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La Rancœur en héritage: Roman de terroir entre Bretagne et Angleterre
La Rancœur en héritage: Roman de terroir entre Bretagne et Angleterre
La Rancœur en héritage: Roman de terroir entre Bretagne et Angleterre
Livre électronique334 pages5 heures

La Rancœur en héritage: Roman de terroir entre Bretagne et Angleterre

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À propos de ce livre électronique

À la mort de son père, pour échapper au destin misérable qui lui est promis et ne pas se soumettre à la règle du droit d’aînesse, le jeune Pôl décide, le cœur serré, de quitter la ferme et d’aller gagner sa vie.

Pourquoi ne pas rejoindre les Johnnies et, comme eux, tenter de faire fortune dans le commerce des oignons ? Bravant toutes ses peurs, Pôl entreprend cet apprentissage qui le conduit vers les côtes d’Angleterre. Long sillon, sur terre et sur mer, que cette route des oignons cultivés en Bretagne. Et bouleversante leçon de vie au rythme des saisons chaotiques.
Mais le garçon rêveur s’endurcit. Et bientôt il ne craint plus d’affronter les obstacles qui vont faire de lui un homme et lui permettre, l’heure venue, de revenir sur sa terre de rancœur pour reprendre, de main de maître, les rênes de l’exploitation familiale.

Un roman de terroir poignant qui nous plonge dans la Bretagne et l'Angleterre du 19e siècle.

EXTRAIT

— Pierre Léonce Jean Corbier, né le 9 août 1897, vous voilà désormais le maître de l’exploitation que votre père lui-même avait héritée de son père et qu’il fit prospérer. Selon ses volontés, eu égard à la tradition familiale et pour qu’elle perdure au-delà des générations, il est entendu que vous gérerez ses biens comme il les a lui-même gérés, dans un souci de transparence et de respect du bien communautaire, en bon père de famille. Vous devez aide et assistance à votre mère, Justine Corbier née Kermadec, qui conservera la jouissance de son logement en lieu et place qui lui reviennent de droit et ce jusqu’au terme de sa vie. Vous devez aussi vous préoccuper de la fratrie composée de Pôl et Léonie, désormais sous votre autorité et sous votre protection. Votre devoir est de mener à bien les affaires de votre père, et faire en sorte que les vôtres, vos proches, ne manquent de rien.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michelle Brieuc est née à Saint-Brieuc. Tous ses romans s’écrivent au féminin. Elle choisit des héroïnes qui réussissent à s’affirmer dans des contextes hostiles et difficiles. Armées de leur courage, de leur détermination et de leur passion, elles concrétiseront leurs rêves, sans pour autant perdre leur féminité, ni leur sensibilité.
Michelle Brieuc anime régulièrement des débats sur le thème de la femme et sa place dans la société ainsi que des ateliers d’écriture. Elle partage également sa passion de l’art et de la littérature dans le cadre de conférences.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie7 avr. 2017
ISBN9782848866147
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    Aperçu du livre

    La Rancœur en héritage - Brieuc Michelle

    La nuit a été froide, une nuit d’hiver à rompre les os, avec un brouillard à couper au couteau qui s’est installé sans faillir et qui, définitivement, n’a pas l’intention de lever le siège. La gelée blanche s’est immiscée fermement sur les terres dures comme la pierre, abandonnées de toute semence. La charpente geint dans les soupentes, un râle sinistre, et la bise s’incruste à travers les volets. Aucun œil ne peut s’empêcher de scruter le ciel pour savoir quand on pourra mettre bon ordre dans les cultures à venir qui tardent au regard du calendrier à respecter coûte que coûte. En attendant, il s’enlise puis glisse sur le vide d’un espace informe. Il y a des hivers comme ça où rien décidément ne va. Si mars s’annonce et les beaux jours avec, rien ne laisse préjuger une once d’amélioration. L’hiver oblige à attendre et c’est long comme l’éternité qui se répète et qui épuise. Les oreilles écoutent les vents qui sifflent comme autant d’esprits malfaisants semant des chaos tout autour et tentent de saisir le moindre signe d’apaisement. Chaque fois que le printemps se fait attendre, on s’inquiète. Un temps qui enfonce un peu plus le clou dans le deuil de la famille Corbier. Englué dans un mouron partagé par tous, on se calfeutre dans son logis. Dire qu’on en a l’habitude est une vérité à laquelle jamais personne ne se résout. Simplement on attend patiemment des jours meilleurs qui peinent à venir. La place de l’église agresse de ses courants d’air à l’angle du presbytère. Faut-il être bon chrétien pour s’avancer à prier tout en luttant avec des éléments démoniaques ! Justine enroule son écharpe de laine plusieurs fois autour de sa frêle silhouette, jusqu’aux oreilles et tout contre son nez. Elle marche courbée, le bras accroché à celui de son fils. Il ne fait pas bon traîner dans les intempéries.

    Maître Charbonel a allumé le poêle, c’est bien le moindre, vers lequel il les invite à s’asseoir. Après s’être salués, on se frotte les mains au-dessus de la chaleur, puis chacun prend son siège. Justine se tient devant, elle redresse son dos, dénoue ses membres engourdis et affiche sa stature dans la dignité de son veuvage. Pierre, son fils aîné, est près d’elle. Derrière s’installent Pôl et Léonie, les deux plus jeunes. Après lui avoir adressé ses condoléances, le notaire s’enquière de la santé de Justine, puis des enfants, l’un après l’autre. Il veille à leur confort, échange quelques propos aimables au sujet de tout et du temps, surtout le temps. Un silence quasi religieux plane sur la modeste assistance dont seules les respirations frileuses et parfois quelques reniflements traduisent la présence. Il saisit l’acte de la succession, l’examine avec soin et se met à le lire. Le ton est solennel et la lecture ralentie, pour mieux souligner l’importance des détails à la compréhension de tous. Le père, Léonce Émile Jean Corbier, né le 20 mars 1872, est décédé brutalement, depuis peu. Un fâcheux coup du sort pour un homme de sa trempe. Une mauvaise blessure qui aurait mal tourné, dit-on, et puis le cœur qui lâche. Il faut malgré tout que l’exploitation poursuive son activité sans perdre de temps. Certes, les bras ne manquent pas, mais la disparition de Léonce a laissé son épouse et les enfants dans l’incertitude des lendemains et perturbé le bon déroulement du quotidien, comme tout deuil hélas. Après le désarroi que l’absence suscite, il faut s’efforcer de reprendre pied face au sale tour du destin. Les angoisses, Justine sait ce que c’est, mais cette fois elle mesure toute l’importance de son combat, dans la solitude de son couple amputé. Elle sait qu’elle peut compter sur les siens, mais le deuil a ses formalités, et la perte d’un père, au sein d’une exploitation telle que la leur, requiert quelques éclaircissements pour le devenir de tous.

    Maître Charbonel relève la tête, regarde tour à tour chaque membre de l’assemblée en énumérant le nom de chacun. Il regarde avec compassion Justine Émilie Marie, veuve Corbier, née Kermadec le 18 juin 1875, dont les yeux encore humides traduisent la tristesse qui l’accapare, et enfin s’adresse à l’aîné :

    — Pierre Léonce Jean Corbier, né le 9 août 1897, vous voilà désormais le maître de l’exploitation que votre père lui-même avait héritée de son père et qu’il fit prospérer. Selon ses volontés, eu égard à la tradition familiale et pour qu’elle perdure au-delà des générations, il est entendu que vous gérerez ses biens comme il les a lui-même gérés, dans un souci de transparence et de respect du bien communautaire, en bon père de famille. Vous devez aide et assistance à votre mère, Justine Corbier née Kermadec, qui conservera la jouissance de son logement en lieu et place qui lui reviennent de droit et ce jusqu’au terme de sa vie. Vous devez aussi vous préoccuper de la fratrie composée de Pôl et Léonie, désormais sous votre autorité et sous votre protection. Votre devoir est de mener à bien les affaires de votre père, et faire en sorte que les vôtres, vos proches, ne manquent de rien.

    La lecture laborieuse et rébarbative, comme tout acte juridique, porte sur l’inventaire des terres, les arpents, les dépendances, le bétail, avec chiffres, décomptes, sommes dues et à devoir, selon un échéancier protocolaire, mais aussi le droit et le devoir du fils envers sa mère et les plus jeunes, bref tout ce qui régit désormais les codes de la famille Corbier à la tête de laquelle Pierre occupe la place prépondérante. Dans l’énumération formaliste, il y a bien sûr la bâtisse principale qui a abrité en son sein leurs aïeux, autour de laquelle les terres ont gagné des arpents de génération en génération. Le père, dont chacun vantait le souci de l’organisation, ne laisse pas les siens dans l’embarras. L’exploitation est saine malgré les difficultés qui ne manquent pas d’apparaître. En bon paysan, il avait préparé depuis bien longtemps ses papiers. Parce qu’on ne sait jamais… Justine redresse sa silhouette. Elle connaît le contenu du texte, mais sa lecture conforte sa position au sein de la famille et du domaine, de laquelle, aux côtés de son conjoint, elle n’a jamais démérité. Ils ont formé tous les deux un couple de force et elle s’est tenue aux côtés de son époux que le monde aille bon ou mauvais train. Elle a fait en sorte que tout soit en ordre, avec lui, auprès de lui. Trente ans de vie commune et de labeur, ce n’est pas rien. Comme les générations qui les ont précédés, ils ont à leur tour accumulé quelques biens supplémentaires pour faire fructifier l’exploitation, mais tout cela a peut-être coûté cher au père, qui y a laissé sa force et sa santé. Il est parti si vite. C’est toujours ainsi, on ne s’y attend jamais. La faucheuse, c’est toujours pour les autres. Pourtant, il en a vu partir de ses semblables que la dureté des temps n’a pas épargnés. Beaucoup manquent à l’appel dans le village et alentour, d’autres malgré tout résistent. Ainsi va la vie. Dans l’acte, nulle mention n’est faite des deux plus jeunes. Ils savent d’ores et déjà que rien ne leur appartient, la succession étant ainsi faite dans la tradition du droit d’aînesse, sans partage. À partir de cet instant, ils sont à la disposition de leur frère et leur destin est lié au texte testamentaire auquel ils se plieront. C’est la loi.

    Léonie ne se fait pas trop de souci, encore une année de scolarité, ensuite elle prendra son envol, peu importe où, à la poste sans doute, elle aimerait bien. Dans sa tête ça se dessine peu à peu. Elle a toujours eu des idées, Léonie, qui faisaient dresser les cheveux de son père. Un peu cabocharde, beaucoup rieuse, depuis toute jeune elle affiche une volonté inébranlable et n’hésite pas à remettre à sa place qui l’importune. « Elle est bien d’ici, celle-là », disent les plus anciens. « Elle tient de la grand-mère », disent les autres. Oui, mais laquelle ? Bon sang ne saurait mentir. Elle a la vivacité de la bonne campagne… Léonie n’en a cure, elle suit sa route. L’essentiel pour elle est de savoir sa mère préservée de toute difficulté ; ainsi, elle pourra partir vivre sa vie en ville plutôt qu’à la campagne. Quant à Pôl, sa distraction le porte partout et nulle part, nez au vent et regard au loin, vers des envies non encore définies. Il aimerait bien la mer, peut-être, mais pas sûr. Il verra bien. Drôle d’idée pour un Corbier né dans la paysannerie. D’où ça lui vient ? En attendant, désormais, il devra obéir au grand frère, c’est pas tout à fait ce qu’il espérait pour sa vie future. La campagne, pourquoi pas ? Il sait pas trop. L’armée, c’est pas non plus trop son truc. Et puis le destin, ici, on fait souvent avec, par crainte du pire ailleurs. Pour l’heure, son insouciance a raison de lui et finira bien par le mener sur sa voie. Comme Léonie, avec qui il échange subrepticement quelques regards, il écoute sans trop se poser de questions.

    Après les paraphes, les poignées de main s’échangent et la famille Corbier quitte le notaire. On se salue avec déférence, comme il se doit entre gens de bonne compagnie et de bonne éducation.

    — Votre mari, le père Corbier, était bien brave. Un bon père, aussi, ajoute le notaire en se tournant vers les enfants. C’est toujours dur de perdre un homme dans la force de l’âge. Les bras, on en a tellement besoin !

    — Et un bon mari, surtout ! Comme il fut elevé, il a voulu que ses enfants le soient, et il a réussi. Oui, c’était un homme dont on peut se souvenir en ces termes. C’est important, maître.

    — Je n’en doute pas, madame Corbier. J’ai eu l’occasion de rencontrer parfois votre mari et je souscris à vos propos. Courage à vous tous.

    — Nous n’en manquons pas. La mort prend nos vivants et nos disparus accompagnent nos vies, tant bien que mal. La mort a commandé, voilà tout. Faut faire avec.

    Le notaire lève la main en signe d’acquiescement, tandis que les Corbier reprennent en silence leur chemin vers la maison. Les rues du village, offertes à tous les courants d’air, se traversent sans rencontrer âme qui vive. Même le cœur du bourg, privé de vie, semble avoir cessé de battre. C’est ainsi dès que le temps souffle ces vents de noroît qui s’engouffrent dans les méandres des rues. Les maisons basses s’épaulent pour mieux contrer les intempéries. Rivées les unes aux autres, elles ont l’air de se soutenir depuis le temps qu’elles sont ensemble, comme soudées. Regroupées dans un terre-plein carré sur lequel trônent l’église et son enclos qui protège son cimetière, elles s’enferment dans d’épais murs de pierre sans perspective aucune de toute vie intérieure. Les toits aux ardoises grises calfeutrent un peu plus les modestes habitations alignées dans un front de défense sans véritable offensive. Par le temps qu’il fait, on compte sur les doigts d’une main les silhouettes enveloppées de chauds châles noirs qui filent dans les impasses et disparaissent au premier tournant. Les paysannes, recluses, attendent des jours meilleurs. Souvent les gosses se regroupent dans cet endroit protégé, et se disputent un bout de la place pour satisfaire leurs jeux et dépenser leur jeune énergie. Mais il y fait trop mauvais, alors eux aussi ont déserté leur fief.

    Au sortir de l’étude, Jeanne, l’infirmière, soignante, sage-femme, confidente, la femme de toutes les épopées et autres tribulations que suscite toute famille, hèle Justine :

    — Tout va bien ?

    — Ma foi, répond Justine.

    — C’est fait ?

    — Quoi ? rétorque Justine, qui ne s’en laisse pas conter par les curiosités de celle-ci ou des autres.

    — Eh ben… la suite !

    Tout en parlant, elle lève le menton vers l’étude de maître Charbonel et son regard curieux cherche de quoi satisfaire ses interrogations.

    — En effet. Pierre est désormais le chef, le chef Corbier. Il fera du bon travail, j’en suis sûre.

    En disant cela, elle tapote le bras de son fils qu’elle tient bien serré, pour témoigner de sa confiance à son égard. Et puis c’est bon aussi que le village soit au courant, et elle peut compter sur Jeanne pour transmettre les bonnes nouvelles.

    — T’as un bon, là avec toi ! Quand même, il y a les deux autres !

    — Oui, sûr. Mais Pierre est désormais le maître.

    — Tout pour le même, c’est ainsi, hein ?

    — Évidemment, répond Justine en haussant les épaules. Tu sais ce que c’est, le notaire l’a bien dit, c’est écrit. Pierre et moi, nous respectons les volontés de mon feu époux. Mon brave Léonce doit être fier de son fils, là où il est.

    Elle se signe à ces mots, ses yeux regardent vers le ciel et son bras étreint davantage encore celui de Pierre.

    — C’est ainsi. Bonne journée, Jeanne.

    — Si tu as besoin de quoi que ce soit, sache que je suis là. Je passerai te voir.

    — Merci, Jeanne. Mais tout va bien, je t’assure. La peine est toujours là, elle restera, mais ensemble nous sommes forts et nous surmonterons l’épreuve. Allez, désormais, il y a de quoi faire.

    — Bon chemin à tous !

    Un petit signe de la main, chacun se sépare et poursuit sa route à pas empressés. Le ciel presque obscur plombe la visibilité dans une espèce de crépuscule prématuré à travers lequel la campagne apparaît dans un noir et blanc lugubre, et la vie encore plus nue.

    Justine n’aime pas qu’on s’immisce dans ses affaires. Si elle sourit au fond d’elle-même, c’est qu’elle devine les manigances de Jeanne. Paraît que sa fille, Rosyvonne, trouve pas de galant à marier. Elle va coiffer sainte Catherine sans tarder. C’est pourquoi sa mère furète dans les familles pour dénicher la bonne affaire. Les mauvaises langues… À parier qu’elle a quelque vue sur le beau gaillard Corbier, bien bâti, héritier de surcroît, ce qui ne gâte rien et suscite bien des ambitions. Un bon parti, ce qui renforce la fierté de Justine de s’afficher au bras de son aîné. Attention, elle veille !

    La succession se passe sans heurts, ce qui soulage les soucis, et le courage de Pierre ne démérite pas face à celui de son père. Tous ensemble, malgré le chagrin, ils conjuguent leur force de continuer, comme le père, comme les anciens, issus de ce même terreau, leur héritage du pays Léonard. Si parfois le découragement s’empare d’eux, très vite ils savent redresser la tête et assumer leur destin, à la force de leurs bras. Surtout ne pas se plaindre, car la notion même de plainte traduirait la faiblesse, et ça, ce n’est jamais bon. Et puis, tant qu’on a la santé… L’éducation des enfants, c’était le devoir de Justine, comme de toutes les femmes. Elle n’a pas failli à sa tâche accomplie sans tiraillement. Son courage l’a aidée à élever les siens pour qu’ils grandissent et se hissent vers le mieux, pour qu’ils restent à leur place et trouvent au regard des autres la considération. Avec la politesse, s’il vous plaît. Elle, vigilante, les a irrigués de son bon sens paysan, celui qui édifie le socle pour mieux tenir droit debout. Elle a fait en sorte que la tradition familiale, née du terroir et de ses gens, soit définitivement inscrite dans les gènes de ses enfants, pour devenir eux-mêmes à l’image de ceux qui les ont précédés. Alors, fasse que les vents ne soufflent pas trop fort sur leurs fondements.

    Pierre, désormais à la tête de la famille, mettra sa jeune force au service des siens. Il charrie dans son sang et dans ses muscles toute la puissance nécessaire pour poursuivre l’œuvre de son père et de ses aïeux. Elle, sa mère, à qui il n’a guère causé de tourments depuis sa naissance, demeurera à ses côtés pour l’aider au mieux dans ses tâches et cette évidence lui ôte tout doute quant à la confiance qu’elle lui porte. C’est rude, depuis toujours, Pierre le sait, il y a grandi. Depuis le temps qu’il accompagnait son père au creux des sillons, auprès des bêtes, par tous les temps, il s’est préparé à prendre le relais. La terre, il la connaît depuis son enfance, il y a fait ses premiers pas et sans doute y respirera son dernier souffle. Sa voie est tracée depuis toujours et il n’a plus qu’à s’atteler à l’ouvrage en cours, qu’à continuer dans la solidarité familiale et surtout le respect du père, sa mémoire. Les terres, que désormais il devra entretenir, portent en elles les traces du travail acharné de ses ancêtres pour la survie des leurs auquel jamais ils ne dérogèrent. Lourde responsabilité ! Les difficultés auxquelles souvent ils ont dû faire face sans jamais se plaindre ont rendu leur corps coriace, et le cœur aussi, remplis du vrai sens du devoir et de la famille. Il en sera de même pour lui. On n’échappe pas à son destin.

    Léonie fera son chemin, trop volontaire pour s’en laisser conter, et sa mère n’y pourra rien. Le père n’est plus là pour trancher… Justine se doute bien que la ferme ne sera pas son affaire, ni celle-ci ni une autre. Elle a ce besoin impérieux d’être libre de ses décisions. En revanche, avec sa nonchalance, sa gaieté permanente, son esprit cabotin, Pôl pose problème parfois. Pas un méchant gars, non, mais insouciant, trop sans doute par les temps qui courent. On dit qu’il pourrait passer son temps à regarder la mer, perdu dans ses rêveries. « Ça ne fait pas un homme ! » déclarait le père. Mais si affectueux ! Ce qui, pour une mère, n’a pas de prix. Il rechigne aux travaux de la terre, mais l’autorité de Léonce savait remettre le jeune feu follet dans le droit sillon. Elle espère qu’avec Pierre ce sera pareil.

    Toutes ces terres, ô combien semblables, se transmettent dans l’évidence qui fait que personne ne ressent le besoin de partir vers un autre ailleurs. Ici, rien qu’ici. À partir du moment où les yeux s’ouvrent, il n’y en a pas d’autre possible. On ne pousse personne dehors, car ici on puise ses forces dans le destin des anciens, et la terre à cet égard est le parfait terreau. Jours maigres, voire minables, sombres et peu glorieux, qu’importe ! Dans l’existence de tous, le sentiment de la peine et du labeur renforce les caractéristiques du paysan. Leur seule noblesse consiste à fertiliser une terre pour justement mieux combattre la misère, sans se soucier du sens à donner à sa vie, parce que c’est le seul qui existe à leurs yeux. On naît dans cet endroit du monde, lié aux tribulations du destin, du hasard, bref de ce qui fait que l’existence est ainsi faite dans son réalisme ou son fatalisme, et on s’arrange avec. Aimer cette terre va de soi. A-t-on le choix ? Tout cela participe du sort de chacun. Et puis les anciens la racontent si bien, cette terre, que peu à peu les rêves, les contes et autres histoires de jadis s’adaptent au quotidien depuis le berceau jusqu’au tombeau. Les mots comme les gestes sont inchangés et tous éprouvent un réel contentement à se les approprier pour mieux les répéter, comme une histoire majuscule qui perdure au-delà de toutes les générations. L’expérience se transmet comme un fil conducteur qui relie chacun d’entre eux dans ce qui fut et qui sera, toujours et pour toujours. Leur destin se grave dans la terre qui fructifie sous leurs mains, ces mains qui sèment généreusement et qui donnent un sens à leur vie.

    Pierre est de ces hommes. Il se souvient de son père, silencieux, qui manifestait peu ses joies, ses peines, ses sentiments tout bonnement. Il avait le regard sombre et besogneux de ceux qui triment et qui trimbalent, creusée sur leur visage et dans leurs paumes, la rudesse du labeur. Parfois ses colères rappelaient que la vie est dure, et il fulminait alors contre vents et tempêtes, contre les grands, les nantis, les loin de lui et de ses réalités, contre les infortunes qui accablent. Tout entier à ce qu’il faisait, dans le respect du travail bien fait, sans jamais s’égarer de la droiture, il exprimait le sérieux des hommes ancrés dans leur vie paysanne. Le métier est source de grandes fatigues, parfois aussi de grandes joies mais surtout de gros soucis. Alors son regard se fronçait, s’obscurcissait, sa bouche se crispait et ses traits se tiraient, pour mieux témoigner de ses hostilités. Une espèce de buée parfois se logeait au bord de ses yeux, peut-être simplement une légère transpiration… Oui, peut-être… En le regardant vivre, on apprenait l’obligation de ne rien laisser transparaître. Se fermer aux autres pour ne pas favoriser l’accès intime, se durcir face aux éléments pour mieux puiser dans sa résistance ses propres ressources. Il suffisait que le père pose sa main sur l’épaule de son fils, pour que celui-ci ressente fortement son appartenance à cet homme, dans la lignée de ceux de la famille. Pas un mot, juste une étreinte forte et virile qui signifiait simplement qu’il était le fils de Léonce. Sans doute ils étaient heureux : même si les mots ne le disaient pas, ça y ressemblait. Pierre l’a accompagné depuis les premières années de son enfance, et comme lui il a appris à cacher dans sa tête ses secrets. Ce faisant, il a mis ses pas dans ceux de son père, dans les sillons que tout au long de sa vie ce dernier a tracés avec minutie, et que désormais lui-même aura à tracer. Mais sans son père. Son tour est venu.

    Le sol caillouteux est ferme comme le roc. Le gel l’emprisonne dans une couche si dure que les sabots ne s’y incrustent même pas. Les maigres buissons penchent dangereusement leurs branchages en lambeaux, prêts à l’agonie de tous les malheurs de l’hiver. Le temps ici, c’est fortune ou meurtrissure. On fait avec. Chacun attend avec une réelle impatience l’arrivée du printemps, signe de fertilité. On peut encore croire au miracle, il suffit de prier un peu plus les saints et de brûler quelques cierges. Si tant est qu’on soit enclin à y croire. Tout cela n’est pas à prendre pour argent comptant, comme on dit, et l’argent ici ne se disperse pas. Au loin, par temps dégagé, on peut suivre la mer et ses marées, ses flux et reflux, mais la brume a déposé sur l’horizon un trop épais drap de grisaille qui fait que les hommes n’ont guère le cœur à en quêter les impétuosités. L’anse ressemble à un bout du monde où personne ne se risquerait, tant l’espace vide de sa marée dessine une saisissante platitude, un désert angoissant à perte de vue.

    Au bout des chemins escarpés, après le calvaire, l’exploitation annonce ses édifices granitiques aux vieilles pierres endormies dans l’histoire patrimoniale et familiale. Une allée élargie jusqu’aux fossés mène au porche qui délimite la propriété et ouvre sur une grande cour bordée de bâtiments, les dépendances. Au-dessus de l’ogive de la porte d’entrée, une date, « 1765 », précise la naissance de l’habitation. Aux fenêtres, les bacs à géraniums vides attendent les prochaines floraisons. On ne saurait vivre une saison sans fleurs, c’est la meilleure façon de rendre hommage à la maison. Ce décor immuable a vu les familles se succéder et changer au gré des époques, les arpents de terre se modeler pour donner le meilleur, les bâtiments s’agrandir pour permettre l’essor de l’exploitation. À deux pas du seuil, Justine s’arrête, lâche le bras de son fils et lui fait face, solennellement.

    — Pierre, désormais, te voici chez toi, maître des lieux. Maître de l’exploitation Corbier ! Fasse que ton père, Léonce Corbier, t’assiste et te protège. Fasse que tu préserves son œuvre inachevée et que, là où il est, il soit fier de toi. À jamais. Toutes les maisons, comme leurs occupants, ont un destin. Celle-ci, la nôtre, celle de tes ancêtres Corbier, porte en elle notre destin. Désormais c’est le tien. Sache t’en souvenir, fils.

    En disant ces mots, elle lève les yeux au ciel, puis clôt ses paupières. Une grimace anime sa mince bouche. Elle croise ses doigts et semble murmurer quelques prières. Ses trois enfants se rapprochent d’elle pour communier ensemble. Un silence s’ensuit. Après quelques minutes de recueillement, Pierre prend conscience de la responsabilité qui lui incombe. Il hésite avant de prendre la parole. Pôl et Léonie le regardent, bouche bée et guettent impatiemment les mots qu’il va prononcer. Son regard rassurant passe tour à tour sur les siens.

    — Mère, je ne sais que vous répondre. Je comprends ce que vous voulez dire. Hum… Sachez que je ne suis que le successeur de notre père et que je ferai de mon mieux pour que vive encore et toujours cette maison, qui est la vôtre, mère… Et qui est la vôtre aussi, Pôl et Léonie !

    Sa sœur se jette dans ses bras et l’embrasse. Ses yeux débordent de larmes.

    — Tu feras du bon travail, nous en sommes sûrs, Pierre. Nous serons avec toi, tous, ensemble, pour notre père.

    Autour d’eux, le silence plombe la campagne sous un ciel noir d’encre traversé par endroits de lacis jaunâtres. Pas rassurant, tout ça.

    — Entrons, dit Justine, je vais faire le café. Et puis on va faire flamber quelques bûches, on en a bien besoin.

    Elle entraîne son aîné vers la porte, lui tend la grosse clé qu’il engage dans la serrure. La porte s’ouvre dans un grincement sinistre. Justine entre et se dirige vers la cuisinière, sur laquelle la cafetière garde au chaud le café journalier. Une bonne odeur se diffuse à travers le calme de la pièce dans laquelle chacun reprend timidement ses marques.

    — Les jours et les nuits ont été longs ces temps-ci, fait Justine. Et âpres aussi. Désormais, il nous faut

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