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Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles: Les Mille et une nuits marseillaises
Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles: Les Mille et une nuits marseillaises
Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles: Les Mille et une nuits marseillaises
Livre électronique302 pages4 heures

Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles: Les Mille et une nuits marseillaises

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À propos de ce livre électronique

"Entre 1813 et 1838, M. Jean Cromar fut propriétaire d'une petite taverne à Marseille dans le quartier du panier, tout près de Sainte-Marie Majeure et de l'Évêché. Cet établissement nommé La Calamarette proposait également quelques chambres à louer, à la nuitée ou au mois.
La clientèle en était variée : débardeurs et marins, citadins et voyageurs de passage, basse société et célébrités locales recherchant là une certaine vigueur de la conversation."

Dans cette auberge, des âmes en peine se succèdent et font au patron le récit de leurs aventures terribles, pathétiques, parfois grandioses. On découvrira ainsi, au gré de leurs confessions émouvantes, un voleur italien, un petit montagnard orphelin, une contrebandière farouche, un eunuque poète, un enfant de choeur à Ratisbonne...
Ces histoires composent, en filigrane, un roman puzzle, une fresque vibrante de l'Europe après Napoléon.
LangueFrançais
Date de sortie19 juil. 2019
ISBN9782322169603
Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles: Les Mille et une nuits marseillaises
Auteur

Louis Butin

Louis Butin est le pseudonyme de Benoît Luizard. Professeur de français en collège en Seine-Saint Denis puis dans la Loire, il est aussi écrivain, poète et musicien. Il a publié, aux éditions Aux Forges de Vulcain, le Dictionnaire pittoresque du collège, un recueil plein de vie et d'humour. On peut aussi écouter ses deux projets musicaux Supercocktail et Go Goat sur le site Bandcamp.

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    Aperçu du livre

    Orphelins, voleurs, poètes et fripouilles - Louis Butin

    Table des matières

    Introduction — La Calamarette et son patron Jean Cromar

    Alessandro – Le voleur amoureux

    P’tit Denis – Le berger

    L’Auberge Randiou – Le nid de serpents

    Paulus – En mémoire d’un amateur de genièvre (Par Augustin Roussette)

    André Atrope – « La Robe de chambre »

    Baptiste Nerianni – L’angoisse du devin

    Ricou – Le lubrique (Par A. Roussette)

    Pierrette – Reprendre souffle

    Aloïs – L’enfant de chœur scélérat

    Odetta – La tourte renversée

    Stéphane et Fortuni – Les serments

    Wadih – Un eunuque cairote

    Tinou – Les désillusions.

    Victor et Jérôme – L’alcoolique et le famélique

    Germain – Chirurgien-barbier (Par A. Roussette)

    Cromar – L’incident sur la route d’Avignon

    Introduction — La Calamarette

    et son patron Jean Cromar

    Entre 1813 et 1838, M. Jean Cromar fut propriétaire d’une petite taverne à Marseille dans le quartier du Panier, tout près de Sainte-Marie Majeure et de l’Évêché. Cet établissement nommé La Calamarette proposait également quelques chambres à louer, à la nuitée ou au mois.

    La clientèle en était variée : débardeurs et marins, citadins et voyageurs de passage, basse société et célébrités locales recherchant là une certaine vigueur de la conversation.

    M. Cromar, le patron, était réputé pour sa sagesse et sa discrétion. Il reçut les confessions d’un grand nombre de personnes, parmi lesquelles figurent de nombreux nervis et bandits redoutables, mais aussi une certaine quantité de pauvres hères et d’originaux.

    Les récits rassemblés ici relatent celles de ces confessions qui sont le plus à même de plaire à un grand public. Quelques histoires stupéfiantes ont été exclues de ce recueil, car une teneur trop grande de crimes répugnants les rendait détestables ou car elles constituaient un rappel peut-être trop répétitif et assommant de la corruption politique à travers l’histoire.

    La rédaction de ce recueil s’est étendue sur près de douze ans, de 2006 à 2018. J’essayai d’abord de situer ces récits dans un cadre imaginaire afin de ne pas gêner le lecteur avec des considérations historiques ou des expressions relevant d’un folklore local, qui risquaient de faire sourire en des moments inopportuns. Ces récits recueillis par l’aimable Cromar furent faciles à écrire, j’eus le plaisir d’en partager la création avec un ami écrivain (trois histoires ci-après sont établies d’après des textes d’Augustin Roussette) et nous en produisîmes une grande quantité. Un ami d’enfance, Julien Rolland, alias Oscar Braque, agrémenta nos histoires de plaisantes illustrations. Mais le résultat de ces tentatives que nous avions nommées « Les Mille-et-un bandits » manquaient, à tout dire, peut-être d’authenticité et de justesse. En 2012, j’entrepris donc de reprendre à zéro une sélection de ces histoires et, par la suite, je complétai le recueil avec le soin particulier de donner au lecteur un monde cohérent, qui dépasse le cadre de la nouvelle, grâce à quelques personnages récurrents dont on découvre l’évolution ainsi que le passé. Je conçois ce recueil presque comme un roman.

    Naturellement, tout le quartier où se trouvait cette taverne a subi au long du XIXème siècle puis au cours des siècles suivants d’importantes transformations : l’ancienne basilique de la Major a été en partie démolie et reconstruite. La création d’un nouveau bassin du port a redessiné les quais et l’urbanisme alentour. Il faut donc oblitérer mentalement la nouvelle Major, le MUCEM, toutes ces voies de circulation… On peut conserver le palais épiscopal ou ‘‘ Évêché ’’ (l’actuelle Direction départementale de la sécurité publique). Le lecteur, ensuite, fera l’effort de construction mentale de ce fantôme de quartier qui n’était pas moins pittoresque et charmant que le reste du Panier.

    Alessandro – Le voleur

    amoureux

    Dans la salle à manger du café-hôtel marseillais La Calamarette, le patron, Jean Cromar, s’adressait à un client attablé depuis bien longtemps et qui avait l’air ennuyé des gens qui ne savent plus quoi faire de leur personne ; l’homme en question était maigre mais ses muscles étaient rudement câblés, et il avait des cheveux gris. Jean prit sa voix la plus peinée pour dire :

    « Je ferme la salle, monsieur… Tè… C’est pas pour vous mettre dehors… C’est que, si l’établissement reste tout illuminé, la garde va venir fourrer son nez dans mes affaires. Et puis, vous comprenez, ma Pierrette doit rentrer chez elle, son petit mari va me maudire, sinon. »

    Le client s’anima de panique. Il supplia, donna son prénom, dit qu’on lui avait conseillé ce lieu et recommandé le patron et lâcha enfin la raison de son étape : « Je voudrais confier ma peine à quelqu’un, avant de mettre fin à tout ça.

    Je regrette…, fit Jean Cromar, interdit.

    Et si je prends une chambre, vous voudrez bien m’écouter ? »

    Le patron grommela quelque chose dans sa barbe drue, desservit la table sans dire un autre mot. Il revint passer un coup de chiffon parmi les miettes de pain tandis que Pierrette, la cuisinière, passait une mantille sur ses cheveux avant que de s’engouffrer dans la nuit fraîche et humide, dans le bruit lourd et doux de la mer au pied de l’église délabrée de la Major, et le regard de Cromar alla de Pierrette à son client, et se posait sur lui avec une douceur nouvelle.

    C’est que Jean Cromar aime plus que tout les histoires de ses hôtes. Il paraît qu’il n’a jamais quitté son auberge, peut-être même qu’il y est né. Il voyage par l’oreille. Depuis le temps qu’il écoute, il n’a jamais trahi un secret. Il a pourtant entendu les pires confessions des pires débauchés.

    Bientôt, dans le noir de la chambre dilué à la lueur de faibles bougies, les deux visages étaient proches. Jean Cromar, attentif, et Alessandro, qui raconta son histoire :

    « Je vivais de l’autre côté, en Lombardie. On pourrait dire que j’ai pas été bien ou beaucoup élevé. Des parents bons à rien… On vivait de glanage, au jour le jour. Et puis, l’adolescence arrive, mes cousins et moi, on savait encore à peine comment survivre. Alors on a fini par laisser derrière les adultes, on voulait découvrir le monde par nous-mêmes.

    Aucune éducation, rien ?, intervint Jean Cromar.

    Rien, voyez-vous ? Juste quelques paroles de mise en garde, de temps en temps, contre la société qui nous prendrait tout, contre les propriétaires terriens. Et puis un peu de religion. Nos parents avaient sympathisé avec un prêtre vagabond qui s’est chargé de nous dire quelques récits édifiants en guise de culture. Il a aussi tenté de nous former un goût esthétique pieux en nous décrivant de mémoire quelques tableaux de maîtres. Il avait hérité d’un homme à qui il avait donné l’onction une collection de petits dessins de saintes femmes en prière dont l’une tenait quelques branches de son futur bûcher contre sa poitrine nue — celle-ci était notre préférée — elle portait les yeux au ciel, la bouche entrouverte — une bouche rouge comme une belle cerise. Mais ensuite, le prêtre a fini par quitter notre famille parce qu’on lui avait volé ses dessins pour un usage impie. Et voilà, c’est à peu près tout ce qu’on pourrait dire de notre instruction.

    Tu dis tes cousins et toi… Vous avez été nombreux à quitter les adultes, à tenter l’aventure ?

    Quatre au début. Puis trois. Et juste entre cousins. Parfois, on volait dans les grandes fermes, les riches fermes, avec tous les champs et les vergers, celles avec les pauvres manants qui triment comme autant de perdus enchaînés à un morceau de terre… Nous avions le ventre aussi vide que ces damnés, mais pour nous : la liberté, un grand manteau de laine pour nous envelopper dans l’air du soir et parfois une grange abandonnée pour nous protéger des intempéries. Pour manger, là donc, c’était une autre histoire. Une vie terrible, mais on était les seuls maîtres.

    « Pour cela, alors, il fallait voler. Et ça demande un peu de talent, non ? Mais voilà, dans ce pays et en ce temps, les propriétaires des grandes fermes avaient de l’orgueil et ne se méfiaient pas. Un ou deux chiens pour dissuader. Parfois un gardien, veillant auprès d’un feu dans la cour principale.

    « On volait en priorité dans les réserves, mais il arrivait que nous recherchions un plus précieux butin ; on tentait alors notre chance dans la villa du propriétaire.

    « C’était toujours moi qui entrais dans les maisons pour voler. Sans me vanter, j’étais le plus habile à forcer les serrures, le plus discret aussi. Mes cousins, eux, ils surveillaient ; prêts à venir m’aider en cas de bagarre.

    Vous ne vous vantez pas, mais il y avait de la fierté à cambrioler, non ?

    C’est plus subtil que ça… J’aimais vraiment m’introduire dans les maisons. Des grands blocs noirs dans la nuit… et c’était à moi de percer un coin de jour dans ces ombres. Pour dire vrai, le plus souvent, je m’introduisais par les fenêtres de l’étage. Dans les nuits chaudes, les maîtres ouvraient les fenêtres surélevées pour ne pas étouffer, une aubaine pour les grimpeurs de mon espèce.

    « Cet été-là, on cherchait une victime qui ait un peu de jus doré et j’avais entendu dire des horreurs sur le fermier Derna : les langues du coin bavaient sur sa cruauté avec ses ouvriers. Certains disaient plus : paraissait qu’il battait sa femme. On était des jeunes gens indignés, et on a voulu se payer sur sa méchanceté en le dépouillant de certaines choses précieuses qu’on ne manquerait pas de trouver chez lui, dans sa cascina. On était remontés, une vraie soif de violence. On se disait que ça ne nous dérangerait pas de lui coller nos bagues dans la face s’il ne se laissait pas voler.

    « Pendant deux jours, on est allés se poster dans un bosquet près de sa ferme fortifiée pour mettre au point notre opération. On se nourrissait de vieux fromages qui empuantissaient nos besaces.

    « On a eu tout le temps d’observer la cascina Derna : de hauts bâtiments où vivaient quelques pauvres familles d’ouvriers se rassemblaient autour d’une villa à trois étages. Le vol s’annonçait facile. Les ouvriers se couchaient tôt. Le gardien était trop vieux pour se montrer une vraie menace et le seul chien de la ferme était craintif comme une souris !

    « Cependant, le vieux s’était posté juste devant l’entrée ; et je me faisais une joie de m’infiltrer par une fenêtre de l’étage.

    « Le deuxième soir, j’ai dit aux gars ‘‘ j’en sais suffisamment. J’y vais. ’’ Mes cousins se sont inquiétés, ‘‘ fais pas de bêtises, Alessandro ! Il y a peut-être toute une famille, là-dedans ! ’’ Moi, je ne voulais pas le savoir. Le propriétaire était un jeune tyran, il ne devait pas avoir d’enfants en âge de me faire des problèmes. S’il y avait eu un frère, je l’aurais vu s’activer dans la ferme. Mon cousin, Andrea, mon petit cousin, m’a retenu par la manche, ‘‘ j’ai un mauvais pressentiment… ’’, il m’a dit. Je l’ai repoussé férocement : ‘‘ on n’a rien à perdre. Et de toute façon, je m’ennuie ! ’’

    « Andrea a lâché prise.

    « Mais ç’avait toujours été comme ça, voyez-vous : mes compagnons, plus jeunes, supportaient moins l’angoisse que moi. Pas que j’étais incapable de ressentir la peur ; au contraire, en fait : j’aimais la peur, la solitude inquiète dans les maisons cambriolées. Quand je sentais mon pouls accélérer, quand la sueur coulait dans mes cheveux, quand mes mains tremblaient doucement, quand mes jambes semblaient près de casser entre les tendons douloureux, pleins de tension nerveuse, quand mes tempes en nage battaient à presque m’empêcher d’entendre les craquements de la maison endormie, c’est ça, quand mon corps se rappelait si brutalement à moi, je sentais une vague d’énergie, douloureuse et bonne à la fois.

    « Ce soir-là, alors que je prends mon élan pour m’appuyer contre le mur et que je saisis une saillie de l’étage, ma poigne ferme agrippe la pierre râpeuse et je me sens plein de vigueur. J’appuie de mes pieds nus sur le parapet, l’inquiétude devient une grande volupté. J’avais repéré la chambre du maître des lieux. Un morceau de moi me disait que je tuerais, cette nuit ; je tuerais un individu odieux dans le silence d’une chambre au luxe indécent. La fenêtre était grande ouverte. J’ai jeté un regard en arrière à mon cousin. Il était accroupi dans l’herbe, il tenait mes sandales à la main ; je l’ai comparé mentalement à un animal guettant une mauvaise surprise.

    « Enfin, j’ai poussé le battant de la fenêtre, sauté sans un bruit sur le sol. Derrière le lit du maître, une grande broderie de soie s’est mise à ondoyer. Le vent semblait me pousser dans le dos. Je me suis approché, avec sous mes pieds la fraîcheur de la pierre. Tout m’apparaissait distinctement dans la pénombre : le grand lit, l’homme assoupi, nu, la table de nuit, le secrétaire de bois noir encombré de papiers. Tout près de lui maintenant, j’ai pu voir le mouvement de sa respiration, m’assurant qu’il dormait bien.

    « J’ai avancé mes mains vers la gorge du maître. J’avais tué toutes sortes d’animaux, avant : des insectes, des animaux velus, cornus, griffus, des animaux pacifiques… Pas d’être humain. Mais celui-ci, je le voyais comme un insecte. D’ailleurs, j’approchais mes mains comme je l’aurais fait si j’avais voulu écraser un insecte volant posé sur un mur, lentement, avec calme. J’étais si proche de lui, et j’allais… Mais c’est bizarre, vous ne m’interrompez pas ? »

    Cromar rectifia sa position dans le petit fauteuil, arrondit ses yeux en une expression d’incrédulité et dit :

    « Boun Dièu, non, je vous écoute. Vous confiez vos délits à Jean Cromar, j’imagine que vous savez ce que vous faites et à qui vous vous adressez… Je ne veux pas vous interrompre, c’est contre mes principes.

    On m’a dit, en effet : ‘‘ Jean Cromar, de La Calamarette, il sait écouter et tenir les secrets… ’’ Des voleurs aussi, je les ai entendus répéter plusieurs fois : ‘‘ L’oreille de Jean Cromar est un coffre sûr. ’’ »

    Alessandro affirma son dos contre le mur et détendit ses jambes sur le matelas.

    « J’allais donc… mettre fin à ses injustices. Mes mains se crispaient à l’avance, tout près de son cou. Mais, en vérité, je ne faisais pas ça non plus au nom de la Justice, c’était plutôt pour trouver de quoi vivre. Je regardais sa main, parcourue de mouvements, comme la patte d’un chat endormi. Combien de coups avait-il donnés avec cette main fine, aux ongles intacts ? Autour de nous, la lumière nocturne dévoilait sur les murs le contour de fresques champêtres ; je devinais des personnages chassant, pêchant, cueillant… Il avait le sommeil troublé. Il fallait que je me décide rapidement.

    « Avec force, j’ai attrapé son cou. Son corps s’est tendu comme une catapulte. Il s’est cogné la tête contre le mur. J’avais accompagné le mouvement – je m’attendais à ce genre de réaction. Du sang coulait de son crâne le long de mes mains. Je n’avais pas pensé qu’il pourrait crier, et d’ailleurs il ne l’a pas fait ; il essayait de lutter. Je sentais au-dessus de moi son regard, il fouillait l’obscurité pour me voir. Que ce fut long… La douleur dans mes mains serrées, crispées, épuisées. Je regardais ses mains à lui s’agiter en désordre, qui me frappaient de biais, sans force, ou du moins je ne ressentais pas ses coups. Il a émis une petite plainte, un appel d’enfant ensommeillé. Et ce fut un soulagement. Je me suis rendu compte que j’étais essoufflé. J’avais presque cessé de respirer pendant tout le moment de l’assassinat.

    « Après, j’ai fait quelques pas vers la fenêtre pour voir mon cousin. Il était dans la même position accroupie, mordillant le cuir de mes sandales. Ce n’était pas un rêve. J’avais tué un homme. Avait-il fait du bruit en se cognant ? Je ne parvenais pas à m’en souvenir. J’ai fouillé. J’ai fait le tour de la chambre, en quête d’or, sous les yeux des êtres peints, emprisonnés dans le glacis des murs. Dans un tiroir du secrétaire, si je me souviens bien, j’avais trouvé une épingle à cheveux toute en or, à motifs floraux, et sertie de saphirs colorés. Je ne sais plus ce qu’elle est devenue… On a certainement fait fondre ça, pour l’or. En quête de monnaie, j’ai décidé de pousser mes recherches plus loin dans la maison.

    « Je suis parvenu dans un couloir, au fond duquel, au travers de carreaux troubles, se percevait une lueur de bougie. Les carreaux avaient une forme d’œil effilé de chaque côté, comme des yeux de chat et je devinais que devait se tenir, derrière, une bibliothèque. Perspicacité des lecteurs, sagesse des penseurs... Mon esprit tétanisé n’avait pas la moindre de ces qualités et je me laissais entraîner vers ce coin de la villa, j’étais incapable de raisonner tandis que mes pas s’enchaînaient l’un après l’autre. Je me figurais qu’en ouvrant les portes de la bibliothèque, je me trouverais au-devant d’une sarabande de fantômes lettrés : des cardinaux, des écrivains lutinant des nymphes. Ou bien… Était-il vraiment mort, avait-il bien franchi la frontière du trépas, l’homme que je venais d’étrangler ? N’allais-je pas le trouver, debout devant un lutrin, un énorme livre ouvert sous son regard scrutateur, une bougie sertie dans sa bouche grande ouverte d’étranglé ? Ce serait ridicule et effrayant à la fois.

    « Voilà donc : j’entrouvris la porte, risquai un regard : je ne vis rien d’autre qu’une salle de lecture où une bougie finissait de brûler. Je suis entré, recroquevillé, à croupetons.

    « Dans la pièce, quelque chose frémit. Ce fut comme si l’air s’était réveillé. Très doux et oppressant à la fois. Cela fit : ‘‘ oh... ’’ Et je vis son visage. Elle ressemblait à une sainte troublée dans sa prière. Sur son front blanc, ses sourcils dessinaient un arc d’effroi, ses mèches bouclées roulaient de son visage jusqu’à ses tempes, comme en un ruisseau des remous autour d’un galet. Ses yeux s’arrondissaient et j’y voyais l’éclat de l’or et la lueur vibrante de l’inquiétude. Elle mit sa main sur sa bouche : ‘‘ oh… ’’, soufflait-elle, en reculant. Sa chemise de nuit s’agitait, ses épaules s’affaissaient ; ses mains m’adressaient des supplications. ‘‘ Oh… ’’, elle répétait, le dos calé contre une immense pendule. ‘‘ Non… Oh… ’’

    « J’ai franchi l’espace qui nous séparait. Je voulais me faire pardonner de lui avoir fait peur ; et je voulais lui dire qu’elle était libre, maintenant, de son mari violent. ‘‘ N’ayez pas peur. ’’ C’est ce que j’ai dit. ‘‘ Non ’’, a-t-elle encore dit. J’ai vu qu’elle s’était griffé le bras avec ses ongles, à cause de la peur. Dans ce moment, ma poitrine me semblait une panse de porc farcie d’effroi et d’amour.

    « Elle a fouillé un meuble et m’a tendu des pièces d’or : des sequins. Je les ai pris. Je crois que j’ai balbutié ‘‘ merci ’’. Elle sanglotait. Je suis retourné sauter par la fenêtre. Mon cousin, fou d’inquiétude, m’a pris par la main sans poser de questions et m’a entraîné loin de la ferme. »

    Alessandro avait atteint ce moment du récit où l’on est tout entier au souvenir, où l’on est quasi seul avec ses fantômes. L’aubergiste était un meuble de la chambre, muet comme le bois.

    « Après, jamais des sequins ne m’ont tant brûlé les poches. Je suis devenu invivable. Je me colletais avec tout le monde, je buvais plus encore que le philosophe, ruinant ce qui me restait de nerfs dans des excès de tremblements blasphématoires. Un soir de beuverie, à Milan, je me suis battu avec mes cousins. Je ne pouvais plus supporter leur vue, leurs conseils, leurs inquiétudes… Ce fut une vraie bonne correction pour moi… visage enflé et bleui de leurs reproches. Et après ça, je les ai laissés, puis je me suis dirigé vers ce lieu qui m’obsédait : la cascina Derna.

    « J’ai guetté un temps. La femme du fermier, je ne l’ai pas vue. Peut-être une ombre derrière une fenêtre, ou ce n’était que le vent agitant un rideau.

    « Un homme avait pris la suite de Derna, vraisemblablement un oncle, si j’en croyais l’âge avancé du nouveau maître. On l’entendait crier, parfois, sur les ouvriers.

    « J’étais hors de moi. Je voulais la revoir. Son image était trop insaisissable et je la confondais avec celle de la sainte au fagot de bois. Celle des images du prêtre. Cela m’a obsédé un temps, puis l’instinct de survie m’a fait repartir pour ne pas risquer de me compromettre.

    « De nouveau en ville, je vivais dans une souffrance continue : il me semblait que rien n’avait d’importance. Je ne prenais plaisir à rien. Certaines gens me semblaient des imbéciles satisfaits, les autres, des plaies exaspérantes. Je ne pouvais entendre ni vantardise ni plainte sans en éprouver la plus grande rage. En vérité, dès que je laissais mes désirs guider ma réflexion, et si j’envisageais les moyens de revoir la femme du fermier, je comprenais que je n’avais aucune place dans ce monde. »

    Le silence se fit, qui parut engloutir les mots d’Alessandro. L’homme regardait ses mains, incrédule. Jean Cromar se racla la gorge :

    « Et pas une personne pour parler de ces choses ? Tu n’as plus revu tes cousins ?, dit-il, consterné.

    Je n’aurais jamais vécu si vieux, monsieur Cromar, si je n’avais pas rencontré quelqu’un pour me tirer de là. Croyez-moi, tout ce que je vous dis n’a rien d’une posture, d’une façon de me rendre intéressant. J’étais dans un état lamentable.

    « Mais alors j’ai revu le prêtre errant de mon enfance. Un jour, je l’ai vu, à Milan, qui demandait l’aumône près d’une fontaine. Je ne suis pas allé à sa rencontre, je ne cherchais pas à savoir s’il me reconnaîtrait.

    « À le regarder, et dans les dispositions d’esprit qui étaient les miennes, je pensais que lui aussi, tout comme moi, n’avait pas sa place dans la société. Les gens ne l’approchaient pas, passaient au large. Il devait sentir mauvais. Et je savais, pour l’avoir écouté dans ma jeunesse, qu’il ne disait pas grand-chose qui aurait pu avoir un intérêt particulier ; ses paroles naïves ne sauraient jamais arrêter la foule dans son commerce quotidien. Il paraissait vraiment le plus déplacé et le plus innocent de tous les êtres. L’homme le moins attirant et le moins dangereux qui fut jamais. Un malade du cerveau, en haillons, au corps débile. Il brandissait ses images de saintes sous le nez des passants et embrassait le carton avec ferveur ; c’était un spectacle odieux.

    « Il faudrait une sainte, je me suis dit, en vérité, pour supporter ce bonhomme. Et ç’a été comme une révélation. La femme du fermier avait le visage d’une sainte. Et je l’imaginais femme très douce, une personne qu’on pouvait apitoyer. Je me suis imaginé que je pourrais me présenter à elle sous la forme du prêtre errant, et l’histoire s’enchaîna d’elle-même, très naturellement. Il ne m’était pas difficile de m’imaginer dans la peau d’un être tout aussi dégradé que moi. Cela se ferait donc. »

    L’aubergiste émit de nouveau un petit son de gorge. Alessandro chercha son regard, mais il ne vit pas le moindre soupçon de jugement critique dans sa personne, juste la même écoute attentive. Il reprit son récit, posant ses yeux dans le vide :

    « Je me suis présenté à la cascina avec des habits de prêtre errant. Là, le vieil oncle m’a reçu avec brusquerie. Sur mon visage, je tentais de fixer la bonne grimace : j’ouvrais des yeux de bébé ébahi. Alors, j’ai dit très fort, pour qu’on m’entende bien : « n’y a-t-il pas ici la moindre personne qui ait du cœur ! » Je sentis qu’il était sur le point de me rosser, mais j’insistais en déblatérant le plus fort possible sur ma santé déclinante et en bénissant les noms des saintes qui protégeaient les faibles.

    « Une fenêtre s’est ouverte au-dessus de moi en claquant et j’ai eu le sentiment que j’allais me prendre quelque chose sur la tête. J’ai levé les yeux. Elle se tenait là-haut, avec un baquet dans les mains. Elle m’a regardé, et je vous jure qu’elle semblait étonnée. Cela passa. Enfin, elle dit à l’homme de me faire entrer.

    « Le séjour fut de courte durée. On me servit un plat roboratif que je goûtai sans entrain, entre l’oncle et celle que je dévorais des yeux. Je la regardais trop. Je ne savais que dire, et j’ai fini par détourner mon regard. Honteux. Avec ça, mon silence et ma gaucherie, elle finit par déclarer devant moi à son oncle qu’ils avaient invité à table un idiot et que décidément, les dévots ne sont bons à rien et forment une compagnie de peu d’agrément. C’étaient ses mots. Elle tournait si bien ses paroles. Je fus bientôt reconduit à la porte et l’on me dit de dormir ailleurs.

    « Dans la grange où je me suis réfugié, j’ai eu tout le temps de considérer que je m’étais trompé sur elle. Je ne sais pas si mon désir en décrut. J’étais trop contrarié pour ne plus chercher à la revoir. »

    Alessandro s’interrompit. Il réfléchit quelques instants. Puis il dit :

    « Veuillez me pardonner, monsieur l’aubergiste, je sens que cela peut devenir ennuyeux. Le reste de l’histoire est très long et je ne sais pas si vous écouterez jusqu’au bout. Je vais donc essayer de résumer : vous aurez compris que je ne me suis pas découragé. J’y suis retourné quelques jours après. On me reçut avec des sarcasmes, mais le séjour fut moins bref, car j’eus malgré moi quelques répliques qui n’étaient pas celles d’un homme de religion.

    « Et je suis revenu ainsi plusieurs fois. Le masque du prêtre errant tombait. La

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