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Le Vieux clou: Même les petites reines ont une âme
Le Vieux clou: Même les petites reines ont une âme
Le Vieux clou: Même les petites reines ont une âme
Livre électronique328 pages4 heures

Le Vieux clou: Même les petites reines ont une âme

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À propos de ce livre électronique

Chère lectrice, cher lecteur : Tenez-vous bien au guidon, surtout ne lâchez rien. Dans cette aventure les montées sont rudes, les descentes vertigineuses.
La glorieuse narratrice de cette histoire n’est autre qu’une bicyclette, mais quelle bicyclette ! Agile, fière, vaillante, elle nous conte son existence à travers celles et ceux qu’elle côtoie, et surtout la vie tumultueuse que lui fait mener le Champi ce jeune héros au visage déformé, monstrueux.
Véritable anomalie de la nature, le champi tombe amoureux de la Drôlesse. Parisienne, menteuse, manipulatrice, obligée qu’elle se sent pour se défaire de ce monstre, la Drôlesse s’invente une maladie incurable…
Le Champi, monstre au cœur doux, emprunte alors des sentiers boueux, jonchés d’embûches, des chemins infestés d’ornières, et lui-même tendra des pièges dans lesquels…
Dans ce roman imagé, mi-terroir mi-urbain, les bicyclettes portent le nom des singularités de leurs propriétaires. Ainsi, souvent malgré elles, la Vaugirard, la Vétuste, la Vétille, la Vérole, la Valeureuse, la Vacharde etc., en sont les autres héroïnes.
Par ailleurs, la Blouse-grise, le Béret, la Tremblote, la Ficelle, le Courbé, la Piqueuse, le Garde-champêtre sur sa Ventouse, la Gueule-de-veau, sans oublier les notables sans scrupule, complètent le tableau pittoresque, parfois tragique de cette histoire.
LangueFrançais
Date de sortie16 juil. 2019
ISBN9791029009785
Le Vieux clou: Même les petites reines ont une âme

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    Le Vieux clou - Dan Ross Smague

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    Le Vieux clou

    Dan Ross Smague

    Le Vieux clou

    Même les petites reines ont une âme

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevard de Grenelle 75015 Paris

    © Les Éditions Chapitre.com, 2019

    ISBN : 979-10-290-0978-5

    Avant-propos

    Qui n’a pas entendu, écouté, une petite voix intérieure lui murmurer, lui conseiller un choix de vie, le féliciter, l’encourager lors de décisions heureuses, le houspiller pour d’autres libertés prises à la va-vite ou encore le réprimander, le fustiger après avoir opté pour une solution hasardeuse, voire désastreuse.

    J’avais six ans lorsque j’ai eu ma première bicyclette. Dès les premiers tours de roue, je lui ai parlé. D’abord, pour qu’elle me permette de bien tenir le guidon, qu’elle ne me fasse pas perdre les pédales, que les roues ne jouent pas les filles de l’air, qu’elles sachent grimper sur les trottoirs et qu’enfin, je puisse me servir des freins, mais pas celui bloquant la roue avant. Dès lors, le vélo a été mon complice.

    Entre lui et moi, bien plus qu’une histoire, une vie intime débuta. Une vie pleine de bien-être, d’euphorie, d’incertitudes, de petits bobos, de visage couvert d’ecchymoses ; une vie de rires, de coquetteries face aux donzelles, de folie, de vitesse devant les copains, de pansements aux genoux, de clavicule cassée, de cris, de pleurs, mais aussi et surtout, une vie de joie, de réjouissances, de plaisirs, de bonheurs… d’immenses bonheurs gravés à tout jamais dans mon coeur.

    Après sept décennies de complicité et d’amour, de ces fidèles, ces vraies compagnes de route, je ne me suis lassé, encore moins, ai pu m’en passer. Je les ai si fort aimées, cajolées, et elles me l’ont tellement rendu que, par ce roman, je n’avais d’autre choix que leur témoigner mon adoration.

    I. Funérailles

    Donc c’est vrai, je dois me faire définitivement à l’idée. Le vieux Breuille est mort. Pour l’occasion les gens du village ont sorti leurs habits noirs. Anciens, élimés, soigneusement repassés, mais noirs. Des femmes que je ne reconnais pas cachent leurs cheveux sous un chapeau, leur visage derrière un voile.

    – Que ce foutu vieux nous fausse compagnie si vite, je ne l’aurais jamais imaginé, confesse tristement l’une d’elles en passant une paume de main attendrie sur mes poignées.

    La Ficelle acquiesce par un hochement de tête. Il s’appuie gentiment sur moi et je détecte quelques signes d’une nervosité inhabituelle dans ses jambes.

    Des hommes, pourtant de ses bons copains, enferment le corps du vieux Breuille dans un coffre de bois brillant. Grâce aux poignées dorées, ils le soulèvent pour ensuite le hisser sur la carriole de ce fidèle Mirabeau. Au passage, j’en surprends qui grimacent sous l’effort et la canicule.

    – Avec le Breuille qui descend en terre, c’est encore une légende du village qui disparaît, gémit la Tremblote à l’adresse de la Ficelle. Celui-ci n’émet d’autre expression qu’un timide balancement de tête.

    – Et le Champi, qu’est-ce qu’il va devenir ?, ose la vieille Chouette dont les os ne tarderont plus à percer la peau de ses trop fines joues.

    Son mari lui assène un bon coup d’os de coude dans le creux de ce qui fut naguère son estomac et la pauvre Chouette ferme son bec.

    C’est vrai qu’il en savait des choses ce bon vieux Breuille. Des choses sur la ferme, des choses sur les bêtes et tant d’autres sur la nature, les paysans. Le Breuille, il connaissait tout des secrets de notre campagne. De sur, et de sous la terre, il pouvait parler des heures sans jamais se lasser comme il savait aussi tout ce qui se passait dans la tête et le corps des gens du village. Les gens, il les aimait et d’ailleurs beaucoup le lui rendaient bien. Le Breuille s’attachait à les écouter, les observer, les étudier. Souvent, il tentait, sans toujours y parvenir, de les comprendre.

    « Les comprendre, c’est ce qu’il y a de plus difficile », me confiait-il parfois avant d’ajouter, à l’égard des plus bourrus :

    « Regarde celui-ci, il est têtu comme une mule. Depuis le temps que je l’observe, je vois qu’il ne sait que dire non à tous les autres. Je lui fais remarquer qu’ainsi il s’expose à toutes les difficultés, qu’il se met les gens à dos, que cela risque de lui être fatal. Je lui dis qu’il ferait bien de dire oui, de temps en temps. Je le laisse réfléchir et quand je lui demande s’il a compris, il hoche la tête et me répond : non ! Bah, ce n’est pas un mauvais bougre ; il est comme les vieux d’ici. Vois-tu, avec tous ces gaillards, il faudrait que je prenne le temps. »

    Au gré des saisons, le Breuille s’attachait à la campagne. La campagne, c’était sa passion, sa liaison secrète avec la vie.

    « J’admire toutes ces merveilles bienfaisantes pour les yeux des hommes, ces merveilles qui s’étalent harmonieusement dans nos champs », clamait-il, et même qu’il notait ce qu’il disait sur des pages blanches d’épais cahiers.

    Le Breuille adorait ses terres, ses vignes, ses blés, ses maïs qui levaient et ondoyaient sous la brise légère. Il vibrait quand ses arbres s’agitaient dans le vent, grimaçait, exultait à les voir se plier dans les tourmentes des saisons froides, larmoyer sous le ciel qui grondait, s’harmoniser au passage des nuages. Plus encore, il s’enthousiasmait à la vue d’un castor au poil soyeux, d’un lièvre orgueilleux ou même d’un timide écureuil qui surgissait, détalait sur un sentier, s’immobilisait, profitait d’un moment de quiétude, se maintenait en éveil avant de s’enfuir au moindre bruit. À toute époque de l’année, au fil des jours, le Breuille scrutait la plaine et les coteaux durant des heures.

    « Pour comprendre la faiblesse des hommes, disait-il, il faut connaître la force de la nature. »

    Le Breuille savait écouter nos gens, celles et ceux de notre hameau. Il comprenait leurs intentions, s’attardait sur leurs sentiments. Il œuvrait, agissait pour le bien de tous, pleurait, souffrait quand les catastrophes s’abattaient sur certains, qu’il n’y pouvait rien changer. Il parlait tout le temps. Qu’il ait ou pas d’interlocuteur, le Breuille parlait, parlait et parlait encore. Les autres, tous des vieux, l’avaient surnommé le moulin à paroles. Les vieilles gens de nos campagnes, je ne les ai jamais vraiment comprises. Des moulins, j’en connaissais deux : le majestueux qui se dressait sur la route de Ronsard ; celui du Bois Galant. Jamais, je les ai entendus souffler d’autre mot que de longues et sordides complaintes dans le vent. Je resterais donc à tout jamais dans l’ignorance.

    Le Breuille prenait vraiment le temps d’écouter les autres lorsqu’ils l’interpellaient. Avec gratitude, il proposait une réponse à qui le questionnait. Il disait que toute question mérite que l’on s’y intéresse. Il en comptait des amis le Breuille, des ennemis aussi, « Quel humain n’en compte pas ? », assurait-il. Moi, je ne lui en connus aucun, bien qu’après la découverte du Champi, il y en eut, des mauvaises langues, qui parlaient à voix basse et derrière notre dos. Le Breuille, lui, n’y prêtait aucune attention.

    Tous les paysans sont venus pour un dernier au revoir comme ils le lui murmurent en défilant devant ce coffre de bois. Les vieux de chez nous bien sûr, mais aussi d’autres que je n’avais encore jamais vus, de bourgades voisines. Ils se rangent tous les uns derrière les autres, et un long ruban noir se déploie en suivant lentement la carriole tirée – il est vrai – par cette vieille bourrique de Mirabeau. Si le Breuille avait deviné qu’on lui réserverait si peu d’espace, bien qu’il fût d’une rare maigreur, il n’eut certainement pas apprécié. La mort, le Breuille ne m’en avait jamais soufflé mot, hormis la veille, de la sienne, bizarrement.

    C’était en fin d’après-midi.

    Nous étions sortis pour une promenade. Lui, il a dit : « Un dernier tour de balade. »

    La mort, soit il n’y pensait pas, soit il la craignait ? Non, le Breuille n’était pas un humain à se défiler encore moins redouter quoi que ce soit. La mort, c’est sûr, le Breuille n’y pensait pas, sinon il m’en aurait fait un commentaire. Il me parlait de tout quand nous étions seuls. De tout, sauf du Champi.

    Si ! Une fois, il l’évoqua. Celle où les docteurs emmenèrent le petit pour lui faire du mal sur son visage, avait regretté le Breuille alors qu’il essuyait les larmes qui roulaient sur ses joues.

    Une fois la messe dite, au sortir de l’église, sans hésiter, un curieux homme se dirigea vers moi. Je ne le remis pas immédiatement et redoutai un de ces bougres de chapardeurs. En même temps qu’il enserra ses doigts gourds sous ma potence, je sentis son autre main s’appuyer dextrement sur mon bourrelet arrière. À son toucher, je le reconnus. C’était bien la Ficelle !

    Maintenant, la Ficelle et moi fermons la marche derrière le long et lent cortège. De sa grosse paluche, il me tient, bien serrée, entre ses doigts. Par moments, je sens sa poigne qui, sans qu’il le veuille, s’échappe en glissant. Il fait une chaleur à ne pas mettre un gueulard dehors. En plus, le père la Ficelle, il n’est pas habitué à être affublé ainsi. Jamais je ne l’ai vu endimanché de la sorte. Plutôt que ce vieux complet noir finement rayé de gris, il eut préféré garder son éternel pantalon de velours râpé avec, pour qu’il restât maintenu à son ventre épais, ses éternels bouts de chanvre effrangés, rafistolés les uns aux autres par des nœuds grossiers.

    La Ficelle n’avait pas pour habitude de me ménager. Sitôt me trouvait-il en appui le long d’un mur, égarée dans la cour de la ferme ou en équilibre contre un arbre, qu’il me mettait le grappin dessus. Il me roulait sur le sol en rouspétant que personne ne rangeait son matériel, puis il m’enfermait dans le hangar à outils. Parfois, quand le bonhomme était de bonne humeur, il m’enfourchait, posait son énorme fessier sur moi, et d’un coup de reins, s’aidant d’une pulsion de jambes, m’envoyait valdinguer dans la grange. Habile, en souplesse, il me quittait à la hâte avant que je ne m’étale, sans bruit sur la paille.

    La Ficelle ne m’a jamais fréquentée pour d’autres raisons. Peu l’importait de m’esquinter. Il en avait une autre qui lui allait si bien entre les cuisses. Elle n’était guère plus vieille que moi, et il la pratiquait depuis des années. C’est à se demander s’il ne jalousait pas son vieux copain et néanmoins patron. Puisque j’en étais la propriété, que lui, la Ficelle, n’avait aucun droit sur moi, il en profitait pour me maltraiter. Je dois bien reconnaître qu’à mon âge, depuis bien des cycles d’ailleurs, je ne craignais plus grand-chose.

    Ce n’était pas comme le Breuille. Ah le Breuille ! Lui et moi fîmes connaissance, voilà bien une éternité. Ce fut la Blouse-grise, sa mère, qui me poussa dans ses bras. La Blouse-grise, j’ai toujours eu le plus grand des respects pour elle, c’était une grande et bien brave femme. Surtout dès qu’elle se retrouva seule pour élever le Champi. D’une stature imposante, attachante, mince, sans en avoir l’air, elle en impressionnait plus d’un la Blouse-grise. Ce n’est qu’après toutes ces épreuves : la mort du Béret, l’apparition du Champi, la disparition de la femme de son fils, le trépas de celui-ci, que la Blouse-grise se voûta.

    Un visage sec, de fines rides, des pommettes saillantes qui soulignaient de beaux yeux clairs protégés par d’épaisses lunettes qu’elle réajustait constamment, elle n’avait pas son pareil dans les environs. Ses cheveux, qu’elle ne coiffait jamais, faisaient penser à des bottes de foin en équilibre sur un coteau exposé à tous les vents.

    À l’enterrement du Béret – son mari et le premier mort du village qu’il m’ait été permis de voir – l’on me mit à l’écart dans une chambre entre un lit encore tiède et une armoire qu’enfin j’identifiai. C’était donc elle, l’armoire. Jusqu’à ce jour, je n’en connaissais que le grincement de la porte déchirant tous les silences. Rituellement, chaque matin, elle me donnait le signal de la sortie du Béret. Elle gémissait, l’homme attrapait son couvre-chef puis elle se lamentait de nouveau en émettant un son plus grave. Sitôt après, le Béret pointait son nez dehors. Tous les soirs, avant qu’il se mette au lit, se faisait entendre la même double complainte ; quelques secondes passaient, et une pâle lumière faisait place à l’obscurité.

    Dans ce lieu, j’attendis. Une éternité. Seule, dans le noir, j’espérais que l’on vienne me chercher. La pièce n’en finissait plus de se refroidir. Personne n’osait y entrer. C’était à peine si j’entendais, de l’autre côté, les papotages qui vont si bien aux humains. On parlait à voix basse pour ne pas réveiller l’esprit du Béret.

    Durant une interminable saison de chauds soleils, suivie des premières pluies d’après les vendanges, autant la Blouse-grise que son fils – le Breuille – et son frère toujours accompagné de sa Gueule-de-veau de femme, ignorèrent la pièce comme si un démon l’habitait. La lumière du jour n’y pénétrait qu’au travers des deux trèfles découpés sur la partie haute des volets de bois. Dans cet endroit j’ai connu l’enfer. Impatiente, habituée que j’étais à parcourir, virevolter sur les chemins de campagne, je languissais. Pour ne pas succomber, m’oxyder définitivement, je fouillais dans mes souvenirs.

    Je l’appréciais le père du Breuille quand il s’asseyait sur moi, qu’il posait ses mains, que ses doigts puissants serraient mes poignées avant que nous nous mettions à rouler sur les sentiers. La vie rendait les humains différents à cette époque. Je me sentais estimée, et j’estimais le Béret. Lui, il avait un penchant pour moi, il me bichonnait tel qu’il disait. Les derniers temps, il aurait aimé que je sois plus ardente dans les montées, plus agile sur les sentiers cahoteux. Me manquaient la technique de mes concurrentes, leur finesse également, mais j’étais astreinte au tempérament vieillissant des mollets fatigués du vieil homme. En revanche, je demeurais solide. Il le répétait si souvent qu’aujourd’hui je peux l’affirmer avec orgueil.

    Enfin, un matin, la porte s’ouvrit. L’éclatante lumière me surprit autant qu’elle me ragaillardit. La Blouse-grise m’empoigna, me souleva, et me fit faire un demi-tour. Je me cognai d’abord sur le rebord du lit puis dans un angle de l’armoire. Ma chaîne, sèche, dure et rouillée céda sous l’effet du choc. Elle glissa contre le mur en y laissant une empreinte brun orangé. La Blouse-grise me hissa dans les airs et, quand au bout de ses mains tremblantes je me sentis soudainement plus lourde que ce que pouvait soulever la brave femme, je craignis le pire.

    – Tiens !, lança-t-elle au Breuille, le vélo de ton père ! C’est ton héritage pour aujourd’hui.

    Le Breuille afficha un visage que je n’oublierai jamais : souriant, éclatant d’émotion. Dès ce jour, et jusqu’à sa mort, nous demeurâmes inséparables. Il m’installa à sa hauteur, rehaussa la selle, releva le guidon. Sans pudeur, le Breuille me dénuda totalement. Il débloqua mes vis, ôta mes roues, changea les chambres à air, gratta mes garde-boue qu’il recouvrit d’une crème argentée. Dans les mâchoires de mes freins, il cala des patins neufs, repeignit mon cadre d’un rouge flamboyant. Ensuite, de ses mains expertes, ses doigts habiles, sans le moindre tremblement, il remit en place chacun de mes attributs. La petite reine que je n’avais jamais cessé d’être, ressuscitait. Même les gueulards de la ferme furent bernés. Ils me reniflèrent le temps de s’oublier le long d’une gouttière, contre une botte de foin, mais rien : l’odeur du père avait disparu et ils l’oublièrent à jamais.

    Je me sentais bien sous les fesses du Breuille. Il pédalait en souplesse ; je retrouvais une seconde jeunesse. Avec ces nouveaux muscles, j’activais l’allure facilement. Je ne me faisais plus remarquer par de sordides grincements. J’étais fière de me redécouvrir ainsi, alerte, douce et rudement belle.

    Très vite, le Breuille se vit confier les dures tâches de la ferme. La Blouse-grise lui demanda de choisir : partir chaque matin pour l’école, mais dans ce cas il ne devrait compter sur l’aide de personne – on parlait d’études et autre instruction qui restèrent, à l’époque, des énigmes pour moi – ou s’occuper de la ferme, des cultures et des bêtes. Son frère, flanqué de sa Gueule-de-veau de femme, avait fait le déplacement pour s’enquérir de la décision du gamin. Il en fallait un qui reste à la ferme pour aider la mère : sans tergiverser, le Breuille se décida pour être celui-là.

    – Bûcher pour bûcher, vaut mieux que ce soit le bois de la ferme plutôt que celui de mes crayons, conclut-il sans que je comprenne ce dont il s’agissait.

    Travailleur acharné, tôt le matin, il m’extirpait du hangar à outils. J’adorais, dès l’aube naissante, le porter d’abord dans les vignes qu’il taillait sans rechigner jusqu’au dernier pied, puis aux Terres-du-Haut, d’où nous ramenions marjolaine et secs topinambours, et aussi vers les prés dans lesquels le gros bétail paissait. Pour nous offrir un peu de repos, il me couchait dans l’herbe, en profitait également pour se détendre. Je le remerciais de cette vie nouvelle en lui offrant une aide inconditionnelle. Je roulais volontiers sur tous les sentiers, par tous les temps.

    À la belle saison, grâce au soleil qui rendait les chemins lisses, je peinais moins que lorsque les pluies nous harcelaient, et ne facilitaient pas nos avancées. Les sillons creusés par les engins des fermes s’ornaient d’épouvantables crevasses que je franchissais péniblement, surtout sur les trajets du retour. Je glissais par l’arrière, dérapais, me rattrapais avant que ne pleuvent les jurons. Parfois, sur des layons fuyants, n’en pouvant plus, je trébuchais, me rétamais sur le sol. Ces chutes provoquaient la colère du Breuille qui, solidaire, m’accompagnait dans la gadouille. J’essuyais alors d’autres calomnies. Il me relevait, et me punissait en m’expédiant de plus belle dans le fossé. Je me souviens même de quelques coups de pied, mollement adressés à l’encontre des pédales qui ne pouvaient plus retenir les semelles argileuses. Pour s’être laissée heurter par l’entre-jambes du Breuille, la selle recevait des coups-de-poing à répétition. Durant les saisons froides, crotté, glaisé, mon pédalier se lamentait à chaque poussée de pied. Je souffrais de nombreux accidents, et le Breuille se blessait souvent suite à mes déconvenues sur ces chemins de torture.

    J’exécrais ces périodes froides.

    Durant les autres saisons, celles qui voyaient s’empourprer la plaine jusqu’aux premiers coteaux, qui égayaient le petit monde de la basse-cour, faisaient remonter les robes des jouvencelles, si nous chutions, je remarquais que je n’étais pas la seule responsable. Le Breuille, occupé à louvoyer béatement devant ces polissonnes, m’envoyait droit dans les bordures. Face aux ricanements et autres moqueries de ces gosselines, devant tant d’indécisions dans le choix de la direction, tant de persistances à zigzaguer, je vacillais, perdais le contrôle, et ma roue avant pliait tandis que lui, le Breuille, lâchait prise. Ensuite, dans un curieux tintamarre, nous nous affalions.

    Il est donc couché, et ses beaux yeux clairs resteront fermés à tout jamais. Le Breuille a basculé pour de bon. C’est toujours aussi triste d’évoquer sa mort. En fait, j’aimais mieux cela que le voir et l’entendre souffrir, traîner sa maladie, me laisser dans l’inquiétude, car en plus le devenir du Champi le torturait. Pour bien connaître les humains et les capacités de certains, j’espérais que le cas du Champi s’arrangerait, même s’il paraissait sans solution tant il était unique, impressionnant, désagréable à la vue comme au toucher. C’est du moins ce que répétait alors le jeune docteur Archambault.

    Le corps du Breuille n’en finissait plus de maigrir. À ne plus se nourrir, il paraissait scion chétif. Seul, perdu dans son lit devenu trop grand, il s’étiolait. Je le savais, car il l’avait confié à maintes reprises à la Blouse-grise. Il attendait la mort, et elle arriva. Ce qui le rongeait davantage que la maladie, ce qui le tracassait plus que tout c’était son gamin : son Champi.

    La mort donc, et il faut l’en remercier, l’a sorti de ce calvaire. Il entre, ainsi qu’il nous en avait également avertis, dans un dernier et interminable sommeil. Les gens, surtout des vieilles puisque les vieux disparaissent avant, la Ficelle et moi l’accompagnons vers sa dernière demeure comme soupirent mollement quelques-unes qui ne tarderont plus à le rejoindre. Accablés que nous sommes, je ne sais lequel des deux soutient l’autre. La Ficelle mâchonne nerveusement le rebord du béret du Breuille, et parce que la Blouse-grise le lui demande, il le jette dans le trou, sur la caisse de bois, avant que d’autres la recouvrent de cette terre du dessus. De chaque côté du chemin, à l’ombre des arbres, assis sur leur arrière-train, des gueulards assistent au cortège. Pour une fois qu’ils se tiennent tranquilles, ceux-là, il faut le signaler.

    Et moi, quand vais-je disparaître ? Voilà bien des cycles que je suis rouillée un peu de partout. Je grince au moindre tour de pédale. Ma chaîne chuinte, hoquette à chaque passage devant le carter écaillé. Mes roues voilées entraînent mes pneus dans d’interminables crissements contre les patins des freins qui répliquent régulièrement par d’agaçants pépiements. Quant à ma sonnette – laquelle ne répond plus à sa fonction d’origine – elle se balance le long du guidon dans de perpétuels brasillements.

    La brume de toutes les nuits me recouvre, ma fourche, mon cadre, mes pédales, mes garde-boue, se glacent. Aux petits matins, comme des larmes de pluie qui n’en finissent pas de couler, des gouttes m’abandonnent pour rejoindre le sol tandis que d’autres s’incrustent définitivement dans de minuscules fissures, imbibent ma selle, préparant ma carcasse qui finira par s’étioler, elle aussi, dans une terrible solitude.

    Le Breuille abandonne en pleine course sans que je puisse réagir. Il est difficile de se voir plaquée par l’être tant aimé. Il rompt après bien des luttes pour se sortir de la maladie. Tant d’épreuves l’ont affaibli, bien des efforts, bien des grimaces, pour en arriver là : au champ des morts.

    Le Champi est absent, les gueulards n’osent guère s’approcher. Il est vrai qu’ils s’oublieraient contre les pierres carrées, noires, marron et grises, joliment garnies. Les sournois, qui ne demandent jamais rien à personne, surveillent le cortège en silence. Attachés qu’ils sont, d’autres gueulards, queues et pattes tremblantes, crèvent impatiemment d’engager une course poursuite à l’encontre des sournois. Ils ne peuvent qu’obéir, car dans le cas contraire, ils goûteraient du bâton des hommes, toujours prêts à leur en donner.

    Quant à nous autres, nous sommes également interdites de champ des morts. C’est tant mieux, car nous commencions à griller sous cette canicule bien que l’ombre d’arbres attiédisse quelque peu nos carcasses. Je remarque que, solidaires, les longues branches de ces grands arbres larmoient jusqu’aux graviers. Je les plains de vivre à cet endroit. Ils ne connaissent les humains que devant leurs morts.

    Une Vieillerie – sans teint, au guidon biscornu, avec une longue et unique craquelure de rouille –, que la Vipère a calée contre ma roue arrière, tient un étrange discours. Elle assure que nous autres, nous sommes condamnées à l’existence éternelle. Elle ajoute, qu’habituées à vivre sous l’emprise de nos maîtres, nous, leurs montures, leur ressemblons. « Ces humains, ces hommes et ces femmes dissimulent la vérité, abusent les simples d’esprits comme des innocents, et s’égarent dans d’effroyables mensonges. Nous autres c’est du pareil au même », conclut-elle.

    La Vipère a donc commis l’irréparable. Elle a réussi à faire perdre les pédales à cette pauvre Vieillerie. Je reste affligée par tant d’innocence, surtout pour son âge. Elle atteint facilement deux cycles de plus que moi. Elle est d’avant cette époque qui vit les hommes se battre pour défendre leur terre. Ces temps où les premières quatre roues pétaradaient en faisant fuir sur les côtés nos ancêtres totalement désemparées. C’était le bon vivre en ce temps-là. Les patrons enseignaient à rouler doucement sur le bord des chemins, il faut bien l’avouer, peu fréquentés. Nous n’avions pas plus de dérailleur que nous ne commettions d’excès d’aucune sorte, pas comme cette Vipère laquelle déraille en entraînant la Vieillerie dans la déraison.

    Depuis que je la connais, la Vipère s’est toujours fait l’écho de ce qui se raconte, s’écrit, se vit dans le village et alentour. Elle tourne tout à son avantage, arrange ses propres versions. Sa langue blesse celle qui ne se méfie. De la sorte, elle a faussé le cadre de vie de la Vieillerie, voilé les roues de la Vétuste pour mieux la faire vaciller dans l’ignorance de ses derniers moments d’existence, sans épargner la Voûtée, encore moins la Vrillée pour n’en citer que quelques-unes. Sans omettre les conséquences. Par exemple, la selle de la Vieillerie se répand en mauvaises odeurs, les papillons de sa roue arrière se sont envolés depuis belle lurette, tandis que la boue a eu raison de ses gardes. En un mot, la Vieillerie se déglingue de toute part ; c’est à peine si sa béquille peut encore la soutenir. À n’en plus douter, son cycle se termine. Et des Vipères, fort heureusement il n’en existe qu’une, dit-on, par contrée.

    Une grande prétentieuse, fluo, enchaînée et cadenassée s’en mêle en affirmant, l’incongrue, que les dires de la Vipère sont réels, que des textes de lois seront prochainement votés. Dans sa famille tout le monde ne parle que de la chose. On ne peut être mieux placé qu’elle, puisque cette Vantarde n’est autre que la propriété du fils du marchand de vélos du village, passé le pont du fleuve Cycles Guilloux

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