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Passions sur les terres rouges: Roman
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Livre électronique241 pages3 heures

Passions sur les terres rouges: Roman

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À propos de ce livre électronique

Emile Bringuier tombe amoureux de la belle Julie. Malheureusement, c'est la fille de celui qui est responsable de la mort de son père au fond de la mine...

Quelle fierté pour le jeune Émile Bringuier d’être le premier à conduire le locotracteur, ce nouvel engin qui remplace le mulet pour tirer les bennes chargées de bauxite, de la sortie du puits jusqu’à l’aire de tri ! C’est d’ailleurs là qu’il a rencontré la belle Julie, employée à la sélection du minerai. Mais quand il a appris qu’elle était la fille de Silvio Longo, ses espoirs se sont effondrés. Longo…, celui que l’on tient pour responsable de la mort de son père au fond de la mine. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis l’accident, et pourtant les Longo sont toujours des assassins et les Bringuier des salopards. C’est devenu l’ordre des choses, un principe tellement logique qu’une bonne partie de la population l’a même adopté. De là est née une animosité féroce que les deux familles sont tenues d’exercer l’une contre l’autre.

Une émouvante et héroïque histoire d’amour sur fond d’aventures sociales et humaines. Charles Bottarelli nous entraîne au cœur des puits de bauxite, là où les maîtres de l’or rouge atteignaient la légende des mineurs.

EXTRAIT

1936, le 28 juillet. Après la journée de travail, quand il passe sa main sur son visage, il est toujours surpris. Il ne sent plus sa peau. Il a l’impression qu’elle s’est couverte d’une pommade sur laquelle glissent ses doigts. Il ne s’habituera jamais. Il regarde le gras de son index, et s’étonne encore de le trouver si rouge. Ce n’est pas une pommade. C’est cette saloperie de poussière écarlate qui l’habille chaque soir de la tête aux souliers. Cette saloperie qui fait vivre les hommes d’ici, et qui peut-être, un jour, les fera mourir. Il sait bien que, lorsqu’il est au fond de la galerie, la damnation ne se contente pas de le recouvrir. Il l’avale en respirant, elle descend dans la trachée, elle atteint les poumons. Et elle les tapisse peut-être aussi bien qu’elle tapisse sa figure. Elle vit avec lui, elle vit en lui, elle ne le quittera plus. Chez les mineurs de charbon, il sait que le danger s’appelle silicose. Certains n’y résistent pas. Le médecin les arrête avant l’âge, ils en meurent, c’est la fatalité. Ici, on lui dit que la silicose n’existe pas dans les mines de bauxite. Pourtant, toute cette poussière qui pénètre en lui ne peut pas disparaître comme par magie. Et lui en a vu deux ou trois qui devaient s’arrêter avant l’âge. On parlait de tuberculose. Peut-être était-ce cela, peut-être était-ce autre chose. Les médecins employés par les compagnies n’avaient sans doute pas intérêt à chercher trop loin.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de Toulon, où il réside encore aujourd’hui, Charles Bottarelli est passionné d’histoire. Il aime éplucher les fonds d’archives régionales, où il puise son inspiration romanesque. Il s’attache à situer précisément ses personnages dans les lieux et dans le temps, appuyant ainsi la fiction sur des événements réels. En 2014, il a obtenu le prix de l’Académie de Provence pour Les Moutons de Jean-Baptiste.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie12 avr. 2019
ISBN9782848867458
Passions sur les terres rouges: Roman

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    Aperçu du livre

    Passions sur les terres rouges - Charles Bottarelli

    PassionsTerresRougesPageTitre.jpg

    Pour Mathieu, Louis, Christian, Cécile

    À la mémoire de César Baroni

    1936, le 28 juillet. Après la journée de travail, quand il passe sa main sur son visage, il est toujours surpris. Il ne sent plus sa peau. Il a l’impression qu’elle s’est couverte d’une pommade sur laquelle glissent ses doigts. Il ne s’habituera jamais. Il regarde le gras de son index, et s’étonne encore de le trouver si rouge. Ce n’est pas une pommade. C’est cette saloperie de poussière écarlate qui l’habille chaque soir de la tête aux souliers. Cette saloperie qui fait vivre les hommes d’ici, et qui peut-être, un jour, les fera mourir. Il sait bien que, lorsqu’il est au fond de la galerie, la damnation ne se contente pas de le recouvrir. Il l’avale en respirant, elle descend dans la trachée, elle atteint les poumons. Et elle les tapisse peut-être aussi bien qu’elle tapisse sa figure. Elle vit avec lui, elle vit en lui, elle ne le quittera plus. Chez les mineurs de charbon, il sait que le danger s’appelle silicose. Certains n’y résistent pas. Le médecin les arrête avant l’âge, ils en meurent, c’est la fatalité. Ici, on lui dit que la silicose n’existe pas dans les mines de bauxite. Pourtant, toute cette poussière qui pénètre en lui ne peut pas disparaître comme par magie. Et lui en a vu deux ou trois qui devaient s’arrêter avant l’âge. On parlait de tuberculose. Peut-être était-ce cela, peut-être était-ce autre chose. Les médecins employés par les compagnies n’avaient sans doute pas intérêt à chercher trop loin.

    Parfois, quand ils travaillent à proximité d’un ruisseau, certains, à la belle saison, vont, au sortir du labeur, s’y plonger pour chasser la poussière, au moins celle qui est visible. Quand ils sont en groupe, ils s’ébattent comme des enfants, s’aspergent mutuellement, oubliant un moment leur fatigue. Mais il reste toujours un peu de cette terre rouge qu’ils emmènent chez eux.

    Lui ne croit pas qu’il en mourra. Ou il ne veut pas y croire. Mais tout de même. Qui sait ? Il y a toujours ce nuage, cette ombre rouge qui plane au-dessus de ses pensées. À cause d’elle, il n’est pas bien sûr de son avenir. Pas bien sûr de savoir de quoi demain sera fait. Pourtant, ce n’est pas le moment de se laisser gagner par l’inquiétude. Depuis le printemps magique qu’il vient de vivre, le vent de l’espoir souffle jusqu’ici. Lui, Clovis Morelli, secrétaire de la CGT, doit porter la bonne parole. Celle qui évoque les victoires ouvrières déjà obtenues, d’autres qui semblent s’annoncer, et celles qu’on pourra encore désirer. Dans le pays entier, il sent monter le tourbillon. Cet élan qui soulève tout ne va pas s’arrêter. Maintenant, ce sont les ouvriers du textile de la région lyonnaise qui entrent dans la lutte, ce sont les métallos, et ceux de chez Berliet. Les mineurs du charbon y sont déjà. Dans le Nord, ils ont obtenu satisfaction. Ceux de la bauxite, les siens, ont mené une belle bataille, ils sont sur la voie du succès. Alors, on ne doit pas se laisser démoraliser par la poussière rouge. Et puis, c’est certain, les services de santé vont se développer, on ne peut que progresser dans la prévention et dans la guérison. Demain, tout va changer. Il devrait être gagné par l’allégresse, mais il a ce souci au sujet de son ami Émile. Émile qu’il va devoir aider, mais il ne voit pas encore comment.

    La poussière imprègne aussi ses vêtements. Mireille, sa femme, a beau frotter comme une forcenée avec sa brosse de chiendent, l’eau du lavoir tourne au rouge et la trace ne disparaît jamais complètement du tissu. À côté d’elle, les autres lavandières s’exclament parfois en pressant sur le linge, comme si elles faisaient le concours de celle qui obtiendra l’eau la plus colorée. La poussière s’incruste dans le tissu, elle est la marque du métier exercé par Clovis. Mais c’est parce qu’il traverse le village ainsi recouvert, en apparition rougeâtre, qu’on le regarde avec respect. Les gens d’ici savent bien ce qu’ils doivent à ces hommes d’une autre couleur.

    C’est peut-être pour cette considération qu’on leur porte que lui-même n’a pas hésité. Après son certificat d’études, il n’a pas eu à se poser de question. Son père travaillait à la mine de bauxite, il ne pouvait que le suivre. Du plus loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais pensé à autre chose.

    Son père, Attilio Morelli, chassé d’Italie par la misère, était arrivé ici en 1900, le jour de ses vingt-quatre ans. Il avait d’abord cherché à se faire embaucher comme journalier dans les propriétés agricoles des environs. C’était le chemin que suivaient la plupart de ses compatriotes, quand ils ne devenaient pas charbonniers dans la forêt des Maures, ou chaudronniers aux chantiers de La Seyne. Mais, très vite, un mineur, venu comme lui de Lombardie, lui avait suggéré de tenter sa chance auprès de l’une des quatre compagnies minières qui exploitaient la bauxite. « Tu verras, ici on n’a pas l’or de l’Amérique, mais on a de l’or rouge. On n’a pas besoin de traverser l’Océan, sauf que chez nous personne ne fait fortune. » L’or rouge. Les ouvriers aimaient cette dénomination qui les valorisait, qui les désignait comme appartenant à une lignée plus noble, qui les distinguait de tous les autres travailleurs de la terre. Ils n’étaient pas les mineurs de n’importe quel caillou. Ils étaient ceux de l’or. Rouge. C’était aussi une espèce de pudeur qui les amenait à ne pas nommer la cause de leur fatigue. L’expression avait été inventée par un patron qui, lui, pensait plutôt aux profits qu’il en retirait. Pour celui-là, il s’agissait vraiment d’or.

    En 1920, sitôt connus les résultats du certificat d’études, Clovis s’était précipité chez Justin Coret, le petit exploitant d’une mine à ciel ouvert du côté de Mazaugues, indépendant des grandes sociétés. C’est par timidité qu’il avait choisi cette exploitation de taille modeste, en pensant qu’il lui serait plus facile de convaincre le patron de l’embaucher. Les grandes compagnies lui paraissaient relever d’un univers compliqué où seuls des adultes pouvaient se faire une place. Mais, déjà, il rêvait de la vraie mine, celle dans laquelle on descend par un puits tout en se demandant si la terre ne va pas s’effondrer sur vous. Celle où on travaille dans le secret d’un monde souterrain, inaccessible au commun des mortels. L’exploitation à ciel ouvert ne méritait que le nom de carrière. Le puits était la vraie consécration où on atteignait la légende des mineurs du charbon.

    Le père Coret l’avait jaugé avec bonhomie mais circonspection. Ce garçon pas encore homme, aux épaules fluettes, à la voix qui muait, lui serait-il utile dans l’exploitation ? Et puis, un enfant de moins de dix-huit ans, c’était bien plus compliqué. Comme pour les très rares femmes des chantiers, il fallait l’inscrire sur un registre spécial, l’écarter des tâches les plus dures, lui accorder des pauses dans la journée. Et même avoir à l’œil le contremaître pour empêcher que, par facilité, celui-ci soit enclin à lui attribuer les travaux que les autres rechignaient à exécuter. Cependant, un de ses ouvriers venait de tomber malade, et il lui fallait le remplacer très vite. À défaut de bénéficier d’une forte carrure, le gamin semblait poussé par le désir de travailler. Et Coret disposait de bons renseignements sur le père, Attilio. « Soit, avait-il fini par dire, tu commences demain. »

    Puis les choses s’étaient enchaînées à grande vitesse. L’une après l’autre, les grandes compagnies s’installaient, absorbant les petits exploitants qui, dans l’incapacité où ils se trouvaient de leur résister, se contentaient d’en devenir les actionnaires. Les ouvriers passaient d’une enseigne à l’autre, et Clovis avait enfin pu se retrouver plus tard dans une « vraie » mine où l’on descendait à soixante mètres ou plus dans une cage branlante. Le temps d’une journée de travail, on appartenait à un autre monde.

    Quand il avait décidé d’aller frapper chez Coret, il avait dû affronter les angoisses de sa mère, Emma. Celle-ci avait encore en mémoire les trop nombreux accidents qui s’étaient produits au Val et au Cannet en 1911. Neuf ans s’étaient écoulés, mais la douleur était encore vivante. Et on en reparlait souvent au cours des repas ou dans les cafés que fréquentaient les hommes. Son enfance avait été accompagnée par ces descriptions de scènes où les ouvriers étaient à la fois inquiets du sort qui pourrait être le leur et fiers d’appartenir à une sorte de caste surmontant le danger. Les maraîchers qui veillaient sur l’arrosage de leurs légumes ou sur la taille des arbres fruitiers ne leur paraissaient pas dignes d’être pris au sérieux. Ils ne risquaient rien de plus qu’une entaille dans un doigt. Le quotidien des mineurs, c’était bien autre chose. Au Val et au Cannet, en raison de l’étroitesse des galeries, il n’était pas rare qu’un wagonnet mal maîtrisé ou échappant soudain à la vigilance des hommes vînt se fracasser contre une paroi en broyant le malheureux mineur qui se trouvait sur sa trajectoire. Au Val, Attilio avait été le témoin direct d’un de ces drames, et ses mots revenaient souvent à la mémoire de Clovis : « J’étais à quelques centimètres de lui, encore un peu j’y passais aussi. J’ai crié, mais il n’a pas eu le temps de s’écarter. J’ai voulu le tirer par le bras, mais c’était trop tard. J’ai encore dans la tête le drôle de bruit du choc. Et après, après, ce n’était pas beau à voir. Je sais bien que j’ai fait ce que j’ai pu, mais parfois, encore aujourd’hui, je m’en veux. » Et parfois, Attilio interrompait son discours, sa voix hoquetait, et des larmes n’étaient pas loin de perler.

    D’autres fois, il s’agissait d’un éboulement de la roche, soudain, imprévisible, sans qu’aucun signe n’alerte les ouvriers à proximité. Ou encore l’explosif qui partait trop tôt. Ou l’irruption brutale, massive, d’une masse d’eau qu’on n’avait pas soupçonnée. Tout pouvait devenir piège dans cet univers fermé. Il fallait trouver le moyen de s’échapper très vite.

    « Pour quelles raisons tu crois que la direction t’offre un jeton avec ton nom ? » lui avait demandé un ancien lorsqu’il avait débuté dans un puits. Et il l’avait averti : « Le matin, quand tu descends, tu prends ton jeton sur le tableau, juste au-dessus de ton nom. Le soir, en remontant, tu le remets à sa place. Si le chef voit que le jeton n’est pas revenu, c’est que c’est toi qui n’es pas revenu. Alors, là, on commence à s’inquiéter. »

    Après la série d’accidents du Val et du Cannet, l’attitude de la direction avait été perçue sévèrement. Les compagnies d’assurances ayant relevé leurs tarifs, certains cadres avaient cru bon d’incriminer le manque d’attention des ouvriers, leur faisant en quelque sorte porter la responsabilité. Évaluer les dangers était pourtant bien le rôle des ingénieurs. Les mineurs, eux, étaient là pour exécuter : on le leur faisait suffisamment sentir. Les directeurs laissaient entendre que, si les choses continuaient ainsi, il faudrait envisager une réduction des salaires pour compenser le relèvement des primes d’assurance. Un ingénieur avait même eu le cynisme de leur déclarer : « Vous n’êtes pas les plus mal placés des travailleurs des mines. Vous, au moins, vous ne risquez pas le coup de grisou comme vos collègues du charbon. Et je peux même vous assurer que vous êtes mieux payés. »

    Toutes ces difficultés, un peu vagues dans la tête de l’enfant qui n’avait que trois ans au moment de la série d’accidents du Val et du Cannet, étaient bien présentes à l’esprit de Clovis quand il s’était décidé à aller solliciter Coret. Mais le désir de travailler pour gagner son pain comme un grand avait été le plus fort. Il avait obtenu de sa mère qu’elle lui préparât une tenue de travail : un pantalon de toile rêche confectionné à la hâte et un blouson un peu trop grand que son père ne portait plus. À l’époque, les dirigeants ne distribuaient pas encore les deux tenues annuelles, dites « bleus de mineurs ». On devait se débrouiller. Attilio avait accompagné son fils jusque sur le carreau et avait attendu ce moment d’émotion où l’on avait remis le casque à l’adolescent. En quelque sorte, on consacrait une dynastie. Clovis s’était alors senti devenir un homme, et le ton conciliant du contremaître l’avait rassuré : « Tu n’as pas encore beaucoup de muscles, mais ici tu vas t’en faire avec ça. » Et il lui avait tendu une pelle au manche recourbé dont on lui avait tout de suite enseigné qu’il s’agissait de la pelle-tampon. La forme particulière permettait de mieux ramasser le minerai sur le sol. Le manche portait encore le nom de celui qui l’avait maniée jusque-là, avant de partir en retraite.

    Puis, au sein de l’équipe, il avait dévalé avec un peu d’angoisse le plan incliné jusqu’au mur de roche qui marquait le début de la tranchée qu’on devait continuer à creuser. Un homme lui avait montré comment bien tenir le burin pour pratiquer le trou où viendrait se loger l’explosif. Parfois il s’interrompait, redressant son corps pour soulager la douleur naissante dans le dos. En levant la tête, il suivait l’évolution du soleil tout en pensant déjà à ce jour où il pourrait vraiment descendre dans les entrailles de la terre. Il connaîtrait alors la magie de ces outils perfectionnés dont parlaient les compagnons de son père, et qui permettaient de progresser rapidement dans la conquête du minerai. En fin de matinée, il s’était étonné de l’agitation fébrile qui régnait autour de lui. La paroi était maintenant constellée d’encoches prêtes à recevoir les charges de poudre noire. Le boutefeu avait entrepris son œuvre en déposant les charges d’explosif et les mèches. Quelques minutes plus tard, il faisait un signe pour dire qu’il était prêt. Le contremaître ordonnait à tous de s’éloigner. L’artificier allumait le briquet et enflammait la mèche. Un moment après, une explosion dont le vacarme était répercuté par les parois de la tranchée provoquait les vivats du groupe. Une pluie de cailloux retombait tout autour de l’emplacement de l’explosif. Clovis éprouvait comme un sentiment de victoire, celle de l’homme qui savait se rendre plus fort que la nature.

    À midi, il avait fait comme les autres. Au coup de sifflet du contremaître, il était remonté sur le carreau, s’était assis à même le sol, et avait sorti de sa musette le repas qu’Emma confectionnait maintenant pour deux. Ses collègues parlaient bruyamment et parfois éclataient de rire pour des motifs qu’il ne comprenait pas toujours. Mais il ne voulait pas avoir l’air de demeurer un étranger, et il s’efforçait de sourire, juste pour montrer qu’il participait. Un mineur dont il ne connaissait pas encore le nom avait levé son verre en lui mettant une main sur l’épaule, et avait lancé à la cantonade : « Je bois à la santé de notre nouveau galibot ! » Et, pour la première fois, il avait bu du vin sans eau.

    Pour le premier jour, Emma, toujours soucieuse, avait vu trop grand pour son repas, et lui avait donné un morceau de pain supplémentaire. Son voisin Victor, qui s’en était aperçu, lui avait dit : « Si tu as un reste de pain, tu peux me le donner, et moi en échange je te donne une rondelle de mon saucisson. » Clovis, qui n’avait plus faim, avait accepté le marché en trouvant bien rassurante cette manière de mettre leurs ressources en commun.

    Le soir, il avait repris sa bicyclette pour accomplir les huit kilomètres qui le séparaient de chez lui. Dès les premières côtes, la transpiration se mêlait à la poussière rouge pour faire une espèce de colle qui fixait ses mains au guidon. Mais il n’était pas peu fier de ce signe particulier qui le rendait désormais respectable. Il venait d’entrer dans le monde du travail.

    Comme si elle l’avait attendu depuis le matin, Emma se tenait sur le seuil quand il arriva. Elle le regarda, comme pour se rassurer de le retrouver intact, et le vit plus grand que la veille.

    — Viens, j’ai fait chauffer l’eau. Puisque tu arrives avant ton père, tu passeras le premier.

    Elle plaça au milieu de la salle commune le tub de fer-blanc, puis lui demanda de l’aider pour sortir du feu le gros chaudron de cuivre.

    Pendant qu’il se déshabillait, il livrait en vrac et en toute hâte les détails de ce qui avait été sa première journée de labeur. Elle se contentait de questions brèves, ne voulant pas interrompre le flot de paroles. Puis, comme elle l’avait toujours fait pour Attilio, elle pressait au-dessus des épaules la grosse éponge, et le ruissellement amena dans le tub un liquide rougeâtre que Clovis contemplait en se demandant comment la poussière pouvait franchir l’obstacle des vêtements. C’était bien là une preuve supplémentaire qu’il était devenu un mineur de bauxite, un maître de l’or rouge.

    Les premiers jours se déroulèrent de la même manière, avec leur lot d’ampoules aux mains et de douleurs dans le dos. Le chantier du moment occupait une position surélevée. Quand on avait poussé les berlines jusqu’au lieu de déchargement, il fallait les descendre au moyen d’un petit treuil à air comprimé qu’on avait surnommé lePygmée. Mais son câble trop usé était parsemé de gendarme¹s, et Clovis en eut très vite les mains ensanglantées. Ardent à la besogne, il était bien accepté par le groupe, mais il se trouvait un peu jeune auprès de ces ouvriers dont le moins âgé avait quarante ans. Certains avaient même tendance à se moquer gentiment de lui, l’un allant jusqu’à l’appeler « bébé ». C’est pourquoi il se sentit soulagé quand il fut rejoint, quelques semaines plus tard, par un autre débutant, Émile Bringuier, son aîné de deux ans seulement.

    Pensant que l’arrivant serait plus réceptif aux conseils d’un collègue qui avait à peu près son âge, Coret avait demandé à Clovis d’initier le nouveau. Il avait été sensible à cette marque de confiance de son patron. Émile était d’un abord complexe. Autant il se montrait aimable, direct, voire conciliant, autant il affichait un caractère susceptible quand on s’opposait à lui, avec une tendance à se replier sur lui-même. Mais Clovis sachant se montrer patient et compréhensif, n’attachant pas d’importance aux événements qui n’en valaient pas la peine, les deux jeunes gens devinrent des amis. Et ils employaient parfois leurs dimanches dans des parties de pêche, ou, un peu plus tard, dans la fréquentation en commun des bals de village.

    Ce soir, près de vingt ans après sa première descente, alors qu’il s’achemine vers sa maison après avoir sauté du camion que la direction de l’Union des Bauxites a bien voulu affecter au transport des ouvriers, Clovis repense à sa jeunesse, à ses débuts, à la pelle portant sur son manche le nom de Maurin, et au chemin parcouru. Et il pense, une fois de plus, à son copain Émile Bringuier. Celui-là possède l’art de se mettre dans des situations difficiles. Dans son rôle de délégué syndical, il a déjà eu à intervenir pour le

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