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Fumées
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Livre électronique131 pages2 heures

Fumées

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À propos de ce livre électronique

On affirme bien souvent que la réalité est une. Cette « vérité » permet parfois de rassurer, parfois au contraire d’entretenir la peur. Pourtant, que se cache-t-il derrière l’âcre fumée épaisse de la cheminée de l’usine ? Quel lien entre la grève des profs et le fait qu’un gamin se retrouve dans le couloir d’un tribunal ? Aurais-je du me méfier quand Lao Sin m’a chargé de garder son animal, un caméléon à l’allure inoffensive… Bien malin qui pourra déméler le vrai du faux dans ces différents récits, tant je ne puis le faire moi-même. Une chose pourtant semble certaine, les histoires les plus réelles ne sont peut-être pas celles que l’on pense… 6 récits aux frontières de la réalité et du fantastique, fragments de vérité ou usurpation complète ? Je vous laisse en juger.
LangueFrançais
Date de sortie10 mars 2014
ISBN9782312021218
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    Aperçu du livre

    Fumées - Eric Drouy

    cover.jpg

    Fumées…

    Eric Drouy

    Fumées…

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02121-8

    Avant-Propos

    Alors que je finissais la correction de ces quelques textes, une lueur de lucidité traversa subitement mon cerveau.

    Imparables, les mots d’Antonin Artaud bruissaient à mon oreille :

    « Toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit qui se passe dans leurs pensées sont des cochons… »

    N’ayant plus le courage de jeter les feuillets noircis, l’œil usé, les doigts engourdis, je décide lâchement de te les proposer…

    Que t’en dire ? Aime, déteste, brûle ces quelques pages, fais-moi un signe si elles t’ont apporté parfois du plaisir… Jubile, exulte, laisse toi étonner comme un môme, hurle ta colère…

    Bref, bon voyage ami lecteur, il est plus que temps pour toi de tourner la page …

    Fumées

    Elle était le cœur de la vallée.

    D’abord greffe improbable plantée là par quelque chantre de l'industrialisation, elle avait gagné ses lettres de noblesse au fil des coulées. Les volutes de ferrailles qui avaient déclenché tant de polémiques à leur apparition s’étaient finalement totalement fondues au paysage alentour, si bien que les plus anciens n’hésitaient pas à jurer qu’elle était là depuis toujours.

    Depuis des années donc, elle dégueulait sans discontinuer la même fumée noirâtre qui hypothéquait irrémédiablement l'horizon. A ce qu’on racontait, la cheminée centrale était visible depuis la ville voisine, et les soirs de paye, à l'heure ou la bière ne contenait plus dans les ventres alourdis, les plus grandes gueules affirmaient qu’on pouvait voir l'usine depuis les hauteurs vosgiennes.

    Les jours de lessive, les femmes priaient le ciel pour qu’aucun caprice du vent ne vienne rabattre l'âcre pellicule noirâtre sur le linge fraîchement étendu. Mais l'éternel est d’humeur changeante, et il n’était pas rare de devoir recommencer le labeur d’une journée quand le vent d’Est se mettait de la partie. Dans ces moments, les ménagères ne manquaient pas de tendre leurs poings usés vers le ciel, mais elles cessaient rapidement leurs invectives. La superstition était tenace en ce temps pourtant si proche, et la masse âcre qui engourdissait perpétuellement l'atmosphère participait au remplissage quotidien des assiettes.

    Construite à l'heure flamboyante de la grande époque sidérurgique, l'usine s’encastrait au creux d’un méandre de la Moselle. A la nuit tombée, lorsque la lune se reflétait à la surface de la rivière, la masse informe du monstre de métal semblait presque irréelle, et pour peu que la brume vienne s’enamourer aux membres de ferraille, on se retrouvait aussitôt projeté dans un décor expressionniste dont Ophuls n’aurait eu l'audace de rêver.

    Le dimanche, à la belle saison, le comité d’entreprise organisait pour ses employés de mémorables tournois de pêche, ou de pétanque, occasions rêvées pour les ouvriers de prendre leur revanche sur un contremaître un peu trop teigneux à leur goût, ou un collègue dont le rendement avait dépassé le leur durant la semaine. Ces concours étaient l'occasion de joutes bon enfant mais acharnées, prétextes indispensables à la régulation entre gars du pays.

    Ce principe de gars du pays était d’ailleurs un élément essentiel du système de management de l'entreprise. Il était bien rare que le fils de quelque bon ouvrier ne trouve à son tour une place dans l'entreprise, et le cycle, instauré depuis quelques décennies, était rapidement apparu comme une immuable tradition locale. On naissait grâce à l'usine, on vivait grâce à l'usine, et on crevait pour l'usine.

    Pour satisfaire aux besoins les plus rudimentaires de ses employés, le comité d’entreprise avait mis en place un système de prise en charge qui passait du logement fourni à proximité, et directement défalqué du salaire, à la prise en charge des frais médicaux de base. Sans oublier l'intégration pour les garçons dans une école, largement financée par le groupe, pour former les futurs ouvriers aptes à assurer le renouvellement des effectifs.

    Le rêve autarcique était parfois bousculé au grès des guerres ou des carnets de commande et il fallait alors se résoudre à faire massivement appel à la main d’œuvre étrangère. Une fois recrutés, les nouveaux arrivants étaient rapidement intégrés aux rites de la communauté afin d’éviter tout risque de phénomène de rejet nuisible aux cadences de production imposées. Les célibataires étaient immédiatement présentés à des filles du cru, veuves mais encore jeunes et toute disposées à participer au renouvellement des effectifs, ou laiderons résignés, trop contents de trouver en ces hommes providence l'occasion de goûter enfin à des plaisirs inespérés. Inutile de préciser qu’à la première naissance enregistrée à la mairie, le nouvel arrivant, polonais ou plus rarement portugais, devenait aussitôt plus français que n’importe quel type qui ne travaillait pas au feu.

    C’est lors de l'un de ces appels à un renfort massif que Gérald S. a débarqué sur le quai de la gare d’un train en provenance de Paris et totalement hébété en découvrant l’univers qui offrait d’être le sien durant quelques années. Dans sa main gauche, il tenait une valise de bois largement écornée par de trop nombreux voyages et la casquette qui lui mangeait le crâne lui donnait un faux air de bookmaker dont les films américains avaient fait leurs héros. J’appris plus tard qu’il était féru du cinéma du grand continent, et je reste persuadé qu’il projetait d’y tenter sa chance un jour.

    Pour l'heure, il se tenait immobile sur le quai grouillant de monde et semblait hypnotisé par la gigantesque horloge murale qui témoignait de la prospérité des chemins de fer. La S.N.C.F ne lésina jamais, même aux pires heures de son exploitation sur l'entretien de ce symbole immuable qu’est l'horloge murale.

    C’est donc sous celle-ci que je fis connaissance avec celui dont je ne peux encore maintenant décider si je dois l'appeler mon ami, sans trahir sa mémoire…

    A l'époque, j’étais dans l'équipe une de nettoyage. J’avais pu obtenir cette place sans gloire, grâce à l'intervention de mon oncle qui se vantait d’être l'un des meilleurs de la coulée et de pouvoir demander ce qu’il voulait au patron. Les équipes de nettoyage avaient une place à part dans le fonctionnement de l'usine et nous intervenions toujours dans les moments de calme ou après l'extinction des fourneaux, poussant nos balais tels des fantômes dans le ventre du monstre. Elles regroupaient les types de bonne volonté dans mon genre qui nourrissaient une secrète admiration pour l'acier mais que la vie avait condamnés à ne pas accéder à un poste noble. Pour ma part, un pied bot avait scellé mon destin sans aucune chance de recours, et après quelques années d’aigreur, je m’étais fort bien acclimaté à ma situation. D’autant plus que les ouvriers nous avaient à la bonne et que nous avions même pu obtenir notre part de logement dans la cité.

    Les administratifs n’avaient jamais réussi cet exploit, malgré de nombreuses tentatives, et ils avaient fini par abandonner complètement l'idée de venir se joindre aux ouvriers. (Si les adultes n’osaient pas ouvertement s’attaquer aux cols blancs, les gamins agissaient beaucoup plus librement. La découverte d’un môme du service des payes, enchaîné tout nu à une poutre métallique, acheva de convaincre les dirigeants que le rêve communautaire, aussi capitaliste soit-il, se doit de respecter certains principes minimums, inhérents à l'espèce humaine.)

    Cette relation des plus complexe entre ouvriers et « feignants des bureaux » trouvait pourtant sa limite dès qu’il s’agissait du patron. Vénéré comme un dieu au même titre que l'usine, il jouissait d’une sorte d’aura mythologique. Je me souviens avoir longtemps été persuadé durant mon enfance, que le patron était une sorte de personnage fantasmatique qui avait vu le jour avec l'usine, et ne la quittait jamais que pour de courtes escapades.

    Il faut avouer que celui de l'époque ne mégotait pas sur les relations publiques avec ses employés. Il entamait inmanquablement sa journée par une tournée de la chaîne de production, serrant chaque main disponible, tapotant une épaule affectueusement, souriant à pleines dents, dodelinant de la tête... Le plus frappant chez cet homme était sa capacité à se rappeler le nom de chacun, à demander des nouvelles d’un gamin malade ou d’une épouse souffrante, dès lors qu’un ennui frappait l'un d’entre nous. Le fait qu’il ait introduit son fils dans l'entreprise au poste de directeur adjoint semblait à tous le signe d’une grande sagesse, et la garantie de la longévité de notre système de management.

    Gérald m’adressa un signe discret de la main en apercevant le panneau de bois sur lequel j’avais dessiné une immense cheminée. Les postulants étant pour beaucoup étrangers ou analphabètes, c’était le moyen le plus fiable pour ne pas rater un nouvel arrivant. Il se dirigea vers moi, précédé de quelques autres types venus tenter leur chance sans grand risque de déception. Nous étions alors dans une de ces phases de développement intensif de la production et il nous semblait que les carnets de commandes étaient amenés à se remplir de telle façon que nous serions obligés d’étendre le site rapidement. Cette idée faisait son chemin à chaque coup de chauffe au sein des différentes équipes qui se relayaient dans la fournaise et les discussions au café de la place prenaient dans ces moments-là des allures de rêves mégalomaniaques collectifs.

    Je fis monter les candidats au boulot dans l'estafette qui me servait à ramasser les gars de mon équipe et les déposai aux bureaux du recrutement. Sur les dix hommes que je conduisis ce jour-là, un seul ne fut pas embauché (Peut-être ne voulait-il pas l'être ?). Je le reconduisais en ville et comme il me demandait si je ne connaissais pas quelque autre emploi sur le secteur, je fis un crochet par la tuilerie voisine. Après un rapide échange avec le gardien, il me fit signe que je pouvais partir et s’engouffra dans le bureau du personnel. Je l'ai aperçu plusieurs fois ensuite au café de la gare, et il me semble même qu’il a deux beaux mouflets.

    Cette mission de transport occupait mon planning lorsque l'activité de l'usine ne nous laissait pas le loisir de nettoyer quoi que ce soit tant la chaleur était intense. L'avantage incontestable de cette charge était de me permettre d’être connu de tous les arrivants et de pouvoir cultiver avec eux des liens privilégiés en dehors de toute considération de caste. Il faut dire que lors de ce premier trajet vers l'usine, je ne lésinais pas sur la conversation et donnai à mes passagers toutes les informations dont ils avaient besoin. Au fil des transports, j’avais même fini par maîtriser quelques rudiments des langues les plus usitées et je cultivai ma popularité en ponctuant mon discours de certaines expressions étrangères propres à instaurer un climat de confiance. La question la plus régulière était celle du logement. Fait significatif, très peu de candidats s’interrogeaient sur leurs chances d’embauche mais pensaient déjà à l’organisation pratique de leur vie d’ouvrier.

    Je ne revis Gérald que la semaine suivante. Occupé

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