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Un assassin si distingué: Marseille, l'affaire Saret
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Un assassin si distingué: Marseille, l'affaire Saret
Livre électronique276 pages4 heures

Un assassin si distingué: Marseille, l'affaire Saret

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À propos de ce livre électronique

Escroqueries, manipulations et crimes.

« Georges Sarret, Avocat-conseil ». Cette plaque apposée sur sa porte n’est qu’un des mensonges de Sarret, et pas le plus grave. Peu lui importe, ce qu’il cherche surtout c’est la notoriété, en même temps qu’une activité lucrative. Grâce à ce titre ronflant, il parvient à s’imposer dans la bonne société et à monter de nombreuses escroqueries qui, parfois, trouvent leur aboutissement dans le crime. Dans le Marseille trouble des années trente où les politiciens et les voyous entretiennent des relations coupables, son sens de l’organisation et de la manipulation fait merveille. Amant de deux sœurs, il en fait facilement ses esclaves pour mettre au point aussi bien ses escroqueries que ses crimes. Arrogant et cynique, ce monstre froid pris dans une fuite en avant effrénée aura passé sa vie à jongler avec la loi et avec la morale.

A travers ce roman, plongez dans le Marseille trouble des années trente où les politiciens et les voyous entretiennent des relations coupables et découvrez le destin de Georges Sarret, escroc et bandit.

EXTRAIT

- Ne me remerciez pas, si on peut ainsi améliorer sa condition, j’en serai suffisamment remercié.
Philomène se mit à fréquenter la Conception. La première fois, elle eut un haut-le-cœur en pénétrant dans la salle commune. Elle n’avait jamais été vraiment confrontée au spectacle de la misère et du dénuement, et surtout, il y avait l’odeur. Une odeur mélangée de savon et de chimie qui n’était pas sans lui rappeler les derniers jours à la villa Ermitage. Une odeur de mort.
Elle venait deux fois par semaine, laissait parfois des bonbons, ou un billet que Marguerite trouvait quand elle passait, avant ou après avoir effectué les quelques ménages qui permettaient de survivre. Comme la jeune femme, le jour où elle avait rencontré Philomène au chevet de Lorenzo, lui avait demandé pourquoi elle laissait cet argent, celle-ci avait répondu, pour clore la discussion, que c’était pour les enfants. Au retour, Philomène tenait l’avocat au courant de l’évolution du mal.
Sarret consulta son carnet d’adresses pour voir s’il n’avait pas quelque contact dans une compagnie d’assurances. Il tomba sur Brion, un cadre de la Bâloise, dont il était incapable de se souvenir dans quelles circonstances il l’avait rencontré. Mais peu importait. S’il se trouvait dans son répertoire, c’est qu’à un moment donné l’autre avait eu affaire à lui. Et s’il avait conservé son identité, c’est qu’il l’avait considéré sur-le-champ comme quelqu’un qui pourrait un jour lui être utile. C’était l’occasion de l’utiliser.
Il décrocha son téléphone et l’appela. Au ton de l’autre, il comprit aussitôt qu’il lui avait laissé un bon souvenir et que le quidam était très honoré de l’avoir au téléphone.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Charles Bottarelli est né en novembre 1941 à Toulon, de parents ouvriers horticoles. Il a vécu toute son enfance et son adolescence dans sa ville natale. Il en conserve un goût marqué pour l'histoire de sa région. Le choix d'une carrière dans la fonction publique l'amènera successivement à Lyon, Paris et Marseille, avec retour à Toulon en 1970, Entre 1995 et 2006, il s'investit dans le mensuel satirique Cuverville qui combat l'extrême-droite installée à la mairie. Le temps de la retraite professionnelle venu, il décide de se consacrer à l'écriture. Un premier livre, à caractère documentaire, est publié en 2004 : Toulon 40, chronique d'une ville sous l'Occupation. Puis, en 2006, c'est un roman Alice et les chemises noires, qui est la biographie imaginaire d'une jeune fille sous Mussolini.
D'une façon générale, il veille à situer précisément ses personnages dans le lieu et dans le temps, n'hésitant pas à mêler la fiction pure à des situations réelles.
LangueFrançais
Date de sortie20 juil. 2018
ISBN9791094243602
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    Aperçu du livre

    Un assassin si distingué - Charles Bottarelli

    Éditions

    Chapitre 1

    Je vous connais, Georges Sarret. Je vous connais à travers cette photo granuleuse dans la coupure d’un journal de 1931. Elle n'est pas de très bonne qualité. Vous la trouveriez désobligeante pour un homme de votre notoriété. On venait de découvrir votre dernier crime. Dans les tout prochains jours, on allait en connaître d’autres. Tous ? Ce n’est même pas certain. 

    Donnons-nous un peu d’air. Il y a heureusement quelques sujets moins sinistres dans le journal. Sur une autre page, on nous apprend que René Clair tourne en ce moment A nous la liberté. Vous n’appréciez peut-être pas le sel de la coïncidence. Aux États unis, les Américains construisent un gratte-ciel qui sera encore plus haut que celui de Chrysler : l’Empire State Bulding, 380 mètres. Les premiers résultats de la ligne de voyageurs Marseille-Damas-Saïgon, ouverte en janvier, sont satisfaisants. Vous n’aurez pas l’occasion de la prendre. Au fond, ce qui se passe autour de vous aujourd’hui, doit assez peu vous importer. Ce qui vous importe, ce qui vous indigne, c’est qu’on ait pu vous arrêter, vous. Inconcevable !

    Vous avez le visage rond du notable bien nourri. Vous avez le cheveu en brosse du type qui affiche sa rigueur et rassure le client. Vous êtes photographié en buste, mais on devine une carrure imposante. Votre cou est orné d’une cravate comme on en fait à l’époque, une espèce de gros nœud entre le foulard et le nœud papillon. Je ne peux m’empêcher de penser à ce qui va se produire dans cette zone de votre personne un an plus tard. La lame luisante de la guillotine. Il est vrai que le jour de l’exécution vous ne porterez pas la cravate. L’aide du bourreau aura d’abord découpé largement votre chemise autour du cou. Il ne faut pas que le tissu entrave le bon fonctionnement de la machine. Imaginez le ridicule : la lame coincée par un bout de chiffon ! Le ridicule ajouté au déshonneur.

    Justement, la veille de votre mort, une autre coupure de journal vous montre pendant le procès. Vous avez beaucoup vieilli en peu de temps. Vous bajoues ont fondu. Un début de calvitie attaque votre chevelure. La mauvaise qualité de la photo m’amène à douter, mais il me semble que vous portez maintenant des lunettes. Vous tenez entre les mains un dossier, comme si vous aviez rédigé à l’avance ce que vous deviez répondre à la Cour. Cette humilité ne vous ressemble pas. Et surtout, vous êtes un peu voûté, votre tête descend entre les épaules. On dirait que vous avez perdu de votre morgue. C’est sûrement le cas, car vous êtes un type intelligent. Et, depuis le début, vous savez à quoi vous en tenir. La lame, Sarret, la lame. Froide.

    Vous n’avez fait que changer de côté. Dans une vie antérieure, alors que vous étiez plus ou moins journaliste, il vous est arrivé de suivre des procès d’assises. Vous avez vécu en spectateur ces moments terribles où on annonce au prévenu qu’il aura la tête tranchée. Vous n’avez pu oublier ces regards de condamnés qui se perdent dans l’infini comme s’ils cherchaient une sortie. Les cris de bête blessée de certains. Les injures hurlées par d’autres comme un dernier et inutile défi. C’est bientôt votre tour, et votre souci du moment, c’est de savoir comment vous allez faire bonne figure, encore une fois.

    Ironie tragique, dans une colonne voisine on voit la silhouette de Deibler, le fameux bourreau qui va vous ôter la vie. On voit, plutôt on devine. Les téléobjectifs de l’époque devaient être taillés dans du cul de bouteille. C’est une image floue, irréelle, d’un bonhomme à l’allure tranquille, qui marche. Il porte un grand manteau et un chapeau-feutre. Il est de profil, la tête légèrement penchée en avant. Ce pourrait être n’importe qui d’autre : un banquier pensant à ses bénéfices, un notaire envisageant une opération immobilière, un paisible commerçant. Ce pourrait être aussi un homme qui aurait pratiqué la même profession que vous, et qui n’oubliait pas de devoir inspirer confiance. Ce pourrait même être vous. Cocasse, non ? Mais ce n’est que Deibler, l’homme tranquille qui a déjà assassiné une foule de gens avec les compliments de la République. Votre ennemi irréductible. Il avance, serein, de ce pas tranquille que vous ne pourrez arrêter. Cette ombre qui va droit devant, c'est la mort qui vient vers vous.

    Je vous connais, Georges Sarret. D’abord, vous ne vous appelez pas Sarret. Votre vrai nom est Sarrejani. Mais vous avez toujours eu le souci du paraître. C’est une des raisons qui ont causé votre perte. Et dans Marseille où vous revenez en 1919, au retour de la guerre, vous pensez que les noms en « i » sonnent mal. C’est que quelques immigrés italiens ou des bandits corses alimentent à profusion la rubrique judiciaire. Alors, il ne faudrait pas confondre. Un tel rapprochement serait mauvais pour votre prestige. Vous, Sarrejani, vous voulez devenir quelqu’un qui compte, qu’on salue chapeau bas. Quelqu’un qui sera reçu dans les soirées de la meilleure société, qui gagnera beaucoup d’argent, et même en distribuera pour faire constater sa réussite. Vous voulez émerger de la multitude. La politique vous paraît être ce moyen de vous placer au-dessus du vulgaire. Vous vous y essayez. Vous pensez que vous serez Poincaré ou rien. Vous entendez mettre toutes les chances de votre côté. Donc, ce sera Sarret et non Sarrejani.

    Vos origines mêmes auraient pu cependant vous incliner à la modestie. Dès votre naissance vous étiez un déraciné. Vous êtes né à Trieste alors que cette ville était autrichienne. Vos parents, eux, étaient d’origine grecque. Quand vous êtes arrivé en France, vous aviez quatre ans. Vous avez demandé la naturalisation vingt ans plus tard. Alors, quelle importance, ce nom en « i » ? Si ce n’est celle que vous lui supposiez.

    Dans le journal, on voit aussi les photos des deux femmes sans qui rien ne serait arrivé. Disant cela, je regrette aussitôt ma phrase. Avec vous, le pire étant toujours possible, il serait fatalement arrivé quelque chose. Ces femmes ne portent donc pas seules la responsabilité des actes qui vous conduiront à l’échafaud. Simplement, elles ont été les instruments consentants de vos crimes, des alliées bien utiles qui trouvaient aussi leurs avantages dans le service de votre ignominie. Mais si elles n’avaient pas été là, vous auriez inventé d’autres moyens, comme si une fatalité devait vous conduire sous la lame. Je vous fais confiance.

    Elles sont d’origine allemande. Philomène a le visage un peu fort, des cheveux longs plaqués en arrière. Autant qu’on puisse en juger à travers une photo de presse de l’époque en noir et blanc, elle paraît brune. Elle est élégante, avec des cils bien marqués et des pendants d’oreille. Elle a quarante-trois ans au moment où on découvre vos turpitudes. La presse dit qu’elle est moins belle que sa sœur. Sa sœur s’appelle Catherine et elle a sept ans de moins. Son visage est gracieux, elle porte des cheveux courts, et elle est souriante. Tous ces détails vous importent peu, Sarret, puisque vous avez été l’amant des deux, sans qu’on parvienne à faire dans vos relations la part de l’amour et celle du calcul. La part de l'amour? Là encore j'ai du mal à trouver les mots. Quand on fait le bilan de votre vie, on se demande si vous avez jamais été capable d'amour. Peut-être envers vous-même seulement, et encore.

    Je vous connais, Georges Sarret. Mais je n’en sais pas assez. Que se passe-t-il dans la tête d’un homme quand il tue ? Au moment de l'acte décisif s'imagine-t-il qu'il est assez malin pour ne pas se faire prendre ? C’est déjà une question grave, mais j’en ai une bien pire. Comment un être humain peut-il envisager de faire ensuite disparaître les cadavres en les dissolvant dans l’acide sulfurique ? Quel cheminement dans son cerveau aboutit à imaginer un tel dispositif sans que son esprit chancelle, sans que sa main hésite ? Et sans qu'il vomisse ? Est-il vraiment conscient de ce qu’il fait, ou alors, a-t-il acquis une forme de conscience qui nous dépasse, que nous ne pouvons pas comprendre ? Est-ce qu’il vit dans un univers qui n’est plus le nôtre ? Comment fait-il, après cet acte qui dépasse l’entendement commun, pour retourner vaquer à ses petites affaires, sortir au cinéma, au restaurant, lire un livre, faire l’amour ?

    Je vais essayer de comprendre, Georges Sarret, à travers notre conversation impossible, notre dialogue aléatoire. Là où vous êtes, vous ne pouvez me répondre. Bien sûr, les seules paroles que je puisse espérer de votre part ne peuvent résider que dans l’évocation de vos actes. Ils parleront pour vous, comme on dit dans les prétoires.

    ***

    Aix, le dimanche 8 avril 1934, un ouvrier des chemins de fer avait vu arriver en gare un équipement étrange. Il s'était dit que cet attirail ressemblait fort aux bois de justice. Et il avait propagé cette intéressante observation dans son entourage immédiat.

    La nouvelle s’était alors répandue dans toute la ville. On y conservait en mémoire le procès qui s’y était tenu voilà un peu moins de six mois. En rencontrant des connaissances dans la rue, les gens cherchaient à savoir si l’autre en savait un peu plus qu’eux. C’est que la ville entière exécrait maintenant cet arriviste dont on savait avec certitude qu’il avait tué trois personnes. Mais selon les apparences, il pouvait bien en avoir liquidé quelques autres. Et on attendait son exécution comme une délivrance. Comme un exorcisme pour éliminer de cette ville la pourriture que vous y aviez répandue.

    Sarret, entre ses murs, demeurait confiant. Il se demandait quel serait le résultat de la visite de son avocat au président de la République, mais il ne voyait pas pourquoi il ne bénéficierait pas de la grâce présidentielle. Pourquoi aurait-on refusé à Sarret, à Maître Sarret, ce qu'on accordait à bien d'autres, de moindre envergure ? Il était bien au-dessus du lot commun, de ces minables tueurs d'encaisseurs de banque, de ces amants rejetés étranglant celle qui ne voulait plus d'eux, de ces vulgaires. Tout bien pesé, il n’avait eu dans ces affaires qu’un rôle mineur, celui d’un homme trop bon dont deux excitées avaient voulu exploiter la générosité.

    « Vous direz au président Lebrun que, après tout, il n’y a pour m’accuser que deux femmes, et quelles femmes ! Des menteuses, des folles, qui ont cherché à rejeter leurs responsabilités sur moi. Il ne peut pas me refuser la grâce. Ce serait un déni de justice ! »

    Étant revenu de Paris avec une réponse négative, l’avocat, par humanité, avait jugé bon de lui laisser croire qu’il n’avait pas encore obtenu l’audience à la Présidence.

    Ce soir-là, à dix-huit heures, à la relève des gardiens, il a salué Mangeot, de service de jour, d’une façon enjouée.

    - A demain, on fera peut-être une partie de cartes !

    Mangeot ne le reverra plus.

    Dans la nuit, vers trois heures et demie, la troupe encerclait le palais de Justice. On pouvait entendre le hennissement de quelques chevaux, et le pas cadencé des hommes du régiment d’infanterie coloniale qui se mettait en place. Au plus profond de son sommeil, Sarret n’entendait rien. Les gendarmes faisaient circuler les badauds qui commençaient à s’entasser derrière les barrages. Certains avaient apporté une échelle double pour être sûrs de ne rien manquer du spectacle. D’autres s’étaient juchés sur les marquises des magasins. Autour de la place, les fenêtres des immeubles voisins commençaient à se garnir.

    Vers quatre heures, le bourreau et ses quatre aides affrontaient un vent violent sur le cours Mirabeau où les branches s’entremêlaient. Ils partaient vers la gare de marchandises pour donner l’ordre d’amener le fourgon contenant la guillotine. Un quart d’heure après, le montage de l’engin commençait dans un bruit de marteaux.

    Réveillé par le bruit, Sarret appelait le gardien.

    - Que se passe-t-il ? Ce n’est pas la guillotine ?

    - Ce n’est rien, c’est le marché qui se prépare. Dormez tranquille.

    Le bourreau tenait à essayer lui-même le couperet. La lourde lame, lâchant un éclair dans la pâle lumière des lanternes, s’abattait avec un déclic de nature à rassurer son utilisateur. Tout était dans l’ordre.

    Les officiels pouvaient alors se rassembler autour de la machine, puis franchir la porte de la prison qui se refermait sur eux peu avant cinq heures. Le froid de l’aube, aggravé par le mistral, figeait les badauds mais aucun d’eux n’aurait laissé sa place.

    Quand les officiels pénétrèrent dans la cellule, ils trouvèrent un Sarret parfaitement réveillé. Il ne laissait paraître aucune émotion.

    - Ayez du courage, votre pourvoi est rejeté, annonça l’avocat général.

    - C’est bon, je suis victime d’une injustice, mais faites vite.

    On lui fit remarquer que, dans le cortège, il y avait l’aumônier de la prison, ainsi que l’archimandrite, pour le cas où il souhaiterait choisir pour l’assister entre la religion catholique et l’orthodoxe.

    - Merci, je n’ai pas besoin du concours de la religion.

    Deibler entrait pour la toilette. Muni de ciseaux, un aide échancrait la chemise.

    Puis on lui proposait la cigarette et le verre de rhum, ce qui parut l'agacer.

    - Je n’en veux pas, arrêtons ce cirque, faites vite !

    Se tournant vers son avocat, il retira son alliance et la lui tendit.

    - Vous la remettrez à ma fille. Et pour elle, poursuivez la révision de mon procès.

    Disant cela, il affichait comme un vague sourire.

    Puis on lui désignait le chemin de la sortie et le cortège démarra doucement. Un murmure dans la foule salua l’ouverture de la prison. Sarret avançait, le visage impénétrable, avec la même allure froide qui était la sienne lors de son procès, escorté par les aides. Une fois sur la bascule, il eut un léger mouvement de recul, mais il était trop tard.

    La lame s’abattait. Ainsi périssait le monstre.

    Alors, Sarret, quelle est la mort la plus haïssable ? Celle de la balle qui vous déchire avant que l’acide dissolve vos cellules, comme l’ont connue Louis Chambon et Blanche Ballandraux ? Celle de cette lame gelée dont, le temps d’un éclair, vous avez senti la brûlure ? Ou encore celle de la pauvre Magali dont vos deux maîtresses, à votre demande, ont entretenu et développé le mal qui la rongeait, précipitant sa mort pour vous permettre d’encaisser plus vite la prime d’assurance ?

    Chapitre 2

    Assise sur un banc de la gare de l’Est, ce soir du 19 avril 1917, Philomène Schmidt comptait sur l’arrivée de sa sœur Catherine pour retrouver un peu de son moral. Mais, en pleine guerre, un train venant d’Allemagne n’était jamais annoncé avec certitude. Il avait déjà plus d’une heure de retard, et personne ne pouvait dire s’il arriverait vraiment. Une froide humidité tombait sur les quais, et Philomène se recroquevillait comme pour garder sa propre chaleur.

    Durant cette attente qui lui devenait de plus en plus insupportable, elle avait pu remonter le fil de sa vie. L’enfance à Friedrichshafen, près de la frontière autrichienne. Le départ au petit matin vers son école. L’hiver qui n’en finit pas. Sa tête est prise dans un bonnet de laine, les galoches font un bruit sec sur la terre verglacée. Les doigts qu’elle a du mal à articuler malgré les gants épais. Le nez gelé d’où pend une éternelle goutte. En arrivant à l’école, on se rassemble d’abord un moment, bras en avant vers le poêle. La maîtresse consent à attendre un peu avant de commencer les cours. Et le retour le soir. Son premier souci, avant même de se déshabiller est de s’asseoir devant le monumental poêle revêtu de céramique blanche et bleue. Sa mère lui a déjà préparé une tisane bien chaude. Sa mère douce, attentive, mais effacée, comme paralysée par la personnalité du père, officier de gendarmerie sec et intransigeant, qu’on n’a jamais entendu rire. Quand elle avait sept ans, la naissance de Catherine, cette sorte de jouet en vrai qui venait la remplir de joie. Les jeux qu’elle inventait pour elle. Les gâteaux qu’elle lui apprenait à faire. Ses dix-huit ans, son premier bal à la fête locale avec Konrad. Plus précisément à dix-huit ans et un mois, pour ne pas braver l’interdiction formulée par le père, à qui ce chiffre paraissait le plancher en dessous duquel il n’était pas imaginable de laisser sortir sa progéniture.

    Mais quand sa fille a dix-huit ans et qu’elle ne brille pas par un goût prononcé pour l’école, que peut décider pour elle, pour son avenir, un officier soucieux du respect qu'on lui doit? Qu’est-ce qu’un bourgeois avide de respectabilité peut envisager comme carrière pour une enfant rétive à l’éducation, mais qui doit pouvoir en toutes circonstances briller en société? La solution, c’est le pensionnat, et pas n’importe lequel. L’officier a entendu parler de « English Fraulein », à Kaiserslautern, où l’on forme les jeunes filles afin qu’elles excellent dans les bonnes manières. Elles pourront ainsi devenir, au mieux des femmes d’officiers, au pire des gouvernantes pour les enfants des mêmes. On y apprend l’art de paraître, la cuisine, la religion, les usages à respecter, les langues anglaise et française. On y suit surtout une discipline toute militaire destinée à forger des esprits sains. Douches à l’eau froide, salut aux couleurs, gymnastique et prière obligatoires. C’est le genre d’établissement idéal pour aboutir aux plus dociles obéissances, ou par un malheureux accident de parcours, aux plus violentes révoltes. Avec la langue anglaise, Philomène avait rencontré des difficultés. Pour le français, c’était plus facile. À Kaiserslautern, on avait gardé quelques traces de l’occupation française de 1795 à 1814. La ville avait même été capitale du département français du Mont Tonnerre, et dans de nombreuses familles, certains étaient capables d’articuler les quelques mots français que des ancêtres zélés ou serviles avaient tenu à pratiquer. On rencontrait même encore, au fronton de divers magasins, des enseignes dans cette langue qui avaient résisté au retour à la germanisation.

    Après deux ans parmi les dames de chez « English Fraulein », Philomène avait été jugée apte au service qu’on attendait d’elle, s’occuper d’enfants. L’école, en 1909, l’avait placée chez un riche producteur de champagne à Reims.

    Puis, les enfants n’étant plus en âge de justifier la présence d’une gouvernante, c’est son employeur lui-même qui l’avait casée à la fin de l’année dernière chez une de ses relations à Paris, un attaché de l'ambassade italienne.

    Catherine, quand ce fut son tour, connut les bonnes manières de chez « English Fraulein ». Elle s’y montrait un peu plus rétive à l’ambiance de la maison que sa sœur. Cependant, les enseignantes devaient reconnaître une intelligence plus affirmée, un esprit plus vif. Mais aussi, un visage plus fin, une démarche plus élégante, et un corps plus élancé. En fait, Catherine était plus jolie que Philomène, et cette dernière, qui en avait conscience, essayait de ne pas être jalouse. La différence d’âge était suffisamment importante, ce qui conduisait Philomène à un comportement presque maternel à l’égard de sa cadette.

    Et le maudit train n’arrivait toujours pas. N’avait-il pas été retenu sur quelque voie de garage ? Ou encore, comme cela arrivait, ne s'était-on pas trouvé dans l'impossibilité de le ravitailler en charbon ? Sale guerre, qui amenait Philomène à ne plus savoir de quel côté elle devait se placer. Elle avait tout de suite aimé la France, Reims d’abord avec son caractère paisible qui lui rappelait Kaiserlautern. Puis, à Paris, elle avait découvert la griserie d’une ville vibrante, toujours en mouvement, comme en fête permanente malgré les vicissitudes. Elle y avait connu quelques aventures amoureuses, facilitées par le sentiment de ne pas y être connue, et la liberté qui en résultait. Mais être une Allemande ici, par ces temps incertains, ce n’était pas toujours facile. Quand elle se trouvait dans un commerce, ne serait-ce qu’en achetant le pain, elle tentait de dissimuler son accent allemand. Mais elle avait beau faire, elle serait toujours la Boche. Elle lisait les journaux que son patron l’encourageait à parcourir pour, lui disait-il, améliorer sa connaissance de la langue française. Hier, elle avait vu ce titre triomphal, où il était question d’une offensive héroïque de la France entre Soissons et Reims. Il y aurait de nombreux prisonniers allemands. Et ce matin encore la presse évoquait le bombardement de Reims. Elle pensait à Solange et Xavier, les deux enfants dont elle avait accompagné l’éveil au monde adulte, en se demandant s’ils avaient échappé au massacre. Dans la presse, la qualification d’Allemand avait disparu, il n’y avait plus que des Boches.

    Quoi qu’il se passât, quoi qu’elle fît, il était dans son destin d’être mal dans sa peau. Elle l’avait bien un peu cherché avec cette affaire stupide des chaussures des enfants Maggiori. Le mois dernier, Enzo Maggiori, son actuel employeur, lui avait demandé de passer chez le cordonnier pour récupérer les chaussures des enfants qu’il avait laissées en réparation. Il lui avait confié quinze francs, en prévoyant largement. Au retour, elle lui avait dit que la réparation avait coûté quatorze francs. Le lendemain, et après réflexion, trouvant que le cordonnier pratiquait tout de même des tarifs élevés, Maggiori s’était arrêté à son échoppe pour lui dire ce qu’il en pensait. Et là, l’artisan lui avait juré qu’il n’avait demandé que six francs.

    Très en colère, Maggiori l’avait appelée dès son retour, et lui avait laissé entendre que si cet incident parvenait aux oreilles de sa femme, très à cheval sur les dépenses

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