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La soupe à la cocarde
La soupe à la cocarde
La soupe à la cocarde
Livre électronique663 pages10 heures

La soupe à la cocarde

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À propos de ce livre électronique

1789, un petit village près de Paris. Le vent de la révolution plane et bientôt souffle sur la France, provoquant de graves conséquences économiques et politiques. Les révoltes du peuple ouvrier plongent la nation dans une grande instabilité, changeant l’ordre établi et bouleversant la vie du pays tout entier. Une famille, les Monnet, subira comme tant d’autres avec elle, les effets dévastateurs que ce vent de liberté entraînera. Anselme, Noémie et leurs cinq enfants verront leur famille éclater et la mort s’installer autour d’eux. La petite Julie, fille cadette, victime d’un viol, verra sa raison chanceler. Armand, patriote acharné devenu fanatique, mènera une rébellion villageoise qui l’obligera à s’enfuir sur Paris. Le benjamin, Félicien, dans la fougue et l’inconscience de son jeune âge, se laissera embrigader par ce dernier. Antoine et Louise, les deux aînés de la fratrie, s’efforceront d’être les piliers de ce foyer éclaté et d’en préserver l’unité. Au milieu de la fureur et du bruit, de la guerre et des larmes, la famille Monnet poursuivra son destin, avec ses naissances et ses morts, ses malheurs et ses bonheurs. Mais leur vie à tous changera à jamais…. Dans un climat politique comparable à ce chaos familial, un certain Napoléon Bonaparte fera son chemin jusqu’au point culminant de son ascension, et deviendra l’Empereur des Français.
LangueFrançais
Date de sortie2 oct. 2015
ISBN9782312038391
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    Aperçu du livre

    La soupe à la cocarde - Sylvie Carenas

    cover.jpg

    La soupe à la cocarde

    Sylvie Carenas

    La soupe à la cocarde

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03839-1

    « Je veux que le fils d’un cultivateur puisse se dire :

    Je serai un jour cardinal, maréchal de France ou ministre… »

    Napoléon Bonaparte (1805)

    « La haute politique n’est que le bon sens appliqué aux grandes choses. »

    Napoléon Bonaparte (1806)

    Chapitre I

    Un bruit de casseroles entrechoquées réveilla Antoine, mais il se refusait encore à ouvrir les yeux et à bouger. La chaleur que diffusaient les corps endormis de ses deux petits frères, allongés près de lui, le laissait dans un état de demi-somnolence. Les paupières toujours closes, il écoutait les bruits familiers que faisait la Mère en réchauffant la soupe.

    L’obscurité emplissait encore l’unique pièce où la famille Monnet s’entassait, du Père Anselme et de sa femme, Noémie, jusqu’aux enfants –  trois fils et deux filles – . Tout le monde dormait là, dans une masure délabrée et décrépie, au toit troué recouvert de planches et de paille. Une paillasse pour les trois garçons, sur laquelle on jetait leurs longs manteaux de laine grise en guise de couverture. Un matelas douteux chapardé dans une cour voisine servait de couche aux parents, protégés par un vieux drap râpé. Les deux sœurs dormaient sur un lit de paille, et se couvraient avec le seul duvet miteux de la maison. Il était vieux et reprisé grossièrement, mais il tenait chaud aux corps des jeunes fillettes.

    Partout où ses yeux se posaient, Antoine voyait la misère et la crasse s’installer dans ce qui leur servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Lors des grandes chaleurs, une odeur fétide et parfois insoutenable s’y dégageait, venant de la tuyauterie engorgée  du siège d’aisance. Anselme et Antoine avaient beau la déboucher, son étroitesse la faisait s’obstruer régulièrement. A la fin, le Père y avait renoncé et les exhalaisons puantes se répandaient, tenaces, dans toute la maisonnée.

    Antoine tourna la tête, gêné par le bras de son frère Armand. Le plus jeune, Félicien, avait sa jambe en travers de la paillasse et remua en grommelant quand Antoine le repoussa. A contre cœur, le jeune homme quitta la chaleur de sa couche misérable et enfila un vieux tricot. La mère surprit son geste et hocha la tête.

    – T’as senti l’odeur de la soupe, hein ! ?

    – Hum !... fit Antoine. Le Père n’est pas levé ? Il est l’heure !

    – Eh bien ! Lève le donc. Le pauvre est bien fatigué, je l’ai laissé dormir plus longtemps. Mais il est l’heure, oui…

    Antoine sourit et se tourna vers le matelas, près du poêle qui dégageait une mince chaleur. Il réprima un bâillement et secoua doucement Anselme. Le vieux ouvrit des yeux las et cernés.

    – Déjà l’heure ? Fichtre ! La nuit est bien courte, et je resterais pourtant encore bien un peu….

    – Il est l’heure, Père, il faut se lever.

    En jurant, Anselme repoussa le drap maculé de taches et s’assit à demi.

    – La soupe est prête ?

    – Oui, dit la Mère. J’y ai rajouté les quignons de pain qui restaient.

    Puis, inquiète :

    – Il n’y a plus de pain, plus de viande, et bientôt plus de soupe non plus quand nous aurons tous mangé. Il faut aller chez le boulanger, qu’il nous cède au moins une miche.

    –  On  lui doit déjà deux pains, murmura Antoine.

    – Tant pis, cria Noémie ; soudain, elle s’enflamma. Tant pis, faudra bien qu’il nous aide. Y peut quand même pas nous laisser comme ça. Les deux petites n’ont déjà presque rien avalé hier soir. Si elles ne mangent pas, elles ne pourront plus travailler, et c’est deux payes qu’on perdra.

    Puis, en remuant sauvagement une soupe claire garnie de petits morceaux de pain bis, elle reprit :

    – Faudra bien qu’il nous aide….

    Le Père ne dit rien et sortit deux bols ébréchés. La Mère, sentant la rage la gagner, se mit à vociférer.

    – Ah ! C’est pas comme ces cochons de Bourgeois, eux ils mangent à leur faim, ils font ripailles et bombances ! La femme Charlet, qui travaille en ménage chez les Niverdier, m’a raconté pas plus tard qu’hier, qu’ils avaient dîné avec le Curé. Faisans rôtis et truites à la crème. Pardon Monsieur ! Et du bon vin, Le Père, et de la bière, c’est y pas honteux ! Pendant qu’on crève de faim, ces cochons s’engraissent et s’enivrent de bonnes choses !

    Le Père hocha la tête. Quand sa femme haranguait les Bourgeois, mieux valait ne rien dire.

    – Faudra que ça pète, répétait Noémie, rouge de colère. Antoine maugréait, lui aussi. Les Bourgeois ! Le Clergé ! Des sangsues buvant la moelle du petit peuple ; et leur prenant tout, argent, nourriture et fierté.

    La vieille horloge sonna poussivement quatre heures. Affairée, soudain, versant leur maigre pitance dans les bols, la Mère continuait pourtant à rabâcher contre ces maudits aristocrates et ce Clergé qui vivaient largement sur le dos des pauvres gens. Anselme écoutait, en buvant par petites lampées une soupe sans goût, faute de légumes suffisants. Mais au moins, elle tenait chaud au corps.

    – Réveille donc les petits, va, c’est l’heure pour eux aussi, dit– il à son fils.

    Le jeune homme se leva et secoua – cette fois sans y prendre de formes–  ses deux frères. Armand, réveillé par surprise, lâcha une bordée d’insultes et mit un grand coup de pied à Félicien.

    – Debout, sacré fainéant ! T’as dormi sur moi toute la nuit. J’en ai des crampes partout…

    – Pas vrai, pas vrai ; gémit le plus petit.

    Antoine sourit. Tous les matins, ces deux-là s’invectivaient, mais sitôt séparés, ils étaient malheureux. Il se détourna d'eux en passant au-dessus du matelas des parents ; appela Louise et Julie. Louise avait un teint cireux et fatigué. Elle gémit dans son sommeil, et Antoine lui caressa doucement le visage. La bouche esquissa une moue enfantine et elle ouvrit des yeux encore lourds de sommeil. Reconnaissant son frère aîné, elle sourit et hocha la tête.

    – Je me lève tout de suite, Antoine.

    – Réveille Julie…

    Et le jeune homme regagna la vieille table branlante pour finir son bol de soupe.

    – Dépêchez-vous, vous deux ! Cria la Mère. Il est déjà quatre heures passé ! Faudrait pas arriver en retard, sinon la Capron va encore faire des histoires et vous retenir cinq sous chacune. Allons, Julie, lève-toi ma fille. C’est y pas malheureux, hein, le Père, toujours à lambiner celle-là !

    – Laisse-la donc ! Elle est fatiguée, la gamine. Pas une vie pour elle…

    – Pas une vie pour elle ! Pas une vie pour elle ! Et nous autres ? Elle est belle, peut-être, notre vie à nous autres !

    Anselme haussa les épaules et mit son vieux bonnet sur sa tête.

    – T’est prêt, Antoine ?

    – Oui, j’arrive, j’enfile mon paletot. Fait pas chaud, dehors.

    Le Père acquiesça et après un signe au reste de la famille, ils sortirent. La nuit était encore épaisse et piquante. Il avait gelé, la terre craquait sous leurs pas. Les deux hommes marchaient en silence, déjà épuisés avant leur journée de labeur.

    Anselme était ouvrier agricole chez un Bourgeois, monsieur Palendon, qui avait racheté ses titres de noblesse quelques années auparavant. Il travaillait sur ses terres, et faisait même parfois office de bûcheron quand son maître avait besoin de main-d’œuvre pour défricher de nouveaux terrains. Toute la journée, à partir de cinq heures le matin, jusque huit heures le soir, il piochait, semait, récoltait, hersait, fauchait. Anselme n’avait que quarante -cinq ans, et en paraissait plus de soixante. Son dos voûté, ses jambes lourdes et ses rhumatismes se réveillant par ce temps glacial, il ressemblait à un vieillard usé par le temps. Ses cheveux blanchissaient déjà, ses épaules s’affaissaient. Depuis l’âge de dix ans, Anselme travaillait ainsi dans les fermes et les bois, inlassablement. Dieu sait s’il en avait taillé des haies, abattu des arbres, fauché de l’herbe. Planter les légumes, les fleurs et les plantes potagères n’avaient plus de secret pour lui. Quand on avait besoin d’un conseil pour améliorer les cultures ou rendre la terre plus fertile, on consultait Anselme Monnet. Pour une misère, juste de quoi ne pas mourir de faim, avec la Mère et ses cinq enfants, il trimait dur et avec pour seul repos le jour du Seigneur. Mais il ne se plaignait pas, toujours poli et respectueux envers tout le monde, patrons ou paysans. Il y avait pis que lui dans ce bas monde, songeait-il. Certains n’avaient même pas un toit au-dessus de leur tête ! Eux n’avaient qu’une minable baraque, mais elle les protégeait du froid et de l’hiver.

    Anselme aurait voulu plus pour Noémie, mais c’était une femme et une mère admirable, elle ne lui reprochait jamais leur pauvreté. Anselme ne rechignait pas à l’ouvrage, et ne buvait pas sa paie, comme certains ouvriers ou chômeurs. Noémie, elle, avait assez à faire avec les travaux domestiques et leur petite tribu. Après Julie, elle avait fait deux fausses couches, et sa santé s’en était ressentie. Les privations qu’elle avait endurées, le manque d’argent pour consulter de bons médecins quand elle avait contracté cette méchante grippe, au début de l’hiver dernier, avaient empiré son état déjà faible. Elle avait perdu ses deux bébés, l’un derrière l’autre. Cela l’avait aigrie davantage.

    A présent, la Mère atteignait ses quarante- deux ans, et on lui en donnait dix ou quinze de plus. Mais jamais elle n’accusait Anselme de la vie qu’elle menait, elle respectait et aimait cet homme fidèle qui lui donnait tout ce qu’il gagnait péniblement. Dans le cerveau borné de Noémie, seuls les Nobles et le Clergé étaient responsables de leur misérable état. Les curés, disait-elle, se contentaient juste de leur dire de prier quand ils mouraient tous de faim. La prière, c’était bien noble, mais ça ne remplissait pas le ventre affamé de toute une famille. Et à partir de là, la Mère accusait les Nobles, les Bourgeois et l’ensemble du Clergé. Les discussions stériles qu’elle entamait n’attendaient pas de réponses, elle se contentait de laisser couler le flot de son amertume. Dans ces moments, Anselme attendait qu’elle se calme, en hochant la tête et en finissant sa soupe rituelle. Quand elle s’était soulagée le cœur, elle souriait au Père et lui disait de se resservir, de reprendre un quignon de pain ou une poignée de noisettes qu’Anselme ramenait de chez Palendon.

    – Faudra que ça pète, répétait-elle inlassablement. C’était sa phrase finale aux dénigrements qu’elle ressassait sur ces « cochons de Bourgeois », comme elle les qualifiait.

    La route s’arrêtait là, pour le Père. Antoine, lui, avait encore un kilomètre avant d’arriver chez le cordonnier où il travaillait. C’était une petite boutique au centre de la ville, qui ne payait pas de mine, mais qui marchait assez bien. Son patron, monsieur Faulet, était un vieux bonhomme rabougri, à moitié sourd et aveugle. Il avait pris Antoine pour l’aider, quand brusquement sa vue avait baissé au point de ne plus pouvoir faire son travail correctement. Il faisait confiance au jeune Monnet et celui-ci éprouvait une sympathie mêlée de respect pour cet homme qui l’avait sorti des travaux des champs. Faulet lui avait tout appris, du ressemelage à la vente des chaussures. Ils n’étaient pas bien riches, mais Antoine espérait bien avoir un jour une boutique lui appartenant ; Faulet lui avait promis de l’aider, mais le Père faisait la moue quand son fils lui en parlait. C’est vrai que les cordonniers ne se faisaient pas un pont d’or, à peine trente sous par jour. Et il fallait travailler dur, il fallait vendre, aussi, pour arriver à ce tarif. Pour l’instant, cela aidait tout de même la Mère. Mais combien de cordonnier étaient quasiment indigents, combien étaient aidés par les secours à domicile ! On en voyait acheter au jour le jour la chandelle qui servait à éclairer leurs ouvriers. Faulet lui-même avait connu des périodes de vaches maigres, mais il aimait son métier, et n’avait jamais renoncé. Il avait d’ailleurs communiqué son amour du travail à Antoine, qui était un bon ouvrier.

    Antoine pensa à ses frères et sœurs, qui eux aussi, trimaient tout au long du jour. Armand et Félicien travaillaient dans une manufacture, malgré leurs jeunes âges. Louise était blanchisseuse et couturière pour madame Carpon, et Julie y était servante et fille de ménage. Antoine sentit son sang bouillir en évoquant cette femme méchante et tyrannique. « La nouvelle riche », l’appelait-on. Elle tentait d’oublier qu’elle venait d’un milieu ouvrier, et que seul un mariage avec le Sieur Carpon l’avait sortie de la pauvreté. Le père de Marie Carpon l’avait pratiquement vendue à ce vieillard de vingt ans son aîné, afin que Carpon éponge ses dettes de bistrots et de ménage. Marie était jeune et jolie, son père se servit allègrement de sa beauté et de son obéissance pour l’échanger contre la promesse de Carpon d’effacer toutes ses factures impayées. François Maillard souscrivit donc sans l’ombre d’une hésitation aux demandes du Bourgeois et Marie devint donc la maîtresse de la belle et grande demeure. Elle entendait bien s’acquitter de son rôle sérieusement, justement parce qu’elle n’était pas née noble, et qu’elle ne voulait pas faire honte à son époux. Elle menait ses domestiques à la baguette,  car il fallait qu’elle soit aussi bonne maîtresse de maison – sinon plus–  que ces femmes de la haute société qu’elle fréquentait. Pour oublier ses origines, elle était sévère et méprisante envers ses « sujets ». La petite Julie, âgée de treize ans, détestait Marie Carpon et se montrait souvent insolente avec elle. S’il n’y avait eu Louise, qui allait sur ses seize ans, pour la sermonner et la surveiller, sûre que la Châtelaine l’aurait déjà renvoyée. A chaque fois, Louise intercédait pour sa jeune sœur, prenant sur elle les criailleries et les accusations de leur patronne à propos du caractère trop arrogant de Julie. Comme les deux filles étaient sous-payées et honteusement exploitées, Marie Carpon faisait mine d’une grande magnanimité à leur égard, et continuait à les employer. Mais régulièrement, l’esprit frondeur de Julie amenait d’autres diatribes cinglantes de leur maîtresse. Oui, pensa Antoine en souriant, la plus jeune de leur sœur était vraiment un cheval ruant dans les brancards ! Et teigneuse avec ça ! Seule, Louise parvenait à la calmer et la maîtriser. Même les parents arrivaient rarement à endiguer ce fleuve de révolte qui grondait en elle. Mais Julie aimait et respectait Louise, elle était donc plus encline à l’écouter ou lui obéir quand son aînée lui faisait la morale.

    Antoine, arrivé en ville, tout à ses réflexions, ne remarqua tout d’abord pas l’agitation qui y régnait. Puis, il entendit crier son nom et vit qu’un groupe d’hommes, rassemblé autour d’un individu grimpé sur un vieux  seau servant à puiser l’eau, faisait de grands signes et parlait haut et fort. Antoine s’approcha et salua quelques camarades.

    – Que se passe-t-il ?

    – C’est Lartois, répliqua un jeune gars, il dit que le peuple va se soulever et monter à Versailles, pour parler au Roi. Il dit qu’on sera les maîtres et qu’on prendra le pouvoir. Il dit…..

    – Bêtises que tout cela, cria un autre. Hein ! Monnet ! Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

    Antoine remua la tête, leva les mains en signe d’ignorance.

    – J’ai entendu dire que le peuple de Paris gronde. Ici, on est plus asservi, et on fait encore confiance à Louis. Mais viendra un jour où les petits ouvriers se révolteront, c’est sûr…

    – Ouais ! Avec les taxes par ici, les taxes par-là, et les loyers qui ne font qu’augmenter, que veux-tu qu’on fasse d’autre ?

    – Révolution ! cria un homme dans la foule. Qu’on aille chez Louis et qu’on pende haut et court tous ces sales Bourgeois, les affameurs du peuple !

    Le murmure chuchoté un instant plus tôt, se transformait en clameur. Les hommes criaient leur faim, leur manque d’argent et leur dégoût pour leurs persécuteurs. Les femmes sortaient des maisons, et excitaient leur colère. Privées de tout pouvoir social et politique, elles profitaient de telles aubaines pour se faire entendre.

    – Camarades, hurla Lartois en levant les bras. Ecoutez-moi ! Bientôt viendra le temps de la justice. Finie la taille, cet impôt qui vous enlève votre pain de la bouche. Finie la dîme pour ces curés, ces évêques et toute leur bande de rapaces du Clergé ! A vous le pouvoir, l’argent justement gagné par votre journée de labeur, à vous les écoles pour vos enfants. L’injustice et les privilèges vont tomber, comme tomberont les têtes de tous ces aristocrates quand soufflera le vent de la Révolution !

    Les hommes applaudissaient, s’échauffaient, les femmes criaient « A mort les aristos » et poussaient leurs maris ou leurs frères à la révolte. Des jeunes mioches hurlaient en chœur des chansons païennes, riaient en se tenant les côtes. Au milieu des saletés, des ordures amoncelées sur les pavés, au milieu de la ville, les déshérités, les pauvres et les indigents, les voilà tous hurlant et criant leur haine, leur fatigue de se battre pour survivre. Hommes et femmes mélangés, les uns vêtus de culottes rapiécées ou de collants usés jusqu’à la trame, les autres de robes déchirées, sales,  reprisées des dizaines de fois.

    – Du pain !

    – Des sous !

    – Nous aussi, nous voulons de la viande !

    Ils montraient le poing, un poing souvent décharné et aux mains usées par le travail.

    – Rassemblez-vous camarades, scandait Lartois. Et que votre voix et votre force ne fassent plus qu’un ! Ralliez-vous à moi et défendez vos droits !

    Au milieu de tout ce vacarme, Antoine écoutait, curieux et étonné. Il savait que certains hommes amenaient le peuple à se libérer du joug des Bourgeois, mais il n’avait encore jamais participé à une telle réunion en plein ville. Manifestement, la situation se dégradait, mais on ne pouvait en blâmer l’ouvrier se dit le jeune homme. Antoine, du haut de ses vingt- deux ans, ne s’était jamais vraiment intéressé à la politique. Mais depuis quelques mois, il avait été obligé de s’apercevoir que partout les hommes réclamaient justice. Les droits féodaux des Seigneurs, les impôts qu’on les obligeait à verser, la servitude des esclaves, commençaient à peser. Les gens s’entassaient les uns sur les autres, faute d’argent pour payer un loyer. Des familles, parfois trois ou quatre, vivaient sous le même toit. Il arrivait souvent qu’on trouvât vingt personnes et plus dans une seule pièce dont l’hygiène et le confort faisait cruellement défaut. Dormant à même le sol, sur la terre, là où ils le pouvaient, certains ne restaient pas plus de deux ou trois jours dans une maison. Invariablement, on venait les y déloger, les expulser, car leur loyer n’était jamais payé. On manquait à ce point d’argent, que les femmes pratiquaient la prostitution afin d’avoir de quoi manger. Les blanchisseuses ou couturières, ouvrières de linge ou indigentes, étaient traquées sans cesse par la politique répressive intense de la police qui procédait à des rafles régulières. Ces « raccrocheuses de rues » étaient conduites directement et collectivement devant le lieutenant de police ; sans même avoir eu droit à un avocat, ni à une juridiction traditionnelle. Des femmes par centaines étaient déportées, exilées ou jetées en prison. Amenées dans une charrette au lieu de leur châtiment, elles n’avaient aucun moyen de défense, car les enquêtes de police reposaient uniquement sur des témoignages publics ; ce qui laissait portes ouvertes aux rumeurs et aux délations de toutes sortes.

    Contrairement à elles, les courtisanes et les filles galantes, qui œuvraient dans les petites maisons, subissaient une mesure de police de surveillance plus que de punition. On cherchait juste à savoir l’emploi du temps et les amours de tel marquis ou de tel magistrat. Même les curés libertins étaient pris dans leurs filets : on voulait apprendre leurs liaisons de débauche, mais aussi montrer le Clergé du doigt et lui faire honte. La police se servait impitoyablement de ces prostituées comme espionnes du corps social ; ce qui faisait dire à certaines personnes que cette police elle-même se montrait plus horriblement corrompue que la plus vile des prostituées.

    Les bandes de voleurs, soldats déserteurs ou les plus fameux filous étaient eux aussi traqués inlassablement. Il y avait des exécutions en masse ou des envois aux galères ; et quand le chef de bande tombait dans les mailles de la police, sa concubine devenait la compagne du nouveau chef, pour que ne se rompît pas la chaîne de la bande, pour assurer sa continuité et sa stabilité. Le peuple, oppressé et grouillant d’indigents, de chômeurs ou de travailleurs sous-payés,  n’avait parfois que ces moyens pour survivre. Plus la police s’étendait, plus la prostitution encombrait la ville et les rues. La sexualité hors la loi était donc pratique courante et était assimilée à la survie du petit peule.

    Antoine savait tout cela, et se disait que lorsqu’un homme ou une femme a faim, il était capable de faire taire sa conscience pour soulager son ventre criant famine. La misère conduisait à bien des actes répréhensibles, mais était-ce justice de travailler jusqu’à l’épuisement et de mourir quasiment de faim ?

    Antoine, au milieu des cris,  des visages rougis par l’excitation, des poings brandis des hommes et des insultes des femmes, sentit son sang s’échauffer et sa propres révolte grandir.

    – Oui, camarades, Révolution ! A bas les Bourgeois ! cria-t-il, émoustillé par la colère de la rue.

    Le Roi Louis XVI, qui n’avait jamais eu la passion du pouvoir, assistait, impuissant, au déclenchement d’une révolution qu’il ne comprenait pas. Il se croyait un bon monarque, aimait son peuple, tant que celui-ci reconnaissait son pouvoir absolu. A l’âge de ses sept ans, la mort de son frère Bourgogne le propulsa au rang d’héritier de la couronne royale. Ignoré par ses parents, qui manifestèrent bruyamment leur douleur au décès de leur fils aîné, le petit dauphin était hanté par des cauchemars sans fin. Bourgogne, à l’époque de sa maladie, sans doute pour se prouver à lui-même qu’il existait encore, malgré les affres d’une santé déclinante, avait pris son jeune frère Berry comme souffre-douleur. Le futur Louis XVI, âme sensible et docile, se laissait écraser par son aîné qui entreprenait personnellement l’éducation de son cadet. Traité comme un de ses simples sujets, isolé au sein de son univers enfantin, Berry finit par tomber malade quelques jours avant les Pâques 1761, et n’assista pas aux derniers moments de Bourgogne qui expira dans la nuit pascale.

    Rarement on vit une famille aussi abattue et aussi sincère dans la douleur, à une époque où la mort enfantine était si fréquente. On installa aussitôt le petit Berry dans les appartements de son frère Bourgogne décédé. Si le fils aîné avait toutes les qualités requises pour un futur souverain, Berry faisait piètre figure à côté de lui. Ses parents ne se consolaient pas de la disparition de leur fils aîné et semblaient en vouloir à Berry d’usurper sa place. Le futur souverain se réfugia alors dans l’étude, passant des heures dans son cabinet à s’initier aux subtilités du droit français qui le captivèrent très rapidement. Bourgogne mort, le dauphin son père, entendit faire lui-même l’éducation de celui qui serait appelé à régner un jour sur la France et à remplacer le roi Louis XV. Le choix de Louis-Ferdinand et Marie-Josèphe, parents de Berry, se porta sur un gouverneur, le comte de La Vauguyon. Celui-ci, en accord avec Louis XV et le dauphin Louis-Ferdinand, offrit au prince-enfant un « recueil abrégé des vertus de Monseigneur le Duc de Bourgogne », véritable hagiographie du défunt qui l’auréolait de toutes les vertus morales et souveraines, exaltaient sa piété, la pureté de son âme, ses dons pour les sciences, ses connaissances variées, la fierté de sa race et son respect pour le Roi. Mal aimé, Berry dut ainsi sentir le reproche insidieux d’avoir pris la place de cet incomparable frère, ce saint-martyr de la monarchie. La Vauguyon reprit donc l’éducation du jeune prince tout en ayant installé définitivement le fantôme de Bourgogne dans la vie du futur souverain. Le couple princier se montrait très exigeant à son égard, sanctionnant la moindre incartade. Le Roi Louis XVI, seul, intercédait quelquefois auprès de son fils le dauphin pour que l’on ne punît pas son petit-fils. Mais Louis-Ferdinand se montrait inflexible, humiliant même parfois publiquement Berry, pour le bien de son éducation royale.

    En décembre 1765, Louis-Ferdinand agonisait. Ayant recommandé ses fils au gouverneur, et par-dessus toutes choses  « la crainte de Dieu et l’amour de la religion », il s’éteignit parmi l’accablement de sa famille et surtout celui du Roi Louis XV et de sa femme, littéralement foudroyée de douleur. Dans son désespoir insensé, la princesse Marie-Josèphe ne chercha aucune consolation auprès de ses enfants, et surtout pas auprès de Berry qui désormais prit la place de son père. Sans encouragement, sans amour, Berry continua ses études sous la férule de La Vauguyon. Le 13 mars 1867, la dauphine s’éteignit à son tour à huit heures du soir. Sa mort ébranla profondément Berry, tellement bouleversé qu’il en tomba malade. La Vauguyon, désormais seul maître de son éducation, jaloux de son influence, se proposa de consacrer Berry à la mémoire de son prince défunt de père, et se satisfit vite de son élève, docile à souhait. Mais Berry, terrorisé et angoissé à l’idée de régner un jour, posait un problème majeur à son gouverneur. Le comte affirma au futur souverain que tout consisterait à examiner ce qui est juste et faire tout le bien qui pourrait contribuer à la tranquillité et au bonheur de la nation. Le prince se rasséréna un peu sur ces propos.

    Berry atteignait ses seize ans et rêvait d’assurer le bonheur de ses sujets, malgré un faible caractère et soumis à une morale castratrice. Lui-même était pourtant bien incapable de définir ce bonheur… Sans cesse repoussé, toujours tenu à l’écart, le dauphin n’avait jamais pu exprimer le moindre sentiment d’affection à qui que ce soit lorsqu’on décida de le marier à Marie-Antoinette, une archiduchesse autrichienne. Le futur Louis XVI apparaissait alors comme un adolescent malingre, efflanqué et timide autant que méfiant. Affichant toujours l’air le plus sombre et le plus malheureux du monde, il parlait peu de sa voix haut perchée et nasillarde qui impressionnait désagréablement. La Cour était véritablement pour lui le lieu de tous les supplices.

    Le mariage fut célébré sur un rythme épuisant par des fêtes grandioses données en l’honneur des dauphins. Resté sous l’emprise de La Vauguyon qui lui a dépeint le mariage autrichien sous les plus sombres aspects, Berry parut peu empressé auprès de sa toute jeune femme, et ne lui donna aucun geste de tendresse, la fuyant presque, car elle l’intimidait. Une année après leur noce, le mariage n’avait toujours pas été consommé et Marie-Antoinette passait du rire aux larmes, harcelant son époux, qui, pour sublimer ses frustrations, s’abîmait sans cesse dans des chasses haletantes. Louis XV, inquiet et perplexe, confia le dauphin aux soins du premier médecin de la dauphine, qui examina scrupuleusement chacun d’eux en particulier et ne décela que de la maladresse et de l’ignorance de la part de Berry. La mort de La Vauguyon, éminence grise du petit-fils du Roi, laissa planer un espoir de succès. Ce ne fut qu’en août 1773, après trois années de mariage, que le futur Louis XVI présenta au roi son grand-père la dauphine comme « étant enfin sa femme ».

    Le 10 mai 1774, le Roi Louis XV expira et Berry devint le nouveau souverain Louis XVI, sur lequel reposait le destin de toute une nation. Austère mais généreux, le nouveau Roi se mit au travail dès le lendemain et fit convoquer le lieutenant de police afin que les bonnes mœurs soient respectées et que l’on fit baisser le prix du pain. Mais le jeune monarque était l’homme le plus embarrassé du royaume, car il ne connaissait rien aux affaires de l’Etat. Ne lui restait que les principes de La Vauguyon et l’image de son père qu’on lui avait érigée en modèle de roi juste et vertueux, ainsi que ses souvenirs d’études. Louis XVI se décida à nommer de nouveaux ministres, et engagea le comte de Maurepas comme conseiller personnel. Celui-ci, imbu de son pouvoir, fera croire longtemps au Roi qu’il est seul juge dans son pouvoir absolu, mais tirera les ficelles et complotera sans cesse, jaloux de son autorité. Au plus fort des crises financières et sociales, le mentor de Louis XVI fera renvoyer Turgot, entraînant la disgrâce du ministre par ses propos virulents. Necker suivit d’ailleurs le même chemin, et le Roi donnait foi aveuglément aux conseils de ce vieux courtisan.

    Quant à Marie-Antoinette, elle restait déçue et n’était pas parvenue à aimer ce Roi imposé par la raison d’Etat. Ses sens non apaisés, victime elle-même de son cœur vide, elle réclamait l’amour à tout prix. Elle ne supportait pas le fastidieux rituel monarchique et la froideur de son époux, qui pourtant, faisait souvent lit commun avec elle ; la laissait pantelante et assoiffée d’amour. Elle était irritée par la soumission craintive que Louis lui témoignait d’ailleurs publiquement. Elle aurait voulu trouver un maître et être désirée par un souverain glorieux, elle ne devait se contenter que d’un homme timide, effacé et maladroit devant elle. Elle n’avait pour lui qu’une moindre attention d’une épouse envers son mari, leurs incompatibilités de goûts, leur désaffection manifeste frappaient vivement les gens de la Cour. Jamais les souverains ne participaient ensemble aux mêmes plaisirs, aux mêmes amusements. Dépensière aux jeux, extravagante dans ses achats, la Reine se laissait aller sans vergogne aux dépenses les plus folles, et le Roi, apparemment indifférent, la laissait libre d’organiser ses fêtes et les payait sans sourciller.

    Enfin, le miracle se produisit et la Reine annonça une espérance de grossesse en avril 1778. Louis XVI, au comble de la joie, apprenait l’heureuse nouvelle et exultait. Il avait enfin accompli « la grande œuvre » et nageait dans un bonheur tout neuf, malgré la guerre contre l’Angleterre qui l’occupait avec le cabinet. Necker avait remplacé Turgot, il poursuivait une intense activité réformatrice au sein du gouvernement, que le Roi et les ministres soutenaient. La grossesse de Marie-Antoinette se passait, et elle menait une vie plus rangée qu’à l’accoutumée, témoignait à son époux de petites attentions dont elle avait été jusqu’ici si avare. Louis semblait plus sûr de lui, s’épanouissait et le ménage royal offrait presque l’image d’un couple heureux.  Le Roi espérait un dauphin, Marie-Antoinette lui donna une fille. Le Roi était dans l’ivresse, Paris aussi. On relâcha des prisonniers, on gratifia d’une dot une centaine de jeunes filles, on illumina la ville, on distribua du pain, du vin, de la viande pour célébrer la naissance royale. Louis XVI fut acclamé, on lui prépara une magnifique réception pour fêter le joyeux évènement. On appela la dauphine Marie-Thérèse, et la Reine adopta alors une conduite un peu plus raisonnable. Pendant ce temps, Louis prenait de l’embonpoint, en même temps que des réformes qui soulevaient un tollé général dans le monde de la finance, et surtout à la Cour. Maurepas, sentant la vie lui échapper, était le premier à critiquer la politique de Necker, et tenait chaque jour à vérifier le pouvoir qu’il exerçait encore sur le gouvernement, en particulier le Roi. Il acceptait aussi mal Necker, considéré comme un rival en politique, qu’il avait jadis accepté Turgot. Une insidieuse hostilité naquit entre le mentor et le ministre des finances, mais Necker tint bon grâce à l’appui royal. En 1781, un scandale éclata au sein des bourgeois et du parlement, et des dizaines de pamphlets accusaient Necker de charlatanisme et de malhonnêteté. Maurepas exultait. Necker jugea bon de frapper un grand coup, en publiant un texte, autorisé par le Roi, qui fit l’effet d’une bombe. Il révélait les secrets des finances françaises, véritable révolution dans les mœurs politiques. Le public qui ignorait tout de l’usage de l’argent des impôts et du montant des libéralités royales, fut donc mis au courant et Necker arracha le voile sur tous ces mystères. L’ouvrage se répandit dans tout le royaume, avec la rapidité d’un éclair. Necker y expliquait clairement les rouages de l’administration fiscale, l’emploi de l’argent perçu, et ne dissimulait pas les largesses parfois scandaleuses auxquelles se livraient le Roi et ses proches. Le ministre rappela ses efforts pour mettre un frein aux abus, il exposa ses projets, et fit des prévisions sur les recettes et les excédents du budget royal. Sa brochure remporta un colossal succès auprès des Français et sa popularité atteignit son apogée. Mais bientôt, une cabale s’organisa contre lui, avec à sa tête le comte de Maurepas, son ennemi furieux et jaloux. Quand Necker proposa de réduire le rôle des parlementaires, ce fut un véritable émoi et le Roi reçut des remontrances pour supprimer l’abominable mémoire. Un déluge de propos haineux s’abattit sur le ministre des finances, atterré. Le Roi commença à éviter Necker, puis pensa à le renvoyer. Le ministre donna sa démission lui-même, sentant sa chute arriver. Le Roi l’accepta et choisit son successeur, Joly de Fleury, qui n’avait d’ailleurs aucun plan à lui présenter. L’opinion l’accueillit froidement, la confiance était ébranlée et la Bourse était au plus bas.

    Le 22 octobre 1781, la reine Marie Antoinette donna naissance à un fils, faisant pleurer Louis XVI de bonheur. La joie éclata partout dans Paris à l’annonce de la venue du petit dauphin, et les fêtes fusèrent de toute part. Le Roi oubliait ses soucis, les problèmes financiers, la guerre d’Amérique et la maladie subite de Maurepas. Il avait accompli un devoir sacré : il avait donné un héritier au royaume…

    Le 21 novembre 1781, à onze heures du soir, le Roi, couché, apprit la nouvelle de la mort de Maurepas, et s’en attrista fort. Il perdait un père spirituel qu’il avait filialement aimé et choisi lui-même. Le Roi préféra gouverner seul, avec l’appui de la Reine que cet avis arrangeait personnellement fort bien. Le Roi songeait à mettre fin à la guerre britannique, car Français et Américains ne parvenaient pas à écraser cette puissance. La guerre avait coûté cent cinquante millions de francs et on aspirait enfin à la paix. Louis XVI, indécis encore une fois, hésitait à ordonner le départ des renforts, et demanda l’avis des alliés d’Espagne. A leur avis favorable, le Roi laissa partir les renforts prévus. Le 19 novembre, la victoire tant espérée parvint enfin à Versailles et ce succès, quelques jours après la naissance d’un dauphin, déchaîna l’enthousiasme des Français. Vergennes, le ministre des Affaires Etrangères, convainquit cependant le Roi de poursuivre sa lutte contre l’Angleterre, voulant se montrer intraitable quant au règlement pour le droit de pêche au large de Terre-Neuve, et le recouvrement de la France de ce qu’elle possédait aux Indes avant 1763. Il voulait aussi que soit reconnue l’indépendance pour les treize colonies américaines révoltées contre l’Angleterre. Vergennes eut raison : le 20 janvier 1782, le Roi, au dîner, annonça fort satisfait à sa famille que la paix avec l’Angleterre était conclue. Mais sans Maurepas, le Roi se montra incapable de régler les problèmes budgétaires qui devenaient réellement graves, et le ministère Joly de Fleury ne dura pas plus de deux ans. La guerre d’Amérique avait engouffré des sommes énormes et la situation devenait extrêmement périlleuse pour le royaume. L’Etat était au bord de la banqueroute. Joly de Fleury fut remplacé par Calonne, assez bien accueilli lors de ses fonctions en novembre 1783. En janvier 84, Louis le fit ministre d’Etat. Calonne sut persuader le Roi que tout était parfait dans le meilleur des mondes, Louis restait serein et s’abandonnait au plaisir de vivre. Il chassait toujours furieusement, rêvait de grands voyages à travers les océans. Entre temps, la Reine s’était éprise sottement du comte Axel Fersen et faisait jaser toute la Cour. Néanmoins, ses relations avec son époux restaient amicales, entrecoupées de quelques étreintes sans joie pour assurer la dynastie. Le 25 mars 1785, leur second fils, le duc de Normandie, vint au monde. Mais l’impopularité de Marie-Antoinette allait croissant, ses dépenses inconsidérées, ses folâtreries auprès de Fersen et ses caprices d’enfant gâtée scandalisaient le parlement et le peuple.

    Calonne ayant échoué, on le remplaça par Loménie de Brienne, qui annonça bientôt un déficit de plus de cent trente millions. Vergennes était mort, et on pensait à mettre le Roi de France sous tutelle, sa faiblesse encourageant la critique de l’absolutisme royal. Louis XVI, fort ébranlé, découvrait que derrière « son beau peuple » se cachait un monstre insoupçonné, la Nation, menée par une furie insaisissable, l’Opinion. Il était désemparé et lui qui se considérait comme le juge suprême, suivait Brienne sans réelle conviction, voulant imposer sa volonté au Parlement récalcitrant. Mais bien loin d’impressionner le Parlement, le courroux et la toute -puissance royale ne fit que renforcer sa résistance. Les Etats-Généraux étaient réclamés à grands cris par l’opinion et Louis XVI, imbu de son pouvoir absolu, ne voulait pas céder. Brienne, quant à lui, imposait des mesures draconiennes à la Cour en vue d’un plan de rétablissement financier, ce qui lui valut de nombreuses haines. Malgré tout, il gouvernait le Roi qui croyait encore tout diriger seul. Louis, confronté au Parlement, provoqua une situation intenable. Il allait de déception en déception et la coalition contre son autorité le désolait. Il ne trouvait aucun moyen de reprendre la situation en main et restait impuissant devant tant de révoltes parlementaires, cléricales et populaires. Le peuple scandait le nom de Necker à tous vents, et Brienne, sentant qu’il devait s’effacer devant sa toute puissance, remit sa démission au Roi le 25 août 1788.  Le retour de Necker ramena une folle joie et fit retentir dans la capitale une joyeuse pétarade. On jugea publiquement l’ancien ministre et on brûla allègrement son mannequin sur un bûcher de joie.

    Chapitre II

    Suivie de Julie qui rechignait, Louise ouvrit la petite porte réservée aux domestiques. Le froid vif transperçait son manteau élimé, s’engouffrait comme une tenaille invisible et vivante sous sa robe. La pièce où elle travaillait sentait l’humidité, le savon et les vapeurs qui s’en échappaient la laissaient moite de transpiration.

    – J’en ai assez d’être la bonne à tout faire de cette mégère, maugréa Julie. Qu’elle nettoie donc ses saletés elle-même, et qu’elle s’occupe de son sale mioche !

    – Voyons Julie… Tu ne vas pas recommencer. Je ne pourrai plus intervenir bien longtemps pour toi. Tu te souviens de ce qu’a dit la patronne. A la prochaine de tes mutineries, c’est la porte !

    – Eh bien ! Qu’elle m’y mette à la porte ! Elle trouvera bien une autre sotte pour me remplacer…

    – Et que feras tu sans certificat de Madame Carpon ? Où trouveras tu un autre travail ?

    – Je ne sais pas, et je m’en fiche :

    Julie, mutine, boudait. Louise secoua la tête et lui dit doucement :

    – Et la Mère ? Et le Père ? Tu devines ce qu’on deviendrait s’ils n’avaient plus ta paye ?

    Julie sursauta, prise de remords, soudain. Elle sembla réfléchir, puis s’écria :

    – Oh, au diable ces aristos ! Je monte faire le repas de Madame… A tout à l’heure.

    Avec une moqueuse révérence, elle monta le petit escalier qui menait aux cuisines. Louise sourit et commença son ouvrage. Julie était parfois exaspérante avec sa forte tête, mais Louise l’aimait tendrement et la comprenait. La vie ne se montrait pas tendre pour cette enfant de treize ans ; et madame Carpon en particulier. Sa sœur lui faisait penser à un oiseau, se dit Louise, un oiseau qui ne demandait qu’à prendre son envol, mais à qui on aurait coupé les ailes. Un aigle, peut-être, car elle avait l’orgueil de ce bel animal, la volonté de ne laisser personne l’humilier ou l’asservir.

    Louise fut dérangée là dans ses pensées par les deux jeunes filles qui travaillaient avec elle. Elles rentrèrent en riant et en poussant de petits cris.

    – Brrr ! Fait un froid de canard ! Dis, Louise, t’as vu, sur la petite place ? Il y a une réunion, ça crie, ça brandit les poings et ça chante.

    – Sur la place ? Non, je suis passée de l’autre côté, par le sentier. J’ai bien entendu des cris, mais j’étais pressée, je n’y ai pas prêté attention. Qu’est ce qui se passe donc ce matin ?

    – Eh bien ! Fit Jeanne avec importance, un certain Lartois appelle le peuple à la révolte. Il dit qu’il faut monter à Versailles. Y’en a qui veulent pendre les Bourgeois, et même le Curé. Tu vois ça, Louise, hein ! Peut-être même qu’ils pendront le Roi aussi ! Finit-elle dans un grand éclat de rire.

    Suzon, la deuxième couturière, ricana bêtement :

    – Oh, pendre Louis ! Je ne pense pas qu’ils oseraient aller jusque- là tout de même ! Mais j’aimerais assez voir ces Bourgeois si fiers au bout d’une corde. Ne seraient plus si malins, avec une corde au cou et les pieds dans le vide…

    Les deux jeunes filles riaient et Louise s’exaspéra.

    – Suffit, vous deux. Au travail à présent. Madame Carpon ne sera pas contente si le linge n’est pas prêt pour sa réception, demain soir. Allez, arrêtez de jacasser comme des pies et mettez-vous à l’ouvrage.

    – Oh, ça va, ça va ! Msaugréa Suzon.

    – Pfft ! Tu n’es vraiment pas drôle, dit Jeanne.

    Louise tourna la tête et recommença à frotter dans le gros baquet les robes de sa patronne. Jeanne passa près d’elle, et soudain, comme si elle se rappelait quelque chose d’important, regarda Louise et se planta devant elle.

    – Eh bien ! dit Louise, qu’il y a- t-il donc ? Pourquoi restes-tu comme une morte devant moi ? Parle !

    – J’ai vu ton frère, chuchota Jeanne.

    – Et alors ? Il travaille chez Faulet, à côté.

    Puis Louise rit. Elle savait que Jeanne courait après Antoine d’une façon éhontée. La jeune servante, soudainement, avait un visage sérieux. Louise releva les sourcils en signe d’étonnement.

    – Il était avec les autres, murmura Jeanne. Il criait et levait le poing autant qu’eux. Je l’ai entendu dire « Révolution. A bas les Bourgeois ».

    – Que racontes- tu là ? Tu es folle !

    – Non Louise. Suzon aussi l’a vu. Elle pourra te le dire elle-même. Antoine était avec Lartois et les autres, et il vociférait autant qu’eux, je te dis.

    – Tu es bien sûre que c’était lui ?

    Louise s’était pris la tête dans les mains et tremblait de peur. Jeanne lui confirma et lui entoura les épaules.

    – Oui, c’était bien Antoine. Mais ne t’en fais pas, dit-elle timidement, tous les hommes y étaient, même les ménagères. On n’y fera pas attention.

    – Mais… Si une bagarre éclatait ? Il pourrait être blessé ou pire…

    – Ecoute, va jusqu’à la place, peut-être y sont-ils encore. Je dirai à Madame que tu es partie acheter du savon. Allons, Louise, dépêche-toi !

    Louise enfila prestement son manteau et son bonnet. Elle tendit la main à son aide blanchisseuse.

    – Merci Jeanne. Je vais voir si je peux empêcher ce jeune fou de……

    – Vite, ne perds pas de temps, cria Jeanne en la poussant dehors.

    Louise courut presque jusqu’à la place. Les voix des hommes et les rires grivois des femmes la dirigeaient. Enfin, elle parvint à se frayer un chemin, au milieu d’un indescriptible tohu-bohu. Il y avait là des hommes à moitié dépenaillés, des femmes brandissant des ustensiles de cuisine, genre couteaux ou hachettes. Même les enfants hurlaient et chantaient des hymnes révolutionnaires qui faisaient rire :

       Aristocrates,

       Vous voilà confondus,

       Le démocrate

       Vous f…. la pelle au c….

    Louise, atterrée, finit par apercevoir Antoine. Elle l’appela, mais son cri fut étouffé par la rumeur. La jeune fille fut saisie par la mine échauffée et rougeaude de son frère. Que lui arrivait-il, pensa- t-elle, devenait-il fou ? Enfin, elle arriva à sa hauteur et lui toucha le bras. Antoine se retourna et surpris, lui dit :

    – Que fais-tu là ? Laisse-moi, retourne à ton travail. Ce n’est pas un endroit pour toi.

    Sa figure était congestionnée, sa voix surexcitée.

    – Et toi, crois-tu que ce soit ta place ? Es-tu gagné par cette folie ? Si la police intervient, tu seras mené avec les autres à la Bastille. Allons, Antoine, ne reste pas là ! Viens !

    Louise le tirait par la manche, mais le jeune homme résistait.

    – Viens donc, Antoine ! Viens donc !

    Comme il la repoussait, elle lui dit avec fureur :

    – C’est ça ! Idiot, fais-toi emprisonner, je m’en fiche ! Mais as-tu pensé à notre Mère ? Elle en mourra de chagrin. Et le Père ? Il serait en colère de te savoir ici. N’ont-ils donc pas assez d’ennuis ?

    Elle fit mine de se détourner. Antoine, à l’évocation de sa Mère, avait blanchi. A présent, il était comme dégrisé. Que lui avait-il passé par la tête, de rester dans ce tumulte ? Il rattrapa Louise.

    – Ça va, attends, je te suis. Attends, je te dis !

    Soulagée, la jeune fille lui tendit la main et ils s’engouffrèrent au milieu de la foule, jouèrent des coudes et finirent par sortir de la cohue. Antoine ralentit le pas et murmura :

    – Vraiment, petite sœur, je ne sais pas ce qui m’a pris. Mais si on ne crevait pas de faim, on ne se révolterait pas ! Ne parle pas de ça au Père, hein ! Il me tannerait le cuir. Et Faulet qui m’attend… Il est tard, il faut me dépêcher…

    Louise hocha la tête. Elle ne lui en voulait plus, elle comprenait ses raisons. Mais c’était si dangereux pour lui, pour sa famille. Antoine la regarda en souriant.

    – Et, euh… Merci, petite fille !

    Louise l’embrassa tendrement et retourna rapidement vers la maison des Carpon, soulagée. Au coin de la rue, elle entendit la charrette de la police.

    Antoine était rentré chez Faulet.

    Il est sauvé, pensa- t-elle en respirant.

    La Mère cheminait sur la route de terre que son mari et ses enfants avaient prise quelques heures auparavant. Elle se rendait chez Charcot, le boulanger. Tout le long, elle faisait et refaisait le discours qu’elle comptait lui débiter. Elle lui devait déjà deux pains, comme l’avait mentionné Antoine le matin. C’était plus qu’improbable que Charcot l’écoute, mais elle devait bien tenter de l’amadouer. Elle pensait mettre son alliance en gage. Mieux valait avoir du pain qu’une bague au doigt… Le froid de mars la transperçait, mais elle continuait à marcher et à ressasser sa rancœur. Au coin d’une rue, une voix la héla :

    – Hé ! Noémie Monnet ! Où vas-tu donc de si bon matin ?

    – Si bon matin ? Dit Noémie en reconnaissant Augustine Pavot, une voisine. Il n’est pas si  bon avec ce froid. Je vais chez Charcot, il me faut du pain.

    – Ah ! Moi aussi, il m’en faut. Mais je n’ai plus un sou en poche.

    – Moi non plus, répondit Noémie. Mais il me faut du pain, répéta- t-elle. Je vais demander un crédit.

    – Hum ! … Après tout, attends-moi. Je vais avec toi, on verra. Peut-être qu’il m’en avancera aussi.

    – D’accord, viens. A nous deux, nous arriverons sûrement à quelque chose…

    Elles reprirent leur route, parlant des enfants, du coût de la vie, de la révolte qui fomentait dans l’esprit du peuple. L’homme d’Augustine était ouvrier agricole, comme Anselme. Ses quatre fils travaillaient dans la même manufacture qu’Armand et Félicien, et ses deux filles étaient blanchisseuses chez un noble de la ville, comme la moitié des filles du peuple. Dans un berceau, dormait encore un bébé de quelques mois, encore une fille, déplorait Augustine.

    – Où est donc ta petite dernière ?

    – Je l’ai laissée à garder par la voisine, répondit Augustine. Par ce froid…..

    – C’est sûr, approuva l’autre. Et quel âge a-t-elle maintenant ?

    – Elle va sur ses cinq mois.

    Et les deux femmes devisèrent tout en avançant vers le centre- ville. La boutique du boulanger, avec sa petite porte sur le côté, apparut à leurs yeux. Noémie entra, Augustine sur ses talons, un peu nerveuses toutes deux de faire face au boulanger.

    – M’dame Monnet ! Alors, on vient payer son pain ?

    – Ben… C’est-à-dire, bafouilla Noémie, je me demandais si vous pouviez m’avancer encore un pain, monsieur Charcot. Je vous les paierai la semaine prochaine, c’est promis…

    – Madame Monnet, vous me prenez pour qui, à la fin ? Explosa le bonhomme. Rien, rien de rien. Je ne vous avancerai plus rien.

    – Voyons, monsieur Charcot, vous savez que je vous paierai…

    Le boulanger éclata de rire.

    – Ah oui, me payer ! Mais avec des semaines de retard ! Et si toutes mes clientes faisaient comme vous, de quoi je vivrais moi, hein !

    – Soyez charitable, s’exclama alors Augustine. Donnez-nous du pain. On a des gosses à nourrir…

    – Pas mon problème. Vous n’aurez pas de pain si vous ne payez pas.

    – Allons, Charcot, vous nous connaissez bien, nous sommes vos clientes. Vous savez qu’on vous paiera. Donnez-nous du pain, s’énerva Noémie.

    – Oui, du pain, répéta Augustine.

    – Non ! Non et non ! Sortez de ma boutique. Je ne veux plus vous voir ici tant que vous n’aurez pas réglé vos dettes.

    – Charcot, je vous en prie….

    – Sortez ! Je ne vous donnerai rien.

    L’homme fit un geste menaçant en direction des deux femmes. Noémie recula, mais Augustine restait plantée là, criant après l’homme, réclamant son pain. Charcot avança, et la poussa fermement vers la porte en l’injuriant. Augustine tint bon, et il lui serra le bras, à la faire hurler de douleur.

    – Lâchez-moi, espèce de brute ! Je veux du pain ! Donnez-moi du pain !

    – Va le chercher ailleurs ton pain, va mendier ailleurs que chez moi, hurla le boulanger congestionné.

    – Allez brûler en enfer, salaud ! Cria Noémie.

    – Vas- y toi-même vieille folle ! Peut-être que t’y trouveras du pain pour nourrir tes mioches, lui lança Charcot en lui claquant la porte au nez.

    Les deux femmes se retrouvèrent dehors, les mains vides, les yeux hagards.

    – Salaud de boulanger ! dit Augustine.

    – Ça ne sert à rien de rester ici, lui répondit Noémie.

    Mais, désorientée, elle ne savait où aller. Un grand froid s’installait en elle, qui n’avait rien à voir avec le temps. Elle avait échoué, et se demandait ce qu’ils allaient tous manger les jours prochains. Elle se tourna vers sa voisine, et vit que la femme pleurait.

    – Allons, lui dit-elle, mal à l’aise. Allons, Augustine…

    Elle ne trouvait rien d’autre à lui dire. Un nœud lui serrait la gorge. Peut-être allait-elle s’allonger là, dans le ruisseau qui coulait le long de la rue, et se laisser mourir.

    – Mes pauvres enfants, se lamentait Augustine. Et mon homme. Que vont-ils manger ? Que va-t-on devenir ?

    Noémie hocha la tête. Oui, qu’allaient-elles faire, avec leurs bouches à nourrir et pas même un quignon de pain ?

    – Viens, dit Noémie. Ne restons pas ici.

    Et le dos voûté, elles repartirent vers leurs demeures respectives, en invectivant ce boulanger de malheur. Elles se séparèrent enfin, Augustine rentrant chez elle, et Noémie continuant sa route.

    Le soir tombait dans la masure et Noémie finit par allumer le bout de chandelle restant. Elle avait attendu les derniers instants pour le faire, afin d’économiser le plus possible le mince cylindre de cire. Le Père venait de rentrer et il frottait ses mains gelées à la chaleur douce du poêle. Armand et Félicien n’étaient pas encore rentrés et la Mère commençait à crier que ces deux-là en prenaient à leur aise.

    – Hein ! Hein ! Le Père, où qu’y sont donc ? Encore à traîner les rues, à faire quoi, je vous le demande…

    – Ils ne vont certainement pas tarder, dit le Père.

    Puis, se tournant vers ses filles :

    – Vous, les gamines, vous ne les avez pas vus, ces garnements ?

    – Non, Père. Je n’ai vu personne que je connaissais sur la route.

    – Moi non plus, reprit Julie. Ils sont sans doute partis faire des bêtises ensemble.

    Le Père haussa les épaules et ne dit plus rien. Antoine s’approcha de lui :

    – As-tu entendu parler de la réunion sur la place ce matin ?

    Il regardait Louise sur le côté, mais la jeune fille souriait et continuait d’aider Julie à préparer leurs couches pour la nuit.

    – Oui, vaguement, fit Anselme, toujours en se frottant les mains. Des camarades m’en ont parlé.

    – Ah !

    Antoine eut chaud, soudain.

    – Ils y étaient ?

    – Certains, oui. Mais ils ne sont pas restés, par peur d’être ramassés par la police…

    Regardant son fils droit dans les yeux :

    – Et toi, fils, y étais-tu ?

    Antoine rougit violemment et bégaya :

    – Eh bien ! … C’est-à-dire… Quand je suis arrivé sur la place, la réunion avait déjà commencé et j’ai jeté un coup d’œil quelques minutes… Mais je ne suis pas resté longtemps.

    – Humm… grogna Anselme. Il parait pourtant que tu criais bien fort et que tu levais le poing bien haut, mon fils.

    Antoine, cramoisi, regarda Louise à la dérobade. Elle fit un signe de dénégation énergique.

    – Fais attention, Antoine ; reprit le Père, soudain sérieux. Tu aurais pu être arrêté. La police a des espions partout. Quelqu’un aurait pu te dénoncer et tu serais emprisonné.

    – Mais, Père, tu sais que ce Lartois n’a pas totalement tort. Le peuple est opprimé par les Bourgeois et même le Clergé le vide de son sang. Nous devons bien nous défendre. Même Marat ne fait plus confiance au Roi, nous crevons de faim et travaillons comme des esclaves…

    – Oui, oui. Mais rien de bon dans une révolte ! Et si tu avais été amené en prison, hein ! Je ne contredis pas le discours de ce Lartois, bien qu’il me semble un peu fanatisé, mais pour faire une révolution, il faut s’organiser. Et apparemment, d’après ce que je sais, le cirque de ce matin était loin de l’être.

    – Mais nous nous organiserons, Père. Il nous faut juste l’appui du peuple, des députés du Tiers Etat. Et un bon chef pour nous guider. Et nous avons une chose pour nous : le droit de vivre, de manger, de travailler.

    Antoine s’enflammait tout en parlant. Le Père le regardait avec un petit sourire, comme ferait un adulte devant la naïveté d’un enfant. Mais ses yeux restaient inquiets.

    – Le désordre n’amène rien de bon mon fils.

    – Allons- nous nous laisser asservir

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