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La soupe à la cocarde: Tome II : L’aigle au firmament
La soupe à la cocarde: Tome II : L’aigle au firmament
La soupe à la cocarde: Tome II : L’aigle au firmament
Livre électronique879 pages13 heures

La soupe à la cocarde: Tome II : L’aigle au firmament

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À propos de ce livre électronique

1805, Napoléon Bonaparte est l’Empereur des Français. Sa politique et ses idées novatrices vont changer la face de l’Europe. Adoré autant qu’haï, encensé ou critiqué violemment, Napoléon emmènera ses sujets dans une épopée grandiose.
Chez les Monnet, la vie s’est organisée autour de la nouvelle génération. Antoine va rencontrer une jeune femme dont il tombera amoureux. Louise et Robert accueilleront Julie dont la santé mentale a complètement chaviré. Sophie quittera la famille et partira vivre à Paris. Son fils Armand s’enrôlera dans une bande de vauriens et sombrera petit à petit dans la délinquance. Baptiste Martinget s’unira à une jeune fille issue d’une famille royaliste, tout en poursuivant sa vie de soldat. Il partagera l’exil de Napoléon sur l’île d’Elbe et le suivra fidèlement jusqu’au bout de la gloire, jusqu’au bout de l’aventure napoléonienne.
Napoléon Bonaparte aura transformé à tout jamais la vie de tout son peuple et le visage de la France. Sa légende perdure encore aujourd’hui.
LangueFrançais
Date de sortie17 mai 2022
ISBN9782312120935
La soupe à la cocarde: Tome II : L’aigle au firmament

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    Aperçu du livre

    La soupe à la cocarde - Sylvie Carenas

    cover.jpg

    La soupe à la cocarde

    Sylvie Carenas

    La soupe à la cocarde

    Tome II : L’aigle au firmament

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-12093-5

    « Ma vie est triste comme la Grandeur… »

    Napoléon Bonaparte

    Mars 1800

    « L’impossible est le refuge des poltrons… »

    Napoléon Bonaparte

    Juillet 1813

    Chapitre I

    AOÛT 1805

    Anselme tenait le petit Victor par la main et lui montrait un groupe de mésanges qui fendait le ciel lumineux et battait ensuite doucement l’air en venant se percher dans les branches noueuses et rassurantes des arbres centenaires. Le gamin levait les yeux et riait, ses petites mains dirigées vers les volatiles, tentant de toucher leurs plumes soyeuses du bout de ses doigts. Anselme le souleva plus haut et l’enfant se retrouva sur les épaules de son grand-père dans un éclat de rire quand les ailes de l’oiseau frôlèrent ses cheveux clairs qui s’ébouriffèrent dans le vent.

    – Encore, grand-père ! Encore ! Fais-les venir encore !

    Anselme rit et porta le garçon bien au-dessus de sa tête, tout en courant pour suivre la trajectoire des oiseaux. Victor hurlait de rire et d’excitation et encourageait le vieil homme dans sa course. Anselme dut s’arrêter.

    – Doucement, gamin. Grand-père n’est plus tout jeune. Mon cœur ne va pas y résister, si je continue. Allez, descends, maintenant ! Je suis fatigué. Et les oiseaux aussi de toute façon, regarde-les, ils se posent sur les arbres.

    Mais l’enfant tapait des mains sur la tête d’Anselme en criant.

    – Encore, grand-père ! Fais-les revenir, je veux les toucher encore…

    – Plus tard, petit… Plus tard… Laisse-moi un moment.

    Anselme l’attrapa par la taille et le souleva, il se débattit en protestant. Au moment où les pieds de Victor touchèrent le sol, une voix furieuse, mais attendrie se fit entendre :

    – Père ! Victor !

    Anselme releva la tête, pris de remords. Son fils les regardait sévèrement.

    – Papa ! Tu ne devrais pas te fatiguer à porter Victor et à courir comme un jeune fou ! Toi, mon fils, je t’ai déjà dit de laisser grand-père tranquille. Tu ne dois pas l’épuiser avec tes jeux de gosse écervelé.

    Victor baissa la tête, l’air coupable.

    – Oui, papa. Je ne le ferai plus, promis.

    Antoine approuva, satisfait de la réponse.

    – Bien, file maintenant. Tes cousins et ta sœur t’attendent à l’intérieur.

    L’enfant ne se fit pas prier et fonça vers la maison. Anselme s’adressa à son fils, la voix courroucée.

    – Un jeune fou, vociféra-t-il. Tu oses, toi, mon fils, m’insulter de jeune fou ! Attention à tes paroles, Antoine… Je pourrais encore te tanner le cuir malgré mon grand âge…

    – Je n’en doute pas un instant, Père. Mais tu sais comme moi que le médecin te recommande le calme et le repos. Ce n’est pas de céder aux caprices de ce garnement que te faire du bien…

    – Le médecin ! C’est lui le fou ! Je sais ce que je fais, je ne suis pas encore sénile. Depuis presque trois ans que ce fichu docteur me rabâche de me reposer, c’est lui qui va finir par me tuer avec ses potions et ses récriminations. Laisse-nous donc nous amuser, les enfants et moi.

    – Père ! Tu sais que ce n’est pas bon pour ton cœur de t’agiter dans tous les sens. Mère va encore s’inquiéter à ton sujet.

    Les lèvres d’Anselme étaient prêtes à protester, mais ses traits prirent un air de remords quand Antoine évoqua Noémie. Il bougonna.

    – Ta mère est une excellente femme, mais elle ne devrait pas s’inquiéter comme ça pour moi. Il ne faut pas qu’elle se mine autant. Je vais bien.

    Antoine sourit à son père et vint poser un bras protecteur sur ses épaules.

    – Oui Père. Tu vas bien… Mais fais-nous plaisir et prends donc plus soin de toi, je t’en prie.

    Anselme hocha la tête en grognant.

    – Oui, oui… Je le ferai… Plus tard… Pour l’instant, je suis encore assez fort pour jouer avec eux…

    – Tu les aimes hein, ces gosses, murmura Antoine. Tu ne leur refuses rien. Ils en profitent, ce sont de petits démons. Tu ne devrais pas te laisser manipuler ainsi, Père.

    – Bah ! Ils éclairent ma vie, ce sont de bons petits. Que ferais-je sans eux et leurs petites visites, sans leurs taquineries ? Je ne serais plus qu’un vieil homme assis dans un fauteuil qui n’intéresse plus personne, bon à rien et aigri. Et qui gênerait tout le monde…

    – Voyons Père, tu exagères. Il ne faut pas parler ainsi. Jamais tu ne nous gêneras.

    – Laisse-moi donc, Antoine. Laisse-moi profiter d’eux au maximum. Soyons lucides, je ne pourrais plus jouer des années avec ces enfants, alors le temps qu’il me reste, je veux faire ce dont j’ai envie avec eux. Laisse-les continuer à égayer ma triste vie.

    Antoine eut un sourire compréhensif et fit une tape tendre sur le dos de son père. Le jeune homme savait combien il en coûtait à Anselme de ne plus pouvoir travailler et s’occuper de sa famille comme auparavant. Il se sentait diminué physiquement et inutile parfois, il pensait être un poids pour eux tous.

    – Je ne suis plus bon à rien, se plaignait-il. Juste à garder les enfants de temps en temps. Alors qu’il y a encore quelques années, on comptait sur moi pour faire vivre la famille, maintenant c’est moi qui dois compter sur les autres pour assurer notre existence, à votre mère, votre sœur et moi…

    Il était amer et plein de remords à l’idée d’être une charge pour ses enfants.

    – Le temps est un ennemi, Antoine. Vois ce que je suis devenu : quasiment impotent…

    – Allons Père ! Tu dramatises, le morigéna Antoine. Les gosses t’adorent et tu aimes t’occuper d’eux. Ils sont toujours ravis de te retrouver. Avec toi, ils apprennent des tas de choses…

    Mais Anselme secoua la tête, déprimé par son état de santé qui l’empêchait d’œuvrer comme il l’aurait désiré, comme avant son attaque cardiaque. Antoine serra un peu plus fort le bras de son père. Ils se dirigèrent tous deux vers la maison familiale.

    – D’accord Père. Amuse-toi avec les gosses. Mais fais tout de même attention. Ces petits monstres sont pleins d’exubérance et auraient tôt fait d’engloutir toute ton énergie. Promets-moi de te reposer un peu de temps en temps.

    – Mais oui mon fils, ne t’en fais donc pas. Ton vieux père a encore des ressources… plaisanta Anselme. Et maintenant, allons rejoindre ta mère qui doit être en train de me surveiller…

    – Oh Père ! rit Antoine qui savait pertinemment que c’était la vérité.

    Noémie les attendait effectivement à la porte, inquiète et anxieuse pour la santé de son homme. À l’intérieur, Louise, son mari Robert Forget et Louis David, Sophie et Armand, ainsi que les enfants d’Antoine, Manon et Victor, étaient tous réunis pour un repas de famille dominical.

    Louise avait la taille épaissie par une grossesse déjà bien avancée et ses yeux cherchaient Louis David qui échappait sans cesse à sa vigilance. Son père lui faisait des mimiques menaçantes et le gamin riait sous cape dans ses mains en poussant sa cousine du coude. Manon pouffait à son tour en jetant à Louis des coups de pied sous la table. Noémie passa près de la petite fille, lui caressa la joue affectueusement et de l’autre main, effleura la tête du petit garçon.

    – Allons, les enfants, soyez gentils ! Calmez-vous. Louis, cesse de faire courir ta mère dans tous les sens, elle est épuisée.

    Elle se tourna vers Armand qui chahutait avec Victor :

    – Mon chéri, sois un bon petit et viens t’asseoir près de ton cousin et de ta cousine. Nous allons nous mettre à table…

    Antoine prit Sophie par le bras et lui sourit. La jeune fille sentit son visage rosir et son cœur battre plus vite. Mais Antoine ne remarqua rien, il la lâcha presque aussitôt pour faire tenir tranquilles ses deux enfants sur une chaise près de lui. Victor criait pour prendre place auprès de sa tante.

    – Cela ne me gêne pas Antoine, fit doucement Sophie. Il peut rester à mes côtés. Je m’en occuperai, ne t’inquiète pas.

    – Bon d’accord. Mais n’embête pas tante Sophie, Victor. Tu n’es plus un bébé, tu sais manger tout seul.

    Victor et Sophie avaient gardé des liens très forts, même après le retour du petit garçon chez son père. Antoine avait continué de déposer son fils de temps en temps chez sa belle-sœur, au grand bonheur de Sophie, mais aussi d’Armand. Celui-ci, dans les premiers mois de leur cohabitation à tous les trois, avait protégé et aimé son cousin comme son propre frère. Les deux garçons étaient proches et Victor admirait son aîné et courait vers lui à la moindre peine qu’il avait, pour se faire cajoler. Sophie quant à elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer comme un fils, de le gâter, de le serrer dans ses bras comme s’il était à elle.

    Ces deux dernières années avaient défilé très rapidement. Chez les Monnet, la vie s’était écoulée plus harmonieusement depuis le jour où Antoine avait repris ses esprits et commencé à s’occuper de ses deux enfants avec le soutien indéfectible et affectueux de sa famille au complet ; surtout de Sophie qui n’avait jamais rompu le fil avec lui et ses enfants. Antoine avait toujours pu compter sur la fidélité et l’amitié de sa belle-sœur. Elle lui avait été d’un grand secours tout au long de ces mois. Louise aussi avait soutenu son frère, elle était restée très proche de Manon qu’elle avait souvent gardée et choyée.

    Au début, Antoine avait été complètement dépassé et submergé par les difficultés d’élever seul deux petits enfants en bas âge perdus par la disparition de leur mère. Puis, petit à petit, les choses s’étaient mises en place d’elles-mêmes. Cela n’avait pas été facile, mais avec de la volonté et de l’amour, la vie avait repris un cours normal jour après jour. À présent, ils vivaient tous les trois plus sereinement. Si Antoine avait encore le culte de Virginie, il ne passait plus ses jours et ses nuits allongé sur la tombe de sa femme. Régulièrement, il emmenait ses enfants au cimetière, mais il n’était plus obsédé au point d’y passer tout son temps comme il l’avait fait lors du décès de Virginie.

    Ses enfants l’y avaient aidé, il s’était investi tellement dans leur éducation que le temps lui manquait parfois pour tout simplement laisser le malheur l’engloutir de nouveau. Il n’avait plus le temps ni l’envie de ressasser le passé, seul le présent comptait, l’avenir de ses enfants dépendait de lui et il comptait bien l’assumer. Pourtant, il avait encore ce grand vide dans son cœur et dans sa chair. Le doux souvenir de sa femme était toujours comme un poignard enfoncé dans son corps et dans sa peau. Mais c’était une tristesse contrôlée, raisonnable. Il avait mûri, il était devenu responsable. Il n’était pas prêt pour une autre rencontre féminine, il se contentait de vivre, un jour après l’autre. Il pensait maintenant à Virginie avec une douleur résignée.

    Il était donc bien loin de se douter des sentiments amoureux que lui portait Sophie. Elle n’était pour lui qu’une très grande amie, une sœur. Sa belle-sœur, qui plus est. Le seul à avoir remarqué les tendres affections qu’Antoine inspirait à la jeune femme était Anselme. Il s’en était aperçu le jour où il avait surpris le visage de Sophie, ses yeux qui brillaient, ses joues qui rosissaient et ses mains qui tremblaient quand Antoine la prenait par les épaules ou l’embrassait gentiment dans un bonjour amical. Anselme l’avait vue perdre pied, un jour où Antoine lui tenait les mains, il avait mentalement traité son fils de sot et d’aveugle. Comment ne discernait-il pas les sentiments purs de Sophie envers lui ? Les yeux du Père et de sa belle-fille s’étaient croisés et elle avait immédiatement deviné qu’Anselme savait, qu’il avait compris. Son beau-père lui avait fait un signe rassurant des yeux, pour lui montrer qu’il ne trahirait pas son secret. Mais le vieil homme, au fond de lui, ne pouvait s’empêcher d’espérer que son fils ouvrirait enfin les yeux et que ces deux-là finiraient par se trouver et se rapprocher, peut-être même s’unir. Virginie était morte depuis deux ans et Antoine ne semblait pas rechercher une autre compagne. Il vivait dans le souvenir de la défunte et Anselme trouvait cela un peu malsain. C’était bien d’être fidèle à la mère de ses enfants, mais Antoine était encore jeune et Virginie n’aurait pas voulu d’une vie solitaire et triste pour lui. Une page était tournée, il fallait que son fils oublie enfin le malheur. On avait déjà assez de mal à vivre avec les vivants, pourquoi s’acharner à vouloir le faire avec nos disparus, si chers qu’ils puissent être à nos cœurs ? Antoine avait besoin d’une femme, non seulement pour lui redonner le goût de l’amour et de la vie, mais aussi pour le soutenir dans l’éducation de ses enfants. Et Sophie serait parfaite dans ce rôle. Elle était de la famille, elle aimait les petits qui le lui rendaient bien, elle saurait procurer joie et bonheur dans son foyer. Mais ce grand dadais de fils ne voyait rien, la traitait comme une sœur alors qu’il était flagrant qu’elle se consumait d’amour pour lui. Déjà du temps de Virginie, Anselme avait senti à plusieurs reprises la légère gêne entre les deux femmes, comme une retenue entre elles. Sans doute Virginie avait-elle flairé le danger que représentait sa belle-sœur. Sophie avait certainement dû lutter de toutes ses forces pour enfouir ses sentiments. Anselme la savait trop honnête et trop droite pour la soupçonner de vouloir séduire un homme marié, à plus forte raison son beau-frère.

    Anselme soupirait fréquemment en pensant à cette situation ; mais les yeux intransigeants de Sophie lui interdisaient de parler à son fils ou de l’encourager à se rapprocher d’elle. Antoine continuait à vénérer le souvenir d’une morte, tandis que Sophie espérait secrètement et silencieusement. Si on l’avait laissé faire, Anselme aurait secoué son fils jusqu’à ce qu’il se réveille enfin !

    Noémie plaça toute sa petite famille autour de la grande table de chêne ; et le repas allait commencer dans une franche et joyeuse amitié quand soudain un coup discret fut frappé à la porte. Tout le monde tourna la tête en direction du bruit. Anselme pesta, cria d’entrer. La poignée bougea et la silhouette d’une enfant apparut sur le seuil. Tout de suite après, le sourire du Père réapparut et fendit son visage.

    C’était une fillette aux cheveux bouclés, mais disciplinés par un ruban, vêtue d’une robe couleur pâle sous un paletot sombre. Au fond des iris clairs luisait une petite étincelle qui semblait prévenir une intrépidité cachée. Ce calme n’était qu’un leurre qui n’attendait qu’un bon prétexte pour faire jaillir toute la flamme de sa folle jeunesse. Ses yeux brillants cherchèrent un moment parmi les convives, et la vue d’Anselme la rassura. Celui-ci sourit largement à la gamine et poussa une petite exclamation de joie.

    – Ah ! Te voilà petite. Approche donc, viens plus près de moi, que je te serre dans mes bras… Oui, entre, allons, entre !

    La fillette eut un mouvement d’hésitation, puis ses lèvres formèrent un grand sourire.

    – Je ne voudrais pas vous déranger, monsieur Anselme… Vous et votre famille… Maman m’a bien fait promettre de ne pas vous ennuyer, mais je me dirigeais vers la boulangerie pour chercher le pain, quand j’ai eu l’idée de passer vous saluer. Je ne savais pas que vous receviez…

    – Tsst ! Entre donc, petite. Tu ne nous déranges pas, n’est-ce pas, la Mère ?

    Noémie eut un geste de la main et encouragea la fillette à entrer plus avant dans la maison.

    – Oui, oui, viens donc petiote… Viens donc t’asseoir un moment près de nous.

    La gamine fit quelques pas et salua le petit monde rassemblé autour de la table. Armand ricana. Manon lui lança un coup de pied qui le calma. La fillette avança vers Anselme qui se leva et la serra contre lui avant de lui claquer une grosse bise sur sa joue rosie. Elle rit et embrassa à son tour le Père Monnet qui tira une chaise près de lui.

    – Comment va ma petite Guillemette aujourd’hui ? Cela fait un sacré bout de temps que tu n’étais pas venue rendre visite à ton vieux camarade. Je m’ennuyais de toi…

    Guillemette Barseau s’assit gentiment, et naturellement, prit les mains d’Anselme dans les siennes.

    – Maman m’avait bien recommandé de vous laisser vous reposer ces jours-ci. Je n’ai pas voulu vous fatiguer, monsieur Anselme…

    – Oh ! Penses-tu ? Tu ne me fatigues jamais, voyons. Je suis toujours content de te voir, ma chère enfant. Comment va donc ta jolie maman ?

    – Très bien. Elle vous envoie son bonjour et ses amitiés, ainsi qu’à votre dame. Elle m’a fait jurer de ne faire que passer, donc je vais vous laisser, je repasserai un peu plus tard.

    Elle se tourna vers la compagnie pour la saluer, mais Noémie la prit par le bras et s’exclama :

    – Oh, mais ça ! Voyez-la donc qui veut déjà nous quitter et se sauver… Tu as bien encore deux petites minutes tout de même. Veux-tu un verre de citronnade ? Un bol de soupe ?

    – Non, non, merci, fit Guillemette en riant. Maman m’attend avec le pain et je ne voudrais pas qu’elle s’inquiète.

    – Allons, la Mère, laisse donc cette enfant s’en retourner ! Reviens vite nous voir, petite Guillemette ; et remets toutes nos amitiés à ta charmante maman. Va vite acheter ton pain…

    – J’y pense, s’écria Noémie. Ta mère et toi venez donc manger une part de gâteau dans l’après-midi. J’en ai fait un énorme et il me plairait que vous veniez le partager avec nous autres.

    – Eh bien ! Je ne sais pas si maman… Le dérangement…

    – Tsst ! Tsst ! Veux-tu bien te taire ? Dis à ta maman que c’est un ordre ! C’est une excellente idée la Mère que tu as là. Allons, c’est dit ; informe ta chère maman que nous comptons sur vous et que nous n’entamerons pas ce gâteau sans vous. Vous ne voudriez pas nous en priver, tout de même ? dit Anselme mis en gaieté.

    Guillemette rit de joie, promit de transmettre l’invitation, salua tout le monde ;

    – Bien, à tout à l’heure donc. Je vous remercie beaucoup, madame Noémie. C’est très aimable à vous.

    – Oui, oui, à cet après-midi, petiote. Nous vous attendrons…

    – Et dis bien à ta maman que je ne souffrirai pas un refus, commenta Anselme.

    Guillemette hocha la tête en souriant toujours et sortit. Anselme et Noémie se regardèrent, ils montraient leur satisfaction.

    Robert Forget fut le premier à les questionner sur la fillette.

    – Qui est donc cette charmante petite très bien élevée ?

    Anselme rit et expliqua.

    – C’est une gamine qui vit un peu plus loin dans notre rue, avec sa mère, une veuve. C’est une aimable et honnête jeune femme, qui a en effet très bien élevé sa fille seule et courageusement. La petite vient nous voir régulièrement. C’est une enfant attachante et respectueuse. Nous nous sommes rapprochés pendant mes longues heures d’oisiveté, et un bonjour en entraînant un autre, un mot en faisant venir d’autres, nous sommes devenus de bons amis la petiote et moi. Depuis deux ans que je la connais, elle m’a quelquefois bien diverti ! J’attends toujours ses visites avec impatience, n’est-ce pas, la Mère ?

    – Oui, c’est vrai. C’est une bonne petite, confirmait Noémie.

    La discussion roula quelques minutes autour de ce sujet, Anselme et sa femme vantèrent les mérites de la maman, toujours aimable envers ses voisins.

    – Certainement une dame comme on n’en fait plus, termina Anselme.

    Et le sujet fut abandonné. On parla de la grossesse de Louise et de l’imminente naissance qui allait arriver. Robert était fier de sa femme et de son fils aîné, et espérait une fille. Louise levait des yeux adorateurs sur son mari et Sophie se surprit à les envier. Si seulement Antoine jetait sur elle les mêmes regards d’amour, cela la comblerait… Quant à lui, Antoine se souvenait de la douce Virginie et se disait qu’elle l’avait bien souvent regardé avec les mêmes regards pleins de tendresse et d’adoration.

    – Comme tu me manques, ma chérie… se murmurait-il en lui-même… Il se reprit quand Louise lui demanda d’une voix chargée d’émotion s’il acceptait d’être le parrain de son bébé. Antoine prit sa sœur dans ses bras et l’embrassa chaudement en l’entraînant dans un pas de danse. Louise protestait en riant et le traitait de fou.

    – Je suppose que c’est un oui, rit Forget.

    – Comment pourrais-je refuser cela à ma raisonnable petite sœur, elle qui m’a sauvé la vie ? Si elle n’avait été là, près de moi, présente pour mes enfants, que serait-on tous devenus ? Sans sa vigilance et son amour, où serions-nous tous les trois ?

    C’était la première fois qu’il évoquait devant une assemblée l’histoire de son sombre passé, la première fois qu’il reconnaissait cette folie qui s’était emparée de lui au décès brutal de Virginie. Puis, se tournant vers Sophie rougissante de plaisir, il lui embrassa doucement le creux de la main.

    – Sans oublier cette charmante dame, bien évidemment. Elle a joué, elle aussi, un rôle si important dans nos vies…

    Sophie était au comble de l’émotion et bredouillait lamentablement, folle de désir et d’espérance. Allait-il enfin se rendre compte qu’elle existait et qu’elle l’aimait ? Mais il se retourna vers Louise et se désintéressant aussitôt d’elle, accepta de grand cœur la demande des époux Forget.

    – Sophie, reprit Louise. Nous avions pensé à toi pour assurer le rôle de la marraine de notre enfant, si tu es d’accord…

    La jeune femme se fendit d’un large sourire, bégaya qu’elle en serait ravie, que ce serait un honneur et un bonheur que d’accéder à leur si gentille offre.

    – C’est donc convenu, reprit Robert. Antoine sera le parrain et Sophie, la marraine. Voilà qui est conclu, dit-il avec satisfaction. Louise ne me rebattra plus les oreilles avec ça…

    Tout le monde rit, Louise protesta. Antoine prit Sophie par le bras, lui fit faire un tour de table en dansant et en riant.

    – Cela ne pouvait être que toi… Moi le parrain et toi la marraine. C’est parfait comme combinaison…

    Sophie était écarlate d’émotion. Au milieu des rires, des éclats joyeux de voix, Anselme observa sa bru. Elle était comme une fille pour lui. Il fut heureux que cette occasion se présente pour la rapprocher d’Antoine. Leurs yeux se rencontrèrent, complices. Ils se sourirent.

    – C’est une belle journée, la Mère, dit-il. Oui, une bien belle journée…

    Noémie approuva, heureuse de sentir sa famille autour d’elle ; de les voir si unis. Cela lui faisait chaud au cœur, après ces années de tourmente et de chagrin…

    Vers les quatre heures, on fut content de voir arriver madame Barseau et sa fille, toutes roses de gêne et de bonheur de l’invitation des Monnet. Madame Barseau tenait la petite par la main et s’excusait du dérangement, mais Noémie protestait, disait qu’elles étaient les bienvenues dans sa maison. Antoine, qui s’attendait à voir une dame d’un certain âge, car Anselme avait parlé d’une veuve, fut surpris par la beauté et la classe qui émanaient de cette femme encore jeune. Il ne put s’empêcher d’admirer les traits gracieux, les yeux clairs et lumineux qui dégageaient bonté, intelligence et franchise. Ses yeux à lui ne pouvaient se détacher de cette femme douce et belle. Son cœur d’un coup faisait des bonds dans sa poitrine quand leurs regards se croisaient. Il restait silencieux, incapable d’émettre un son ni une parole sensée. Que lui arrivait-il ? Il y avait à peine un instant, il pensait à Virginie avec nostalgie, persuadé de ne jamais plus ressentir un tel sentiment pour aucune autre. Et le voilà qui était subjugué par le minois de cette femme secrète et discrète. Elle parlait en souriant avec Louise, lui racontait un peu de sa vie, de son travail à la manufacture de Niverdier, de sa volonté d’élever sa fille dans le respect et l’honnêteté. Elle parla aussi du couple chez qui elle avait placé sa fille pendant longtemps pour pouvoir travailler. C’étaient des gens très bien et très consciencieux avec Guillemette. Maintenant qu’elle grandissait, la fillette ne s’y rendait plus aussi souvent, mais pensait à aller les saluer régulièrement. Quand elle avait été plus jeune, la dame amenait la petite à l’école chaque matin, la reprenait vers midi et la gardait avec elle jusqu’au retour de sa mère, après son travail.

    Antoine gobait ses paroles sans pouvoir cacher son trouble, il ne lui trouvait que des qualités physiques et morales. Sophie la trouvait intéressante et sympathique, mais se désolait de l’intérêt soudain qu’Antoine semblait lui manifester.

    On découpa le gâteau qui fut très apprécié et on rit quand Victor se barbouilla la bouche de crème. Guillemette s’était très vite fait des amies de Manon et de Louis David. Antoine s’était repris, et il avait rapproché sa chaise de celle de Camille – c’était son prénom, avait-elle dit en rougissant – et il discutait à présent à bâtons rompus avec elle, parlant de tout et de rien. De sa passion pour la cordonnerie qu’il avait dû abandonner quand son mentor, monsieur Faulet, s’était réfugié dans sa famille en 89. Camille l’écoutait, hochait la tête et répondait qu’elle comprenait les regrets du jeune homme.

    – Moi-même, lui murmura-t-elle, j’étais passionnée par la couture et les travaux d’aiguille. J’ai abandonné quand mon mari a disparu, juste après la Révolution. Je ne trouvais plus assez d’ouvrage pour survivre. J’ai donc décidé de quitter la ville et de m’installer ici. On m’a parlé de la manufacture et j’ai demandé une place à monsieur Niverdier. Heureusement, il n’a pas fait de difficulté pour m’embaucher, bien que je manquais cruellement d’expérience dans le domaine. Ce n’était au début que temporaire, mais voilà plus de deux ans à présent que j’y travaille… Je ne comprends que mieux votre déception de mettre votre métier de cordonnier entre parenthèses.

    – Je me suis toujours promis qu’un jour je retournerais à mes premières amours, dit le jeune homme. J’attends juste le moment propice. J’ai deux enfants qui dépendent de moi ; ils ont déjà bien souffert à la mort de leur pauvre maman, je dois m’assurer de leur avenir.

    – Je comprends ; ce ne doit pas être facile pour un homme seul d’élever deux petits enfants.

    – C’est vrai qu’à la mort de ma chère Virginie, je n’étais pas prêt à assumer mon rôle…

    – Je comprends très bien que votre situation à l’époque n’avait rien d’aisé… Mais vous avez la chance d’avoir une famille près de vous qui vous entoure…

    – C’est exact. Je ne dois pas me plaindre. Ma sœur Louise et son mari m’ont beaucoup soutenu. Ce sont des gens admirables, Louise me secoue un peu quand je me laisse aller et que je m’apitoie sur mon sort, plaisanta-t-il. Cela m’a aidé à reprendre pied.

    – Et votre belle-sœur me semble très attachée à vous, ainsi qu’à votre petit Victor, murmura Camille.

    – Effectivement. Elle a été presque une mère pour mon fils… Mais assez parlé de moi, parlez-moi plutôt un peu de vous, Camille… vous permettez que je vous appelle Camille ?

    Elle acceptait bien volontiers, son visage rosissait. Ils bavardèrent ainsi le reste de l’après-midi, leur malheur d’avoir perdu un être cher les rapprochait. Quand Camille donna le signal du départ, Antoine sentit déjà la présence de la jeune femme lui manquer.

    – Il faudra revenir nous voir souvent, dit Anselme quand il se leva de table pour les saluer. Nous serons toujours ravis de vous avoir chez nous.

    – C’est très gentil. Merci, monsieur Anselme.

    Sophie fut la seule à être secrètement heureuse et soulagée du départ des Barseau, même si elle s’en sentit un peu coupable. Très vite, Antoine se proposa de raccompagner leurs invitées jusqu’à leur porte, pour plus de sécurité. Rougissante, Camille accepta avec empressement. Anselme jeta un regard navré à sa belle-fille qui fit pourtant bonne figure et promit de s’occuper des enfants jusqu’au retour d’Antoine. Mais Anselme vit du chagrin et de la tourmente dans ses beaux yeux tristes.

    Quand Antoine réapparut, il avait des étoiles dans les siens et Sophie comprit très vite que ses espérances allaient une fois de plus se briser en miettes…

    DÉCEMBRE 1805

    Baptiste Martinget était toujours au service de Napoléon Bonaparte quand avait eu lieu la bataille d’Austerlitz. Il n’était pas peu fier d’avoir participé à cette victoire pour son Empereur.

    Il avait eu le grand honneur, alors que Napoléon venait visiter une dernière fois le champ de bataille avant le combat, de l’escorter avec d’autres camarades soldats. Les innombrables torches improvisées pour éclairer les pas de leur chef avaient illuminé toute la plaine ; et leurs cris d’acclamation avaient résonné juste avant la musique militaire. Napoléon avait paru en prendre ombrage, craignant que tout ce bruit et toutes ces lumières ne révèlent leur position aux adversaires, puis très vite, il y avait vu un excellent présage, un atout formidable à la réussite de ses plans. Il avait fait lire à ses troupes une proclamation exposant rapidement ses desseins et avait paru content de ses soldats. Il était ensuite rentré à pied jusqu’à son bivouac où se trouvait son poste de commandement.

    Cet homme n’était pas humain, pensait Baptiste. C’était un Dieu. Il ne dormait que quelques heures, parfois même un repos de quelques minutes lui suffisait. Couché à minuit, relevé à trois heures, travaillant ses papiers jusque cinq, il se recouchait jusque sept heures et repartait, gonflé de hargne et d’énergie. Il ne demandait à ses soldats que des sacrifices que lui-même s’imposait. Il se promenait au milieu de ses troupes, mangeant comme eux les pitoyables rations de l’armée, sommeillait souvent au milieu d’eux, à même le sol ou sur un lit de fortune. Il disait même en riant que sa vie se passait sur un cheval, que le seul acte qu’il n’ait pas fait sur sa monture était l’amour à sa femme Joséphine… Baptiste l’admirait énormément.

    Ce jour-là, lors de la bataille d’Austerlitz, il sut leur montrer toute l’étendue de son génie militaire et son aura de chef brilla de mille feux.

    Quel spectacle de voir la Grande Armée passer à l’attaque, de la voir s’ébranler, s’arrêter pour mieux serrer les rangs à mesure que les hommes tombaient pour leur Empereur et leur pays. Les tambours battaient la charge, se mêlaient à la musique militaire, les soldats chantaient en guise d’accompagnement et aussi pour se donner du courage. Quand le général Saint-Hilaire s’opposa au front russe en donnant la charge, il essuya un feu épouvantable de mousqueterie, mais il ne recula pas. Un autre que lui aurait été ébranlé, mais fidèle à lui-même, il résista pendant deux longues heures.

    L’Empereur avait ordonné au maréchal Lannes d’attaquer les ennemis par la droite, afin qu’ils ne viennent pas au secours de leur gauche. Toute la journée, des milliers d’hommes avaient tenu leur position face aux Austro-Russes qui, contenus sur leur gauche, repoussés sur leur droite et enfoncés en leur centre, ne pouvaient que lancer désespérément une contre-attaque. La mêlée avait été impressionnante ; le choc brutal. Les Français, s’élançant contre leurs ennemis, les virent s’enfuir avant de faire prisonnier leur colonel. Les soldats Austro-Russes, gagnés par la panique, avaient cherché le salut sur la surface gelée des étangs, mais la garde impériale avait donné du canon, et la glace s’était brisée, avait englouti une bonne centaine d’adversaires.

    L’Empereur avait remporté sa plus belle victoire, ce fameux premier décembre 1805 et Baptiste pouvait dire orgueilleusement qu’il était présent. Il avait marché aux côtés de son Empereur qu’il vénérait ; il avait été surpris et frappé par ce regard gris-bleu qui peignait incroyablement les diverses émotions dont l’homme était agité. Les yeux tantôt doux vous caressaient, tantôt sévères vous fixaient durement, l’éclat se faisait alors plus métallique. Sa physionomie changeait avec chacune des pensées qui tourmentaient son âme ; son caractère fortifié au fil des ans et des épreuves décelait une personnalité hors du commun.

    Toujours en éveil, résistant et volontaire, il avait su insuffler à toute son armée l’énergie, l’amour de son pays et des conquêtes. Ses réflexes foudroyants, sa capacité de travail en avaient fait un grand chef dans les armées, il était craint de ses rivaux politiques étrangers. Sa figure pâle et allongée, ses yeux vifs et perçants étaient reconnus parmi tous ses soldats quand il se mêlait à eux en les excitant, en les encourageant à se battre pour la France.

    Baptiste l’avait surpris un jour, alors que Bonaparte déambulait dans le futur champ de bataille, à se ronger nerveusement les ongles tout en bâtissant son plan militaire. Le jeune soldat se rappelait la chanson qu’il avait entonnée avec ses compagnons à la veille d’Austerlitz.

    On va leur percer le flanc,

    Ran tan plan tire lire lan

    Ah ! C’que nous allons rire

    On va leur percer le flanc

    Ran tan plan tire lire lan

    Et le tsar Alexandre, au vu de sa défaite écrasante, avait décidé de se replier. Quant à l’Empereur d’Autriche, François II, il n’avait eu d’autre solution que de solliciter une entrevue auprès de Napoléon. Là où la veille de la bataille, avaient couché les Empereurs de Russie et d’Autriche, Bonaparte s’était allongé, dans ce château des princes de Kaunitz, à Austerlitz. On décida donc de donner ce nom à cette éclatante campagne, alors qu’aucun des adversaires ne s’y était battu. Cette nuit-là, l’Empereur des Français, fier de ses troupes, s’était écrié à la grande joie de tous : « Soldats, je suis content de vous » ! Baptiste s’en souvenait encore avec émotion, ses oreilles résonnaient des cris et des vivats dédiés à leur Empereur.

    S’il avait un temps lointain émis l’idée de déserter les rangs de l’armée, Baptiste n’y songeait plus, surtout depuis l’avènement de Bonaparte. C’était sa vie, sa famille. Il n’en voulait plus d’autre. La mort et la vie s’enchevêtraient en lui, il n’en avait plus peur. C’était son destin et il l’acceptait. Bien sûr, les jours de découragement où il s’étendait sur la terre dure et gelée, dans le froid, le ventre creux et le corps transi, il se promettait de partir, de quitter cette vie de nomade, et de rentrer chez lui au pays. Mais Bonaparte apparaissait et le jeune homme se jetait dans les batailles avec rage et passion, il n’aurait plus voulu faire autre chose. Année après année, Baptiste devenait un vrai soldat de l’Empire, même si quelquefois il se prenait à rêver d’une vie plus calme et plus sereine, sans ce danger qui faisait monter l’adrénaline, qui faisait hurler et tuer. Et puis la vie militaire reprenait ses droits, avec ses manœuvres et ses marches, ses batailles, ses tueries, ses morts, mais aussi ses victoires brillantes et sa camaraderie sans borne avec ses compagnons d’armes.

    Grégoire Carpon était en deuil, il venait de perdre son épouse. Celle-ci était partie dans sa famille pour passer les fêtes de Noël avec sa mère et sa sœur. Mais elle avait pris froid sur les routes enneigées et glaciales, et une toux persistante accompagnée de grosses poussées de fièvre l’avait terrassée. Sa jeune sœur l’avait veillée pendant des jours, puis elle avait fait prévenir Grégoire et Lucien.

    Grégoire s’était alors rendu dans la capitale, là où la famille de sa femme demeurait. Il l’avait trouvée émaciée et très faible. Une toux déchirante ne la quittait plus malgré les remèdes du médecin. Elle avait de fortes migraines qui lui enserraient le crâne et la fatiguaient énormément. Elle délirait beaucoup et l’agitation due à la fièvre ne lui laissait pas de répit.

    L’affection empira au bout du quatrième jour, le sixième, elle perdit connaissance et ne pouvait plus rien avaler. L’épidémie de grippe qui touchait Paris faisait des dizaines de morts, les hospices étaient emplis de malades et le nombre de victimes, jour après jour, s’alourdissait. Les enfants, les vieillards, tombaient les premiers, et il n’y avait pas de maison où on ne déplorait pas de décès. Dans certains arrondissements de Paris, on était obligé de garder les défunts pendant plusieurs jours, faute de pouvoir les faire enlever tellement la grippe sévissait partout.

    Pauline Carpon, trop affaiblie par la maladie, rendit son dernier soupir le 5 janvier 1806 à huit heures du soir. Grégoire fit prévenir Lucien qui s’occupa de tout organiser pour sa mise en terre, son oncle trop écrasé de chagrin pour s’occuper des formalités. On ne put l’ensevelir que cinq jours après, car l’épidémie continuait à décimer Paris et Grégoire voulait à tout prix la ramener au pays, là où ils avaient vécu ensemble toutes ces années. Une messe fut dite dans la petite église du village, pratiquement tous les ouvriers étaient là, en signe de respect à Grégoire et Lucien. Beaucoup de nobles et de bourgeois vinrent aussi. Anéanti et affligé, Grégoire s’appuyait sur l’épaule de Lucien avec un visage ravagé par la peine. On emporta ensuite la défunte jusqu’au cimetière, et Lucien dit quelques mots en mémoire de sa chère tante. Toute la famille et une partie des amis des Carpon rentrèrent ensuite à la propriété où fut donnée une collation.

    Lucien ne quittait pas son oncle, le soutenait et lui murmurait des paroles de réconfort. Tous virent combien il prenait soin du pauvre veuf et on espérait que la présence du neveu saurait adoucir son malheur.

    À partir de ce funeste jour, Grégoire s’en remit souvent à Lucien pour les affaires de la propriété et il dut bien s’avouer que sans lui à ses côtés, il n’aurait pas su se sortir de sa morosité. Le jeune homme l’épaula si bien que Grégoire eut le courage de continuer sa vie, de reprendre un peu les rênes de sa ferme. Mais il laissa Lucien gérer une grosse partie de ses affaires, et il admit que le jeune homme était sérieux et s’en sortait très bien.

    En cette année 1806, on avait parlé d’espoir de paix avec l’Angleterre, une lueur s’était profilée depuis la mort de Pitt, remplacé par Charles James Fox. Sincère et honnête, admirateur de Napoléon Bonaparte, Fox avait employé tous les moyens pour parvenir à un accord de paix avec la France. Malheureusement, sa mort inopinée en septembre, vint tout remettre en question et la paix tant désirée fut compromise, les chances de réconciliation entre l’Angleterre et la France tombèrent aux oubliettes.

    Les choses avaient changé en un an. Le calendrier républicain avait été aboli depuis le neuf septembre 1805 ; Bonaparte avait établi un décret impérial qui rétablissait le calendrier grégorien à partir du premier janvier de cette année 1806. L’Empereur avait ainsi voulu marquer la fin de l’époque révolutionnaire et ses excès. En remettant en vigueur le calendrier grégorien, il avait définitivement souhaité tourner une page historique pas aussi glorieuse à son avis. Cela ne changea pas grand-chose dans les campagnes profondes françaises, car la ville de Paris seule avait surtout adopté le calendrier républicain. Dans les petits villages profonds de la France, on avait toujours conservé malgré tout l’habitude de parler en grégorien.

    Baptiste songeait que le règne de l’Empereur était parsemé de campagnes, de morts et de sang, mais les victoires se succédant, on ne pouvait que reconnaître le génie et la toute-puissance de Bonaparte. Le discours de Napoléon à ses soldats après Austerlitz, mit du baume au cœur de la Grande Armée. Tous les soldats l’acclamèrent quand il leur cria :

    « Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on vous réponde : Voilà un brave ! »

    Pour le premier anniversaire de son couronnement, la victoire de Napoléon Bonaparte était totale…

    Après l’éclatant succès d’Austerlitz, la Prusse supporte difficilement l’influence grandissante de la France en Allemagne. Elle entre donc en guerre en représailles contre l’Empereur.

    En octobre, Napoléon donne l’ordre au maréchal Lannes d’attaquer très tôt pour prendre une position qui permettra aux autres bataillons français de déboucher sans risque de la vallée de la Saale. Tout grandit de sa gloire, l’Empereur veut battre les Prussiens à la campagne de Iéna. Les ennemis sont alors chassés du village de Closewitz, puis Ney lance son bataillon sur la gauche, prenant d’assaut le village de Vierzehnheiligen. Les généraux prussiens n’ayant aune coordination, leur défaite se précise. Les soldats prussiens marchent en ordre parfait, mais pour bien tirer, ils doivent s’immobiliser pour viser. À ce moment, l’armée française, cachée et abritée derrière les haies et les murs du village, massacrent les Prussiens et leur font subir de lourdes pertes.

    Baptiste, enrôlé dans le bataillon du maréchal Lannes, s’est de nouveau préparé à combattre. Il doit donner le meilleur de lui-même, car cette bataille s’annonce difficile, les compagnons d’armes parlent d’un Français contre trois ou quatre Prussiens. Mais le jeune homme est optimiste, sous l’égide de son Empereur et du génial Lannes, la France ne peut qu’être victorieuse. Napoléon à ce jour, n’a encore jamais perdu une seule de ses batailles et le peuple ainsi que ses grognards lui gardent toute leur confiance. Baptiste n’a aucun doute quant au dénouement de cette confrontation avec les Prussiens.

    Les troupes françaises, concentrées de 170.000 hommes sur le Main, font face à l’armée prussienne placée sous le commandement du vieux Brunswick qui compte autant de recrues dont, parmi ses aides de camp, le général Dumouriez passé à l’ennemi. L’armée prussienne se ceint en deux colonnes et, forte de leur assurance en leurs troupes, auréolée du souvenir du Grand Frédéric, n’attend pas les renforts russes et se voit déjà écraser les Français. C’est sans compter sur le génie de Bonaparte qui donne l’ordre de prendre les opérations en main et de tourner leurs positions près de Weimar. Soudain, les deux colonnes prussiennes, prises dans un étau entre les bataillons d’Iéna et ceux d’Auerstaedt à quelques lieues l’un de l’autre, se heurtent aux Français en reculant précipitamment. Les Prussiens, avec à leur tête le Prince de Hohenlohe, se font écraser par la Grande Armée, dirigée par Napoléon en personne. Pris sous les assauts des tirs français pendant plus de deux heures, ils s’enfuient en débandade dans la plaine. Comme un « fleuve de fuyards », les hommes du Prince font face à une défaite sanglante et leurs chefs s’affolent. À leurs cris d’encouragement, à leurs ordres hurlés d’avancer dans la bataille, les Prussiens croient entendre un ordre de retraite. La panique est totale et complète, ils sont décimés par dizaine par l’Armée napoléonienne. Des milliers d’hommes sont tués, faits prisonniers, presque tous les drapeaux et les canons prussiens sont aux mains des Français.

    Baptiste se souvient de sa marche au milieu d’un épais brouillard, avançant sous les ordres du maréchal. Quelle représentation militaire ont-ils tous donnée, assaillants et assaillis, pour ce premier combat !

    Lannes se trouve avec son bataillon à Saafeld, où il combat celui du Prince Louis de Prusse, neveu du Grand Frédéric. Il harangue ses soldats, avec toute sa fougue et sa rage. Aux cris de fureur des grognards de Napoléon, le rude combat s’engage. Baptiste hurle autant que ses camarades, sabre à la main, blessant et tuant des corps anonymes, poussant et jetant son arme dans la mêlée, n’écoutant que son courage et sa soif de vaincre. Un murmure soudain, plus une clameur : Le Prince Louis serait mort, tué par un hussard du maréchal. Cela redonne du cœur aux grognards, ils se jettent, telles des bêtes féroces sur leurs ennemis qui finissent par être submergés de toute part et reculent, inexorablement. Baptiste, le visage ruisselant du sang des ennemis, harassé par le combat, lève son sabre avec ses compagnons et tous braillent leur victoire, regardent en riant les Prussiens qui s’échappent en débandade dans la campagne allemande.

    En même temps que cette fameuse bataille d’Iéna, à Auerstaedt, le maréchal Nicolas Davout tombe sur l’armée du roi Frédéric Guillaume, commandée par le duc de Brunswick. L’infériorité numérique de la Grande Armée fait craindre à une reddition, mais c’est sans compter sur l’audace et la furie de Davout qui, prenant tous les risques, repousse l’ennemi au-delà de ses limites. Il finit par mettre l’armée royale prussienne en déroute et celle-ci ordonne bien vite la retraite. À quinze heures, la défaite prussienne est totale.

    Murat, à son tour, arrive à Iéna avec sa cavalerie et poursuit sans relâche pendant trois semaines l’armée prussienne en déroute. S’en suivra la capture de plus de quatre-vingt-mille Prussiens.

    Napoléon, n’apprenant la victoire d’Auerstaedt que le lendemain, tombe des nues et récompense la bravoure de son maréchal en décrétant que Davout entrera le premier dans un Berlin écrasé et vaincu. Il sera glorifié du titre de duc d’Auerstaedt par l’Empereur.

    Baptiste, quant à lui, eut l’illustre distinction d’être décoré de la Croix de la Légion d’Honneur, tout comme presque cinq cents de ses camarades, par Napoléon lui-même. Il eut même droit à une permission de huit jours et en profita pour rejoindre son village, là où ses parents, morts d’inquiétude, l’attendaient. Ils avaient quitté Paris depuis plus d’un an, car la mère de Baptiste avait attrapé une mauvaise bronchite l’hiver précédent, et le docteur avait préconisé un air plus pur et une vie moins stressante. La brave femme avait mis plusieurs mois à guérir, ses poumons étaient restés encombrés pendant des semaines. Le père avait alors décidé de quitter la capitale sale et ils s’étaient installés dans une petite maison du village voisin. Baptiste n’y était allé qu’une seule fois, mais il avait reconnu le pays où des années auparavant, Armand Monnet avait passé sa jeunesse. Celui-ci en avait tellement parlé, quand la nostalgie le tenait dans ses griffes et qu’il buvait pour oublier, que Baptiste avait eu l’impression de tout savoir du paysage lors de sa venue chez ses parents. Il revenait rarement dans le foyer familial, il ne s’y sentait plus vraiment à sa place comme autrefois. Sa véritable vie, c’était l’armée, les compagnons, les marches, les combats, la guerre. Il admirait tous ces héros qui comme lui se battaient pour défendre la République, même si quelquefois la vie y était très dure. Les poux, la dysenterie, les blessures, la faim ou le froid, tout cela faisait partie de son destin.

    Profitant d’une charrette de fermier, il voyagea pendant toute une journée parmi les décors désolés des routes allemandes. Ensuite, il marcha des heures pour regagner la France. Ses pieds le conduisirent dans une petite bourgade où quelques soldats étaient déjà parvenus avant lui, accueillis à bras ouverts par les villageois. On leur offrait du pain, du fromage, des fruits, du vin. On les fêtait, fiers de leurs victoires et de leur courage. Le jeune homme entra dans une taverne déjà bondée avec quelques compagnons d’armes ; il s’abreuva tant et tant qu’il tomba et s’endormit dans un coin à même le sol, ce qui fit rire ses amis. Il se réveilla quelques heures plus tard, la tête lourde, l’estomac révulsé de tout ce vin ingurgité. Il sortit et se plongea la tête à même un seau d’eau posé près d’un abreuvoir de chevaux. Il se sustenta d’un quignon de pain et de fromage et refusa le vin que lui proposa l’aubergiste en souriant. Il se sentit enfin d’aplomb pour reprendre la route. Il voulait arriver chez ses parents avant la nuit.

    Chapitre II

    Anthonin Fournier n’était pas vraiment satisfait de sa nouvelle charge.

    Pendant plus de quinze années, il avait été rattaché au ministère de la Guerre en tant que commissaire de l’État-Major dans la police de Paris où il s’était fait un nom. Mais voilà que Fouché lui avait fait parvenir une lettre de l’Empereur le désignant comme nouveau successeur du Procureur général dans une petite ville avoisinant Paris.

    Jules Bernard, l’ancien Procureur, avait été arrêté quelques semaines auparavant pour un motif qu’Anthonin n’avait pas bien compris ; on avait parlé de « conduite inappropriée » pour un agent du Ministère. Napoléon l’avait fait mettre aux arrêts, puis déporté dans un lointain village au fond de la campagne française.

    L’épouse d’Anthonin, Marceline, et leur fille Rosette, avaient tout d’abord poussé de hauts cris et refusé de quitter Paris pour un obscur petit village perdu. Selon elles, tout ce qui se faisait d’intéressant, tout ce qui comptait de bien et de civilisé, se passait à Paris. Elles protestèrent vigoureusement quand Anthonin leur enjoignit de faire leurs paquets. C’était un ordre de l’Empereur et nul ne devait discuter la volonté du maître. Marceline et Rosette tempêtèrent, insultant Bonaparte de dictateur méprisant les sentiments de ses sujets. Mais un ordre était un ordre, on ne pouvait ignorer ceux de Napoléon Bonaparte si on ne voulait pas s’attirer ses foudres ; et Anthonin sut les faire taire en évoquant la menace de représailles s’ils refusaient leur soumission à l’autorité impériale. Ce fut donc le cœur lourd que la famille Fournier s’établit dans sa toute nouvelle demeure.

    Suivant les directives de Fouché, ils organisèrent une fête où les plus respectables noms du village furent invités. Le ministre de la police avait expliqué à demi-mot à Anthonin qu’il aurait besoin d’un tel soutien pour le bon exercice de ses devoirs. La maison de Bernard, réquisitionnée et réaménagée afin de mieux accueillir les Fournier, avait été redécorée pour l’occasion. Des meubles lourds et rutilants composés d’armoires imposantes en bois massif, de coffres de rangement pour le linge et de confortables sofas étaient disposés harmonieusement dans les pièces aux tapisseries chatoyantes. De beaux et doux tapis habillaient les sols aux carrelages de dalles noires et blanches. Marceline se consola à la vue de sa nouvelle demeure, plus confortable et spacieuse que celle de Paris. L’espace qu’elle dégageait la rendait plus pratique. Par esprit de contradiction envers Fouché – et à travers lui, Napoléon –, elle fit déplacer tous les meubles et réaménagea les pièces selon ses goûts personnels. Cela amusa fort son époux, soulagé que sa femme se résignât enfin à leur sort.

    Anthonin rejoignit son bureau où il devait exercer ses nouvelles fonctions et se familiarisa avec les dossiers en suspens qui l’attendaient. Son principal devoir était de démêler les affaires courantes des fermiers et autres petites gens suspectées de comportements inadéquats au régime impérial. Il avait aussi la fonction de tenir le registre de la population, des ventes des maisons et des fermages. Il devait veiller également au bon déroulement des procès et ordonner les sentences, d’appliquer les décisions que Bonaparte prenait « en vertu de la sécurité de la France ». Décisions bien souvent arbitraires, car le chef du pays, en véritable despote, ôtait la garantie de liberté pour des raisons parfois imaginaires. Sur ordre de Bonaparte, beaucoup se voyaient jugés, exilés ou déportés, quelquefois même emprisonnés pour de vagues et divers prétextes. Anthonin, un peu déçu de la politique de son Empereur, la comparait à celle de la monarchie capétienne. Il pensait à part lui, que tout en Bonaparte tournait à l’extrême. Il avait une telle faculté dominante dans l’imagination, dans le travail, mais aussi dans le mépris complet pour les hommes, que les jugements portés à son encontre étaient contradictoires. Certains le vénéraient, l’adulaient, d’autres le détestaient et le haïssaient.

    C’était donc la mission qu’Anthonin devait à présent effectuer, appliquer les volontés et les décisions de l’Empereur des Français. Celles-ci lui parvenaient sous forme de lettres de cachet, et même si cela le mettait parfois mal à l’aise, il devait respecter la loi impériale et s’y soumettre tout autant qu’un autre. Pour l’heure, le Procureur général était dubitatif. Il se remémorait la petite fête de la veille et ne savait que penser de ses invités.

    Il avait rencontré les plus riches propriétaires de l’agriculture et de l’industrie. Quelques-uns s’étaient montrés simples et même sympathiques envers lui, d’autres par contre l’avaient toisé, ils n’avaient pas eu l’heur de plaire au Procureur énormément. Comme ce sieur Niverdier, propriétaire d’une manufacture, imbu de sa personne, arrogant et fier de son pouvoir. Il se disait le seul maître chez lui, et insistait beaucoup sur le fait d’avoir su mater les « rebelles de 89 » qui avaient tenté sans succès de le détruire. Il s’était remis à flot après que les insurgés eurent cassé et vandalisé son usine, il avait d’ailleurs sévi et puni les fauteurs de trouble. Depuis, disait-il bien haut en se pavanant, il défiait quiconque de reproduire ces actes de pure folie. Anthonin avait haussé le sourcil, mais l’homme était tellement pris par son méprisant discours de haine, qu’il ne s’était pas aperçu de l’étonnement du Procureur. Malgré tout, Anthonin était un homme de la République dans l’âme, et la vision d’un Niverdier contrôlant et dirigeant ses employés comme des esclaves le rebutait. Il était épris de justice et de liberté et si Napoléon l’avait fait rêver d’une France plus belle et plus prospère lors de son avènement, il avait revu son jugement. Mais il aspirait toujours à ces valeurs morales d’un pays unifié. Ce n’était sûrement pas les propos d’un Niverdier rageur qui changeraient ses idées ; le bonhomme lui inspirait une inimitié et une répulsion qui ne feraient que se confirmer au fil du temps.

    Le jeune Lucien Carpon, au contraire, entra tout de suite dans ses bonnes grâces. Le Procureur apprit l’aide qu’il avait fournie afin d’emprisonner un assassin et ne l’en estima que plus. Son oncle, un riche fermier du village, raconta à Anthonin le rôle important qu’il avait tenu dans l’histoire de l’arrestation du meurtrier. Il lui expliqua avec une fierté non dissimulée que Lucien était devenu son bras droit par son seul travail acharné sur la propriété.

    D’un jeune oisif, joueur et dépensier, il était devenu un ouvrier consciencieux apprécié de tous. Lors de la fête, Grégoire le lui avait présenté et il avait pu converser avec lui.

    – Vous êtes donc ce jeune Lucien dont on m’a tant vanté les mérites, avait souri Anthonin. Il paraît que vous êtes un fin limier, et qu’un assassin a été arrêté grâce à votre flair…

    – Oh ! Je n’ai fait que suivre une piste que d’autres m’avaient aidé à trouver. Je n’ai pas été seul dans cette affaire. Le mérite en revient aussi à certaines personnes qui ont bien voulu me faire confiance. Sans elles, je n’y serais pas parvenu.

    – Et modeste, en plus de ça, rit Anthonin. Votre oncle me dit que vous avez justement su mériter sa confiance et qu’il s’en remet à vous la plupart du temps pour le bon fonctionnement de sa propriété.

    Lucien avait souri largement.

    – Effectivement, j’ai cet honneur que mon oncle m’a accordé. Grâce à lui, ma vie a désormais un sens.

    – Il m’a affirmé que vous étiez doué et qu’il ne regrettait en rien de vous avoir permis de trouver votre place chez lui.

    – Je ne le remercierai jamais assez, avait dit Lucien en mettant affectueusement son bras autour des épaules de Grégoire.

    Anthonin avait apprécié l’humilité et la reconnaissance de Lucien et l’avait pris en amitié aussitôt. Le respect du jeune homme envers ses ouvriers, son sens de la justice, plut au Procureur, il le trouva d’emblée un homme de confiance.

    – Venez donc que je vous présente ma femme et ma fille. Vous pourrez ainsi converser plus aisément, car je me doute que notre grand âge, à mes confrères et à moi, doit nous desservir face à votre jeunesse.

    Lucien protesta, il aimait aussi la compagnie de personnes plus avisées, avec qui il pouvait comparer et calquer ses idées.

    – Nul doute, vous savez vous montrer diplomate, répliqua Anthonin en souriant. Allons ! Venez, jeune homme, que je vous mette en présence de mes deux femmes qui font un petit paradis de ma vie… Ou un enfer, c’est selon !

    Tout en prenant le bras du jeune Carpon, le Procureur Général lui fit la confidence que sa fille Rosette était une charmante demoiselle très entêtée et un peu rebelle à l’autorité.

    – Elle me contredit perpétuellement, rien que pour avoir la joie de jouter verbalement avec moi, continua-t-il en riant. Elle peut devenir une furie quand on lui tient tête, et je suis trop indulgent avec elle, je l’avoue. Elle atteint toujours son objectif… Je n’ai d’ailleurs pas le cœur à lui en vouloir ni à rien lui refuser !

    – Mademoiselle Fournier doit être une jeune fille bien chanceuse d’avoir un tel père qui la gâte…

    Le Procureur partit d’un grand éclat de rire.

    – Je ne pense pas qu’elle ait cette opinion de moi, mais enfin, croyez-moi mon ami, elle use et abuse de ma faiblesse envers elle. Dieu nous protège des femmes, Lucien, et surtout de celles dont l’intelligence et la malignité nous dépassent et savent nous en imposer !

    Les deux hommes se dirigèrent vers un groupe de personnes tout en riant de la boutade d’Anthonin.

    – Madame Fournier, Rosette, ma chérie. Laissez-moi vous présenter le jeune Lucien Carpon, le neveu de notre ami Grégoire. Ce garçon est pour ainsi dire le bras droit de son oncle dans ses affaires. Et c’est lui qui a dénoué une tragique histoire de meurtre à Paris.

    Les deux femmes courbèrent la tête en signe d’un bref salut. Lucien s’inclina.

    – Madame la Procureure, Mademoiselle, je vous souhaite le bonsoir. Vous avez fait un petit bijou de cette maison. Vous y avez apporté une touche de grâce et un cachet qu’elle n’avait pas du temps de son ancien locataire… Monsieur Fournier doit être comblé avec, auprès de lui, deux aussi belles représentantes féminines.

    Marceline rosit d’aise à la flatterie, mais Lucien surprit le sourire sardonique et moqueur de Rosette. Madame Fournier était une femme plantureuse, mais néanmoins coquette. On voyait qu’elle aimait les belles toilettes et les bijoux qu’elle arborait devaient valoir une petite fortune. Elle dégageait une fierté de son rang, un port altier de tête, et jaugeait ses vis-à-vis d’un regard supérieur et sans aucune aménité.

    – Votre oncle nous a en effet parlé de vos talents, jeune homme. Sa voix était haute et claire, et Lucien eut cette sensation qu’elle voulait se faire entendre de tous les gens présents dans la salle.

    – Il ne tarit pas d’éloges sur vous, continua-t-elle. Il raconte même qu’il ne saurait plus se passer de vous, tant votre ingéniosité lui aurait permis de prospérer.

    Elle dit cela avec une moue un peu méprisante qui horripila aussitôt Lucien. Mais il sut n’en rien montrer et tout en souriant généreusement à la femme, il répondit doucement :

    – Mon oncle est trop généreux et pas assez objectif quand il parle de moi. Je ne fais que mon devoir et mon travail. Mais je vous remercie pour ces paroles, Madame. Elles me font honneur.

    – Ne me remerciez pas, elles ne viennent pas de moi, je me contente de les répéter.

    Lucien courba la tête, et néanmoins remercia de nouveau la Procureure, car, dit-il, un compliment est toujours le bienvenu quand il est répété d’une aussi honorable bouche.

    – Je vous laisse à votre discussion, dit Anthonin. Je vais rejoindre des amis et déguster ce bon vin de notre cave. À plus tard, jeune Lucien, profitez bien de votre soirée.

    – Je vous souhaite le bonsoir, monsieur le Procureur, murmura Lucien avec déférence. Et merci de votre invitation.

    Anthonin s’empressa de faire demi-tour et de rejoindre un groupe d’hommes et de femmes. Lucien le soupçonna de se sauver pour ne pas prendre part à la conversation.

    – Dites-moi, Lucien, reprit Marceline avec une voix fielleuse… Il paraît aussi, d’après mes sources, qui j’en suis certaine ne m’ont pas menti, il paraît que votre oncle vous aurait recueilli alors que vous mendiez dans Paris, et qu’il ne souhaitait pas laisser un parent pauvre dehors. Vous devez bénir ce bon sentiment tous les jours que Dieu fait !

    La lionne sortait ses griffes et s’il n’y prenait pas garde, il allait se faire déchiqueter. Lucien ne voulut pas montrer la colère qui le gagnait d’être si pareillement insulté.

    – Ce n’est pas tout à fait exact, chère Madame. Je ne mendiais pas, je peignais et vendais mes tableaux lorsque je demeurais à Paris. La capitale est pleine de ressources inconnues du milieu rural…

    – Vous peigniez ! Voyez-vous cela ! Nous avons là un artiste parmi nous.

    Sa voix avait pris un ton offensant en prononçant ces mots, et Lucien faillit sortir de ses gonds. Mais il se morigéna, cette harpie n’attendait qu’un esclandre pour le discréditer et affirmer sa « bonne naissance ».

    – Un artiste à votre service, Madame, fit-il en s’inclinant de nouveau.

    – Et que peigniez-vous donc, s’il vous plait ? Il n’y a pas tant de sujets à croquer dans Paris…

    – Détrompez-vous, chère Madame. Je faisais des portraits. Je reproduisais des scènes de la vie parisienne qui se déroulait sous mes yeux. Je n’avais pas besoin de chercher beaucoup, j’avais un tableau grandeur nature autour de moi.

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