Cet entretien eût pu s’intituler « La prose gribiche de Philippe Delerm ». En effet, page 15, à la faveur du texte « Tête de veau gribiche à Issoudun », l’auteur de La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules nous entraîne vers La Rabouilleuse, de Balzac, puis dans un hôtel de la sous-préfecture de l’Indre où il déguste une tête de veau sauce gribiche. Et finit par nous donner à lire une succulente chronique pleine de tendre ironie. Tout Delerm est là, dans ces trois courtes pages imprégnées de délicatesse et de jubilation d’être au monde. Il en est de même lorsqu’il observe une rose trémière, surnommée « la hippie en majesté ». On ne résistera pas non plus à son émouvant portrait de Willy Ronis avec cette jolie définition de la photographie (« l’attente, le regard, la bienveillance »), ou encore ses considérations sur les vendanges tardives (« Un vin plus subtil, car le travail a rencontré le goût de la paresse »). Tant de talent valait bien quelques explications.
Qu’est-ce donc que ces instants suspendus ?
J’avais envie de recueillir des espèces de petites éternités, comme dans, ou dans. Le mot suspendu a. En France, ça n’a pas trop pris, mais dans d’autres pays on voit sur une ardoise, dans les bistrots « Cinq ou six cafés suspendus » ; ce sont des clients qui vont payer un café pour des gens qui n’ont pas d’argent. Ces personnes peuvent entrer et demander un café suspendu. J’ai donc voulu proposer aux gens qui ne vivaient pas ces moments-là une possibilité de les regarder d’une façon différente avec un décalage donné par l’hommage en différé. J’ai aussi pensé à l’écrivain Didier Blonde, passionné par le cinéma muet ; il a écrit un magnifique roman sur Suzanne Grandais, une actrice du cinéma muet, morte très tôt, à 27 ans, et dont il était amoureux. Dans ce livre, il parle des doublures lumière, c’est-à-dire des gens qui ne sont même pas figurants mais qui sont là seulement pour prendre la lumière. et sont deux expressions qui me correspondent bien. Je pense que si j’ai la chance de vivre encore un peu, j’écrirai un recueil qui s’appellera. S’effacer soi-même et laisser une certaine lumière sur les choses, ce serait bien…