atteint.

    La féerie du lieu

    « Que Piana demeure comme le symbole de toutes les clartés et que les flemmes roses de ses pierres continuent d’éblouir les hommes pour le plus grand bonheur de leurs regards et les plus nobles émotions de leur cœur. »

    René Cassin

    PIANA ET MOI : L’ENFANCE RETROUVÉE

    Longtemps on m’a demandé pourquoi moi, une pinsuta, arabo-berbère de surcroit, je voulais écrire un livre sur Piana. On est allé jusqu’à me dire : « Écris plutôt sur l’Algérie, ton pays de naissance ». Renvoyée à une origine, j’ai répondu « Et pourquoi pas écrire sur les deux ? » Peut-être en m’engageant dans ce travail de mémoire et de recherche du temps passé, la femme immigrée et déracinée que je suis a-t-elle tenté de lutter contre l’oubli - son propre oubli - ? La crainte d’une perte irrémédiable m’a conduite dans un travail où j’ai pris conscience que ce qui fut autrefois peut être retrouvé aujourd’hui à travers une diversité de formes de résurgences et soustrait au néant. Je viens du sud de la Méditerranée et à Piana par tous les chemins j’y reviens.

    Je voulais écrire sur Piana parce qu’entre Piana et moi, une longue histoire d’amour s’est construite. Comme Montaigne écrivait au sujet de l’amitié (qui est une forme d’amour) : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Je dirais en l’imitant : « Parce que c’était Piana, parce que c’était moi ».C’est comme ça, il y a des liens immédiats et mystérieux qui se nouent entre un être et un lieu, un être et les habitants du lieu. Je n’ai pas une goutte de sang pianais ou même corse qui coule dans mes veines, et pourtant je me sens pianaise par toutes les fibres de mon corps. Ma découverte de Piana fut d’abord l’histoire d’un éblouissement, comme tous les voyageurs qui passent par là ; c’est petit à petit que s’est effectué un apprivoisement réciproque avec les gens du village.

    À la première seconde où j’ai découvert Piana, j’ai dit tout haut à mon compagnon « C’est là ! ». Il faut dire que je me suis trouvée sans le savoir sur la route du belvédère, puis tout là-haut au point culminant où, Piana offre à ses visiteurs une vue sur le golfe de Porto à couper le souffle. C’est là aussi que nous avons retrouvé dès la première seconde, des amis qui avaient été favorables et engagés, soutenant la lutte des Algériens pour leur indépendance. Je voulais dire simplement : « c’est là que je voudrais m’enraciner ».Ce fut pour moi un saisissement brusque, un coup de foudre plus qu’une décision mûrement réfléchie. Lorsque j’étais en activité professionnelle, jamais je n’ai pu quitter Piana sans un serrement au cœur et l’envie d’y revenir. Je partais toujours, une main crispée sur ma valise et l’autre encombrée selon la saison de népita, d’immortelle, d’un bouquet d’arbouses et surtout d’un brocciu. Loin à Paris, je voulais encore goûter, respirer Piana, la Corse (et sans doute l’Algérie aussi) pour atténuer la séparation.

    Le sens du « c’est là », je ne le comprendrai que plusieurs années plus tard, après une longue introspection, faisant surgir beaucoup de réminiscences. Pourquoi ai je voulu planter là mes souvenirs, comme on planterait un arbre et m’enraciner dans cette terre d’adoption ? Pour moi, il y avait collapsus du temps et du lieu : j’étais simultanément autrefois et maintenant, ici et là-bas où je suis née, devant les Calanche de Piana et devant la montagne nommée « el khad lahmar », c’est à dire « la joue rouge », appelée ainsi parce que la lumière du couchant vient en farder la cime. Je me souvenais alors combien les gigantesques rochers pareils à des citadelles de titans flamboyaient eux aussi au feu du couchant dans une élégie de couleurs, avant de virer au mauve mélancolique puis au noir sombre de la nuit.

    Maupassant a laissé un texte inoubliable sur le village de Piana construit en amphithéâtre autour du golfe de Porto et sur ses Calanche, cité dans tous les guides touristiques. Visitant l’Algérie il écrira : « Le Kleber avait stoppé et je regardais de mes yeux ravis l’admirable golfe de Bougie qui s’ouvrait devant nous ; les sables jaunes au loin faisaient à la mer une rive de poudre d’or, et le soleil tombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petite ville. […] Comme je demeurais debout sur le port, à l’ancre, je fus stupéfait d’admiration devant cette côte unique, devant ce cirque de montagnes baigné par les flots bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d’Ajaccio et de Porto en Corse ».

    Ce cri du cœur : « c’est là » a jailli parce qu’ici tout vient me rappeler mon pays d’enfance : je partage avec Piana et ses habitants une commune parenté, la mer Méditerranée, notre mare nostrum, notre mater nostra. C’est la mienne, c’est la notre. Je considère qu’elle fait de nous, les frères et sœurs de tous ceux qui sont nés et naitront près d’elles. J’ai grandi dans la même lumière, les mêmes odeurs. La Corse a pour moi le goût et les fragrances des fruits sauvages de mon enfance : figuiers de barbarie penchant leurs candélabres aux bords des chemins, arbousiers, rois du maquis, exhibant fièrement en automne, leurs fruits rouges en même temps que leurs fleurs blanches, frêles jujubiers… Sentir montant du sol chauffé par le soleil d’août, l’odeur entêtante des figuiers sauvages, et même entendre braire un âne, vont me transporter loin, au pays du souvenir, dans mon village des hauts plateaux algériens. Les villages corses, nichés au sommet des collines comme des sentinelles qui montent la garde contre les dangers venus de loin, ressemblent comme des jumeaux à ceux de mes jeunes années passées au sud. De la même façon les dômes des tombeaux corses, placés là où on peut admirer les plus jolies vues et au milieu des vivants, me rappellent les koubbas de mes ancêtres.

    Ici je me trouve au cœur des sensations éprouvées jadis et retrouvées aujourd’hui. Je comprendrai en essayant d’écrire l’histoire de Piana que cette recherche du temps passé, va me permettre sans doute de retrouver ma part d’enfance. Le paradis perdu de nos mémoires a la vie dure. Le miracle c’est que même quand le passé semble à jamais parti, il finit toujours par ressurgir. Je me suis souvenue au cours de ce travail qu’enfant, le premier corse que j’ai connu fut le gardien de prison de mon père.

    J’appris plus tard avec surprise que des familles corses de Carghèse et de Piana ont émigré au XIXe siècle en Algérie. Elles y ont fondé un village, Sidi Mérouane, où l’on parlait corse. Actuellement y vivent encore de petits arabo berbères aux noms corso grecs. Il y eut même un Zanetacci, membre éminent du FLN algérien, enterré à Constantine. Enfin, je me suis rendu compte que beaucoup parmi les habitants de Piana sont nés en Algérie ou y ont vécu, d’autres en Tunisie. Le soleil du sud de la Méditerranée a réchauffé leur enfance. L’Afrique du nord et la Méditerranée restent très présentes à Piana, pas seulement à travers ses travailleurs immigrés tunisiens et portugais qui ont fait souche ici.

    Je me suis souvenue de mon arrivée en Corse dans ce petit village de montagne du golfe de Saint Florent. C’était il y a presque un demi-siècle. Ma belle-famille m’attendait anxieuse et ma belle-mère demandait maladroitement à son fils : « elle est algérienne comment ta fiancée ? ». Elle voulait dire : « est-elle arabe (horreur) ou pied noir (c’est mieux) ? ». Elle exprimait à haute voix les craintes de tout le clan familial ; il s’agissait d’un banal racisme de classe en cette période où la colonisation agonisait. De l’autre côté de la Méditerranée aussi, ma mère, lorsque je la contrariais par un comportement dur, hors norme, me traitait de « corsia » ou de « maltia » (maltaise). J’ai appris très tôt qu’il existait des gens anormaux, un peu durs, qu’on appelait Corses ou Maltais, qu’ils étaient minoritaires et venaient d’ailleurs. Chaque peuple a son racisme, et tous attribuent aux autres, aux étrangers, leurs propres défauts. Beaucoup parmi mes camarades de jeux avaient des noms corses, mais je ne le comprenais pas alors, je n’établissais pas de lien entre l’île et eux. Eux même ne revendiquaient à l’époque aucune appartenance à l’île car les espoirs de ce temps-là étaient tournés vers le continent et les colonies, qui seuls permettaient une ascension sociale. Pour réussir, il fallait partir, s’exiler, oublier l’île en quelque sorte.

    La colonie corse installée en Algérie par vagues successives au XIXe siècle et au début du XXe a engendré deux ou trois générations de descendants qui à la fin de la guerre d’Algérie revendiquaient une origine indigène, l’appartenance à une terre, la terre algérienne et beaucoup parmi eux militaient dans des organisations qui souhaitaient que l’Algérie restât française. Seuls leurs patronymes gardaient la trace d’une filiation lointaine avec l’île ; ils ne parlaient pas ou très peu le corse mais savaient l’arabe dialectal du Maghreb. En 1962 quand le vent de l’histoire a tourné, ces colons sont devenus des rapatriés. Arrivés en Corse au pays de leurs ancêtres, pays qu’ils ne connaissaient guère, les voilà revendiquant une autre identité !

    Malgré les premières réticences exprimées, je fus aimée et adoptée par ma belle-famille corse, traitée comme une des leurs et me voilà avec une petite racine familiale à Sorio, village de montagne du golfe de Saint Florent, où tout le monde me prenait pour une enfant du pays. Là, j’ai découvert à travers une plaque commémorative, comment le territoire (« u locu ») peut conserver la mémoire (« a rimigna ») du sang versé pour défendre le peuple corse (« u populu »). J’ai lu avec surprise les noms d’un grand nombre de soldats au patronyme uniquement arabo berbère qui était tombés au champ d’honneur pour défendre l’île à côté des résistants et aider ses habitants à se libérer de l’occupant fasciste. J’ai alors pensé à la belle épitaphe de l’Association du Mémorial de la Résistance qui leur est dédiée : « Remplis du souvenir d’une lumière unique, leurs yeux se sont fermés aux brumes de l’occident. Seigneur ! Permettez que les durs guerriers de Berbérie, qui ont libéré nos foyers et apporté à nos enfants le Réconfort de leur sourire, Se tiennent contre nous, épaule contre épaule, et qu’ils sachent,... Seigneur, Qu’ils sachent combien nous les avons aimés. »

    C’est en humant à pleins poumons dans mes souvenirs, que j’ai compris ce qui en faisait l’arôme. Maintenant je sais qu’il n’y a de paradis que perdus, « de terroir que par la mythologie de notre enfance et que si nous inventons ce monde basé sur les traditions et l’identité d’une contrée, c’est parce que nous voulons garder intactes ces années magiques à jamais révolues ». Aussi raconter l’histoire de la petite Piana, c’est également une manière pour moi de créer des liens avec ses habitants, moi qui ne suis pas venue au monde à Piana mais où je me sens chez moi. J’écrirais volontiers imitant le philosophe corse Jean Toussaint Desanti{2} : « je suis née en Algérie, en Corse et ailleurs, mais en des temps différents ; jamais je ne me suis sentie exilée… » Pour chaque individu, ce n’est pas le seul lieu de naissance qui importe, c’est aussi celui où il choisit de vivre. Avec le philosophe je revendique plusieurs appartenances, sans en renier aucune.

    Je mettrai plus d’un quart de siècle à découvrir, à apprivoiser et à aimer les habitants de Piana, à m’intégrer tout en restant moi-même, à vivre avec eux « une communauté de destin », puisque je viens de m’autoriser à apprendre la langue corse et à m’inscrire sur les listes électorales, signe incontestable de mon affiliation au pays ! La Corse est une île qui représente pour moi un joli compromis entre mon pays de naissance l’Algérie et mon pays d’adoption, la France. La Corse serait ma terre d’accueil, c’est mieux qu’une patrie, c’est à la fois ma patrie et ma « matrie » {3}. Le pays tiers, la troisième rive, la plus belle.

    J’ai toujours aimé les îles, chacune étant un petit monde en soi, un univers en miniature où l’on se connait bien. Ce que j’apprécie par-dessus tout ici, ce sont les gens simples du village, en particulier les anciens, avec lesquels j’aime bavarder. Ils sont la mémoire du groupe et du lieu et je prends un réel plaisir à les accompagner aux champignons ou aux châtaignes, randonner, apprendre la cuisine locale : la pulenta et les beignets au brocciu n’ont plus de secrets pour moi. J’aime aussi m’assoir sur un banc de pierre dans le bas village et parler de tout et de rien ou ne pas parler, être là tout simplement avec l’autre.

    J’éprouve dans ce partage avec les gens de Piana un réel bonheur. Cependant je ne suis pas dupe du fait que comme partout ailleurs, ils vivent de grandes et petites rumeurs, qui courent leur chemin entre les ruelles étroites, de maison en maison à la vitesse de l’éclair, et réjouissent les cœurs tant on s’ennuie l’hiver. C’est un loisir, pas une vraie guerre, car les habitants de Piana qui se moquent et se combattent entre eux, sont prompts à se regrouper face à l’adversité, ne serait-ce que celle du clocher voisin.

    J’aime l’isolement que crée l’insularité et la paix d’un village, si petit et si beau. Ici je retrouve une certaine sérénité intérieure sans doute favorisée par la fréquentation de la nature, du maquis, de la mer qui me ressourcent sans arrêt. Et puis l’intonation chantante des Pianais me ravit, le roulement des « R » des anciens m’émeut. Peut-être cela me rappelle-t-il les rugosités de ma langue maternelle ? Peut être m’a-t-il fallu aller loin pour me retrouver moi-même ?

    PIANA A TANT D’AMOUREUX,

    QU’ELLE NE SAIT LEQUEL PRENDRE

    Je ne suis pas seule à aimer Piana. D’autres avant moi ont eu ce coup de foudre, et ressenti cette secousse du « beau » comme d’autres, sûrement, viendront après et la ressentiront, qu’ils soient corses diasporiques, simples pinsutti, stranieri ou frusterume{4}.

    Nombre d’entre eux ont désiré s’y arrêter. Mais, comme presque partout ailleurs, on ne s’enracine pas facilement à Piana. D’abord surgit la beauté de l’environnement qui enflamme l’imagination et le cœur. Mais l’ancrage a besoin de s’appuyer sur davantage que l’émotion initiale.

    Piana réserve ses faveurs à ceux qui savent l’aimer et tisser une histoire avec elle. C’est le cas d’une Corse du continent, originaire de la Castagniccia prénommée Danièle en hommage à Danièle Casanova par son père communiste. Par ce qui paraît un hasard, mais par ce que je désignerais plutôt dialogue des inconscients, elle a bâti sa maison à Piana, cité d’origine des grands-parents de la résistante.

    Un autre habitant, corse diasporique originaire de Ghisoni, a toujours été fasciné par un tableau représentant un très beau paysage de Calanche, accroché au mur de la maison de son grand-père à Marseille. Un jour, se promenant en Corse, il fut galvanisé par la vue du vrai paysage que représentait le tableau : C’était Piana. Il s’y est enraciné.

    Parfois appelé « le chirurgien », ou simplement par son patronyme, cet amoureux particulier s’est installé sur le chemin du Capo Rosso, à l’Anschiesa, dans un coin inaccessible, sans confort. Sa maison est isolée au bord de la mer et entourée de plusieurs hectares de maquis. On l’aperçoit quand on se promène vers la tour du Capo Rosso. Depuis le décès du chirurgien, elle est devenue inaccessible à pied, le maquis ayant repris ses droits.

    Un autre amoureux original, feu le commissaire-priseur, choisit de construire sa demeure à l’emplacement d’un ancien séchoir à châtaignes, sur un rocher isolé, près de la châtaigneraie. Dans ce lieu où la foudre tombe souvent, on voit encore d’énormes troncs calcinés dont les branches ressemblent à des mains de squelettes aux doigts crochus allant griffer le ciel. De ce territoire, le berger à l’imaginaire fécond raconte des histoires d’esprits qui hanteraient le lieu… On frissonne de peur ! Mais c’est une très belle promenade et, si on est courageux, on peut pousser après la châtaigneraie jusqu’au lieu-dit « Salezaï » Là, un promontoire d’où l’on aperçoit Piana, et ses environs, domine la baie. Autour des rochers, sont épars les restes d’une ancienne bâtisse : murets encore debout, de nombreuses pièces… Était-ce une fortification de guet ? Un fortin ? A-t-il une histoire ? S’agit-il du Castellu détruit par les génois ?

    Des étrangers plus lointains ont eu, eux aussi, leur coup de foudre. Ils s’établiront dans des endroits invraisemblables et sauvages. Une incroyable histoire a conduit à Piana les pas de Tchenko, celui que les villageois, férus de surnoms, appellent « le bulgare » et sa demeure, « la maison des espions ».

    En 1960, lors de la rencontre organisée à Paris entre Eisenhower, De Gaulle et Khrouchtchev, tous les réfugiés de l’est, opposés au communisme, considérés comme potentiellement dangereux, furent « naturellement » déportés en Corse. En effet, depuis l’Antiquité, l’île a toujours été un lieu de bannissement. Ainsi Sénèque y fut relégué pendant 7 ans par les Romains, comme les 46 évêques catholiques berbères d’Afrique du nord le furent par les Vandales, les condamnés français de la Commune de Paris ou le roi du Maroc Mohammed V en 1953 par le gouvernement français. Ce sont les Haïtiens frondeurs déportés en 1802 qui contribuèrent à percer la route entre Boccognano et Bastia. Selon Tchenko, ils étaient quinze hommes bannis à Piana, quinze de toutes nationalités : Yougoslaves, Géorgiens, Hongrois, Tchèques et Bulgares.

    Tchenko faisait partie du lot des opposants de l’est. Il s’éprit instantanément de Piana qui ressemble, dit-il, à son village natal Dokovtzi dans les montagnes du Monténégro. Il a d’abord aimé les paysans qui vivent avec les mêmes codes que ceux de chez lui : la gentillesse, l’hospitalité et la loi du clan. « Je ne connaissais rien de l’île, mais curieusement je n’étais pas dépaysé, les paysans du Monténégro ne sont guère différents de ceux de Corse ».

    Celui qui frappe à la porte de Tchenko est toujours accueilli avec plaisir car il adore parler. Malgré son âge avancé son esprit reste curieux, il continue à écrire des livres d’histoire en langue bulgare ou russe. Il a connu tous les anciens du siècle dernier. « La soupe de Madame Spinozi est la meilleure du monde ». Il garde dans le placard de sa cuisine comme une relique sacrée la confiture de cerises que la dame en question lui a offerte dans les années 1970 !

    Il a élu domicile sur un rocher « a stantara » sur la route d’Arone, à l’endroit qu’on appelait autrefois « le bout du monde » car la route n’existait pas encore. C’est un paysan juché sur son âne qui lui a indiqué une source proche de son terrain et l’a aidé à la capter. Tchenko revient depuis plus d’un demi-siècle, tous les printemps et tous les étés comme si Piana était pour lui un lieu de pèlerinage. Il voue au village une passion que le temps ne

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