Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les pleurs de l'Ogre
Les pleurs de l'Ogre
Les pleurs de l'Ogre
Livre électronique370 pages5 heures

Les pleurs de l'Ogre

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Vendredi soir... Dans une cité de Drancy, Marie attend l'homme qu'elle aime. Ce soir là, après un coup de fil, lui reviennent en mémoire le souvenirs d'une enfance où s'entrecroise l'histoire d'une famille vosgienne, accrochée à sa terre et les traumatismes qui ont frappé ce coin de montagne pendant la dernière guerre. Village rasé, population déportée, résistants fusillés, collaboration et trahison.... Par delà l'évocation de figures inquiétantes, ce texte est aussi une ode à la nature, à l'amour et au flux de la vie qui aura le dernier mot.
LangueFrançais
Date de sortie20 nov. 2013
ISBN9782312018539
Les pleurs de l'Ogre

Auteurs associés

Lié à Les pleurs de l'Ogre

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les pleurs de l'Ogre

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les pleurs de l'Ogre - Anne Marie Laurent

    cover.jpg

    Les pleurs de l’ogre

    Anne Marie Laurent

    Les pleurs de l’ogre

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01853-9

    1

    Parfois il lui arrivait de penser. Mais tu n’es pas là du tout, toi !

    Et c’était comme un rêve, une chose inconnue qui ne voulait passer. En vain, elle avait quitté T. Elle s’était égarée davantage.

    Une fugue sans but, au hasard.

    Ici était la ville, ville mère, enclose, bruissant d’une hâte sourde. Une bête chaude et repue, aux mornes tentacules, elle digérait les hommes pressés, asservis et vaincus en ses mornes chemins de béton…

    Elle aurait aimé être chez elle, retrouver son logis silencieux. Insensible à l’haleine grise des voitures, elle va, loin de la vague somnambule des passants, ces passants agités, dont les regards s’évitent, tandis qu’ils affectent de se précipiter vers une cause mystérieuse et essentielle..

    Gare du Nord… Foule plus compacte. Plurielle et étrangère aux accents colorés.

    Des couloirs interminables, toujours en travaux, toujours inachevés. Un chantier perpétuel, une forme qui se cherche. Marie s’arrête, se retourne. Et cette pensée soudaine la submerge. On la regarde !

    Mais elle se reprend. Sotte, sotte que tu es. D’autres peut être, mais toi !

    Moi, répète t-elle, tandis que glisse une rame vide.

    Immobile, comme transparente, elle attend devant le panneau lumineux où s’affichent les noms d’autres gares, d’autres lieux ignorés. Seule, forte de cette assurance. Personne, ici, ne pouvait la connaître.

    Et ses yeux pleins de rêve s’attardent sur la grâce d’une démarche, le frais plissé d’une robe. Ses vives couleurs. Jeune et nonchalante, une longue fille brune déploie le bonheur imprévu de sa grâce en corolle, jupe ouverte sur une jambe fine.

    Belle, indifférente, elle avance et la foule compacte des étrangers sur le quai s’ouvre à son passage, tandis que sa beauté déchire l’amertume d’une journée trop grise, le retour au crépuscule vers la moiteur d’une chambre où s’entasse la famille, avec vue sur la cour, du linge qui sèche aux fenêtres, les odeurs d’urine et de cuisine, la marmaille dans l’escalier. Gare du Nord, six heures du soir, une passante laisse dans son sillage un monde chatoyant, au parfum d’orangers et ce désir frais et violent de conquêtes, au fond de jardins où nichent les fontaines, bleu, bleu de la mer, ses arabesques sous les ombres acérées du mimosa.

    Beauté éphémère, la vision ensoleillée s’efface tandis que surgit une nouvelle rame. Le chant feutré des roues ralentit puis s’arrête dans un brusque envol de pigeons qui se disputaient un reste de brioche.

    L’inconnue a disparu, avec elle sa grâce nerveuse, noyée dans le flot de passagers dégorgés par les portes et, juste avant de se frayer un passage, Marie se retourne encore, sans bien savoir ce qu’elle cherche. Son regard effleure un crâne chauve, silhouette silencieuse au complet gris qui s’engouffre dans la rame voisine.

    Elle lui trouve quelque chose de familier.

    Mais la vague des voyageurs la presse à l’intérieur du RER où ils tiennent emboîtés comme les pièces d’un jeu de construction.

    – Toujours pareil ! maugréé quelqu’un dans son dos.

    A hauteur de son visage se dressent les seins d’une femme noire, aussi plantureux qu’un coussin où elle aimerait enfouir son visage. Cela la fait sourire et elle baisse la tête, dérobant une intimité menacée par l’affluence. De son adolescence, elle conserve la même pudeur, une rougissante timidité.

    Mais les portes se ferment, chant suave du train, les roues glissent, bercements, l’haleine tiède d’une fenêtre quelque part entrouverte.

    Tous ces gens. Où vont ils ? Où vont ils répète avec elle le souffle du train. Et moi, je suis fatiguée. Demain, je dormirai, longtemps. Elle soupire, réprime une envie de s’étirer

    Tiens, elle prend la même ligne.

    Elle ne l’a pas vue monter. A contre jour dans la lumière mourante, la jolie fille de tout à l’heure se tient très droite, à peine contrariée d’être ainsi comprimée. Cela ne va pas durer, tout en elle le signifie, la raideur discrète des épaules, l’expression distante du visage, tache blanche comme suspendue au dessus d’un monde trop ordinaire.

    Parfum entêtant, un peu musqué, des ongles parfaits, elle doit passer du temps à sa toilette. Elle ressemble à Cattel. Si je savais me coiffer comme ça pense Marie au moment précis où sa voisine rejette la tête en arrière, découvrant la soie des cheveux qu’un soleil rasant poudre d’étincelles. Des cheveux propres et brillants comme s’ils venaient d’être lavés, une peau bronzée, à la texture de satin et cet air d’heureuse insouciance, l’air d’aller rejoindre un amant oui, elle ressemble à Cattel. Et tandis qu’elle renonce à trouver une place assise, Marie retrouve cette même impression d’accablement, familière et écoeurante. L’élégance du manteau clair, les bas fins, et jusqu’à l’ombre du chapeau posé de guingois sur un jeune front, elle les ressent ce soir comme un reproche.

    Elle a cherché secours vers la fenêtre où miroite le crépuscule. Le ciel vaste et encombré de nuages filtre les derniers rayons du soleil.

    Demain il pleut. Ce soir peut être.

    Elle contemple le ciel, négligeant les immeubles et les rues laides, les usines désaffectées, terrains vagues sans espoirs, cernés par des murs en briques à demi écroulés. Les remblais et la tache mauve des buddleias. Au printemps il y avait des coquelicots entre les pierres.

    Un graffitis. Lucie, je t’aime.

    L’effroyable gémissement d’un train lancé à toute vitesse les dépasse, un autre déboule en sens inverse.

    Chaque fois elle se prend à sursauter.

    C’est vrai. La ville lui demeurait hostile. Elle ne pouvait s’habituer à ses odeurs sans joie. Elle qui avait grandi dans la liberté des montagnes, la promiscuité des cités l’agressait et elle conservait cette habitude de retenir son souffle, parcourant les rues à regret, poings serrés, nouée de réticence.

    Car sa mémoire conservait le parfum d’horizons plus vastes. Au delà des brumes citadines, un monde ancien s’obstinait, espace immense et préservé où séjournaient encore des odeurs d’automne et de fumée, des aubes délicieuses et fraîches, des rires blessés d’enfant emportés par les soupirs aigres du vent.

    Et quand elle y pensait, elle se sentait envahie de remords, sans bien connaître la cause de ce malaise vague qui la faisait lentement, avec un étonnement hésitant, glisser dans le silence.

    Et, comme en ces jours d’alors, fondre en larmes.

    Drancy.

    Elle tente de se frayer un chemin dans le flot des passagers, pose enfin le pied sur le quai et chemine d’une allure si vive que bientôt, elle se retrouve seule, avec l’impression d’être suivie. Quelqu’un marche derrière elle. Mais quand elle se retourne, en se reprochant d’être si nerveuse, il n’y a personne.

    Rien ne distingue son immeuble des autres mais ce soir sa banalité même a quelque chose de rassurant. Au moment où elle s’apprête à entrer, une dernière caresse de soleil l’inonde. Alors, insensiblement, elle se redresse, ses traits s’ouvrent sous la lumière qui la rend belle. Elle vient de se rappeler ces jours brumeux de T. et sa promesse.

    Jamais plus elle ne serait vaincue.

    Dans le hall, elle retrouve cette impression confuse d’être observée. Mais quand elle jette un regard en arrière, elle voit une rue vide, un unique passant. Engoncé dans un pardessus gris et le visage dans l’ombre, il s’absorbe dans la contemplation d’une porte cochère.

    Pas de courrier dans la boîte aux lettres. La veille non plus, juste un papier qu’elle avait failli jeter. Encore un prospectus. Sa boîte aux lettres en regorge et elle se sent vaguement déçue de ne pas recevoir davantage de courrier. Dans l’ascenseur, en cherchant ses clés, elle le retrouve au fond du son sac à mains, coincé entre son portefeuille et sa boîte de poudre. La poudre, elle l’emmène juste pour se sentir femme mais elle oublie de l’utiliser. Sur le papier chiffonné, elle reconnaît le sigle du gaz de France. Ils annoncent leur visite, lundi matin, un contrôle de routine. Elle travaille lundi ! Cela ne fait rien, elle va demander à Cattel de les recevoir, le lundi est son jour de congé. En caractère gras, il est écrit

    Votre présence est indispensable. Indispensable, comme si c’était facile. Quand l’ascenseur s’arrête entre deux étages, elle le remarque à peine et en profite pour dresser mentalement la liste des courses.

    Tiens l’ascenseur s’est remis en marche, s’il était mieux entretenu… Il faudrait accorder plus de soin à sa nourriture, ne pas oublier d’acheter des fruits, ces derniers temps, elle travaillait trop et se nourrissait mal.

    Elle atteint enfin le sixième et s’interrompt avant d’introduire la clé dans la serrure. Elle a oublié quelque chose et cela la contrarie. Une pensée soudaine la traverse et s’esquive à l’instant précis où elle allait la saisir. Tant pis, ce n’est pas la première fois. Donc il faut acheter des fruits. Et des dattes de Tunisie, Adam les aime.

    Adam…

    D’abord, elle ne s’était pas rendu compte.

    Sa main tremble, il lui faut s’y reprendre à deux fois pour introduire la clé dans la serrure et quand elle y parvient, elle sent une résistance. C’est étrange, elle ne l’avait pas remarqué, ce matin encore, cela semblait fonctionner. Mais elle n’a pas le temps d’y songer davantage car la porte s’ouvre.

    Et sa solitude lui saute au visage.

    Il ne viendra pas.

    Tout bas, elle a murmuré son nom, une invocation timide, incongrue. Elle laisse tomber son sac dans le couloir, ose quelques pas en direction du salon, hésite en apercevant la porte de sa chambre entrouverte, un trou sombre dans l’obscurité qui gagne la pièce. Alors, comme découragée, elle renonce à appuyer sur l’interrupteur et son bras s’affaisse, inutile.

    2

    Quand ils vivaient ensembles, dans le rez de chaussée humide de leur appartement parisien, elle l’entendait s’exclamer depuis la pièce où il avait trouvé refuge.

    – Déjà ! Viens voir ce que j’ai écrit ! ou, d’autres fois Rien à faire aujourd’hui, ça ne vient pas, qu’est-ce que tu dirais d’une petite mousse, bien fraîche. Et une portion de frites. Quand tu n’es pas là, j’en oublie de manger.

    Elle riait, en posant sur lui des yeux candides, qui ne s’abandonnaient jamais tout à fait à la joie :

    – Je te manque à ce point ?.

    Mais quand depuis le seuil, elle entendait le cliquetis de la machine à écrire, elle savait qu’il ne fallait pas l’interrompre. Elle préparait du thé dans la cuisine, attentive à chaque geste, les tasses claires de faïence, la coupelle avec le sucre et la théière au bec ébréché. D’une poussée du genou, elle entrouvait sa porte et posait le plateau sur la planche de sapin encombrée de livres et de papiers en désordre. Quand il levait les yeux, l’espace d’un instant, il paraissait ne pas la reconnaître. Il souriait enfin.

    – Deux sucres pour moi. As tu ébouillanté la théière ?

    Elle oubliait. Chez elle, on ne buvait pas de thé.

    Parfois, ils faisaient l’amour. Il la caressait doucement, longuement, avant de peser sur elle, allongée à même le sol, toute consentante, avec de la lenteur dans chacun de ses gestes, dans son long corps abandonné. Pour lui, ses belles jambes disjointes et elle rejetait ses cheveux en arrière, glissant, glissant dans le plaisir, paupières closes, avant de sombrer en brèves saccades.

    Elle ne l’avait pas vu changer. Il disait que c’était assez. L’écriture, une peine vaine, il était temps de rompre ses liens avec l’adolescence. Inspecteur de police, ou commissaire, c’est ce qu’il voulait être. Pour savoir, enfin, comment vivent les hommes, la vraie vie, crue et violente, pas celle des livres. Elle ne l’avait pas pris au sérieux, il travaillait pourtant, préparait des concours, tandis que peu à peu, le Code pénal remplaçait ses bouquins de philosophie.

    Un soir, alors qu’il effectuait un stage dans un commissariat du dix huitième arrondissement, il l’avait appelée.

    – Marie !

    Penchée sur la baignoire qu’elle s’escrimait à récurer, elle n’avait pas réagi. Debout, dans l’embrasure de la porte qu’il obstruait de sa haute silhouette, comme pour en bloquer toute issue de secours, il avait encore répété :

    – Marie… 

    Au son de sa voix, elle s’était retournée, relevant machinalement la mèche brune qui lui cachait les yeux. Il murmurait :

    – Je voudrais te parler… 

    3

    A présent, il n’est plus là, sa présence familière qu’elle trouvait parfois encombrante, a déserté sa vie. Ils furent douloureux les premiers temps de l’absence…

    Mais ce soir, dans son appartement silencieux, rien ne tressaille en elle tandis que, debout, incertaine, elle évoque les traits de son visage. L’odeur aussi, un peu salée, unique de sa peau. Cela surtout lui restait, le désir de la sentir, encore, sous ses doigts. C’était l’amour, c’était…

    Elle ne sait plus ce que c’était. Oublier serait il si aisé ?

    Paris, la rue Raymond Losserand. Ce logement humide où ils étaient ensembles. A quand remontait la rupture, elle ne sait plus, deux ans, trois, plus peut être ? Chaque jour à présent lui donnait l’impression de s’éloigner davantage.

    Drancy, une cité HLM rénovée depuis peu.

    Elle habitait trois pièces, deux petites, une plus large donnant sur une cuisine étroite où elle prenait ses repas. Sous ses fenêtres un square exigu, un bac à sable, quelques bancs. Non loin, un arrêt d’autobus.

    Qu’importait sa banalité. L’appartement était confortable. Ses baies vitrées ouvraient sur la majesté des ciels immenses et changeants d’Ile de France.

    Attirée par cette lumière du couchant, elle traverse le salon, abandonnant au passage son imperméable sur le vieux fauteuil revêtu de velours rose.

    Elle pose son front sur la vitre froide.

    La nuit vient. Une petite lune très pâle apparaît au dessus des immeubles. Il traîne encore autour d’elle des lambeaux de ciel orangé. A l’ouest, des nuages s’amassent en hautes colonnes.

    Il va pleuvoir.

    Ce ciel. Géant, grand ouvert. Souvent, elle restait ainsi sans penser, à regarder par la fenêtre tandis que résonnait en elle une mélodie minuscule.

    C’était cela le bonheur, une chose si simple et si vivace. Et elle se demandait pourquoi elle était restée si longtemps avant de le connaître.

    Aujourd’hui, doucement, la nuit fleurit autour d’elle, avec cette petite lune très jeune qui la regarde. Elle se sent apaisée. Comme réconciliée. Si absorbée qu’elle ne perçoit pas le froid de la vitre où son souffle dépose une buée transparente. Et la lucarne rêveuse de ses yeux glisse sans les voir sur les rues abandonnées aux bourrasques de novembre.

    Oui, la vie se lasse de tourner en rond et on espère toujours, autre chose, un futur, ou un ailleurs. Mais ici, debout face au ciel, elle découvrait une joie secrète.

    C’est vrai, elle s’en souvient. Elle avait cru en venant ici qu’elle cherchait à se punir, le chemin de la banlieue était semblable à un exil. N’avoir su garder l’amour, quelle disgrâce.

    Qu’Adam en aît préféré une autre… Elle pensait ne jamais se remettre

    Tandis qu’elle rêve ainsi, ses yeux, machinalement, cherchent la lune, prête à chavirer sous les assauts des nuages…

    4

    La sonnerie du téléphone la fait sursauter. Elle lui jette un regard hostile. Sa main hésite vers l’appareil, heurte au passage le vase jaune où quelques roses achèvent de mourir et, au moment où elle saisit le combiné, la sonnerie s’arrête. Tant mieux, pense t-elle aussitôt, certaine qu’il s’agit d’Adam. Il va annuler leur rendez vous. Chaque fois, elle se sent stupide, confondue par son inaptitude à bredouiller autre chose que des mots vagues, avant de raccrocher. En fait, elle ne sait plus très bien, même si elle n’ose se l’avouer, peut être lui en veut-elle encore.

    Maintenant, elle prend davantage conscience de son âge, quarante ans bientôt, et les premières rides. La peau qui commence à se corrompre. Et la solitude des réveils, après des nuits trop longues. Elle se rappelle ce jour d’hiver où elle avait souhaité mourir. Et, pour chasser cette impulsion, composé un numéro, au hasard. Une voix d’enfant avait répondu, sage et appliquée :

    – Papa et maman dorment, voulez vous que je les réveille ?.

    C’était avant Adam, au temps où elle s’attachait à des hommes quelconques. Ils se succédaient dans son lit tandis qu’elle attendait autre chose. Elle était jeune alors, avec dit on, toute la vie devant soi. Jusqu’à ce matin d’hiver, un dimanche.

    Toute la vie, c’était trop vaste pour en faire quelque chose de valable.

    A présent, elle n’a plus toute la vie devant soi, elle atteint ce moment critique.

    – Celui où tous les hommes bien sont pris, disait sa voisine Cattel, ajoutant avec sa moue impertinente, quant aux autres… Et sa main brune et petite esquissait une volute négligente dans l’air saturé par la fumée de ses cigarettes.

    Marie reste là, engourdie, inattentive quand le téléphone sonne à nouveau. Cette fois, elle est plus prompte à répondre.

    L’appel vient d’une cabine, la communication se fait mal.

    – Oui, qui est à l’appareil ? 

    Silence au bout du fil. Oui ? Elle essaie vainement, de dire quelque chose.

    – Oui… répète t-elle, le regard vague, tandis qu’une barre douloureuse gagne son crâne.

    Pourvu que ce ne soit pas une migraine.

    Au moment où, découragée, elle va raccrocher, elle distingue, une plainte étouffée, puis le silence, à nouveau, mais plus dense, envahi par l’invisible présence de l’autre.

    Très vite, elle repose le combiné, déjà son cœur bat trop fort. Des appels comme cela, elle en recevait souvent ces derniers temps. Un malade, inoffensif, perclus de solitude, qui compose des numéros au hasard…

    Et si quelqu’un cherchait à lui nuire ?

    En fait, cet appel lui laisse un malaise vague, une impression de danger.

    Aussitôt, elle se le reproche. Elle dort peu, c’est cela qui la rend nerveuse. Chaque nuit, elle s’éveille, tremblante, cherchant ce qui l’a effrayée. Après un temps infini, où elle tourne, retourne des pensées importunes, sans qu’elle le sente venir, elle sombre dans un rêve sans mémoire, interrompu par la sonnerie du réveil.

    Elle va prendre froid à rester ainsi sans bouger aussi, machinalement, elle retourne à l’entrée, ramasse au passage l’imperméable qu’elle suspend sur un cintre. Une boisson chaude, bien sucrée, voilà ce qu’il faudrait. Il doit rester un peu de café, elle va le réchauffer. Adam se moquait. Réchauffer du café. Une habitude de paysanne.

    Mais elle n’a pas le temps d’arriver jusqu’à la cuisine.

    5

    Encore la sonnerie. Cette fois, elle ne répondra pas.

    Oubliant sa résolution, elle risque un pas vers l’appareil. Peut être Adam cherche t-il à la joindre ?

    Elle décroche trop vite et se reproche aussitôt sa précipitation.

    – Marie, c’est toi ?

    Trop déçue pour reprendre contenance, elle bafouille :

    – Oui, oui, mais qui… 

    L’autre insiste :

    – Marie ? Je ne me suis pas trompée, je suis bien chez Marie Laurent ? 

    Mélie ! Comment n’a elle pu reconnaître cette intonation si particulière à ceux de son village ? Par manque d’habitude sans doute. Sa tante appelait rarement. Conservant une certaine méfiance pour la technologie moderne, elle n’aimait guère se confier à un interlocuteur invisible.

    – C’est toi qui vient d’appeler ?

    – Non ! répond Mélie d’une petite voix.

    Marie s’inquiéte. Ces coups de fil sont si rares…

    – Mélie, il est arrivé quelque chose…

    – Non, non, ça va bien. Rien de particulier.

    – Tu es sûre ? 

    Sa tante a eu un petit rire las.

    – Tu sais ici… il y a si peu de choses. 

    Alors, elles ont parlé de ce peu de chose. Du temps qu’il fait, du temps qui passe et de toutes ces petites misères que l’âge transforme en grands malheurs.

    – En vieillissant, elle ressemble de plus en plus à ma mère, sa voix surtout… a pensé Marie dont le mal de tête se faisait plus insistant.

    Puis, en cet instant où la conversation s’épuise, elle a demandé des nouvelles de T. Ainsi à l’approche d’une séparation, on lance encore quelques mots pour retarder son issue.

    – Des nouvelles du village ? Tu sais… ici… ? a repris la voix douce de Mélie qui poursuivait déjà. - Et puis, je n’ai guère le temps. Après l’opération, cela n’allait pas trop mal mais j’ai revu le médecin. Il dit qu’il faut continuer la chimio, les rayons aussi, une nouvelle série… 

    Sa tante soupire.

    – La dernière fois, cela m’a tellement fatiguée. Je ne sais pas si j’aurai le courage… 

    – Du courage, mais tu en as tant, je t’admire tu sais. a répondu Marie qui cherchait à la réconforter. C’est vrai, elle admire chez Mélie ce courage des simples, sa façon tranquille d’endurer les catastrophes, la même patience propre aux siens et dont elle pensait n’avoir hérité qu’une part infime. Elle s’est rappelé son père, sa mère aussi et, distraite à cette pensée, elle n’a pas entendu la question de sa tante.

    – Ah oui, au fait, Désiré, tu te souviens de Désiré ? questionnait Mélie.

    – Désiré ? Répète Marie en écho.

    Elle porte la main à son front comme pour chasser la douleur qui le gagne. Peut être qu’une aspirine… Avec un peu de chance, il devrait bien en rester un tube mais où ? Peut être tout simplement dans la salle de bains…

    Et puis, comme si cela lui était soudain revenu.

    – Excuse moi, qu’est-ce que tu as dit ? Désiré ?

    – Oui. Désiré, Désiré Thiaudon.

    – Ah ! a simplement répondu Marie comme si ce nom ne lui disait rien et qu’elle pensait à autre chose.

    Déjà sa tante insiste avec une inflexion inquiète.

    – Tu sais bien, Désiré, le voisin. Celui de Noirmont ! 

    Marie répète une nouvelle fois Ah ! comme si elle avait compris, en essayant d’oublier son mal de tête.

    – Il est mort. 

    Après un silence, Marie questionne, avec une impression d’infinie distance :

    – Et comment il est mort Désiré ?

    – Une balle de Mauser, en plein cœur.

    – Une balle de Mauser ? Un meurtre ?

    Mélie l’interrompt.

    – Non !.

    Elle marque une pause, comme si elle hésitait. Puis elle continue, pesant chacune de ses paroles.

    – Plutôt à un accident. Il nettoyait un vieux Mauser, tu sais, ces armes de la dernière guerre. Le coup a dû partir tout seul. Il paraît qu’il y avait du sang partout. 

    Marie écoute d’une oreille distraite tandis que son mal de tête se fait plus violent.

    – Je te dérange peut être. a dit sa tante, inquiète par cette absence de réaction.

    – Non, pas du tout, je t’entends si peu.

    – Tu sais, Marie Thiaudon…

    – Excuse moi, de qui parles tu ?

    – Mais de la femme de Désiré… Tu es sûre que je ne te dérange pas ? 

    Et, convaincue par les protestations de sa nièce, Mélie raconte que depuis l’accident, la femme de Désiré se barricade chez elle. Puis, après un temps de silence…

    – Je me demande si elle a encore toute sa tête…

    – Pourquoi cela ?

    – Elle semble terrorisée. Elle raconte n’importe quoi. Que son tour va venir. Que le doigt de dieu a désigné les coupables. Enfin, je ne veux pas t’ennuyer avec ça… 

    Cette fois, leur conversation arrive à son terme, elles vont se quitter après les paroles d’usage.

    – Soigne toi bien, fais attention à toi. 

    Marie sent, en les prononçant, combien ses mots sont dérisoires. Elle connait sa tante, ignorant que la familiarité fonctionne à la manière d’un leurre. Ainsi, se contentant de cette perspective très réduite, elle s’est demandé si, une seule fois dans son existence, Mélie avait fait preuve d’indépendance. Quant aux prescriptions médicales, avec le sérieux qu’elle mettait en toute chose, elle devait les respecter à la lettre.

    Aussi, comme elle se sent impuissante à manifester autrement sa sollicitude, elle ajoute :

    – Surtout ne me laisse pas sans nouvelles…

    – Oui, ne t’inquiète pas. répond Mélie de cette même petite voix éteinte.

    Elle n’a jamais été bien forte. Sa dernière lettre parlait de cancer. Après une première rémission, pouvait elle espérer ? Avant de raccrocher, sa tante s’est rappelé quelque chose.

    – Pour Noirmont, tu es toujours d’accord ?

    – Mais pourquoi me demandes tu cela. Tu sais bien que cette maison t’appartient. Tu n’as pas besoin de mon accord et puisque tu as un acquéreur…

    – Oui, je ne l’ai pas rencontré mais il semble pressé. D’ailleurs, à rester inoccupée, cette maison se dégrade chaque jour davantage mais…

    – Et bien vends ! l’interrompt Marie qui s’efforce de réprimer son irritation. Cela fait deux fois déjà que sa tante lui pose la question. -Vends tout ! répète t-elle encore sur un ton plus doux. Mais quelque chose en elle se retient de crier.

    – Et brûles ces papiers que tu as trouvé, ces lettres, toutes ces vieilleries. 

    6

    Elle a reposé le combiné et s’interroge, bras ballant devant son téléphone.

    Mélie… Est-ce qu’elle va mourir ? Et cette question soudaine l’emplit de confusion.

    Là bas, au village, s’effilochent les souvenirs de l’enfance. Là bas, elle revoit sa tante, petite et triste, dans la maison de retraite où l’existence s’étiole, suspendue en de vaines attentes, avant que de sombrer, se dissoudre sur des voies sans retour, vers ce qui vient et qui est si long. Si long.

    Elle chancelle soudain.

    Qu’a t elle ? Pourquoi ce tremblement, ce refus, ces mains qui cachent le visage ? Et cet élancement dans la tête. Si elle avait de l’aspirine, juste un comprimé… Elle aurait dû tout à l’heure s’arrêter à la pharmacie, elle y a songé… Mais, de plus en plus souvent, elle avait des absences, oubliant aussitôt ce qui lui était venu. Il n’en restait qu’un malaise vague, comme si une part d’elle même lui échappait en permanence.

    La pièce s’obscurcit, lentement, sous les assauts du soir.

    Sur une table basse, des oranges mêlent leur parfum à celui de l’encens que, s’arrachant à sa torpeur, elle vient juste d’allumer. Une petite lumière rouge et fidèle pour affronter novembre et ses froidures.

    Novembre, mémoire d’autres temps, les nuits qui s’allongent, feux d’herbes sèches et de ronces, les livres d’autrefois et les grippes qui la tenaient enfermée dans la moiteur du lit alors que la bise s’avançait au dehors. Novembre, la toux les nuits et les potions de sa mère, la cuillère poisseuse de sirop, brune auréole sur la blancheur du drap. Une pomme, au jardin, toute flétrie, et le feu qui ronfle dans la cuisine.

    Immobile et songeuse, tandis qu’au dehors s’allume l’éclair des réverbères, le silence de la vitre l’attire comme un vivant écran,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1