Les Joujoux parlants
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Aperçu du livre
Les Joujoux parlants - Camille Lemonnier
Camille Lemonnier
Les Joujoux parlants
Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066307875
Table des matières
CE QUE PENSENT LES JOUJOUX.
LA CONVERSION DE POLICHINELLE.
LA MAISON ROSE.
LA PRINCESSE MIDJA ET LE PETIT RAMONEUR.
LA VIE ET LES JOUETS.
L’HISTOIRE DU COUCOU. LÉGENDE FLAMANDE.
MADEMOISELLE LA FLAMME.
CEUX DES AUTRES.
MONSIEUR RON-RON.
I.
II.
III.
IV.
LE MÉNAGE CHAT.
I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.
XII.
XIII.
XIV.
XV.
XVI.
XVII.
XVIII.
XIX.
LA PETITE SŒUR.
00003.jpg00004.jpgCE QUE PENSENT LES JOUJOUX.
Table des matières
Il y a une idée généralement adoptée dans le monde des jouets: c’est que les jouets ne sont pas faits pour les hommes, mais les hommes pour les jouets.
Il est certain que pour rien au monde la petite dame que voici, avec sa belle robe prune, son chapeau à plumes et son manchon bordé d’hermine, ne consentira à appartenir à la petite fille qui chaque matin lui fait sa toilette; bien au contraire, elle est convaincue que la petite fille est d’une nature inférieure à la sienne et elle se croit mise au monde pour être dorlotée, caressée, choyée, traitée en un mot comme une fille de duchesse qui n’a rien à voir avec les trivialités de la vie.
Si bien que la petite fille, qui l’appelle sa poupée, est tout simplement elle-même pour cette belle orgueilleuse une petite poupée que lui donne la nature. En effet, la petite fille n’a ni une tête de cire émaillée, ni des yeux de perle, ni des joues comme de la pâtisserie; la plupart du temps même, sa poupée est plus riche qu’elle en robes de velours et en brodequins mordorés, en chapeaux et en parures; et cette inégalité n’est pas faite pour diminuer la bonne opinion que ces petites dames ont d’elles-mêmes.
Un jour qu’il neigeait, les jouets de la boutique s’amusaient à jaser.
Ils n’avaient rien de mieux à faire, par ce mauvais temps, et les jouets sont comme les grandes personnes, ils aiment à tuer l’heure à coups de langue.
Donc ils bavardaient. J’ajouterai qu’ils bavardaient comme des pies. Cela leur était d’autant plus facile que peu de monde entrait ce jour-là dans la boutique, et le marchand était assis près de son feu dans la petite chambre du fond, en tête-à-tête avec un gros rhume qu’il arrosait de tisane.
On ne sait pas combien les créatures nerveuses qu’on appelle les poupées ont de plaisir à se reposer quelquefois des fatigues de leur vie mondaine. Elles sont pareilles en ce point aux grandes dames en chair et en os, que le bal, les soirées, les concerts, les fêtes qui commencent à minuit et finissent au matin, renvoient brisées à leur foyer, et qui sont si heureuses alors de passer la grasse matinée à caresser leurs enfants, les pieds dans des pantoufles, près d’un bon feu rouge.
Ainsi sont les poupées; elles ont leurs jours de lassitude, après tant d’autres jours où elles sont obligées de tourner la tête, de dire papa et maman, de sourire constamment aux gens qui passent, et je vous prie de croire que la peine n’est pas mince.
Il y eut même à ce sujet une querelle entre les petits militaires et les jolies poupées.
Rassurez-vous: la querelle ne dépassa pas la limite des choses permises. Les militaires s’étaient plaints d’être sur pied du soir au matin, de ne pouvoir jamais quitter l’uniforme et d’être perpétuellement obligés de porter les armes.
«Cependant, disaient-ils, les lions ont des moments où ils ne sont pas dangereux; les diables à surprises demeurent parfaitement calmes au fond de leurs boîtes, tant qu’on ne; presse pas le ressort; et, finalement, il n’y a pas l’ombre d’un ennemi à l’horizon.»
Ils se basaient sur ces raisons pour demander qu’on leur permît de mettre leurs fusils en faisceaux, et franchement, tout militaires qu’ils étaient, ils n’auraient pas été fâchés d’aller se coucher un peu.
On entendit alors un grand brouhaha de voix: c’étaient les petites folles de poupées, qui, toutes à la fois, s’écriaient qu’elles faisaient un service bien autrement fatigant que les militaires.
Un caporal s’avança, mit poliment la main à son képi et demanda, sauf respect, quelle était cette grande fatigue dont se plaignaient ces dames.
La rumeur devint plus forte à ces mots, et il fallut positivement l’intervention du gendarme à cheval pour permettre aux uns et aux autres de s’entendre.
Le calme rétabli, les dames déclarèrent que la vie du monde qu’elles menaient avait de bien autres servitudes que la vie militaire; et une fort jolie poupée formula ainsi la pensée de toutes:
«Messieurs les militaires prétendent qu’ils sont constamment sous les armes. Nous en convenons. Mais nous les prions de se souvenir que nous sommes sous les armes autant qu’eux. Les armes, il est vrai, ne sont pas les mêmes. (Approbation du côté des dames et sourires du côté des militaires.)
«Non, elles ne sont pas les mêmes; mais je déclare qu’elles sont aussi fatigantes à porter de part et d’autre. Des mois entiers nous demeurons à la même place, coiffées, chaussées, parées, craignant de faire un mouvement, de peur de déranger notre coiffure ou de chiffonner les plis de notre robe. Nos corsages étranglent nos tailles comme des cuirasses, nos collerettes étranglent nos cous comme des carcans; il ne nous est même pas permis de changer de linge.
(Sourires chez les militaires.)
«Pendant des mois, nous sommes contraintes à faire valoir l’émaillure de nos joues, la douceur de nos regards, la finesse de notre teint, la souplesse de notre corps, la beauté de nos coiffures, la richesse de nos toilettes; il nous faut nous tourner dans tous les sens, un sourire sur les lèvres, un regard dans les yeux, le buste tendu, le jarret crispé, la tête plantée droit sur les épaules, sentant s’enfoncer dans nos pieds le talon pointu de nos souliers Louis XV, prises de douleurs dans les reins, dans les jambes, dans la tête, chaque jour un peu plus rompues, et pourtant toujours au port d’armes, — oui, Messieurs, au port d’armes.
«Oserez-vous dire que tout cela n’est rien? Et pourtant ce n’est pas tout encore. Nous avons les bals auxquels il faut paraître, les soirées où nous sommes attendues, les fêtes dont nous sommes le plus bel ornement. La tête nous tourne sur les épaules de penser à mille corvées.
«Tantôt c’est le couturier qui vient prendre mesure pour nos robes, la marchande de chapeaux avec laquelle il nous faut discuter la forme et le nombre des plumes, les amies qui trouvent le moyen d’entrer par la fenêtre quand on ne leur ouvre pas la porte; tantôt c’est un pauvre qu’il faut visiter, un concert de charité auquel l’abbé a recommandé d’assister; une visite pour les inondés où l’on a promis d’aller vendre des cigares, des rubans ou des bonbons. Et on n’est pas un moment en repos; nous sommes à tout le monde, excepté à nous-mêmes; nous ne dormons pas, nous avons à peine le temps de boire et de manger; nous vivons Dieu sait comment, et il est tellement entendu que nous sommes la plus belle moitié du genre humain, que nous passons notre vie à le prouver par nos sourires, nos grâces, nos coquetteries et l’éternel soin que nous prenons d’entretenir notre beauté.»
Ce petit discours fut très applaudi.
Les militaires auraient bien pu répondre; mais rien n’est galant comme un soldat, et ils se contentèrent de se tenir au port d’armes, ce qui, de la part d’un militaire, est une marque de déférence.
Je reviens à mon histoire.
Les jouets bavardaient donc comme des pies, mais les sujets de conversation s’épuisent à la longue, et, comme on finissait de parler de la pluie et du beau temps, quelqu’un proposa un jeu: c’était que chacun à son tour choisît parmi les passants de la rue celui qui lui conviendrait le mieux.
Il faisait dehors un temps horrible.
Depuis deux jours il neigeait, et la neige amoncelait au pied des maisons de petits tas blancs. Des nuées de flocons épais comme des touffes de laine obscurcissaient le jour gris, battaient les vitres, et par moments roulaient en tourbillons avec un bruit de soie qu’on déplie. Le milieu du pavé reluisait, poli par la roue des voitures, et le long du ruisseau un talus de neige s’alignait, cabossé, jaunâtre éclaboussé de salissures. Des chevaux, maigres comme des clous, traînaient en boitant des voitures aux portières bien closes, et le dessus des harnais, l’impériale des caissons, le chapeau des cochers, étaient également recouverts d’une épaisse housse de neige, comme les réverbères, les toits des maisons, les balustrades des fenêtres et tout ce qui offrait un relief aux flocons, indistinctement.
Mêlé à ce roulement des voitures, un fourmillement de silhouettes tachait de points noirs la lividité de la rue; et rien n’était amusant à voir comme le démènement de toute cette foule pataugeant, culbutant, glissant, marchant à petits pas, reculant au lieu d’avancer et bataillant contre les rafales. Les collets levés étaient garnis d’une paire d’oreilles écarlates ou s’entre-baîllaient sur des