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Livre électronique505 pages7 heures

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À propos de ce livre électronique

Laurent, riche industriel, mène une vie confortable mais mortellement ennuyeuse. La découverte d'un sac abandonné en forêt va changer son destin. Faute de pouvoir trouver son propriétaire, il va lui emprunter son identité pour recommencer sa vie ailleurs... Mais c'est sans compter sur la ténacité d'un détective privé qui va remuer ciel et terre pour le retrouver.
LangueFrançais
Date de sortie5 déc. 2013
ISBN9782312018881
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    Aperçu du livre

    Cache cache - Christine Antheaume

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    Christine Antheaume

    Cache cache

    Tome 2

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    Du même auteur

    Tsunami, éditions du Bord du Lot, 2010

    Crimes à Temps perdu, éditions Ex Aequo, 2010

    Cache cache, Tome1, les Editions du Net, 2013

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01888-1

    Première partie

    1

    J’ai serré Naty dans mes bras. Il me semblait que tout ce que j’avais vécu depuis ma naissance, tous les épisodes de mon existence, toutes les épreuves endurées trouvaient leur justification dans cette minute de grâce. Je revoyais en un éclair ma fuite de Marcillac sous l’identité d’un autre, mon débarquement aux Coralines, mes premiers mois à l’Etoile du Sud sous ma toque de cuisinier, la rencontre avec Naty et mes vicissitudes de vendeur de crêpes dans le camion de Dari, sur la place de Walloo.Tout ce qui m’était arrivé n’avait tendu que vers cet instant béni.

    Les deux paysans, dans leur champ de taros, s’étaient arrêtés de travailler et nous observaient avec un intérêt non dissimulé.

    – Ne restons pas là, a fait Naty.

    Brisant le silence tendre qui nous enveloppait, elle m’a entraîné sur le chemin de la forêt. Le « chien » exécutait devant nous de grands bonds survoltés, puis, soudain, il est parti comme une flèche vers le village, nous rendant à notre intimité.

    – Raconte moi. Raconte moi tout. Comment tu t’en es sorti, avec les nakis ?

    Elle ne savait rien. Nous avions tellement de choses à nous dire que je n’aurais pas assez d’une vie.

    Je lui ai décrit mes déboires avec les nakis, mes journées passées devant ma crêpière, et ai fièrement sorti de mon sac l’enveloppe contenant une partie de la recette.

    – J’aurais aimé la remettre à Dari.

    – Il n’en aura pas profité. Il n’a jamais été riche. Tout ce qu’il possédait, en plus du camion, c’est ce lopin de terre.

    – Il avait des enfants, une femme ?

    – Non, j’étais sa seule famille. Et le camion ? Tu as pu le vendre ?

    – Pour le moment, c’est Sabou qui le tient.

    Un ronronnement ténu, comme un bourdonnement de moustique, s’est insinué entre nous. Cela venait de la vallée. Naty a lâché un juron.

    – Ca me rend malade !

    – Quoi ?

    – La tronçonneuse ! Ils sont en train de défricher ! Tu as bien dû les remarquer, au pied de la montagne…

    – Oui, je…

    Sans attendre ma réponse, elle a filé comme une fusée si vite que j’ai eu du mal à la suivre.

    J’ai louvoyé à sa suite entre les pandanus et les fougères arborescentes. Puis elle s’est arrêtée. Juste avant l’entrée du village, une échancrure dans la végétation offrait une vue plongeante sur la presqu’île. Au loin, les montagnes se diluaient dans une vapeur bleutée, surplombant la toison verte. Au bas du versant, on distinguait nettement la balafre de la piste que j’avais empruntée quelques instants plus tôt, et la tonsure de terrain défriché, comme une blessure. Ici la forêt exposait son cuir chevelu aux regards, une déchéance suprême.

    – Bientôt, si on les laisse faire, la piste deviendra une véritable route, et ils vont raser plusieurs hectares…Ils sont en train d’assassiner les arbres… Ils n’ont pas le droit !

    – Tout à l’heure, en montant, j’ai vu des hommes abattre un moabi. C’est bien d’eux que tu parles ? Qui sont-ils ?

    Ma compagne m’a expliqué dans un souffle haché, trahissant son énervement :

    – Des ashantis. Mais ils ne sont pas du village, ce sont des employés de la compagnie forestière. Ils travaillent contre leur propre peuple !

    – Que veux-tu dire ?

    – Le moabi nous sert à beaucoup de choses. Son écorce nous fournit une poudre médicinale, de ses fruits nous tirons de l’huile pour la cuisine ou pour la peau, et leurs graines broyées sont utiles également pour nous soigner.

    – Mais alors, pourquoi ces hommes le coupent-ils ?

    – Parce qu’ils sont payés pour ça ! Ils se sont fait embaucher par la compagnie d’exploitation pour un salaire de misère, parce qu’ils ne trouvent pas de travail ailleurs, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de détruire la forêt qui les fait vivre. Hier, je suis descendue pour leur parler, pour essayer de les convaincre, et leur dire ce que je pensais, mais ça n’a servi à rien, ils ne font qu’obéir aux ordres. Mais le pire, c’est que cette exploitation est complètement illégale ! Cette forêt fait partie du territoire ashanti, personne n’a le droit d’y toucher sans notre autorisation. Mais ils s’en sont passés ! Le gouverneur a permis son exploitation sans nous demander notre avis ! En fait, celui qui est derrière tout ça, c’est Hasma.

    D’un geste rageur, elle a arraché un rameau d’un petit arbuste et, le brandissant sous mon nez, a proféré quelques mots en dialecte, des jurons à n’en pas douter. C’était la première fois que je l’entendais parler autrement qu’en français. J’en savais si peu sur elle, au fond.

    – Hasma ? Qui est-ce ?

    Elle m’a pris par le bras et m’a entraîné sur le chemin.

    – C’est un entrepreneur de Borjura. Il veut exploiter le terrain pour en faire une bananeraie.

    – Mais pourquoi ici ? C’est tellement reculé !

    – Parce qu’ici, la terre est exceptionnelle. Protégée du vent, une pluviométrie parfaite. Dans la plaine, le sol commence à s’épuiser, et la terre est chère, les moindres espaces sont cultivés. Ici, elle serait plus productive.

    – Mais ça reste trop loin de tout, non ?

    – Ca ne lui fait pas peur ! Il prévoit de goudronner l’entrée de la piste, pour permettre un accès depuis la nationale, avec des camions qui feraient la navette. Des projets pharaoniques ! Mais qui vont tout détruire.

    – Mais comment se fait-il que le gouverneur ait autorisé une chose pareille ?

    – Bah, avec un bakchich conséquent, on arrive à rendre les autorités sourdes et aveugles à tout ce qui n’est pas dans les clous, et à mettre tout le monde de son côté. D’autant plus que Hasma a des arguments. Il lui a fait comprendre que ce projet amènera un développement économique au pays, et fournira des emplois aux gens de la vallée, et aux ashantis.

    – Il y aura des conséquences pour Salama, si le projet voit le jour ?

    La colère a fait flamber ses yeux d’ombres.

    – Oui, et elles seront catastrophiques. D’abord parce que la culture des bananes nécessite beaucoup de produits chimiques, qui vont empoisonner nos sources et nos sols, et surtout, le déboisement est en train de faire disparaître des espèces précieuses, utilisées par les ashantis depuis la nuit des temps, comme ce moabi, ou comme celle-ci…

    Elle a brandi le rameau comme un drapeau.

    – Elles s’éteindront à jamais si on coupe les arbres.

    Je ne l’avais jamais vue dans un tel état d’énervement.

    – Comment faire pour empêcher tout ça ? Tu as essayé de discuter avec cet Hasma ?

    Elle a égrené un rire triste.

    – Lui, on ne le voit jamais. Il envoie toujours des émissaires. Pour lui, nous n’existons pas. Je suis allé à Borjura avec Kodé pour voir le gouverneur, afin de faire respecter nos droits.

    – Kodé ?

    – C’est le chef du village. Je te présenterai à lui tout à l’heure.

    – Et vos démarches n’ont pas abouti ?

    – Le gouverneur est un pourri. Il nous a répondu que puisque nous n’exploitions pas cette partie de la forêt, nous n’avions aucun droit dessus. Ce qui est totalement faux. Cette forêt nous appartient. Il n’a pas le droit de la louer. Au minimum, c’est avec nous qu’Hasma aurait dû négocier. C’est à nous qu’il aurait dû verser l’argent de la location des terres. Seulement, il savait que Kodé y était farouchement opposé. Il a donc traité avec le gouverneur, au lieu de s’adresser à nous. Nous ne verrons pas un sou de l’argent de cette pseudo location. C’est du vol pur et simple.

    – C’est tout de même incroyable !

    – Quand nous avons eu connaissance de ce projet, les choses étaient déjà engagées. Nous avons été mis devant le fait accompli. Il aurait fallu acheter la bienveillance du gouverneur, et il sait très bien que nous n’avons pas d’argent. Il profite de notre faiblesse pour nous imposer sa loi. Il se dit que deux ou trois villages d’analphabètes sont bien incapables de se défendre et de faire valoir leurs droits. Résultat, la compagnie continue de couper les arbres, et une fois le terrain défriché, cette ordure d’Hasma y plantera ses bananiers.

    – Il n’y a donc pas de solution ?

    – Je ne vois pas, à part continuer à protester.

    J’étais prêt à lui proposer immédiatement tout ce que j’avais pour défendre sa cause, mais je ne voyais pas comment l’aider. Il fut un temps où il m’aurait suffi de poser sur la table une somme astronomique pour influer sur la décision en haut lieu, mais je n’étais plus en mesure de proposer quoi que ce soit. D’autre part, la corruption de fonctionnaire ne faisait pas partie de mes idéaux. Même si j’en avais eu les moyens, je ne l’aurais pas cautionnée.

    Je n’avais que mon impuissance à lui proposer. C’était une frustration cuisante. La lutte était inégale.

    – C’est révoltant. Il doit bien y avoir une instance, une autorité au-dessus du gouverneur, pour empêcher ces agissements.

    – Malheureusement, non. Les autorités ? Quelles autorités ? Elles sont toutes corrompues jusqu’à l’os. Et Hasma a le bras long. Avec le gouverneur dans sa poche, personne ne songera à l’inquiéter.

    Je n’étais pas assez naïf pour penser qu’elle se trompait. J’étais resté assez de temps aux Coralines pour constater que la corruption gangrénait tous les étages de l’administration.

    – C’est révoltant ! me suis-je indigné.

    Elle a hoché la tête tristement.

    – Bien sûr ! Comme beaucoup de choses ici, a-t-elle répondu d’un ton las. De toutes façons, maintenant, les dés sont sans doute jetés, je ne vois pas ce qu’on pourrait faire pour s’y opposer.

    Il y avait quelque chose de dur, de triste, qui affleurait sous ses joues lisses. Son découragement m’a fait mal. J’entrevoyais ce qu’elle avait vécu dans ce petit bout du monde depuis notre séparation, les épreuves qu’elle avait traversées. La mort de Dari, cette lutte perdue d’avance contre cet Hasma de malheur. Je me suis souvenu tout à coup des problèmes qu’elle évoquait dans sa lettre. Je comprenais maintenant à quoi elle faisait allusion.

    Elle m’a pris la main.

    – Viens, rentrons au village, c’est l’heure du déjeuner.

    Nous avons quitté la clairière, laissant les ouvriers à leur entreprise de sabotage.

    Tout en marchant, elle m’a dévoilé quelques bribes de l’histoire des ashantis. Cette peuplade avait toujours vécu repliée sur elle-même, en marge de l’évolution qui avait transformé le reste du pays. Il ne restait plus de ses derniers représentants que quelques villages disséminés dans la presqu’île. La difficulté d’accès les avait préservés des avatars du monde moderne, de ses bienfaits comme de ses inconvénients, et leur mode de vie, commandé par la nature et par ses lois, avait très peu changé depuis des siècles. La plupart des ashantis ne savaient ni lire ni écrire. Peu parlaient français. Jusqu’à ce que le gouvernement entreprenne la construction du pont, au-dessus de la rivière, il y avait de cela vingt ans. La vie des salamiens, qui jusque là avaient vécu en quasi autarcie, tirant leur subsistance de la forêt et de l’agriculture, en avait été sensiblement modifiée.

    – Auparavant, pour se rendre à Borjura, il fallait passer sur l’autre versant de la montagne, ce qui nécessitait un large détour pour atteindre la plaine, a expliqué Naty. Cinq heures de marche au moins. La passerelle a changé la donne, en facilitant l’accès à la vallée.

    Ce mince pont de bois matérialisait le trait d’union entre deux mondes. Les jeunes, épris d’aventure contrairement à leurs aînés, avaient traversé le cours d’eau, et découvert la frénésie de la ville. Là, on pouvait travailler et gagner de l’argent, là, on avait accès à la modernité. La ville était entrée dans leurs veines et n’en était plus sortie. La plupart s’étaient arrêtés à Houri ou à Borjura, certains avaient poussé jusqu’à Kira.

    Lorsqu’ils revenaient à Salama, c’était pour dénigrer la culture de leurs ancêtres, et décrire toutes les objets incroyables qu’on pouvait trouver dans les commerces de la cité. Avides de reconnaissance et de liberté, éblouis et emplis de désirs nouveaux, ils rejetaient les traditions de leurs aïeux, qu’ils jugeaient avec sévérité et une vague honte, comme appartenant à un mode de vie rétrograde, sans en mesurer la sagesse et le bon sens. Le mot « nature » les faisait grimacer. Pour les jeunes générations, il était devenu synonyme d’arriération.

    Beaucoup pourtant s’entassaient dans les bidonvilles et les rues nauséabondes de Borjura, et travaillaient dur pour gagner quatre sous, dans les plantations de bananes, de canne à sucre, dans les conserveries, ou encore au port. Mais par amour-propre, aucun n’osait décrire ses conditions de vie. Si misérables soient-elles, ils préféraient encore trimer pour un salaire de misère, mais jouir du prestige que leur donnait leur statut de citadin auprès des autres jeunes du clan.

    A chacun de leur retour au village, les hommes rapportaient avec des bassines métalliques, des postes de radio, des torches électriques, une multitude d’objets manufacturés dont les habitants, jusqu’ici, s’étaient toujours passés. Ils les exposaient comme des trophées, des symboles de leur réussite et du progrès, fiers d’être les messagers d’un nouveau monde en marche. La modernité s’était ainsi infiltrée sournoisement dans les foyers de Salama. Ils parlaient français entre eux, pour marquer leur différence. Cette langue s’était peu à peu insinuée sous les appentis.

    Rien d’étonnant, dans ce contexte, que la future bananeraie divise le village. Depuis des mois, le sujet faisait l’objet de discussions animées. Ses plus fervents partisans étaient les pères de famille, qui trouvaient dans ce projet la possibilité de travailler sans quitter le village, et les femmes, qui espéraient pouvoir ainsi retenir leur mari et leurs fils.

    Inversement, certains jeunes, qui ne juraient que par la ville, n’y étaient pas favorables, car la plantation les privait de la nécessité de s’expatrier, et ils ne se voyaient pas retourner vivre en forêt. Dans le camp de ces réfractaires, on trouvait également tous ceux qui voulaient perpétuer les traditions, la fierté et la sagesse de leurs ancêtres, et un mode de vie en symbiose totale avec la nature, dont le monde moderne avait perdu le lien.

    – Certains jugent que le pont nous a apporté des améliorations, a repris Naty, mais d’autres pensent qu’il a fait entrer le poison dans le village. Depuis sa construction, l’âme de Salama a commencé à se perdre, et elle disparaîtra tout à fait si la bananeraie voit le jour. La nouvelle route changera tout. Ils construiront un village de huttes pour les ouvriers. Le village ressemblera aux bidonvilles d’Houri ou de Borjura. Ca fera peut-être marcher le commerce local, mais la promiscuité signifiera la fin de notre culture.

    Je l’avais écoutée sans l’interrompre. Mon état d’esprit était celui d’un astronome qui découvre une nouvelle planète. La baie des Trois Piments se trouvait à des années lumière. Je comprenais ce qui l’avait retenue si loin de moi, et à quel point la défense de sa forêt et de son village était devenue sa raison de vivre.

    Sachant désormais d’où elle venait, je m’étonnais qu’elle ait pu si facilement s’adapter au rythme forcené de l’Etoile du Sud, et acquérir la compétence professionnelle qui avait fait mon admiration.

    A présent, je la sentais en proie au découragement. Elle était sur le point de baisser les armes. Et je ne savais pas comment l’aider.

    Nous avons regagné le bourg par des chemins détournés. Après la blondeur des champs, s’étendaient des terrasses herbeuses décapées par le soleil. Chacun de nos pas croustillait sur le sol, réveillant des parfums d’herbe coupée qui évoquaient un éternel été.

    Je comprenais la révolte de Naty, qui devenait la mienne, et son attachement pour ce joyau qu’était la péninsule. On ne pouvait qu’en tomber amoureux. Moi, j’étais tombé amoureux des deux.

    *

    L’allée de terre, qui se donnait le titre pompeux de « rue principale », était bordée de vieillards accroupis, immobiles sous les branches lisses des manguiers, figés là pour l’éternité, certains promenant leurs doigts inutiles sur de gros cigares artisanaux fabriqués en feuilles de bananier, dont l’odeur âcre et tenace empestait l’air.

    Il émanait de cette brochette vivante une sorte de résignation gaie. Le village privé de ses forces vives s’étiolait dans une douce agonie. Il ne semblait abriter que des enfants, des femmes et des vieux. Les seuls hommes jeunes que j’avais croisés étaient les défricheurs, et ceux qui travaillaient aux champs. Heureusement, il y avait la jeunesse, qui déchirait de ses cris et de ses rires l’inertie ambiante. Une volée de mômes jouait sur la place avec des noyaux de mangue, qu’ils faisaient tournoyer autour d’une ficelle en produisant un sifflement. Ceux-ci travailleraient un jour dans la bananeraie, ou bien quitteraient le village comme leurs aînés.

    – Comment pourrais-je leur en vouloir ? a dit Naty d’un ton fataliste. Moi-même, c’est ce que j’ai fait. Je suis partie comme les autres. Ce n’est qu’en rentrant que j’ai pris conscience du danger qui menaçait Salama.

    – Comment se fait-il que tu aies trouvé ce travail à Kira ?

    François Adam m’avait donné la réponse à ma question, dans des temps lointains, mais j’avais besoin d’entendre Naty me donner sa version.

    – Grâce à Albert. C’est lui qui m’a trouvé cette place à l’Etoile du Sud.

    Encore lui. Même mort, il me suivrait partout, où que j’aille. Dans ma tête, je ne le désignais plus autrement que par « cet Albert », comme si le démonstratif faisait partie intégrante de son patronyme. L’intrusion de ce géniteur encombrant dans la conversation commençait à devenir une habitude, mais je ne m’y faisais pas, ou mal.

    Les paroles du directeur de l’Etoile me résonnaient encore à l’oreille : « Albert avait pour ainsi dire adopté la petite. C’est lui qui m’a demandé de la prendre à l’hôtel, pour qu’elle apprenne un métier. »

    – Tu vas me demander qui est Albert…

    – Tu m’ôtes les mots de la bouche.

    – C’est l’ancien compagnon de ma mère. Il est arrivé au village un beau jour et il y est resté. Il s’est beaucoup occupé de moi. Il m’a appris à lire, à écrire et à compter, à moi et à d’autres enfants du village. C’est à lui qu’on doit de connaître le français. La plupart des ashantis ne parlent pas cette langue.

    – Qu’est-ce qui est arrivé à ta mère ?

    – Elle est morte d’une maladie que l’on n’a pas su guérir. J’avais douze ans. Albert et Manui ont testé des tas de remèdes avec des plantes, mais on n’a rien pu faire. Et elle a refusé d’aller à l’hôpital. Peut-être que si elle avait été soignée à Kira, on aurait pu la sauver. Notre médecine a des limites, et la civilisation a du bon.

    – Ca a dû être dur.

    – Oui. Heureusement, Albert s’est occupé de moi.

    Je restais sur ma faim. Comment avait-il atterri à Salama ? Je n’avais pas osé poser la question à François Adam, puisque j’étais probablement censé connaître la réponse, et que je ne voulais pas trahir mon ignorance. A vrai dire, je m’en fichais pas mal à l’époque. Il n’était qu’un nom, un être sans matière, et son évocation fugace, au coin d’une conversation, n’était pas supposée avoir la moindre incidence dans ma vie. Mort et enterré, il allait retourner à son néant.

    Mais tout avait changé. Dans la bouche de Naty, le fantôme reprenait corps. Il devenait plus réel, elle l’avait considéré comme son protecteur, il avait fait partie de sa vie. Or, tout ce qui faisait partie de la vie de Naty faisait désormais partie de la mienne. Ma curiosité était piquée.

    – Qu’est-ce qui l’avait amené ici ?

    – La flore. Il était passionné de botanique. Quand il vivait en France, il était biologiste, ou quelque chose d’approchant, je ne sais pas au juste. Il était intéressé par un tas de choses, mais surtout par les plantes. Notre région regorge de variétés qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. C’est pour ça qu’il a décidé de s’installer à Salama. Et aussi pour ma mère.

    La façon dont nos deux histoires se rejoignaient me plongeait dans une profonde confusion. Je sentais qu’Albert nous accompagnerait encore longtemps. Sans prendre conscience de mon trouble, Naty a continué.

    – Il est mort il y a presque trois ans.

    J’ai retenu de justesse le « je sais » qui me montait aux lèvres. Elle ignorait tout de mon histoire, la réelle et l’imaginaire, et mes présumés liens de parenté avec le disparu, dont elle prononçait le nom avec une indéniable tendresse.

    Mais Albert m’encombrait. J’ai changé de sujet.

    – Mais maintenant, tu vis de quoi ? Puisque tu ne travailles plus à l’Etoile ?

    Elle a ri.

    – De pas grand chose. Je cultive mon jardin pour me nourrir. Mais on n’a pas de grands besoins ici. J’ai l’essentiel. De quoi manger et un toit pour m’abriter. L’argent circule peu, tu t’en apercevras vite.

    – Et tu comptes passer à Salama le restant de ta vie ?

    – Sans doute. De toutes façons, tant que la menace de la bananeraie plane au-dessus de nous, je ne peux pas quitter le village. Je ne m’avouerai vaincue que lorsqu’elle sera plantée et que je ne pourrai plus rien y faire. Je suis la seule, ici, à savoir vraiment lire et écrire, et celle qui parle le mieux le français. Je suis donc la plus à même de défendre notre cause. Kodé compte sur moi. Je lutterai jusqu’au bout pour empêcher ce projet monstrueux. Si encore nous étions tous unis, nous serions plus forts… mais beaucoup, au village, pensent que c’est un combat perdu d’avance. Nous ne sommes pas assez nombreux à vouloir l’empêcher.

    – Combien de personnes ?

    – Trop peu. Il y a Kodé, le chef du village. Il est vieux, mais sa tête fonctionne très bien. Et puis il y a Manui, notre guérisseuse. Avec Teva, c’est ma plus fidèle alliée.

    – Teva, Manui ? Je les ai rencontrées. Ce sont elles qui m’ont indiqué où tu étais.

    – Manui connaît toutes les vertus des plantes. Elle a compris que leur disparition serait une catastrophe. Malheureusement, beaucoup ne pensent pas comme elle, et beaucoup croient que je suis dans l’erreur. Que la bananeraie donnerait du travail aux villageois. Ils préfèreraient cela, plutôt que de turbiner dans les usines de Borjura ou de faire le docker. Et dans un sens, je les comprends. C’est bien ça le problème. Je n’ai pas de solution toute faite. La seule chose que je sais, c’est que cette plantation, à long terme, sera la fin de notre monde. Mais pour ses partisans, cette conséquence ne n’a que peu d’importance, comparée à l’urgence de la survie. Tiens, tu vois cette plante ?

    Elle agitait devant moi le rameau qu’elle avait arraché à un buisson, tout à l’heure.

    – Difficile de faire autrement. Tu trimballes cette branche avec toi depuis tout à l’heure. Qu’est-ce que c’est ?

    Les petites feuilles luisantes, vert foncé, étaient disposées régulièrement de part et d’autre des branchiales. Elle a détaché l’une d’elle, l’a froissée entre ses doigts, l’a promenée devant mon nez.

    – Tu sens cette odeur ? Ca ne te rappelle rien ?

    J’ai humé ses doigts. Soudain, leur parfum a fait surgir en moi l’image de mon altercation musclée avec Berg, et j’ai ressenti physiquement une brûlure sur ma pommette, comme si elle venait d’éclater sous le coup de poing du chef.

    – Si. C’est l’odeur de la pommade que tu m’as administrée, après cette fameuse bagarre. Tu m’avais dit qu’elle était fabriquée avec une plante, mais je ne me souviens plus de son nom.

    – C’est de la vanéa.

    – C’est ça.

    – C’est la plante la plus précieuse que je connaisse. Un véritable trésor. De tous temps, les ashantis l’ont employée pour guérir un nombre incalculable de maux, et aujourd’hui, elle est toujours la reine de notre pharmacie. Albert s’y intéressait particulièrement. Malheureusement, elle est de plus en plus rare, et dans quelques années, elle aura complètement disparu, si nous continuons à détruire cette forêt.

    A sa façon, elle reprenait sans le savoir le discours de Jason. Ces deux-là auraient pu s’accorder.

    – Si elle est si extraordinaire, pourquoi n’est-elle pas employée dans la pharmacopée occidentale ?

    – Parce qu’on ne la trouve qu’ici. Cette plante est un mystère. On n’a jamais pu la faire pousser ailleurs que sur notre haut-plateau. Alors, j’essaie d’en faire des boutures, et de replanter quelques pieds, dans le lopin de Dari. Enfin, le mien maintenant. Ca nous permet de récolter les feuilles sans avoir à les chercher dans la forêt. Ca a l’air de marcher. Mais je ne pourrai pas sauver la vanéa à moi toute seule ! C’est ce que j’ai essayé d’expliquer aux ouvriers, tout à l’heure. Ils détruisent notre trésor.

    – Et que t’ont-ils répondu ?

    Elle a haussé les épaules.

    – Ils s’en fichent pas mal. Du moment qu’ils sont payés pour leur travail. Ils se contentent de faire ce qu’on leur dit de faire, sans se préoccuper du reste.

    Teva et Manui étaient toujours sur la place, éventant les charbons de bois de leur braséro avec des éventails en feuilles de latanier tressées. La première s’est adressée à Naty, en me montrant du menton d’un air rieur.

    – Teva me demande si tu es mon fiancé. Qu’est-ce que je dois répondre ?

    – Dis lui ce que tu penses.

    En se tournant vers Teva, Naty a répondu quelque chose qui a fait sourire les cuisinières. Manui a planté sa carrure d’athlète soviétique devant moi et a abattu sa main sur mon épaule. J’ai chancelé sous l’effet combiné du choc et de la surprise.

    – Ca veut dire que tu es accepté ! a ri Naty. L’homme que je choisis a sa place ici.

    La lanceuse de poids a voulu renouveler son geste, mais je me suis adroitement esquivé, ce qui a provoqué l’éclat de rire général.

    – Vassa ! malin ! a gloussé Manui.

    – Manui connaît quelques mots de français, a précisé Naty.

    – Kamaï, Vassa.

    – Que dit-elle ?

    – Ca veut dire « bienvenue ».

    Manui a désigné le foulard entourant le tour de tête de mon chapeau, et a dit quelque chose.

    – Elle trouve que tu as un joli matu ! a traduit Naty en riant. Elle aimerait un foulard semblable. Je lui ai dit que c’était un matu unique !

    Teva m’a elle aussi posé sur l’épaule une main légère comme une aile.

    Sur les charbons incandescents, un faitout cabossé fumait. Je me suis approché. Mon estomac moulinait dans le vide, je n’avais rien mangé depuis la veille au soir.

    – Votre soupe a l’air appétissante, ai-je dit poliment à Manui, pour dire quelque chose d’aimable.

    Naty a traduit, et de nouveau, le rire de la championne olympique a explosé sur la place, éparpillant les poulets qui ont pris le large en caquetant de terreur. Une nouvelle fois, Manui a assené son battoir sur mon épaule, mais cette fois, j’avais anticipé l’onde de choc et je n’ai pas vacillé. Elle s’est essuyé les yeux avec un pan de son pagne, encore toute secouée de sanglots hilares, puis a remué la préparation avec une longue tige de bois.

    – Je ne te la conseille pas, a rigolé Naty. C’est une préparation médicinale. Si tu en buvais l’équivalent d’une cuillerée à café, tu aurais une diarrhée carabinée.

    – Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

    – De la vanéa, justement. Elle fait infuser les feuilles, pour en faire des remèdes. Mais on n’utilise pas que les feuilles. La tige renferme un gel que Manui utilise pour la peau, qui sert à faire la pommade que je t’ai donnée. On fait aussi de la poudre avec les fibres, pour la cicatrisation, et elle agit aussi contre la douleur… Et nous utilisons les fleurs fraîches en guise de parfum…

    Soudain, son visage est devenu grave. Elle a fixé quelque chose derrière moi. Je me suis retourné. Un homme traversait la place. Jeune, élancé. Vingt, vingt-cinq ans peut-être, difficile de lui donner un âge précis. La démarche altière, un nez busqué de rapace, un torse nu tout bosselé de muscles, une chevelure drue, d’un noir de corbeau. Une cicatrice lui barrait la joue droite. Alors qu’il s’avançait vers nous, il m’a lancé un regard furtif, mais aucun sourire n’est venu alléger son expression sévère. Il s’est planté devant Naty sans m’accorder davantage d’attention, et lui a débité quelques phrases rugueuses, en plissant ses yeux de faucon.

    J’ai perçu la tension soudaine qui raidissait ma compagne, à la façon dont elle se redressait, sur la défensive. D’une main impérieuse, il lui a fait signe de le suivre, et elle l’a escorté à contrecoeur jusqu’au bout de la place. Une discussion rude les a dressés face à face. Au bout d’un instant, elle a levé le bras en direction du terrain défriché. L’homme a fait non de la tête, a craché quelques sons gutturaux, la bouche mauvaise, puis a brusquement tourné les talons, d’un pas précipité qui exprimait la colère. Une cicatrice en forme de zig zag traversait toute la surface de son dos. Des marques tribales ?

    Naty est revenue vers nous, les traits crispés.

    – C’est Aïtu, a-t-elle dit, anticipant ma question. Un fervent défenseur de la bananeraie. Il a rencontré les bûcherons, qui lui ont raconté notre algarade d’hier. Il prétend que je les harcèle. Ca l’énerve que je fasse autant d’histoires. Le problème, c’est qu’il essaie de rallier tous les villageois à sa cause.

    – Il a de l’influence ?

    – Oh oui ! C’est le neveu de Kodé. Quand Kodé ne sera plus chef, c’est-à-dire à sa mort, il compte bien prendre sa place.

    – Que signifient ces cicatrices dans le dos ?

    Elle a haussé les épaules.

    – Simplement qu’il aime se battre. Ce sont les séquelles d’une bagarre. Aïtu est violent.

    – C’est peut-être une faiblesse, quand on prétend être le personnage le plus important du village… Comment choisissez-vous votre chef ?

    – Ce sont les villageois qui choisissent. C’est vrai qu’Aïtu a toutes les chances de succéder à son oncle, car il a un tempérament fort et on l’écoute. En tous cas, cela ne fait pas de doute dans son esprit. Il est fougueux, colérique, mais il a des partisans. Je crois que les villageois n’osent pas s’opposer à lui. De plus il sait lire et écrire, et il est l’un des rares hommes jeunes à être resté au village.

    – Mais tu me disais que Kodé était contre la plantation. Alors ils sont en désaccord ?

    – Oui. C’est bien ça le drame. Si au moins on était unis, on aurait peut-être plus de poids…Mais il faut que je te présente à Kodé. Son talé est là-bas.

    – Son talé ?

    – C’est comme ça qu’on appelle les maisons chez nous. Viens.

    Rencogné sous son appentis, un vieux petit bonhomme hors d’âge, aux yeux creux et aux genoux calleux, accroupi sur ses talons dans une position défiant les lois de la pesanteur, était en train de tailler un piquet en pointe, à l’aide d’une lame tranchante. Ses cheveux blancs moussaient au-dessus de ses pommettes saillantes. En nous voyant, il a interrompu sa tâche, et un sourire doux et pacifique a flotté sur ses lèvres épaisses, révélant une denture approximative, telle une rangée de pieux plantés à la va-vite et bousculés par un vent mauvais.

    – Kamaï, Kodé.

    – Kamaï, Naty. a répondu le vieil homme d’une voix caverneuse, qui dégageait un puissant parfum de tabac.

    La jeune femme m’a présenté, et il a tendu sa main, paume en avant. A tout hasard, je l’ai imité, et nos mains se sont jointes sur cet étrange salut, qui n’était pas sans me rappeler la gestuelle des jeunes des cités de l’Hexagone. J’étais sur le point de lui demander quel statut elle m’avait attribué pour me présenter à lui, mais elle m’a devancé :

    – Une fois pour toute, pour le village, tu es mon fiancé, m’a-t-elle précisé. L’homme que j’ai choisi. On ne comprendrait pas, autrement. C’est pour simplifier.

    – Seulement pour ça 

    Elle m’a décoché une grimace.

    Dans les prunelles de Kodé ont brillé des étoiles malicieuses. Il a prononcé, dans un langage de fond de gorge, plein de r roulés, évoquant le tonnerre provoqué par une chute de pierres, ce que j’ai pris malgré tout pour des paroles de bienvenue, me fiant au sourire de ses yeux. Malgré son torse malingre, les mots semblaient provenir du fond d’une grotte.

    – Il est très honoré de ta présence et veut organiser une soirée en ton honneur.

    Ma déception était si lisible sur mes traits qu’elle a éclaté de rire. Je m’étais bêtement imaginé autre chose, pour fêter nos retrouvailles. Un dîner aux chandelles en tête à tête, ou à la lueur romantique des étoiles, devant un orchestre de grenouilles. A cause de ces maudites lois de l’hospitalité, ma soirée d’amoureux se transformait en banquet incluant l’ensemble du village. En voyant ma tête, elle a ajouté, comme pour prévenir mes protestations :

    – Tu ne peux pas y couper. Tu l’offenserais.

    Il n’était évidemment pas question de refuser l’hommage que me faisait ce charmant vieillard. J’ai soupiré.

    – Ok. Je m’habille comment ? Nœud papillon, queue de pie ?

    – Viens comme tu es.

    – Bo lann sao.

    – Qu’est-ce que tu dis ?

    – Ca veut dire « je t’aime » chez nous, a-t-elle dit en cadeau de consolation.

    Ce fut ma première leçon d’ashanti. J’escomptais qu’elle serait suivie de beaucoup d’autres. Il me semblait de plus en plus évident que je ne repartirais pas d’ici de sitôt. J’avais bien l’intention de me faire comprendre et d’apprendre le dialecte local, pour me faire accepter.

    – En attendant, je t’emmène chez toi, a dit Naty en me prenant par la main.

    Comme tous les talés de Salama, ma nouvelle résidence ne comportait qu’une pièce unique prolongée par une varangue, équipée d’un fourneau, une table basse et des sièges bas en rondins. A l’intérieur, il régnait une relative fraîcheur. La boue séchée des murs, et les palmes tressées du toit assuraient une climatisation naturelle. Un matelas posé sur une natte de pandanus occupait le fond de la chambre, ainsi que deux planches fixées au mur, sur lesquelles s’ennuyaient une dizaine de livres.

    – Ils étaient à Albert, a commenté Naty en suivant son regard. En fait, ce talé était le sien. Il est resté inoccupé depuis sa mort. Tu es le premier à lui succéder. Les gens se sont servis, il ne reste presque plus de meubles, mais les livres sont restés. Personne n’y a touché. Ils ne savent pas lire, pour la plupart.

    – Merci.

    – Tu as même une salle de bains, si tu veux te rafraîchir, m’a-t-elle indiqué en me montrant un caillebotis installé sous un réservoir d’eau à ciel ouvert, d’où tombait une pomme d’arrosoir. C’est Albert qui l’a bricolée.

    Cet Albert, toujours cet Albert. Ce gars-là me collerait aux basques jusqu’au restant de mes jours.

    – J’aurais aimé t’héberger, mais tu ne peux pas habiter chez moi, par convenance. Il faut respecter les coutumes.

    J’ai émis un petit rire.

    – J’ai l’impression d’être dans une petite ville de province française.

    – Il faut respecter les coutumes, a-t-elle répété, un peu contrariée. Il ne faut pas précipiter les choses. Et puis, peut-être que tu auras envie de repartir. Tu ne supporteras peut-être pas longtemps l’isolement, la coupure avec la vie que tu as toujours connue.

    Elle se méfiait. Comment lui faire comprendre que ce que je ne supporterais plus, ce serait justement la vie que j’avais connue

    sans elle ?

    – Mais nous prendrons nos repas ensemble, chez moi, a-t-elle ajouté en guise de consolation.

    – Formidable.

    – Ah, j’ai oublié de te dire, la porte ne comporte pas de verrou. Ici, ce n’est pas l’usage.

    Ce n’était pas grave, pour ce que j’avais à voler.

    – Je te laisse t’installer et te reposer. Je reviens te chercher tout à l’heure pour casser la croûte.

    Le soleil se reflétait dans ses yeux rieurs, j’avais l’impression qu’ils concentraient toute la lumière du monde.

    Elle s’est envolée comme un oiseau.

    Resté seul, j’ai défait de mon sac mes maigres trésors. Mon linge est venu garnir l’étagère, sous les livres d’Albert. Par curiosité, j’ai penché la tête pour lire les inscriptions imprimées sur la tranche des ouvrages : des manuels scientifiques, des ouvrages de chimie et de botanique. J’enviais les êtres capables de sacrifier toute leur existence à leur lubie. Elle leur servait de boussole pour indiquer leur nord, la direction que prendrait leur vie. Moi, j’avais tourné en rond si longtemps que je m’étais perdu de vue. Il me semblait qu’ici, à Salama, j’allais me retrouver.

    *

    La lune pleine montait lentement dans le ciel, telle une hostie brandie par une main invisible. Comme par magie, des taches de lumière ont convergé vers la place, trouant la pénombre de leur lueur vacillante. J’ai mis un moment à réaliser qu’il s’agissait des villageois tenant devant eux ces curieuses lampes semblables à celle qui se trouvait dans le talé d’Albert. C’étaient des noix de coco évidées, remplies d’huile de coprah, et pourvues d’une mèche. Elles répandaient une odeur tiède et sucrée au-dessus de l’assemblée.

    Ils se rassemblaient tous devant le feu que Kodé venait d’allumer. Dans la clarté fugace des flammes, j’ai reconnu plusieurs visages, croisés dans l’après-midi. Des hommes qui revenaient au village, après leur semaine de travail.

    – Nous sommes samedi, avait expliqué Naty, c’est le jour où les travailleurs rentrent de Borjura.

    Ceux-là étaient vêtus de ti-shirts et de pantalons, et se distinguaient ainsi des villageois de Salama, qui portaient pour la plupart le sarong traditionnel. Alors que nous passions devant eux, des interjections amusées avaient volé autour de nous. Ma présence suscitait leur

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