Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Un si dangereux silence: Un roman poignant
Un si dangereux silence: Un roman poignant
Un si dangereux silence: Un roman poignant
Livre électronique247 pages3 heures

Un si dangereux silence: Un roman poignant

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Joseph Landolt, un jeune violoncelliste d’une vingtaine d’années, est le descendant d’une famille arménienne qui a trouvé refuge en Suisse après avoir échappé au génocide commis dans l’empire ottoman.

Par bribes, malgré le silence et le déni, les secrets du passé se dévoilent ; au fur et à mesure de ses découvertes, Joseph va chercher à se libérer d’un récit familial qu’il trouve trop lourd à porter.
Se pose alors la question des origines et de l’héritage : comment vivre (survivre même) quand se rencontrent et se heurtent l’ambition, le découragement, la résilience, la nostalgie…
Et, au tournant, les surprises ne manquent pas, car l’histoire n’est pas toujours linéaire. Derrière les vitres d’un immeuble new yorkais, la reine d’Arménie apparaît soudain, vêtue d’une robe rouge tandis qu’Elsie, la jeune élève de Joseph, manque sa leçon de musique de façon inexpliquée. L’oncle Kevork, lui, quitte la forêt brésilienne où il se cachait et revient à Genève, un couteau ensanglanté dans la poche. Il arrive que les fantômes crient fort et pourchassent les vivants, parvenant parfois à les rattraper.

Un roman touchant sur la quête d'identité

EXTRAIT

Je m’appelle Joseph, et je veux quitter l’Arménie. Pourtant, je n’y habite pas ; au contraire, c’est l’Arménie qui m’habite, et son parfum m’entête, m’enivre, m’envahit.
Je m’appelle Joseph, et j’ai dix-huit ans. L’an dernier, j’ai perdu mon grand-père Aram. Avec lui, j’ai aussi perdu mes racines, le fil qui me reliait à un passé mystérieux et incomplet.
Je m’appelle Joseph, et, parfois, la nuit, je dis lentement à voix basse les syllabes de ce pays que je ne connais pas : Arménie. Maintenant, je veux tourner cette page, laisser au bord de la route la tragédie qui a chassé mes ancêtres de cette terre.
Je m’appelle Joseph, et je garde pour moi ce désir scandaleux, indicible : quitter l’Arménie où, pourtant, je ne suis jamais allé. L’Arménie, je veux l’abandonner, avant, peut-être, qu’elle ne m’abandonne et m’oublie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Harry Koumrouyan est né à Genève. A suivi sa scolarité secondaire dans cette ville et aux Etats-Unis. Licence ès lettres et carrière au département genevois de l’instruction publique. A été enseignant, directeur de collège, responsable du personnel, puis collaborateur d’un Conseiller d’Etat. Un si dangereux silence est son premier roman.
LangueFrançais
Date de sortie24 mars 2017
ISBN9782512007272
Un si dangereux silence: Un roman poignant

Lié à Un si dangereux silence

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Un si dangereux silence

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Un si dangereux silence - Harry Koumrouyan

    parents

    PROLOGUE

    Je m’appelle Joseph, et je veux quitter l’Arménie. Pourtant, je n’y habite pas ; au contraire, c’est l’Arménie qui m’habite, et son parfum m’entête, m’enivre, m’envahit.

    Je m’appelle Joseph, et j’ai dix-huit ans. L’an dernier, j’ai perdu mon grand-père Aram. Avec lui, j’ai aussi perdu mes racines, le fil qui me reliait à un passé mystérieux et incomplet.

    Je m’appelle Joseph, et, parfois, la nuit, je dis lentement à voix basse les syllabes de ce pays que je ne connais pas : Arménie. Maintenant, je veux tourner cette page, laisser au bord de la route la tragédie qui a chassé mes ancêtres de cette terre.

    Je m’appelle Joseph, et je garde pour moi ce désir scandaleux, indicible : quitter l’Arménie où, pourtant, je ne suis jamais allé. L’Arménie, je veux l’abandonner, avant, peut-être, qu’elle ne m’abandonne et m’oublie.

    PREMIÈRE PARTIE

    La famille Simonian

    I

    Les lettres d’Inès Miranda

    Un trou d’air, et l’avion tangua. Annonce du capitaine : « Zone de turbulences. Attachez vos ceintures et redressez votre siège. » Répétition de l’annonce, sur un ton plus ferme cette fois. La femme assise à côté d’Arthur Simonian – une Indienne peut-être – semblait terrifiée. Elle secouait ses mains, les rapprochait, les écartait ; les articulations de ses doigts craquaient. Par moments, elle appuyait son visage contre le hublot, comme si elle espérait, à force de les scruter, obtenir du réconfort dans le coton des nuages. Ensuite, elle se pencha vers Arthur et prononça quelques mots indistincts. Il ne lui répondit pas ; il ne voulait pas engager une conversation et avait brandi devant lui l’écran protecteur du journal qu’il prétendait lire. Quand il comprit que son silence ne découragerait pas la passagère, il dit à voix basse : « Excusez-moi, je ne me sens pas bien. » Elle le regarda avec étonnement et se tut. Au soulagement d’Arthur, elle entreprit alors d’explorer la poche du fauteuil où attendaient, sagement pliés, des écouteurs de dimension réduite ; intriguée, elle les retourna dans tous les sens. Une hôtesse fut appelée à la rescousse, qui l’aida à choisir un canal musical. Vingt minutes plus tard, l’avion retrouva une trajectoire calme. L’anxiété de la femme parut diminuer ; ses traits se détendirent et elle ferma les yeux.

    Un repas fut servi (le choix fade entre des pâtes et du poulet), mais Arthur n’y toucha pas. Au lieu de manger, il buvait de l’eau, dans l’espoir, vain, d’étancher l’inquiétude qui l’avait saisi dès le décollage de l’avion. Avec son père, Aram Simonian, malade depuis quelques mois, il avait commencé à correspondre de manière fréquente ; on aurait dit qu’il lui fallait rattraper de longues saisons où les banalités et les silences s’étaient succédé. Le rythme des messages, courts et factuels au début, s’étoffant ensuite, avait augmenté ; Arthur à New York où il enseignait le français dans une école privée ; Aram, fragile, courbé sur son bureau à Genève, la ville où son fils avait grandi et qu’il avait quittée plusieurs années auparavant.

    Avant Noël, la santé du père se détériora. Arthur renonça à un voyage prévu de longue date dans les Caraïbes (la caricature publicitaire des vacances sous les tropiques) et décida de revenir dans une Europe qu’il ne reconnaissait plus tout à fait, à la manière de ces mélodies chantées autrefois et dont on conserve avec peine le seul refrain. Peu à peu, il s’était détaché de ses habitudes, des gens qu’il avait connus, des lieux où il aimait aller, du tissu formant, à l’époque, un quotidien si familier et si immuable. Au départ, quinze ans plus tôt, il n’avait pourtant pas eu l’intention d’émigrer pour de bon, mais, à un moment donné, il avait dû constater qu’une ligne, une frontière peut-être, séparait sa vie d’avant de sa vie à New York. Un dédoublement avait opéré : en Amérique, dans une autre langue, dans une autre culture, revêtu d’un autre habit, il avait traversé un miroir, franchi une césure et s’était transformé. Le jeune homme encore hésitant était devenu adulte. Cette nuit-là, à grande vitesse, l’avion le ramenait vers un passé lointain, éveillant des images qui, jusqu’à cet instant, dormaient dans sa mémoire.

    Désordonnés, nostalgiques, les souvenirs affleuraient. Le dimanche matin, après le petit déjeuner, Aram entrait dans sa chambre et prononçait le début d’une question rituelle, si souvent posée qu’elle demeurait incomplète : « Arthur, tu aimerais… ? » C’était le signal que le garçon espérait : Aram invitait Arthur à l’accompagner à la bijouterie qu’il possédait au centre de la ville. Impatient, à l’affût, le fils était prêt avant même d’être appelé ; déjà, il avait enfilé son pantalon et choisi une chemise bleue, devenue un peu petite, mais qui plaisait à son père. Dans la rue, l’enfant s’efforçait de marcher à la vitesse d’Aram, allongeant le pas afin de rester toujours à sa hauteur. En hiver, Aram portait un chapeau (à une époque où les chapeaux avaient largement disparu des accessoires de la mode) et un manteau de cachemire beige ; il était le père le plus beau du monde, et le garçon, comblé, était la fierté incarnée. Pour accéder au magasin, il fallait franchir une porte discrète, barricadée soigneusement par un double code et par une traverse métallique. Quand le verrou cédait, Arthur arrivait dans la caverne d’Ali Baba. Pour lui, c’était un monde de féerie, habité par les princesses des contes et par les reines d’Orient. Les bagues et les montres jetaient des éclats qu’une lumière tamisée rendait plus vifs encore ; un collier de pierres précieuses, inaccessible et hautain derrière une vitrine close, semblait narguer les visiteurs. La magnificence avait effacé la modestie des débuts. De son parcours Aram ne parlait pas, et, à l’adolescence, Arthur avait appris avec surprise, et de manière incomplète, combien le chemin de l’exil qu’avaient suivi ses parents avait été long et rude, violent même. Une fois dans la bijouterie, Aram s’installait dans le petit bureau attenant à l’espace de vente ; il sortait des documents marqués de l’en-tête à son nom ; il vérifiait les comptes et préparait les commandes de la semaine. Un jour où, pour une réponse insolente (ou était-ce pour une dispute avec sa sœur ?), Arthur n’avait pas été autorisé à suivre son père (« Toi, tu restes à la maison » avait déclaré Aram), la déception avait été si forte qu’il s’en souvenait encore.

    Et maintenant, cet homme, qui avait de longues années durant représenté pour son fils la force et la sécurité, serait-il encore en vie quand l’avion atterrirait ? Ou Arthur arriverait-il trop tard ? Il savait que sa sœur l’attendrait dans le hall de l’aéroport, et il l’imaginait, silencieuse, le regard perdu. Il voyait sa silhouette dans la foule, insensible au bruit qui l’entourait ; il était certain qu’elle ne bougerait pas, attendant qu’il s’approchât d’elle.

    Le haut-parleur de l’avion grésilla et donna les prévisions du temps ; des averses étaient annoncées pour le reste de la journée et il allait peut-être neiger ; comme souvent en hiver, un ciel gris formerait un dais sur la ville. L’appareil se posa et le pilote actionna brutalement les freins, conduisant l’engin vers le portail. Les formalités de douane accomplies, Arthur trouva son bagage sur le tapis roulant et franchit une porte en verre dont les battants, à l’approche des voyageurs, s’ouvraient avec un claquement métallique. Il aperçut Anne, appuyée contre un pilier. Il se dirigea vers elle et, avant même qu’elle n’eût prononcé un mot, il comprit que l’heure avait passé. Elle l’enlaça d’un geste furtif et dit : « Arthur, tu n’y es pas arrivé. » Par la suite, l’écho de la phrase résonna longtemps : « Tu n’y es pas arrivé. » S’il était évident, le reproche lui sembla injuste. Il aurait voulu répondre, mais il y renonça : un aéroport chargé de passagers arrivant pour les fêtes de fin d’année ne se prêtait pas vraiment à une scène de famille qui allait sans doute s’avérer difficile. Il valait donc mieux remettre à plus tard, quand ils seraient seuls, les explications (et les blâmes et les malentendus et les « je t’avais bien dit »). Anne, qui s’appelait en réalité Anoush, ajouta : « Il est mort ce matin à six heures. » Bien qu’elle fût attendue et redoutée, l’annonce, dans sa sécheresse et dans sa brièveté, prit Arthur de court, et il lui fallut quelques minutes pour entendre, puis comprendre les mots que sa sœur avait dits. Encore incrédule, il reprit à mi-voix : « Il est mort ce matin. » Anne baissa la tête, tout en restant immobile. A ce moment-là, il aurait aimé effacer l’éducation retenue qui avait été la leur, renoncer à la timidité et à la pudeur qui les empêchaient de tomber dans les bras l’un de l’autre. Anne montra la sortie du hall : « Allons-y. Ma voiture n’est pas loin. » Il la suivit ; il tirait sa valise et contournait des employés brandissant des panneaux sur lesquels se lisaient des noms griffonnés en majuscules. Une agitation joyeuse régnait ; les voyageurs étaient accueillis par des embrassades et des exclamations ; un jeune garçon brandissait une rose enveloppée dans un papier transparent. Maladroit, Arthur heurta une femme qui portait un gros sac ; elle lui jeta un regard appuyé et il eut envie de crier : « Mon père est mort ce matin. Vous ne pouvez pas comprendre ? » Alors qu’ils entraient dans le cabriolet bleu d’Anne, il se répétait avec insistance, comme on s’accroche à une barrière pour lutter contre le vertige : « C’est ma ville. C’est ma sœur. Mon père est mort. » A proximité, il reconnut la passagère indienne de l’avion, qui hélait un taxi. Elle lui sourit, soulagée sans doute que le voyage se fût terminé sans encombre. Il la salua distraitement d’un hochement de tête.

    Dans la voiture, le silence s’installa ; pourtant, ils auraient eu tant de choses à se dire. A cette heure matinale, la circulation était fluide ; ils traversèrent rapidement la ville et gravirent la colline d’où l’on apercevait au premier plan l’étendue du Léman et, au loin, les sommets du Jura. A proximité de la destination, Anne ralentit et, avec la précision qui caractérisait chacun de ses gestes, gara la voiture en quelques mouvements secs du volant. Comme ils pénétraient dans la maison, Arthur entendit les notes graves d’un violoncelle. Anne dit : « Joseph répète ses morceaux ; il a bientôt un examen. » Arthur n’avait pas revu son neveu depuis deux ans ; quand Joseph apparut dans le couloir, il le reconnut sans peine, même si le garçon avait grandi. C’était maintenant un adolescent, toujours aussi maigre qu’autrefois, avec la même couronne de cheveux en bataille. Arthur l’embrassa sur la joue et, posant la main sur son épaule, il sourit : « Joseph, c’est bien toi ? » Le neveu répondit : « Je ne sais pas… Tu es mon oncle de New York ? » Il l’avait toujours appelé mon oncle de New York et Arthur aimait être nommé ainsi. Quelques années auparavant, Joseph était venu lui rendre visite avec sa mère ; Arthur se souvenait de ses yeux terrifiés quand ils avaient assisté à une représentation du Fantôme de l’Opéra, monté avec une cascade d’effets spéciaux dans un théâtre de Broadway. Il entendait encore son « Génial ! » exclamatif comme ils contemplaient les lumières de la ville et survolaient sa géographie scintillante depuis la terrasse de l’Empire State Building. Pour trouver les baskets rouges que Joseph voulait absolument obtenir, ils avaient écumé le plus grand magasin du monde. Ce fut une semaine de rires et de découvertes où s’additionnèrent dans un beau désordre les salles feutrées des musées, les épices des restaurants mexicains et les couleurs des érables dans les parcs. Pourtant, Anne ne donna pas suite à l’invitation d’Arthur qui lui proposa plusieurs fois de revenir à New York avec son fils. Elle disait : « Pas maintenant ; l’an prochain peut-être… »

    Jetant un coup d’œil interrogateur dans la direction de son oncle, Joseph dit :

    – Alors, tu as entendu pour grand-père ?

    – Oui, mais j’ai de la peine à y croire. C’est arrivé si soudainement…

    – Ce n’est pas arrivé soudainement, corrigea Anne alors qu’ils entraient dans le salon. L’hôpital nous a envoyé des signaux d’alerte.

    – Je les ai sans doute mal compris… J’avais l’impression que tu dramatisais les choses.

    – Il me semble plutôt que tu ne voulais rien savoir. Tu te cachais dans ta bulle.

    – Peut-être. Pour moi, hayrig ¹ est resté l’homme fort de mon enfance.

    – Tu ne dirais pas ça si tu l’avais vu récemment ; il devenait chaque jour plus faible. Tu aurais dû revenir plus vite…

    Les joues creusées, Anne se tenait droite dans un fauteuil beige, près de la fenêtre, posture impeccable de la sœur aînée qui savait tout. Faire la leçon à son frère avait été longtemps une de ses activités favorites et, à ce moment-là, Arthur lui en voulait, même si autrefois ils avaient été très liés, « complices » disaient leurs parents. Il se sentit cependant obligé de reconnaître la part qu’Anne avait prise :

    – C’est vrai, tu t’es bien occupée des parents et tu as porté la charge, surtout depuis la mort de mayrig ². Mais, tout de même, tu as aimé ce rôle. Admets-le…

    – Elle est trop facile, cette explication. Tu ne crois pas ?

    Anne se leva et ouvrit la fenêtre. Un air frais entra dans la pièce, soulevant au passage les voilages des rideaux. Des mouettes criardes tournoyaient au-dessus du lac gris. Dans le salon immaculé, chaque meuble, chaque bibelot (une collection d’animaux en verre dépoli ; des poupées ramenées d’un voyage en Afrique) était disposé avec minutie, comme si, bientôt, la pièce allait être photographiée pour un journal de décoration. Arthur se trouvait sur une terre étrangère.

    Anne dit avec une douceur acide :

    – Allons, le roi Arthur, tu as une belle vie. Pas d’enfants, des amies gentilles et jolies, des voyages…

    – On pourrait changer de sujet si tu veux bien. Parlons plutôt d’Eric. Comment va-t-il ?

    Anne entretenait avec son mari, Eric Landolt, des relations tumultueuses, faites de séparations et de réconciliations ; elle ne répondit pas.

    – Tu ne dis rien ? insista Arthur.

    – Je n’ai pas envie de parler d’Eric. Il est absent aujourd’hui ; il revient demain. Peut-être.

    Devinant sans doute qu’un conflit allait commencer, Joseph intervint :

    – Je fais du café. Des amateurs ?

    En même temps, Anne et Arthur acceptèrent la proposition, qui eut le mérite de détourner la conversation. Une fois le café bu, Joseph saisit l’archet de son violoncelle :

    – Je vais jouer Le Cygne. Grand-père a toujours aimé ce morceau.

    Le garçon assis tenait l’instrument contre lui, dans une proximité calme. Le bois du violoncelle donnait un éclat chaud. Quand il eut fini d’interpréter la pièce avec une ampleur et une gravité surprenantes pour son âge, Joseph resta un instant immobile, puis sourit ; le silence s’installa.

    * * *

    Aram avait été malade pendant quelque temps, et, depuis qu’une faiblesse générale s’était emparée de son corps, mais non de son esprit, il avait demandé à sa fille avec une forme de timidité qui ne lui ressemblait pas de lui rendre visite plus fréquemment, d’abord chez lui, puis dans la clinique où il avait été conduit. Anne aimait le voir, lui parler, le toucher. Elle avait interrogé les médecins et avait compris : il ne vivrait plus très longtemps, le chemin était désormais sans issue. Elle avait toujours été proche de son père, et même si l’imminence de sa mort la rendait triste, la sérénité que montrait Aram adoucissait son chagrin. Un soir, alors qu’elle était assise à ses côtés dans la chambre d’hôpital, il repoussa le repas qui venait de lui être apporté et dit : « Tu sais, j’ai eu de la chance. Je ne peux pas me plaindre. » Quand elle quitta la chambre, Anne vit une infirmière qui paraissait l’attendre dans le couloir :

    – Votre frère habite New York, n’est-ce pas ? Il est peut-être temps qu’il…

    La phrase était d’abord restée en suspens, puis Anne l’avait complétée :

    – … qu’il rentre. Vous avez raison ; je vais l’avertir ce soir.

    La formule consacrée (« Le pronostic vital est engagé ») ne fut pas prononcée, mais le doute n’était pas permis.

    Après quelques heures d’hésitation, Anne appela son frère, mais eut le sentiment qu’il refusait de la croire. Comme s’il voulait à la fois s’en convaincre et la persuader, il affirma avec force :

    – Tu t’alarmes pour rien. L’homme est solide. Il va tenir, j’en suis sûr.

    – Pas cette fois, je te le dis.

    – Comment tu le sais ? Tu as vu le médecin ?

    Elle s’efforça de rester calme.

    – J’ai parlé à l’infirmière. C’est elle qui m’a conseillé de te prévenir. C’est sérieux et le déni ne sert à rien.

    Pendant un bref instant, Arthur demeura silencieux, puis il l’informa qu’il avait prévu un voyage dans les Caraïbes pendant les vacances de Noël. « Voilà le problème, on y arrive » pensa Anne.

    – Comme tu veux… mais je crois que tu devrais déplacer tes vacances. Les Caraïbes peuvent attendre.

    – Oui, je sais, mais je ne suis pas seul.

    Bien entendu, elle l’avait compris et peu lui importaient les détails. « Le joli cœur a une nouvelle amie ; il veut lui donner la priorité. » Placer le devoir avant le plaisir n’avait jamais été le fort d’Arthur, mais elle n’allait pas le lui rappeler, lassée de répéter que, dans une famille, il convenait parfois de respecter l’ordre des choses. « Il va avoir quarante-deux ans ; qu’il prenne seul ses responsabilités. »

    – Bien, dit-il enfin, acceptant l’évidence. Je cherche un vol et j’arrive dès que je peux. Tu viendras me prendre à l’aéroport ?

    Depuis toujours, les parents leur avaient attribué des rôles contrastés : Arthur représentait la légèreté, le charme, la facilité, tandis qu’il lui revenait, à elle la sœur aînée, de se distinguer comme la meilleure élève de la classe et la favorite de Mademoiselle Clerc, la maîtresse de piano, qui témoignait de son extrême satisfaction en dessinant des étoiles sur les partitions de musique et en distribuant à cette enfant précoce une farandole de caramels mous. La leçon terminée, Arthur, gourmand et malicieux, guettait le retour de sa sœur. Il attendait les bonbons : « Tu m’en donnes ? » La question ressemblait à une affirmation.

    Une après-midi, après l’école, les enfants étaient seuls dans le salon. Arthur sautait sur le canapé en cuir blanc et faillit tomber. Pour se rattraper, il fit un mouvement de la main gauche et, comme il cherchait à retrouver l’équilibre, heurta un vase chinois orné de dragons multicolores. Une seconde plus tard, l’objet était en miettes sur le sol. Avec une facilité déconcertante, Arthur devint un simple spectateur de la scène ; il jeta à sa sœur un regard surpris (« mais que s’est-il donc passé ? »), puis il alla dans sa chambre, laissant les débris éparpillés à terre. Quand hayrig et mayrig rentrèrent ce soir-là et découvrirent le vase brisé, ils interrogèrent les enfants l’un après l’autre. Certain de son impunité, le garçon ne chercha pas à dissimuler qu’il était l’auteur de la maladresse. Sa tranquille assurance ne fut d’ailleurs pas démentie : Anne écopa du blâme à sa place. « Ton frère est plus jeune que toi. Si nous ne sommes pas là, c’est à toi de le surveiller. Tu es grande maintenant. » Or seuls deux ans les séparaient. Elle éprouva à ce moment-là un sentiment d’injustice qui demeura longtemps après l’incident ; elle en voulut à Arthur d’avoir conservé, face aux questions de leurs parents, un visage si lisse et un calme si parfait. (A l’aéroport,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1